Dossier : T‑228‑21
Référence : 2022 CF 849
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 9 juin 2022
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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CITIZENS AGAINST RADIOACTIVE NEIGHBOURHOODS
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demandeur
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et
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BWXT NUCLEAR ENERGY CANADA INC
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défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Il s’agit d’une affaire où les intérêts de la collectivité s’opposent à ceux d’une entreprise assujettie à un régime de réglementation qui vise à protéger le public. La question que la Cour doit trancher est de savoir si l’organisme de réglementation chargé d’administrer le régime s’est acquitté correctement de ses fonctions dans la prise d’une décision concernant l’exploitation de l’entreprise. Le critère que la Cour doit appliquer n’est pas la question de savoir si elle souscrit à la décision, mais si celle‑ci respecte la norme juridique de la décision raisonnable.
[2] Le demandeur, Citizens Against Radioactive Neighbourhoods, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Commission canadienne de sûreté nucléaire [la Commission] a renouvelé le permis autorisant BWXT Nuclear Energy Canada Inc. [la défenderesse] à exploiter deux installations nucléaires à Toronto et à Peterborough, en Ontario. Le demandeur soutient que la décision de la Commission était illégale et déraisonnable en raison des conditions dont le permis était assorti quant à la production de pastilles de combustible de dioxyde d’uranium à l’installation de Peterborough et qui, à son avis, vont à l’encontre des exigences légales et réglementaires.
[3] Pour les motifs exposés ci‑dessous, la Cour conclut que la décision était légale et raisonnable. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
II.
Les faits
[4] Le demandeur est une organisation à but non lucratif sans personnalité morale qui est établie à Peterborough et a été créée au printemps de 2019 en réaction à l’intention de la défenderesse de demander à la Commission un renouvellement pour 10 ans d’un permis qui permettrait la production de pastilles de combustible de dioxyde d’uranium à l’installation de Peterborough. Auparavant, les pastilles étaient produites à l’établissement de la défenderesse à Toronto et insérées dans des tubes assemblés en grappes de combustible à l’installation de Peterborough. La défenderesse a sollicité l’approbation du renouvellement de son permis selon des conditions qui lui permettraient de regrouper ses activités à un seul endroit, peut‑être à Peterborough, pour des raisons commerciales.
[5] Le demandeur a participé activement à l’examen de la demande de renouvellement de permis de la défenderesse et a soumis à la Commission de nombreuses observations, tant par écrit que de vive voix. Le demandeur compte parmi ses membres des résidents locaux, des parents d’enfants qui fréquentent actuellement ou ont déjà fréquenté une école primaire située à côté de l’installation de Peterborough, ainsi que des particuliers qui vivent à proximité de l’usine.
[6] La défenderesse est une société qui possède et exploite des installations de fabrication de combustible nucléaire à Toronto, Peterborough et Arnprior. Avant 2016, les installations de Toronto et de Peterborough étaient exploitées par GE‑Hitachi Nuclear Energy Canada Inc. La Commission a transféré le permis d’exploitation de ces installations à la défenderesse après que celle‑ci eut fait l’acquisition de cette dernière société. L’usine initiale, où se trouve aujourd’hui l’entreprise de la défenderesse à Peterborough, a apparemment été construite en 1892. Il n’est pas facile de savoir à la lecture du dossier si le secteur était alors un quartier résidentiel ou s’il l’est devenu par la suite.
[7] La Commission est un tribunal administratif quasi judiciaire, une cour d’archives et un organisme de réglementation créé en vertu du paragraphe 8(1) de la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires, LC 1997, c 9 [la LSRN]. Elle est chargée par la loi de réglementer le développement, la production, l’utilisation et la possession de l’énergie nucléaire et des substances nucléaires afin que le niveau de risque inhérent à ces activités tant pour la santé et la sécurité des personnes que pour l’environnement demeure acceptable (alinéa 9a)(i) de la LSRN). La Commission est un organisme spécialisé qui a à sa disposition une vaste expertise technique (Greenpeace Canada c Canada (Procureur général), 2014 CF 463 au para 233 [Greenpeace CF]).
[8] Le 2 novembre 2018, la défenderesse a demandé [la demande de permis] à la Commission le renouvellement pour 10 ans de son permis d’exploitation d’une installation de combustible nucléaire pour ses deux installations de catégorie IB situées à Toronto et à Peterborough, en Ontario. Le permis existant de la défenderesse [le permis de 2010] avait été délivré en 2010 à GE‑Hitachi Nuclear Energy Canada Inc. pour une période de 10 ans venant à échéance le 31 décembre 2020. Ce permis a été transféré à la défenderesse en décembre 2016 après que celle‑ci eut fait l’acquisition de GE‑Hitachi Nuclear Energy Canada Inc. Les permis relatifs aux installations de Toronto et de Peterborough ont été fusionnés en un seul dans le permis de 2010, qui autorise la production de pastilles de combustible de dioxyde d’uranium à l’installation de Toronto et l’assemblage des grappes de combustible à celle de Peterborough.
[9] Les opérations de production de pastilles consistent en la fabrication de pastilles de dioxyde d’uranium naturel et appauvri (UO2), qui sont ensuite insérées dans des tubes de zircaloy destinés à être assemblés en grappes de combustible pour les réacteurs nucléaires de puissance.
[10] Dans sa demande de permis, la défenderesse a demandé à la Commission l’autorisation de mener des opérations commerciales de production de pastilles de combustible à l’installation de Peterborough. Ces opérations ne pouvaient auparavant être menées qu’à l’installation de Toronto selon les conditions du permis de 2010. L’installation de Peterborough est située dans un secteur résidentiel du centre‑ville de Peterborough, juste à côté d’une école primaire, l’école publique Prince of Wales.
[11] En mars 2020, la Commission a tenu des audiences publiques pendant cinq jours, soit deux jours à Toronto et trois jours à Peterborough. La Commission a entendu des témoins de la défenderesse et du demandeur, ainsi que 248 intervenants.
[12] Au soutien de sa demande d’autorisation visant à commencer la production de pastilles à Peterborough, la défenderesse a présenté une évaluation des risques environnementaux [l’ERE] à la Commission. Selon cette ERE, tant les rejets estimatifs que les risques liés au regroupement à Peterborough des opérations menées aux installations de Peterborough et de Toronto seraient faibles. L’ERE a montré que la dose efficace annuelle maximale resterait inférieure à la limite de dose annuelle au public de 1 mSv/an si les opérations de production de pastilles étaient transférées (décision d’octroi de permis au para 262).
III.
La décision faisant l’objet du contrôle
[13] Dans sa décision d’octroi de permis du 18 décembre 2020, la Commission a renouvelé le permis de la défenderesse pour une période de 10 ans en vertu de l’article 24 de la LSRN et scindé le permis en deux permis propres à chacune des installations de la défenderesse situées à Toronto et à Peterborough. Les permis renouvelés FFL‑3621.00/2030 pour l’installation de Toronto [le permis de Toronto] et FFL‑3620.00/2030 pour l’installation de Peterborough [le permis de Peterborough] ont été déclarés valides pour la période allant du 1er janvier 2021 au 31 décembre 2030. La décision d’octroi de permis compte 486 paragraphes au total et traite de plusieurs sujets qui ne sont pas en litige dans la présente instance.
[14] La question qui est au cœur du présent litige est la décision par laquelle la Commission a autorisé la défenderesse, par une majorité de quatre commissaires contre un, à produire des pastilles de combustible de dioxyde d’uranium à son installation de Peterborough, en Ontario, sous réserve de trois conditions, ou « points d’arrêt »
, propres au permis de Peterborough :
la condition 15.1, qui oblige la défenderesse à soumettre et à mettre en œuvre un programme de surveillance environnementale à jour à l’installation de Peterborough avant le début de la production de pastilles de combustible (décision d’octroi de permis au para 470).
la condition 15.2, qui oblige la défenderesse à présenter un rapport final de mise en service concernant la production de pastilles de combustible qui soit acceptable pour la Commission avant le début de la production commerciale de pastilles de combustible à l’installation de Peterborough (décision d’octroi de permis au para 471).
la condition 15.3, qui exige que la production de pastilles de combustible soit effectuée soit dans l’installation de Toronto, soit dans celle de Peterborough, mais non dans les deux installations (décision d’octroi de permis au para 472).
