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Date : 20220615


Dossier : IMM-3713-21

Référence : 2022 CF 900

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2022

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

DHORTHI SANJANA RAJU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] Dhorthi Sanjana Raju est une citoyenne des Fidji. Elle a présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, après l’échec de son mariage de huit ans qu’elle a attribué à la violence familiale subie aux mains de son ancien conjoint et qui a nécessité son hospitalisation. Leur jeune fils a été témoin de la violence et en a également été victime.

[2] La demanderesse s’est installée avec son fils, qui présentait des problèmes comportementaux découlant de la violence dont il avait été témoin, dans une maison de refuge pour femmes battues. Il a finalement reçu un diagnostic de trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité [TDAH] et il a commencé à recevoir de l’aide.

[3] Un agent d’immigration principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse. Celle-ci sollicite aujourd’hui, par voie de contrôle judiciaire, l’annulation de la décision d’IRCC et le réexamen, par un autre agent, de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[4] La principale question en litige porte sur le caractère raisonnable de la décision. Nul ne conteste que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer à la décision de la Cour sur cette question est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 25).

[5] J’estime que la demanderesse s’est acquittée de son fardeau de prouver que la décision d’IRCC était déraisonnable, car elle a démontré que l’agent, après avoir mal évalué « l’intérêt supérieur de l’enfant » et avoir mal interprété la preuve de la demanderesse ou ne pas en avoir tenu compte, a rendu une décision dépourvue de justification (Vavilov, aux para 85-86, 100, 125-126). Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Analyse

[6] La demanderesse soutient que l’agent a commis les erreurs suivantes :

  • 1)Il a mal examiné les facteurs liés à l’intérêt supérieur de l’enfant et ne leur a pas accordé suffisamment d’importance;

  • 2)Il a introduit à tort la protection offerte par l’État dans son évaluation des motifs d’ordre humanitaire;

  • 3)Il a mal interprété la preuve et n’a pas tenu compte des faits essentiels. En outre, son évaluation était dénuée d’empathie et de compassion.

[7] Il incombe à la demanderesse d’établir que la dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est justifiée et que sa situation personnelle est telle que le fait de l’obliger à présenter sa demande de visa depuis l’étranger lui causerait un degré de difficulté « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 21). L’existence d’un certain lot de difficultés ne signifie pas que la personne qui demande la dispense aura nécessairement gain de cause (Kanthasamy, au para 23). Les facteurs pertinents doivent être soupesés cumulativement pour déterminer si la dispense est justifiée dans les circonstances, et ce critère ne devrait pas limiter le pouvoir discrétionnaire qui permet à l’agent d’immigration de tenir compte de tous les facteurs pertinents (Kanthasamy, aux para 27-33).

[8] Ayant ces principes à l’esprit, je passe ensuite en revue chacune des erreurs mentionnées ci-dessus qui sont reprochées à IRCC.

1) L’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant

[9] Je suis d’avis que l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant faite par IRCC en l’espèce comporte des lacunes et que, par conséquent, la décision rendue à l’égard de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne saurait être confirmée.

[10] La décision rendue en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant touché n’est pas suffisamment pris en compte. L’agent ne peut pas se contenter de mentionner qu’il a pris l’intérêt supérieur de l’enfant en compte; cet intérêt doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Kanthasamy, au para 39). En l’espèce, l’agent n’a pas été, comme je l’explique plus loin, « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur du fils de la demanderesse (Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 au para 75).

[11] J’estime que les motifs de l’agent démontrent qu’il n’a pas tenu compte des éléments suivants : la rareté ou l’absence de liens entre le fils de la demanderesse et les Fidji; le traitement et les besoins particuliers de l’enfant en raison de ses problèmes comportementaux et de son diagnostic de TDAH; les répercussions qu’un changement à son parcours scolaire et à son environnement aurait sur sa santé mentale; et les répercussions d’un retour aux Fidji sur sa mère et sur sa capacité à prendre soin de lui. En somme, l’agent n’a pas exposé les épreuves qui résulteraient pour le fils de la demanderesse de la décision de l’IRCC (Vieira Sebastiao Melo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 544 aux para 51- 52, citant Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 aux para 9-12).

[12] En outre, ce défaut de l’agent ressort clairement, à mon avis, du passage où il dit croire que l’enfant pourra s’adapter au système d’éducation des Fidji et à cet environnement en raison de son jeune âge. J’estime que ce point de vue de l’agent démontre qu’il a fait abstraction ou qu’il n’a pas tenu compte du fait incontesté que l’âge de l’enfant ne l’a pas protégé des séquelles de la violence infligée à sa mère dont il a été témoin ou de la violence familiale qu’il a subie, et du TDAH qui en a résulté. Je conclus que l’absence d’une explication raisonnable de la part de l’agent pour justifier cette attente dans les circonstances rend sa décision déraisonnable.

2) La protection de l’État et l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire

[13] Il est vrai que l’existence de la protection de l’État peut être prise en compte dans l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire, mais j’estime qu’en l’espèce la façon dont l’agent a traité de l’existence de cette protection aux Fidji est déraisonnable.

[14] Je conviens avec la demanderesse qu’il n’est pas nécessaire pour le demandeur qui invoque des motifs d’ordre humanitaire de réfuter la présomption de la protection de l’État ou d’épuiser les recours lui permettant d’obtenir une telle protection, avant de se voir accorder une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire (Lowell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 649 au para 19; Walcott c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 415 [Walcott] au para 63).

