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Date : 20220613


Dossier : IMM‑6693‑20

Référence : 2022 CF 873

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2022

En présence de monsieur le juge James W. O’Reilly

ENTRE :

SAAD FAIK ABDULFATTAH AL‑ABAYECHI

SHALAH SHEHAB AHMED AL‑JANABI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] En 2019, les demandeurs, M. Saad Faik Abdulfattah Al‑Abayechi et Mme Shalah Shehab Ahmed Al‑Janabi, ont présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada. Ils ont demandé, pour des motifs d’ordre humanitaire, d’être dispensés de l’obligation de présenter leur demande depuis l’étranger. Un agent d’immigration a rejeté leur demande du fait que la preuve ne permettait pas de conclure que les demandeurs subiraient des difficultés s’ils étaient tenus de présenter leur demande de résidence permanente depuis l’Iran, leur pays natal.

[2] Les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent est déraisonnable et me demandent de l’annuler. Ils affirment plus particulièrement que celui‑ci a fait abstraction des difficultés qu’ils éprouveraient en tant que musulmans sunnites s’ils étaient tenus de retourner en Irak afin d’y déposer leurs demandes de résidence permanente. De surcroît, ils allèguent que le raisonnement de l’agent est contradictoire, car si, d’un côté, celui‑ci prend acte des conditions déplorables en Irak, de l’autre côté, il conclut que les demandeurs cherchent tout simplement à passer leurs années de retraite avec leur fils au Canada. Enfin, selon eux, l’agent a invoqué l’existence d’une suspension temporaire des renvois (STR) vers l’Irak pour faire fi des préoccupations relatives aux conditions dangereuses dans ce pays.

[3] Je conviens avec les demandeurs que la décision de l’agent est déraisonnable. Celui‑ci a pris acte des difficultés qu’ils subiraient s’ils devaient retourner en Irak pour y présenter leurs demandes de résidence permanente au Canada. Or, il a ensuite signalé l’existence de la STR et le fait que les demandeurs ne seraient pas renvoyés du Canada, du moins, dans un avenir rapproché, pour justifier sa décision de les contraindre à présenter leur demande depuis l’étranger. La logique inhérente à l’approche de l’agent n’est pas transparente. Pour ce motif, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[4] La seule question en litige est de savoir si la décision de l’agent était déraisonnable.

II. La décision de l’agent

[5] L’agent a décrit les antécédents des demandeurs en matière d’immigration. Ils ont revendiqué l’asile dès leur arrivée au Canada en 2017. Leur demande a été rejetée l’année suivante. Toutefois, ils ne pouvaient pas être renvoyés du pays à cause de la STR.

[6] L’agent a ensuite évalué le degré d’établissement des demandeurs au Canada et a conclu qu’il était [traduction« modeste et banal ». Mme Al Janabi suivait des cours d’anglais et faisait du bénévolat dans une mosquée. M. Al Abayechi avait exprimé l’espoir de pouvoir mieux s’intégrer dans la société canadienne, mais avait expliqué que les occasions de le faire étaient limitées du fait de sa convalescence après une opération chirurgicale.

[7] En ce qui concerne leurs autres liens avec le Canada, l’agent a pris note de la relation solide qui unit les demandeurs à leur fils. Ce dernier avait également été débouté de sa demande d’asile et sa demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire avait été rejetée (tout comme les demandes de contrôle judiciaire des deux décisions qui ont suivies : Al‑Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 360; Al‑Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1280). L’agent a examiné les observations des demandeurs quant au caractère central de la famille dans leur culture et à l’absence d’autres options que celle d’être réunis au Canada. Toutefois, en raison de la STR, il a jugé que la famille ne risquait pas d’être séparée ou renvoyée du Canada.

[8] L’agent a convenu, eu égard à l’argument des demandeurs selon lequel la situation en Irak était dangereuse, surtout pour les musulmans sunnites, que ce pays était la proie d’un conflit et que ce groupe était particulièrement vulnérable. Cependant, il a également fait remarquer que les demandeurs avaient mené des vies prospères avant d’arriver au Canada. Les deux époux étaient très instruits, avaient des antécédents professionnels bien établis et avaient beaucoup voyagé. L’agent a conclu que les demandeurs avaient joui d’un [traduction« train de vie confortable » en Irak.