[15] Un membre dissident de la Commission, le commissaire S. Demeter, a conclu que la demande de la défenderesse en vue d’obtenir l’autorisation de mener des opérations de production de pastilles de combustible de dioxyde d’uranium à l’installation de Peterborough devrait être refusée et que ces opérations devraient être menées à Toronto seulement.
[16] Les cinq commissaires ont convenu à l’unanimité que, si la défenderesse transférait ses opérations de production de pastilles à Peterborough, « la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement resteraient suffisamment protégés, car les niveaux de rejets resteraient faibles »
(décision d’octroi de permis au para 443). La Commission a également conclu que la demande de renouvellement de permis de la défenderesse comportait les renseignements qui étaient exigés par le Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I, DORS/2000‑204 (décision d’octroi de permis aux para 45, 59‑60, 71, 90, 114, 128, 169, 186, 304, 307, 315, 324, 332, 399, 412 et 424).
[17] La majorité des commissaires a conclu que la défenderesse était compétente, en vertu du paragraphe 24(4) de la LSRN, pour réaliser des activités de production de pastilles à Peterborough. Ayant conclu que la dose efficace au public et les rejets de dioxyde d’uranium dans l’air et dans les effluents sont et resteraient bien en deçà des limites réglementaires et de celles des permis, la majorité des commissaires était d’avis que les opérations de production de pastilles seraient suffisamment sûres à l’installation de Toronto ou de Peterborough (décision d’octroi de permis au para 444).
[18] Le commissaire dissident ne s’est pas prononcé sur la compétence de la défenderesse pour réaliser des activités de production de pastilles à Peterborough. Il a plutôt estimé que, si le dossier de sûreté pouvait être respecté pour l’un ou l’autre site, la demande d’autorisation de production de pastilles à Peterborough devait être analysée sous l’angle du principe du « niveau le plus bas qu’il soit raisonnablement possible d’atteindre »
[ALARA], de la justification, du principe de prudence et du risque relatif de ses opérations de production de pastilles à Toronto par rapport à Peterborough (décision d’octroi de permis au para 445). La majorité et le commissaire dissident ont des points de vue différents dans leurs analyses de l’ensemble de ces considérations.
A.
Principe ALARA
[19] Dans son analyse du principe ALARA, le commissaire dissident a tenu compte de facteurs sociaux comme l’équité et la confiance sociale pour conclure que la défenderesse n’avait pas démontré que le transfert des opérations de production de pastilles à Peterborough serait acceptable. En ce qui a trait à l’équité, il a estimé que l’augmentation potentielle, en cas de transfert, de la production de pastilles à Peterborough, des doses de rayonnement et des rejets dans l’environnement n’est pas justifiée sur la base du principe ALARA, en raison de l’augmentation potentielle inéquitable de l’exposition de la population vulnérable, étant donné la proximité de l’école publique Prince of Wales. Quant à la confiance sociale, le commissaire dissident a jugé que la proximité de l’école et les préoccupations des résidents locaux sont des facteurs prédominants pour ne pas autoriser la production de pastilles à Peterborough.
[20] La majorité des commissaires était d’avis que la défenderesse respecterait le principe ALARA et viserait à réduire au minimum les doses de rayonnement aux installations de Toronto et de Peterborough. Selon la majorité, les très bas niveaux de rejets dans l’environnement et de doses au public n’auraient pas d’impact sur la santé des personnes et sur l’environnement, ainsi que l’exige le paragraphe 24(4) de la LSRN.
[21] Tous les commissaires estimaient que le programme de radioprotection de la défenderesse répondait aux exigences du principe ALARA.
B.
Risque relatif des opérations de production de pastilles à une installation par rapport à l’autre
[22] Le commissaire dissident a conclu que la défenderesse n’avait pas fourni de justification adéquate pour le transfert des opérations de production de pastilles à l’installation de Peterborough.
[23] Bien qu’elle ait convenu avec le commissaire dissident que le transfert des opérations de production de pastilles à Peterborough augmenterait les rejets environnementaux de dioxyde d’uranium ainsi que la dose qui en résulterait pour le public de Peterborough, la majorité a estimé que ces doses seraient si négligeables qu’elles n’auraient aucun impact sur la santé et la sécurité des personnes ou sur l’environnement, y compris pour la population la plus vulnérable, comme les élèves de l’école publique Prince of Wales.
C.
Principe de justification
[24] Le commissaire dissident s’est fondé sur les recommandations formulées en 2007 par la Commission internationale de protection radiologique (publication 103 de la CIPR, 2007) pour conclure que la défenderesse n’avait pas fourni de justification qui l’emporterait sur la nécessité de protéger la population plus vulnérable de Peterborough et qu’il était donc plus justifiable de produire les pastilles à Toronto qu’à Peterborough.
[25] La majorité des commissaires a estimé que la défenderesse était en droit de déterminer la meilleure façon de mener ses activités et que le rôle de la Commission était de veiller à ce qu’elle le fasse en toute sûreté, conformément à la LSRN et aux règlements connexes, dans lesquels le principe de justification n’est pas ancré. En conséquence, elle a conclu que le permis devait être assoupli dans l’éventualité où la défenderesse déciderait, pour des raisons commerciales, de regrouper ses activités à Peterborough.
D.
Principe de prudence
[26] De l’avis du commissaire dissident, même s’il ne peut être établi qu’il existe un risque de « dommages graves ou irréversibles »
en cas de transfert des opérations de production de pastilles, l’augmentation des doses de rayonnement et des rejets de dioxyde d’uranium sur un site où se trouve une population vulnérable adjacente « n’est pas sous le signe de la prudence »
.
[27] La majorité des commissaires a conclu que le principe de prudence ne serait pas violé, car il n’y aurait pas de dommages graves ou irréversibles par suite du transfert des opérations de production de pastilles. Ces opérations, ainsi que la conception de l’usine et les doses et rejets environnementaux estimés, sont bien caractérisés et seraient effectués par une seule installation.
IV.
Le régime législatif
[28] La LSRN est la loi habilitante de la Commission, laquelle est constituée en vertu du paragraphe 8(1) de la LSRN et dont la mission est énoncée à l’article 9 de cette même loi.
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[29] L’article 24 de la LSRN accorde à la Commission le pouvoir de délivrer des licences et des permis. Le paragraphe 24(4) de la LSRN énonce les conditions auxquelles la Commission peut renouveler un permis après avoir reçu une demande lorsque les critères prévus aux alinéas a) et b) sont respectés. Selon le paragraphe 24(5), la Commission est autorisée à assortir les permis « des conditions que la Commission estime nécessaires à l’application de la présente loi »
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[30] Les exigences énoncées au paragraphe 24(4) au sujet de la délivrance des permis sont complétées par plusieurs règlements pris en application de la LSRN : le Règlement général sur la sûreté et la réglementation nucléaires, DORS/2000‑202 [le Règlement général], le Règlement sur la radioprotection, DORS/2000‑203, et le Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I.
[31] Le paragraphe 3(1) du Règlement général énonce les renseignements qui doivent obligatoirement être fournis dans toutes les demandes de permis, notamment, selon l’alinéa 3(1)e), les renseignements concernant « les mesures proposées pour assurer la conformité au Règlement sur la radioprotection, […] »
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[32] Selon l’alinéa 4a) du Règlement sur la radioprotection, le titulaire de permis doit mettre en œuvre un programme de radioprotection qui maintient la dose de rayonnement absorbée par les membres du public au « niveau le plus bas qu’il soit raisonnablement possible d’atteindre [ALARA], compte tenu des facteurs économiques et sociaux […] »
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[33] Le Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I énonce les renseignements à inclure dans les demandes de permis visant une installation nucléaire de catégorie I. L’article 3 énonce les exigences générales qui s’appliquent impérativement à toutes les installations nucléaires de catégorie I, y compris une description de l’emplacement et des structures, des plans indiquant en détail l’emplacement et les systèmes de l’installation nucléaire, les politiques et procédures proposées relativement à la protection de l’environnement et les programmes proposés pour la surveillance de l’environnement et des effluents.