[15] L’existence de la protection de l’État peut néanmoins être un facteur pertinent dans l’évaluation d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire; elle ne peut cependant être un facteur déterminant et elle ne dispense pas l’agent de son obligation de déterminer si la situation particulière du demandeur qui invoque des motifs d’ordre humanitaire justifie l’octroi d’une dispense, indépendamment de la protection dont il peut se prévaloir (Walcott, au para 64).

[16] J’estime que le rapport même que l’agent cite abondamment dans sa décision ne fournit aucun fondement rationnel à la conclusion selon laquelle [traduction] « les Fidji offrent une protection adéquate aux femmes, y compris aux femmes fuyant des situations de violence familiale [...] ».

[17] Le rapport annuel du Département d’État américain (2020) sur les Fidji indique que le viol (y compris le viol conjugal), la violence familiale, l’inceste et le harcèlement sexuel sont des problèmes importants, exacerbés par les interdictions de déplacement liées à la COVID-19 qui font en sorte que les victimes sont confinées avec leurs agresseurs. Les appels à une ligne d’assistance gouvernementale ont plus que quintuplé sur une période de trois mois. Près de deux femmes sur trois entretenant une relation intime ont subi des violences physiques ou sexuelles au cours de leur vie. Bien que le corps de police ait pour politique de poursuivre l’enquête même dans le cas où la victime retire ensuite sa plainte, il ne l’applique pas systématiquement. En outre, les autorités libèrent parfois les contrevenants sans condamnation, à condition qu’ils continuent de faire preuve d’une bonne conduite.

[18] L’agent fait remarquer que la protection des femmes [traduction] « n’est peut-être pas parfaite, mais qu’elle ne doit pas être évaluée au regard d’une norme de perfection ». Pourtant, le [traduction] « caractère adéquat » est la seule norme que mentionne l’agent. En l’absence d’explication ou de justification au soutien de cette conclusion, notamment à la lumière du rapport cité, j’estime qu’elle n’est pas justifiée dans les circonstances et qu’en conséquence, il n’y a pas lieu pour la Cour d’intervenir.

3) L’agent a mal interprété la preuve et les faits essentiels, ou il n’en a pas tenu compte

[19] En plus de ce qui précède, je conclus que la décision est déraisonnable pour les raisons suivantes :

  • a)L’agent n’a pas motivé sa conclusion selon laquelle la demanderesse pourrait être en mesure de retourner en Nouvelle-Zélande grâce à la citoyenneté de son fils. Certes, le fils de la demanderesse est né en Nouvelle-Zélande, mais la preuve au dossier démontre qu’il est titulaire d’un passeport fidjien qui indique que sa nationalité est fidjienne, indépendamment de son lieu de naissance.

  • b)Si l’agent cite dans sa décision plusieurs faits sous la rubrique [traduction] « Établissement », il ne fait aucune analyse de l’établissement de la demanderesse au Canada dans son évaluation globale des facteurs d’ordre humanitaire pertinents.

  • c)L’analyse de l’agent sur les relations avec l’ex-conjoint n’est pas intelligible. Par exemple, il reconnaît l’existence d’un [traduction] « document judiciaire attestant que l’époux a des droits parentaux », mais il ne tient compte ni de ce document ni de la crainte que la demanderesse éprouve pour son fils, parce qu’il estime qu’aucune preuve n’a été fournie concernant le temps parental, le cas échéant, que l’ex-conjoint passe avec le fils de la demanderesse. En outre, l’agent estime qu’il n’y a [traduction] « aucune garantie que [l’ex-conjoint] restera [au Canada] de façon permanente ». La preuve démontre qu’il n’existe pas de protection efficace pour les femmes fuyant la violence familiale aux Fidji, et que l’ex-conjoint était prêt à se rendre aux Fidji, depuis la Nouvelle-Zélande, afin de faciliter sa précédente liaison extraconjugale.

  • d)L’agent ne reconnaît pas que la violence familiale subie par la demanderesse constitue un facteur d’ordre humanitaire dont il doit tenir compte (Febrillet Lorenzo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 925 au para 18; Pryce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 377 aux para 47-48). Il fournit un résumé des faits pertinents sous la rubrique [traduction] « Violence familiale », puis s’en tient à l’absence de preuve de la relation actuelle entre l’ex-conjoint et le fils de la demanderesse. Il n’examine cependant pas le facteur de la violence familiale dans son évaluation globale. En fait, j’estime qu’il s’agit d’un des nombreux exemples où l’agent résume les faits et fait des affirmations péremptoires, mais ne fournit aucune analyse ou justification à l’appui. Cette absence d’analyse est déraisonnable (Abbas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 412 au para 67). Par conséquent, j’estime que l’évaluation globale de l’agent était insuffisante dans les circonstances.

[20] En guise d’observation finale, je tiens à faire remarquer que le défendeur a refusé de traiter des questions de fond dans sa plaidoirie lors de l’audience tenue devant la Cour relativement à la présente affaire, indiquant plutôt qu’il s’en tenait à ses observations écrites. Le défendeur a certes le droit de le faire, mais avec une telle stratégie, il y a lieu de se demander si, dans les circonstances, la tenue de l’audience constituait une utilisation efficace des ressources judiciaires limitées.

III. Conclusion

[21] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse. La décision rendue relativement à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

[22] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier et j’estime qu’aucune ne se pose dans les circonstances applicables.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3713-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse est accueillie.

  2. La décision du 18 mai 2021 par laquelle IRCC a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’IRCC pour qu’il rende une nouvelle décision.

  4. Il n’y a aucune question à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3713-21

 

INTITULÉ :

DHORTHI SANJANA RAJU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 15 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS

Anna Kuranicheva

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Meenu Ahluwalia

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anna Kuranicheva

Edmonton Community Legal Centre

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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