[9] Tout bien considéré, l’agent a conclu que les arguments présentés contre le renvoi des demandeurs du Canada plaidaient lourdement en leur faveur. Cependant, selon lui, l’existence de la STR pesait plus lourd que ceux‑ci, puisqu’alors le renvoi des demandeurs vers l’Irak n’était pas imminent. En effet, l’agent a émis l’hypothèse que les demandeurs ne craignaient pas vraiment de subir des difficultés en Irak, mais qu’ils souhaitaient simplement passer leurs années de retraite au Canada avec leur fils. Il n’était pas convaincu que des facteurs d’ordre humanitaire justifiaient une dispense de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

III. La décision de l’agent était‑elle déraisonnable?

[10] Le ministre plaide que la décision de l’agent est l’aboutissement de la pondération des facteurs pertinents relatifs à la demande — certains favorables, d’autres moins — pour déterminer le degré des difficultés auxquelles les demandeurs se heurteraient en Irak. Il soutient donc que la décision de l’agent n’était pas déraisonnable.

[11] Je conviens avec le ministre que l’agent a examiné et pondéré un certain nombre de facteurs. Cette démarche se trouve habituellement au cœur de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent dans le cadre des demandes de ce type, et les conclusions que l’agent tire commandent normalement la retenue judiciaire. En l’espèce, toutefois, le raisonnement de l’agent était erroné et a mené à une conclusion déraisonnable.

[12] L’agent a retenu que l’Irak était un pays dangereux et que les demandeurs, en tant que musulmans sunnites, y étaient particulièrement vulnérables. Il a conclu que la preuve sur la situation en Irak étayait la thèse des demandeurs. Cependant, l’agent a jugé que la STR l’emportait sur la position des demandeurs. Puisque ceux‑ci ne pouvaient pas être renvoyés de force du Canada vers l’Irak, il n’existait pour eux aucun risque imminent d’être confrontés aux circonstances difficiles qui avaient cours dans ce pays.

[13] Or, le résultat de l’approche de l’agent est le suivant. Bien qu’ils soient exposés à un véritable risque en Irak, reconnu par le gouvernement du Canada (la STR pour l’Irak est en vigueur depuis près de 20 ans), les demandeurs devraient néanmoins y retourner pour présenter une demande de résidence permanente. En d’autres termes, les demandeurs ne peuvent pas être contraints de retourner en Irak, mais ils doivent tout de même le faire s’ils veulent obtenir un statut au Canada. Il ne semble pas que l’agent ait envisagé les conséquences de sa décision pour les demandeurs.

[14] Le juge John Norris a fait la même observation dans une affaire concernant un demandeur confronté à une situation similaire. Le magistrat avait conclu que l’agent avait commis une erreur en omettant de tenir compte du fait que le demandeur aurait à quitter le Canada afin de présenter une demande de résidence permanente, et a énoncé que « toute personne raisonnable et impartiale estimerait que l’obligation de quitter le Canada pour se rendre dans une zone de guerre où sévit une grave crise humanitaire afin de présenter sa demande de résidence permanente est un malheur qui mérite sans doute d’être soulagé » (Bawazir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 623 au para 17).

[15] Je me rallie à l’avis du juge Norris et à l’argument des demandeurs portant que le raisonnement de l’agent [traduction« mène au résultat contradictoire selon lequel une politique établie pour répondre à une crise humanitaire (la STR) est invoquée pour refuser une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire » (mémoire des demandeurs, para 51).

[16] Par conséquent, je juge que la décision de l’agent était déraisonnable.

IV. Conclusion et dispositif

[17] Le raisonnement tenu par l’agent pour rejeter la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est dépourvu de la logique interne qui caractérise une décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 101). Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’est formulée.


 

 

JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑6693‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« James W. O'Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6693‑20

INTITULÉ :

SAAD FAIK ABDULFATTAH AL‑ABAYECHI

SHALAH SHEHAB AHMED AL‑JANABI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Samuel Plett

POUR LES DEMANDEURS

Neeta Logsetty

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Plett Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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