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[34] L’article 6 de ce même Règlement énonce d’autres renseignements devant obligatoirement figurer dans la demande de permis pour exploiter une installation nucléaire de catégorie I, y compris une description de l’équipement et de sa conception, un rapport final d’analyse de la sûreté indiquant les risques et les mesures qui seront prises pour les atténuer, une description des effets sur l’environnement ainsi que sur la santé et la sécurité des personnes, l’emplacement proposé des points de rejet et les méthodes proposées pour contrôler les effets hors site des rejets de substances nucléaires et de substances dangereuses dans l’environnement.
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[35] Les documents d’application de la réglementation de la Commission comportent des lignes directrices concernant le respect des exigences énoncées dans la LSRN et ses règlements. Le document d’application de la réglementation REGDOC‑3.5.3, Principes fondamentaux de réglementation, décrit les principes de la CCSN en matière de réglementation et sa façon d’appliquer la LSRN. La section 5.8 de ce document renvoie aux obligations internationales du Canada.
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[36] Le document d’application de la réglementation REGDOC‑2.9.1, Principes, évaluations environnementales et mesures de protection de l’environnement, décrit les principes de la Commission en matière de protection de l’environnement, la portée d’un examen environnemental et les responsabilités qui y sont associées ainsi que les exigences et l’orientation de la Commission en ce qui concerne l’établissement, par les demandeurs et les titulaires de permis, de mesures de protection de l’environnement. La section 2.1 du document REGDOC‑2.9.1 prévoit que les facteurs économiques et sociaux doivent être pris en compte lors de l’évaluation de la conformité au principe ALARA.
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V.
Questions en litige et norme de contrôle
A.
Questions en litige
[37] La présente demande soulève la question suivante : était‑il raisonnable de la part de la Commission d’autoriser des opérations de production de pastilles à l’installation de Peterborough sous réserve des conditions de permis 15.1, 15.2 et 15.3?
[38] La défenderesse a d’abord soutenu, à titre d’objection préliminaire, que l’argument du demandeur concernant l’inobservation du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I avait été soulevé pour la première fois dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire plutôt que de l’instance portée devant la Commission. La Cour a entendu les observations sur cette question au début de l’audience et a convenu avec le demandeur, dans de brefs motifs exposés de vive voix, que le respect du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I n’était pas une question nouvelle. La question de savoir si le demandeur avait soulevé ce point dans ses observations et ses dernières recommandations formulées auprès de la Commission n’est pas déterminante, car la Commission a examiné la question dans sa décision et conclu que la demande de permis de la défenderesse comprenait les renseignements qui étaient exigés par le Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I. Par conséquent, le demandeur a été autorisé à présenter des observations sur cette question.
[39] Dans l’analyse présentée ci‑dessous, la question en litige sera évaluée sous l’angle des trois sous‑questions suivantes :
La Commission avait‑elle le pouvoir d’assortir le permis des conditions?
La défenderesse a‑t‑elle omis d’inclure dans sa demande des renseignements obligatoires sans lesquels la Commission ne disposait pas d’un fondement suffisant pour en arriver à une décision raisonnable?
La Commission a‑t‑elle adéquatement tenu compte du principe ALARA, du principe de justification ou du principe de prudence?
B.
Norme de contrôle
[40] Ainsi que les parties en ont convenu, la norme de contrôle qui s’applique à la présente demande est celle de la décision raisonnable. Aucune des situations permettant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 17, 25; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 27).
[41] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov au para 85). Elle doit englober les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47 et 74; Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13). La cour de révision doit adopter une approche empreinte de déférence et intervenir uniquement « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif »
(Vavilov au para 13).
[42] Les orientations données par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Greenpeace Canada c Canada (Procureur général), 2016 CAF 114 [Greenpeace CAF], au sujet de l’application de la norme de la décision raisonnable aux décisions de la Commission sont directement pertinentes en l’espèce :
[60] Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les questions en litige incluent des conclusions de fait et des décisions discrétionnaires au cœur de l’expertise du tribunal, la norme de la décision raisonnable exige une retenue considérable à l’égard des décisions rendues par ce tribunal. Cela est particulièrement vrai lorsque les questions à examiner touchent la sûreté nucléaire et que le tribunal est un organisme de réglementation nucléaire. En bref, la CCSN est beaucoup mieux placée qu’une cour réformatrice pour évaluer les faits, pour déterminer les types d’accidents éventuels les plus susceptibles de se produire à une centrale nucléaire et pour évaluer l’impact qu’auraient ces accidents éventuels sur l’environnement. Il est donc inapproprié pour une cour réformatrice de remettre ces conclusions en question par le réexamen poussé des éléments de preuve, ce que les appelants demandent à la Cour de faire en l’espèce.
VI.
Analyse
A.
Était‑il raisonnable de la part de la Commission d’autoriser les opérations de production de pastilles à l’installation de Peterborough sous réserve des conditions de permis 15.1, 15.2 et 15.3?
(1)
La Commission avait‑elle le pouvoir d’assortir le permis des conditions?
[43] Selon la décision d’octroi de permis (au para 435), la raison que la défenderesse a invoquée auprès de la Commission pour demander l’autorisation de poursuivre ses opérations de production de pastilles à Peterborough était le désir d’obtenir l’assurance que cela serait une possibilité avant d’analyser l’idée plus avant. Aucune décision n’avait apparemment été prise au sujet de cette option.
[44] Le demandeur soutient qu’il était illégal de la part de la Commission d’assortir le permis de conditions qui ne sont pas compatibles avec l’objet du régime de permis établi par la réglementation (ATCO Gas & Pipelines Ltd. c Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4 aux para 49‑50 [ATCO]).
[45] Dans l’arrêt ATCO, au paragraphe 50, la Cour suprême a souligné que le pouvoir discrétionnaire conféré au décideur n’est pas un pouvoir absolu. Le décideur doit l’exercer en respectant le cadre législatif et les principes généralement applicables en matière de réglementation.
[46] Le demandeur soutient qu’il n’était pas raisonnable de la part de la Commission de considérer les conditions du permis comme des « points d’arrêt »
auxquels la défenderesse doit présenter des éléments de preuve avant d’entreprendre la production de pastilles car, ce faisant, la Commission a repoussé une décision qu’elle devait prendre dans le cadre d’une audience publique aux termes de sa loi habilitante.
[47] L’expression « points d’arrêt »
(« hold points ») que le demandeur mentionne ne figure pas dans la décision d’octroi de permis, mais plutôt dans la transcription de l’audience publique du 4 mars 2020, dont voici un passage pertinent :
[traduction]
Maintenant, toutes les exigences doivent être remplies et nous vous indiquerons alors un point d’arrêt auquel le demandeur doit présenter des éléments de preuve à la Commission, après quoi nous mettrons le processus en place conformément aux règles de procédure.
[48] De l’avis du demandeur, le renvoi à des « points d’arrêt »
dégage la défenderesse de certaines obligations devant impérativement être remplies, car les renseignements que la Commission recevrait plus tard pour décider si les exigences relatives aux points d’arrêt sont respectées sont les renseignements qui devaient légalement figurer dans la demande de permis elle‑même. Le demandeur fait valoir que cette façon de procéder repousse à une date ultérieure l’analyse d’éléments clés et enlève ainsi tout son sens au processus décisionnel.
[49] L’imposition de points d’arrêt plutôt que de conditions préalables à l’octroi du permis est incompatible avec le régime de réglementation, selon le demandeur, car le Règlement général et le Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I énoncent les renseignements qui doivent figurer dans la demande avant qu’un permis soit accordé et non après l’octroi du permis.
[50] Le demandeur invoque la décision Morton c Canada (Pêches et Océans), 2015 CF 575 au para 98 [Morton], pour faire valoir que les conditions du permis ne peuvent déroger au régime de réglementation ou être incompatibles avec celui‑ci.
[51] L’utilisation de points d’arrêt par la Commission élimine également la possibilité pour le public de se faire entendre, ce qui va à l’encontre de l’article 40 de la LSRN, selon le demandeur. En n’exigeant pas de renseignements qui concernent explicitement la production de pastilles à l’installation de Peterborough et auxquels les intervenants auraient dû avoir la possibilité de répondre au cours du processus d’octroi de permis, elle a empêché le public de participer à celui‑ci. Le demandeur soutient que cette façon de procéder manquait de transparence et ne permettait pas d’atteindre l’objet énoncé à l’alinéa 9b) de la LSRN, soit informer le public.
[52] De l’avis du demandeur, le raisonnement que la Commission a invoqué pour imposer les points d’arrêt, soit le fait que la défenderesse a demandé qu’une certaine latitude lui soit accordée dans son permis pour le cas où elle déciderait de regrouper ses opérations à Peterborough pour des raisons commerciales, ne cadre pas avec les objets de la LSRN, ni avec les obligations de la Commission qui sont énoncées à l’article 3 et au paragraphe 24(4) de cette loi.
[53] La défenderesse répond que l’imposition de « points d’arrêt »
allait de pair avec la pratique de réglementation de la Commission, comme le montre le document d’application de la réglementation, REGDOC‑3.5.1, Processus d’autorisation des installations nucléaires de catégorie I et des mines et usines de concentration d’uranium (version 2) à la page 9, où il est indiqué que « [l]e premier permis d’exploitation de l’installation [de catégorie I] est habituellement délivré avec des conditions (points d’arrêt) »
.
[54] De plus, comme le montrent trois décisions récentes rendues entre 2015 et 2018 au sujet d’Ontario Power Generation, du Saskatchewan Research Council et de Bruce Power, l’imposition de points d’arrêt n’est pas un exercice inhabituel du pouvoir de réglementation de la Commission. Dans chacune de ces décisions, la Commission a assorti le permis de conditions sous forme de points d’arrêt axés sur l’avenir plutôt que de conditions préalables. La Cour convient avec la défenderesse que l’acceptation de la position du demandeur mènerait à de l’incertitude et de la confusion sur le plan de la réglementation, car elle susciterait des doutes sur la compétence de la Commission en matière de surveillance de ces installations et sur les ententes existantes sur les points d’arrêt.
[55] De l’avis de la Cour, la décision Morton ne s’applique pas à la présente affaire, parce qu’elle concernait une condition rattachée à un permis délivré en vertu du Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93‑53, qui ne renferme aucune disposition semblable au paragraphe 24(5) de la LSRN. Alors que cette dernière disposition prévoit que la Commission peut assortir les permis des conditions qu’elle estime nécessaires, le paragraphe 22(1) du Règlement de pêche (disposition générale) énonce une directive contraire : « le ministre peut indiquer sur un permis toute condition compatible avec le présent règlement »
(Morton au para 8).
[56] En tant qu’organisme créé par une loi, la Commission ne possède que les pouvoirs que cette loi lui confère de façon explicite ou implicite. Les tribunaux qui interprètent ces pouvoirs doivent, pour autant que les textes législatifs le permettent, donner effet à ceux‑ci de manière à permettre aux organismes administratifs ainsi créés de fonctionner efficacement comme les textes le veulent (Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2 à la p 7; Vavilov au para 308).
[57] Lorsque le législateur confère des pouvoirs à un décideur en utilisant des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs, sans prévoir de droit d’appel devant une cour de justice, il y a lieu de donner effet à l’intention du législateur d’accorder une plus grande latitude au décideur sur l’interprétation de sa loi habilitante (Vavilov aux para 68, 110).
[68] La norme de la décision raisonnable ne permet pas aux décideurs administratifs d’interpréter leur loi habilitante à leur gré et ne les autorise donc pas à élargir la portée de leurs pouvoirs au‑delà de ce que souhaitait le législateur. Elle vient plutôt confirmer que le régime législatif applicable servira toujours à circonscrire les actes ainsi que les pouvoirs des décideurs administratifs. Même dans les cas où l’interprétation que le décideur donne de ses pouvoirs fait l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, un texte législatif formulé en termes précis ou étroits aura forcément pour effet de restreindre les interprétations raisonnables que le décideur peut retenir — en les limitant peut‑être à une seule. À l’inverse, lorsque le législateur confère au décideur de vastes pouvoirs au moyen d’un texte législatif rédigé en termes généraux, et ne prévoit aucun droit d’appel devant une cour de justice, il y a lieu de donner effet à son intention d’accorder une plus grande latitude au décideur sur l’interprétation de sa loi habilitante. […]
[110] La question de savoir si une interprétation est justifiée dépendra du contexte, notamment des mots choisis par le législateur pour décrire les limites et les contours du pouvoir du décideur. Si le législateur souhaite circonscrire avec précision le pouvoir d’un décideur administratif de façon ciblée, il peut se servir de termes précis et restrictifs et définir en détail les pouvoirs conférés, limitant ainsi strictement les interprétations que le décideur peut donner de la disposition habilitante. À l’inverse, dans les cas où le législateur choisit d’utiliser des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs — par exemple, l’expression « dans l’intérêt public » — il envisage manifestement que le décideur jouisse d’une souplesse accrue dans l’interprétation d’un tel libellé. […]
[Non souligné dans l’original.]
[58] C’est précisément ce que le législateur a fait en prévoyant, au paragraphe 24(5) de la LSRN, que la Commission peut assortir les permis des « conditions qu’[elle] estime nécessaires à l’application de la présente loi »
. Ce n’est là que l’un des « vastes pouvoirs »
que le législateur a conférés à la Commission en ce qui a trait à l’octroi de permis en vertu des articles 24 et 25 de la LSRN (Athabasca Regional Government c Canada (Procureur général), 2010 CF 948 au para 236). Le législateur envisageait donc que la Commission jouisse d’une grande souplesse dans l’interprétation du sens du paragraphe 24(5) de la LSRN.
[59] De l’avis de la Cour, le texte général et non limitatif du paragraphe 24(5) répond tout à fait à la question de savoir si les conditions du permis étaient légales, car il accorde à la Commission le pouvoir d’assortir les permis de conditions sous forme de points d’arrêt qui doivent être respectées à l’avenir. L’inclusion dans le permis de conditions sous forme de points d’arrêt n’est pas un report d’une décision, mais fait plutôt partie intégrante de la décision que la Commission a prise. Par conséquent, la Commission a rendu une décision qui était tout à fait conforme à sa loi habilitante.
[60] Comme le soutient la défenderesse, les arguments du demandeur selon lesquels l’utilisation de points d’arrêt élimine la possibilité pour le public de se faire entendre et empêche la communication de renseignements au public, contrairement à l’article 40 et à l’alinéa 9b) de la LSRN, sont prématurés. La Commission n’a pas encore pris de décision sur la question de savoir s’il y a lieu de tenir une audience publique au sujet du respect par la défenderesse des conditions à remplir aux points d’arrêt et la preuve au dossier ne permet pas de conclure qu’elle ne tiendra pas d’audience de cette nature. La Commission a ordonné la tenue, au plus tard en 2026, d’une séance publique au cours de laquelle la défenderesse devra présenter « des mises à jour complètes à mi‑parcours de ses activités autorisées »
(décision d’octroi de permis aux para 23, 480).
[61] En général, la Cour ne devrait pas intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme (Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Ltd, 2010 CAF 61 au para 31; Klos c Canada (Procureur général), 2021 CAF 238 au para 6).
[62] En conséquence, la Cour estime que la Commission a agi de manière raisonnable et légale en assortissant le permis relatif à Peterborough de conditions sous forme de « points d’arrêt »
.
B.
La défenderesse a‑t‑elle omis d’inclure dans sa demande des renseignements obligatoires sans lesquels la Commission ne disposait pas d’un fondement suffisant pour en arriver à une décision raisonnable?
[63] Le demandeur soutient que la défenderesse a omis d’inclure les renseignements obligatoires suivants dans sa demande de permis :
● des renseignements au sujet de quatre des quatorze domaines de sûreté et de réglementation (DSR) que la Commission utilise pour évaluer le respect des exigences réglementaires, soit (i) la conduite de l’exploitation, (ii) l’analyse de la sûreté, (iii) la conception matérielle et (iv) la protection de l’environnement;
● trois catégories de renseignements exigés par le Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I et le Règlement sur la radioprotection :
(i) des renseignements sur ses politiques proposées relativement à la protection de l’environnement en ce qui concerne l’installation de Peterborough (selon l’alinéa 3g) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I);
(ii) des renseignements sur les programmes qu’elle propose pour la surveillance de l’environnement et des effluents en ce qui concerne l’installation de Peterborough (selon l’alinéa 3h) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I);
(iii) des renseignements sur la conception et l’aménagement de l’installation de Peterborough, sur les points de rejet et sur les effets sur l’environnement (selon l’article 6 du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I).
[64] Les domaines de sûreté et de réglementation [DSR] constituent les sujets techniques que la Commission utilise pour évaluer, examiner et vérifier les exigences réglementaires et le rendement de toutes les installations et des activités réglementées et pour produire des rapports sur celles‑ci. Il existe quatorze DSR distincts, dont la conduite de l’exploitation, l’analyse de la sûreté, la conception matérielle et la protection de l’environnement.
[65] Le demandeur soutient que la Commission a autorisé la production de pastilles à l’installation de Peterborough même si elle a conclu que la demande de permis de la défenderesse ne comprenait pas les renseignements exigés au sujet de quatre DSR, soit la conduite de l’exploitation, l’analyse de la sûreté, la conception matérielle et la protection de l’environnement. De l’avis du demandeur, cette autorisation est illégale et va à l’encontre du paragraphe 24(4) de la LSRN, qui exige que la Commission vérifie si le titulaire de permis a pris les mesures voulues pour préserver la santé et la sécurité des personnes et pour protéger l’environnement.
[66] Les renseignements concernant la conduite de l’exploitation n’ont pas été fournis, car la défenderesse n’a pas encore mené une évaluation complète sur la façon dont les activités de production de pastilles seraient transférées à l’installation de Peterborough et sur la mesure dans laquelle des changements importants devraient être apportés au processus d’assurance. De l’avis du demandeur, ces renseignements sur la conduite de l’exploitation doivent obligatoirement être fournis dans les demandes selon l’alinéa 6d) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I.
[67] Les renseignements concernant l’analyse de la sûreté n’ont pas été fournis, car la Commission a conclu que la défenderesse n’avait pas mis à jour son rapport d’analyse de la sûreté [RAS] existant à l’égard de l’installation de Peterborough, mais a plutôt adopté celui qui est actuellement en vigueur à l’égard des opérations de production de pastilles menées à l’installation de Toronto. De l’avis du demandeur, il s’agissait là d’un manquement à l’alinéa 6c) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I.
[68] Étant donné que la défenderesse n’avait pas terminé la conception des modifications à apporter à l’équipement, aux structures, aux systèmes et aux éléments comme les cheminées et la modélisation des rejets pour que la production de pastilles puisse avoir lieu à Peterborough, les renseignements concernant la conception matérielle n’ont pas été fournis. Le demandeur soutient que cette omission va à l’encontre des alinéas 3a), b), e) et h) et 6a) et b) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I.
[69] Les renseignements concernant la protection de l’environnement n’ont pas été fournis, la Commission ayant conclu que la défenderesse n’avait pas mis à jour son programme de surveillance environnementale pour tenir compte des opérations de production de pastilles à l’installation de Peterborough. Selon le demandeur, ces renseignements devaient être fournis aux termes des sections 4.2 et 4.3 du document RegDoc‑2.9.1 et des alinéas 3g) et 3h) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I afin qu’il soit possible de relever, de contrôler et de surveiller tous les rejets de substances radioactives et dangereuses dans l’environnement.
[70] De l’avis du demandeur, étant donné que les renseignements concernant les quatre DSR ne figuraient pas dans la demande, la Commission n’avait pas en main l’information nécessaire pour en arriver à une décision raisonnable au titre du paragraphe 24(4) de la LSRN en vue d’autoriser le transfert par la défenderesse des opérations de production de pastilles à l’installation de Peterborough.
[71] Le demandeur soutient que la demande de permis de la défenderesse ne comprenait pas les renseignements exigés au sujet de ses politiques proposées relativement à la protection de l’environnement et de ses programmes proposés pour la surveillance de l’environnement et des effluents en ce qui a trait à l’installation de Peterborough (suivant les exigences des alinéas 3g) et 3h) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I), ni les renseignements exigés au sujet de la conception et de l’aménagement de l’installation de Peterborough, des points de rejet et des effets sur l’environnement (suivant les exigences de l’article 6 du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I).
[72] La défenderesse affirme pour sa part qu’elle a fourni des renseignements répondant aux exigences pour chacun des DSR en question ainsi qu’aux exigences réglementaires qui s’appliquent à elle et que la Commission n’a pas commis d’erreur en reconnaissant à l’unanimité que la défenderesse avait satisfait aux exigences du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I. La défenderesse soutient que l’évaluation des risques environnementaux (ERE) qu’elle a présentée à la Commission, et dans laquelle il a été conclu que les opérations consolidées de production de pastilles donneraient lieu à des rejets et à des dangers radiologiques représentant une très faible fraction des limites du permis ou des limites réglementaires, fournit des renseignements qui répondent aux exigences des alinéas 3g), 3h), 6h), 6i), 6j) et 6k) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I. La défenderesse ajoute qu’elle a fourni des renseignements détaillés au sujet de son programme de surveillance environnementale conformément à l’alinéa 6h) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I et qu’elle a proposé de transférer ses pratiques de surveillance de l’air et du sol de l’installation de Toronto à celle de Peterborough si elle commençait à produire des pastilles dans cette dernière installation, soit la même obligation découlant de la condition de permis 15.1. Selon la défenderesse, l’ERE portait sur les particularités du site, puisqu’elle tient explicitement compte des conditions climatiques et météorologiques locales, du milieu géologique, de l’écoulement des eaux souterraines, des eaux de surface, de l’environnement terrestre et aquatique, de l’utilisation des terres et de la présence de l’école publique Prince of Wales.
[73] La Cour convient avec la défenderesse que le caractère suffisant d’une demande présentée au titre du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I est une norme subjective qu’il appartient à la Commission d’appliquer, car les règlements énoncent des normes vastes et générales et comportent des termes définis sans précision scientifique. Ces normes générales laissent à la Commission une marge de manœuvre dans l’appréciation qu’elle doit faire. Il convient de souligner que la Commission a rédigé elle‑même le Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I au titre de l’article 44 de la LSRN. Le législateur a laissé à la Commission, et non au demandeur ou à la Cour, le soin de déterminer le degré de spécificité exigé par ces termes généraux.
[74] De l’avis de la Cour, il était raisonnable que les données et pratiques se rapportant à l’installation de Toronto soient transposées à celle de Peterborough pour l’application de l’ERE et du programme de surveillance environnementale. Cette façon de procéder trouve appui dans les orientations données dans le document REGDOC‑2.9.1, Protection, principes, évaluations environnementales et mesures de protection de l’environnement, qui indique que l’ERE initiale d’une nouvelle installation ou d’une nouvelle activité est « fondée sur les meilleures estimations des caractéristiques propres à l’installation ou à l’activité »
et est « principalement prédictive »
, puisqu’elle implique l’évaluation des effets potentiels d’une installation ou d’une activité hypothétique. Les données relatives à l’installation de Toronto représentaient des données plus solides et plus fiables sur la sûreté qu’une simple évaluation prédictive d’une installation hypothétique dont les opérations n’ont pas encore débuté. Il était loisible à la Commission d’accepter les données de 2016, car ce sont elles qui conviennent le mieux aux fins d’une conclusion sur cette question.
[75] En ce qui concerne l’analyse de la sûreté, il était également raisonnable de la part de la Commission de se fonder sur le rapport d’analyse de la sûreté de la défenderesse à l’égard de l’installation de Toronto pour satisfaire aux exigences de l’alinéa 6c) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I, ainsi qu’à sa demande de mise à jour à mi‑parcours de sa période d’autorisation avant le début des opérations de production des pastilles à Peterborough, conformément à la condition de permis 15.2.
[76] La défenderesse soutient qu’elle a consacré 14 des 58 pages de sa demande de permis aux mesures, politiques, méthodes et procédures proposées pour l’exploitation et l’entretien de l’installation nucléaire et a donc satisfait aux exigences de l’alinéa 6d) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I. Elle fait valoir que les renseignements concernant l’installation de Toronto étaient transposables, car une bonne partie de cette information se compose des pratiques et politiques générales qui s’appliqueraient indépendamment de l’endroit où aurait lieu la production de pastilles et que la défenderesse a l’intention de mettre en œuvre exactement la même façon de faire en cas de transfert de la production de pastilles à l’installation de Peterborough. Il était raisonnable de la part de la Commission de se fonder sur ces renseignements.
[77] Quant à la conception matérielle, la défenderesse affirme qu’elle a fourni des descriptions des emplacements, des structures, des systèmes et de l’équipement utilisés ainsi que l’exigent les alinéas 3a), 3b), 6a) et 6b) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I. Les opérations de production de pastilles à Peterborough se poursuivraient dans l’installation autorisée existante par suite d’une nouvelle configuration de l’espace existant et aucun nouveau bâtiment ne serait construit. Les changements et modifications susceptibles de survenir pendant la période d’autorisation seraient régis par le plan de gestion des changements de la défenderesse, que la Commission a approuvé. La défenderesse ajoute que son ERE comporte des renseignements sur les points de rejet à l’installation proposée, suivant les exigences de l’alinéa 6i) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I. La Commission savait que l’emplacement exact des nouveaux points de rejet n’avait pas encore été déterminé de façon définitive, mais estimait néanmoins que la défenderesse avait fourni des renseignements suffisants aux fins de l’exercice des pouvoirs de la Commission en vertu du paragraphe 24(4).
[78] La Commission n’a pas commis d’erreur susceptible de révision en demandant au titulaire de permis de fournir des renseignements supplémentaires plus tard. Il est prévisible que des changements soient apportés à une installation ou activité autorisée. Il serait peu utile que la Commission ait le pouvoir d’assortir les permis des conditions qu’elle estime nécessaires si les demandes de permis devaient comporter des renseignements tenant pleinement compte de toute éventualité pendant la période autorisée.
[79] La Commission disposait d’un fondement suffisant pour en arriver à une décision raisonnable, car il était raisonnable de sa part de se fonder sur les renseignements que la défenderesse avait fournis conformément aux exigences des lois et règlements qui s’appliquent à elle. Il n’y a pas lieu d’intervenir relativement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission pour la seule raison que ce pouvoir aurait pu être exercé différemment (Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2 à la p 7).
[80] Dans la décision Greenpeace CF, la Cour fédérale a conclu qu’il était raisonnable de la part de la Commission de considérer des plans qui étaient « loin d’être définitifs »
comme des plans respectant les exigences de l’article 3 du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I (Greenpeace CF au para 409). En tout état de cause, les demandes de renseignements supplémentaires de la Commission ne constituent pas de la part de celle‑ci des conclusions selon lesquelles la défenderesse n’a pas fourni des renseignements suffisants aux fins de la prise d’une décision. C’est à juste titre au jugement de la Commission qu’il convient de laisser le soin de décider si ces renseignements sont suffisants, car elle possède une expertise poussée sur ces questions (Alberta Wilderness Assn. c Express Pipelines Ltd, 1996 CanLII 12470 (CAF) au para 9; Greenpeace CAF au para 60). Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Greenpeace CAF : « Il est […] inapproprié pour une cour réformatrice de remettre ces conclusions en question par le réexamen poussé des éléments de preuve, ce que les appelants demandent à la Cour de faire en l’espèce »
(Greenpeace CAF au para 60).
[81] En conséquence, la Cour est d’avis que la Commission disposait d’un fondement suffisant pour tirer des conclusions raisonnables au sujet des DSR mentionnés plus haut, soit la conduite de l’exploitation, l’analyse de la sûreté, la conception matérielle et la protection de l’environnement, ainsi qu’au sujet du respect du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I. Il ne convient pas que notre Cour apprécie à nouveau les éléments de preuve et en arrive à une conclusion différente sur la question de savoir si les exigences du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I ont été respectées.
C.
La Commission a‑t‑elle adéquatement tenu compte du principe ALARA, du principe de justification ou du principe de prudence?
[82] Le demandeur soutient que la Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable au vu de trois principes : (i) le principe ALARA, (ii) le principe de justification et (iii) le principe de prudence. De l’avis du demandeur, ces principes sont ancrés dans le droit international et les articles 3 et 9 et le paragraphe 24(4) de la LSRN exigeaient que la Commission les applique.
[83] Le demandeur invoque l’arrêt Kazemi (Succession) c République islamique d’Iran, 2014 CSC 62 [Kazemi] au para 61 pour soutenir que la législation est réputée s’appliquer conformément aux obligations internationales du Canada et que les décideurs doivent se fonder sur ces obligations lorsqu’ils interprètent et appliquent les lois.
[84] Le demandeur fait valoir que l’expression « obligations internationales »
figurant au paragraphe 24(4) de la LSRN doit être interprétée de façon à englober les trois principes fondamentaux de la radioprotection : la justification, l’optimisation de la radioprotection (ou ALARA) et la limitation des doses de rayonnement (les principes de radioprotection). Selon le demandeur, la Cour devrait interpréter le paragraphe 24(4) en fonction du critère juridique servant à établir l’existence d’une règle de droit international coutumier, car ce critère porte sur l’incorporation dans le droit national des éléments du droit international qui n’existent pas sous forme de traités.
[85] La simple existence d’une règle coutumière de droit international n’entraîne pas son incorporation automatique dans l’ordre juridique interne (Kazemi au para 61). Pour être reconnue en droit canadien, une norme de droit international coutumier doit satisfaire à deux exigences : a) il doit s’agir d’une pratique générale, mais pas nécessairement universelle, et b) cette pratique doit équivaloir à une obligation juridique (opinio juris) (Nevsun Resources Ltd c Araya, 2020 CSC 5 au para 77).
[86] Le demandeur fait valoir que ces critères sont établis par l’adhésion du Canada aux recommandations de 1977 de la Commission internationale de protection radiologique [la CIPR] sur la radioprotection qui ont été adoptées dans les Principes fondamentaux de sûreté de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Ces principes fondamentaux de sûreté s’articulent autour des trois grands principes énumérés plus haut. Le demandeur ajoute que cette pratique générale de l’analyse de la justification comprend l’examen de facteurs comme les aspects sociétaux et éthiques (section 3.85 du document de l’Agence internationale d’énergie atomique intitulé « Radiation Protection of the Public Environment »
(protection de l’environnement public contre les rayonnements)).
[87] Le demandeur invoque également une déclaration que la Commission a faite en 2019 à la CIPR, selon laquelle son processus d’autorisation englobe l’exercice de justification : Commission canadienne de sûreté nucléaire, « Réponse du Canada au rapport de la mission du SEIR 2019 »
.
a)
Principe ALARA
[88] Le demandeur soutient qu’il n’était pas raisonnable de la part de la Commission d’autoriser les conditions du permis alors qu’elle a explicitement rejeté, dans sa décision, la prise en compte des facteurs sociaux et économiques à examiner pour savoir si les doses de rayonnement des substances nucléaires que recevraient le public et l’environnement respectaient le principe ALARA. Le demandeur fait donc valoir que la Commission n’a pas mis en œuvre le principe ALARA en refusant d’examiner les facteurs sociaux et économiques, contrairement aux exigences de l’alinéa 4a) du Règlement sur la radioprotection.
[89] Le demandeur souligne que, à la section 5.0 du guide d’application de la documentation G‑129, rév. 1, Maintenir les expositions et les doses au « Niveau le plus bas qu’il soit raisonnablement possible d’atteindre (ALARA) »
, le prédécesseur du projet de document d’application de la réglementation 2.7.1, Radioprotection, il est confirmé que le principe ALARA tient compte des facteurs sociaux et économiques pertinents, y compris le point de vue du public. De plus, ajoute le demandeur, la mise en œuvre du principe ALARA est exigée par les sections 2.1 et 4.2.1 du document REGDOC‑2.9.1, Protection de l’environnement, par les sections 2.1.1, 2.1.2, 2.2.2 et 3.1 du document RegDoc 2.9.2, Contrôle des rejets dans l’environnement (projet de 2021), et par l’annexe B du document RegDoc 3.1.2, Exigences relatives à la production de rapports, tome 1 : Installations nucléaires de catégorie I non productrices de puissance et mines et usines de concentration d’uranium.
[90] Au soutien de son argument selon lequel la Commission a omis de tenir compte des facteurs sociaux ainsi que l’exige le principe ALARA, le demandeur cite des extraits de la transcription des audiences publiques au cours desquelles le président de la Commission a affirmé à plusieurs reprises que [traduction] « la Commission n’est pas tenue non plus, dans le cadre de son mandat, de s’assurer que les activités autorisées bénéficient d’un appui communautaire, d’une adhésion locale ou d’une approbation ou acceptabilité sociale. […] La Commission n’a pas pour mission de soupeser les différentes considérations d’ordre social »
.
[91] De l’avis du demandeur, non seulement le principe ALARA est‑il inscrit dans les règlements nationaux, mais il constitue également une obligation internationale fondamentale dont la Commission doit assurer le respect aux termes du paragraphe 24(4) de la LSRN. Le demandeur affirme que le Canada est tenu, par l’article 15 de la Convention sur la sûreté nucléaire, de prendre toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce que l’exposition aux rayonnements demeure conforme au principe ALARA, de sorte que la Commission devait prendre en compte ce principe, y compris les facteurs sociaux et économiques.
[92] La défenderesse répond que la majorité des commissaires a tenu adéquatement compte du principe ALARA. Elle affirme que le principe ne constitue pas le seul fondement des décisions de la Commission en matière de permis. De l’avis de la défenderesse, le principe ALARA est plutôt appliqué au moyen du Règlement sur la radioprotection et exige que les titulaires de permis mettent en œuvre un programme de radioprotection. La Commission applique le principe ALARA en veillant à ce que ce programme soit satisfaisant (guide d’application de la réglementation G‑129, rév. 1, Maintenir les expositions et les doses au « niveau le plus bas qu’il soit raisonnablement possible d’atteindre (ALARA) »
, sections 1.0, 2.0 et 4.0). La défenderesse respecte cette exigence, notamment en surveillant les doses de rayonnement, en mettant en œuvre des seuils d’intervention et en mettant en place un comité ALARA. La Commission n’est pas tenue d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’une manière qui est conforme au principe ALARA; son obligation se limite plutôt à s’assurer que le titulaire de permis met en œuvre des mesures d’optimisation des doses de rayonnement. Dans sa décision, la majorité des commissaires établit que les efforts déployés pour réduire les doses sont proportionnels au risque en soulignant que « les très faibles niveaux de rejets dans l’environnement et de doses au public »
qui découleraient du regroupement potentiel des opérations des deux installations « n’auraient pas d’impact sur la santé des personnes et l’environnement »
(décision d’octroi de permis au para 447).
[93] Le Règlement sur la radioprotection et les autres règlements applicables ou documents d’application de la réglementation ne comportent aucune disposition exigeant que la Commission exerce son pouvoir discrétionnaire conformément au principe ALARA dans le cadre de son évaluation des programmes de radioprotection. Le principe ALARA n’est inscrit à l’alinéa 4a) du Règlement sur la radioprotection qu’en ce qui concerne la conception d’un programme de radioprotection par le titulaire de permis. Aucun des règlements ou des documents d’application de la réglementation que le demandeur a invoqués n’oblige la Commission à respecter le principe ALARA dans ses décisions ou à tenir compte des facteurs sociaux dans l’application de ce principe. Bien que ces facteurs figurent dans le projet de document d’application de la réglementation que le membre dissident de la Commission a invoqué, ils n’ont pas encore été incorporés dans le droit national. Des modifications légales seraient nécessaires pour que les facteurs sociaux aient un impact sur le pouvoir discrétionnaire de la Commission en matière d’octroi de permis. Un représentant du demandeur a admis ce fait lors des audiences de la Commission.
[94] En tout état de cause, le projet de document d’application de la réglementation que le demandeur a invoqué, soit le document RegDoc 2.7.1, indique à la section 4.1.3 que le principe ALARA doit être mis en œuvre par le titulaire de permis et non par la Commission. Selon le guide d’application de la réglementation G‑129, rév. 1, qui est actuellement en vigueur, la Commission « estime que les titulaires de permis se conforment aux dispositions de l’alinéa 4a) du Règlement sur la radioprotection s’ils ont adopté des processus visant à maintenir les doses à un niveau ALARA »
(guide d’application de la réglementation G‑129, rév. 1, section 4.0).
[95] De l’avis de la Cour, la Commission n’a pas omis déraisonnablement d’appliquer le principe ALARA, car elle n’était pas tenue de le faire dans sa décision. La Commission a conclu à juste titre que la défenderesse avait respecté le principe ALARA en surveillant les doses de rayonnement, en mettant en œuvre des « seuils d’intervention »
et en mettant en place un comité ALARA.
b)
Principe de justification
[96] Le demandeur soutient que la décision d’octroi de permis n’est pas raisonnable, parce qu’elle ne respecte pas le principe de justification et ne satisfait donc pas à l’exigence du paragraphe 24(4) de la LSRN quant à la mise en œuvre des obligations internationales. De l’avis du demandeur, selon le principe de justification, la Commission ne pouvait autoriser les opérations de production de pastilles à l’installation de Peterborough sans conclure que les effets bénéfiques découlant de l’exposition à des niveaux plus élevés de rayonnement ionisant l’emportaient sur les effets préjudiciables.
[97] La défenderesse soutient que le principe de justification n’a pas été incorporé ou adopté dans la LSRN, dans les règlements d’application de cette loi ou dans l’un ou l’autre des guides d’application de la réglementation de la Commission. Le Canada n’a pas convenu d’adopter ou d’incorporer le principe de justification dans le droit interne; en conséquence, la mention des « obligations internationales »
dans la LSRN n’a pas pour effet d’inscrire le principe de justification dans cette loi. La défenderesse ajoute que le Canada a expressément rejeté une demande de l’Agence internationale d’énergie atomique en vue d’incorporer explicitement le principe de justification dans son cadre juridique (Commission canadienne de sûreté nucléaire, « Réponse du Canada au rapport de la mission du SEIR »
, p 3‑4). Compte tenu du rejet explicite du principe par le Canada, la défenderesse soutient que ce principe ne peut pas non plus être considéré comme une règle du droit international coutumier, parce qu’il ne satisfait pas au critère selon lequel la pratique doit équivaloir à une obligation juridique. Enfin, la défenderesse souligne que, bien que le principe de justification reconnu en droit international exige une évaluation de la question de savoir si les effets bénéfiques l’emportent sur les effets préjudiciables, l’application du principe par la Commission est différente en ce que la Commission « justifie »
ses décisions par l’absence de risque déraisonnable. Selon la défenderesse, la majorité des commissaires a confirmé cette interprétation du principe de justification dans ses motifs, en expliquant que son rôle consiste à appliquer la LSRN et les règlements pris en vertu de cette loi de façon à veiller à ce que la défenderesse mène ses activités en toute sûreté à l’intérieur de ces limites réglementaires.
[98] La Cour convient avec la défenderesse que la mention de l’expression « obligations internationales »
au paragraphe 24(4) de la LSRN n’a pas pour effet d’inscrire le principe de justification dans cette loi. En l’absence d’une incorporation explicite, le contenu normatif des lois internes du Canada n’englobe pas les principes de droit international. Dans la décision unanime que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, le juge Stratas a formulé les principes suivants au sujet des normes internationales :
[77] Nous constatons ces abus trop souvent de nos jours. Le droit international n’entre dans les débats judiciaires et administratifs que de manière précise et conforme aux règles de droit établies et à notre cadre constitutionnel : voir Nation Gitxaala c. La Reine, 2015 CAF 73.
[…]
[80] Pour cette raison fondamentale, les instruments internationaux ne peuvent pas devenir des lois canadiennes sans un acte législatif national. Autrement dit, les instruments internationaux ne sont pas automatiquement exécutoires dans le droit national canadien. Ils doivent être intégrés au droit national canadien par une loi qui adopte l’instrument international en tout ou en partie ou qui établit des normes empruntées à l’instrument ou liées à celui‑ci : voir Capital Cities Comm. c. C.R.T.C., [1978] 2 R.C.S. 141, aux pages 171 et 172, Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, et bien d’autres décisions. Si le législateur décide de ne pas adopter un instrument international précis, cet instrument ne devient pas une loi nationale contraignante : voir Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, au paragraphe 137. Ceux qui veulent qu’il soit une loi contraignante n’ont qu’un seul recours : ils doivent persuader certains politiciens de le faire.
[…]
[87] Ces principes s’appliquent aux décideurs administratifs ainsi qu’aux tribunaux judiciaires. Comme les tribunaux judiciaires, les décideurs administratifs doivent interpréter les lois en examinant leur texte, leur contexte et leur objet : voir Vavilov, aux paragraphes 120 et 121. Comme nous l’avons vu plus haut, en utilisant cette méthode, le droit international n’entre dans l’analyse que de certaines manières précises.
[99] Dans sa réponse à l’Agence internationale d’énergie atomique par laquelle elle a refusé d’adopter explicitement le principe de justification, la Commission a souligné que son processus d’autorisation « englobe »
le principe de justification du droit international; cependant, elle a fait une distinction entre l’analyse de la justification prévue au paragraphe 24(4) de la LSRN, qui exige que les décisions soient justifiées par l’absence de risque déraisonnable, et le principe de justification reconnu en droit international, qui exige un examen de la question de savoir si les effets bénéfiques l’emportent sur les effets préjudiciables. En conséquence, il n’y a pas lieu d’affirmer que le principe de justification reconnu en droit international équivaut à une obligation juridique au Canada. Pour cette raison, il ne satisfait pas au critère de l’opinio juris et ne constitue pas une norme du droit international coutumier.
c)
Principe de prudence
[100] Le demandeur invoque l’arrêt 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c Hudson (Ville), 2001 CSC 40 aux para 30‑32 [Spraytech], pour faire valoir que la Commission a omis d’appliquer le principe de prudence inscrit dans le Principe 15 de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, Doc NU A/CONF 151/26/rév. 1 (1992), dont le respect est exigé aux termes du document d’application de la réglementation de la Commission intitulé « Mise en œuvre des principes de prudence et de développement durable dans le droit nucléaire – Une perspective canadienne »
. Le demandeur fait valoir que, même si la Commission affirme que les doses et rejets environnementaux estimés pouvant découler des opérations de production de pastilles à l’installation de Peterborough sont « bien caractérisés »
, elle en est arrivée à une décision sans les données nécessaires au sujet des particularités du site, contrairement au principe de prudence.
[101] La défenderesse soutient que la Commission a décidé à bon escient de ne pas appliquer le principe de prudence, car il n’y avait pas de menaces de « dommages graves ou irréversibles »
. La défenderesse invoque la définition du principe de prudence formulée dans l’arrêt Spraytech, au paragraphe 31, où la Cour suprême confirme que le principe est déclenché « lorsque des dommages graves ou irréversibles risquent d’être infligés […] »
. La défenderesse ajoute que le commissaire dissident a réinterprété le principe de prudence ou en a étendu la portée en mentionnant qu’il n’était pas convaincu de cet aspect parce que le transfert des opérations de production de pastilles à Peterborough ne serait pas « sous le signe de la prudence »
.
[102] La Cour convient avec la défenderesse que, selon la définition donnée dans l’arrêt Spraytech, le principe de prudence n’était pas en cause en l’espèce. La majorité des commissaires a expressément conclu qu’il « n’y aurait pas de dommages graves ou irréversibles »
par suite du transfert des opérations de production de pastilles à Peterborough. Le commissaire dissident a admis qu’il « est difficile de soutenir qu’il existe un risque de ‘dommages graves ou irréversibles’ en cas de transfert des opérations de production de pastilles »
. Le critère ne réside pas, comme le commissaire dissident l’a mentionné, dans le fait qu’il y a inobservation du principe au motif que le transfert des opérations à Peterborough ne serait « pas sous le signe de la prudence »
. Il était donc raisonnable de la part de la majorité des commissaires de conclure que le principe de prudence ne s’appliquait pas.
VII.
Conclusion
[103] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la Cour n’est pas autorisée à substituer sa propre opinion sur le bien‑fondé de l’affaire sous‑jacente. Il est possible que des personnes raisonnables ne s’entendent pas sur la question de savoir s’il est sage d’étendre des opérations industrielles caractérisées par la manipulation de substances nucléaires dans un quartier résidentiel à un emplacement adjacent à une école primaire. La Cour sait que la ville de Peterborough a un long passé industriel. Il semble que l’installation de la défenderesse est exploitée à son emplacement actuel depuis de nombreuses années, tant par son propriétaire actuel que par les propriétaires précédents. La preuve au dossier n’indique pas à quand remonte la construction de l’école dans ce quartier et ne permet pas de savoir si l’installation de la défenderesse était utilisée pour la manipulation de substances nucléaires lors de cette construction. Les préoccupations des résidents de ce quartier, surtout les parents des enfants qui fréquentent cette école, sont compréhensibles, malgré la preuve et les conclusions des membres de la Commission, y compris le commissaire dissident, selon lesquelles le risque de dommages est très faible. Même si la Cour peut douter de la sagesse d’étendre l’exploitation d’une entreprise industrielle comportant la manipulation de substances nucléaires dans le voisinage immédiat d’une école primaire, ce n’est pas la question qu’elle doit trancher en l’espèce.
[104] Appliquant la norme juridique de la décision raisonnable, y compris la déférence exigée par les décisions faisant autorité, la Cour estime qu’il ne s’agit pas d’une affaire où elle peut conclure qu’il est vraiment nécessaire d’intervenir afin de préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif (Vavilov au para 13). En conséquence, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.
[105] Les parties ont convenu de supporter leurs propres dépens. En conséquence, aucuns dépens ne seront adjugés.
JUGEMENT dans le dossier T‑228‑21
LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Les parties supportent leurs propres dépens.
« Richard G. Mosley »
Juge
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑228‑21
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INTITULÉ :
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CITIZENS AGAINST RADIOACTIVE NEIGHBOURHOODS c BWXT NUCLEAR ENERGY INC
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LES 21 ET 22 MARS 2022
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JUGeMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE MOSLEY
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DATE DES MOTIFS :
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LE 9 JUIN 2022
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COMPARUTIONS :
Theresa A. McClenaghan
Kerrie Blaise
Jacqueline Wilson
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POUR Le demandeur
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John Terry
James Gotowiec
Alex Bogach
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POUR LA DÉFENDERESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Association canadienne du droit de l’environnement
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Torys LLP
Toronto (Ontario)
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POUR La défenderesse
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