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Date : 20220607


Dossier : T-2184-18

T-2185-18

Référence : 2022 CF 843

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 juin 2022

En présence de madame la juge Rochester

ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ

Dossier : T-2184-18

ENTRE :

ARC‑EN‑CIEL PRODUCE INC., UNE PERSONNE MORALE DONT LE SIÈGE EST SITUÉ AU 122 THE WEST MALL, TORONTO (ONTARIO), CANADA M9C 1B9

demanderesse

et

LE NAVIRE « BF LETICIA » ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTE AUTRE PERSONNE AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « BF LETICIA », ET BF LETICIA FOROOHARI SCHIFFS, UNE PERSONNE MORALE, A/S PETER DOEHLE SCHIFFAHRTS-KG, ELBCHAUSSEE 370, 22609, HAMBOURG, ALLEMAGNE, A/S MONTSHIP INC., 360 RUE ST‑JACQUES, BUREAU 100, MONTRÉAL (QUÉBEC) H2Y 1R2, ET GREAT WHITE FLEET, UNE PERSONNE MORALE DES ÉTATS-UNIS, A/S MONTSHIP INC. 360 RUE ST‑JACQUES, BUREAU 100, MONTRÉAL (QUÉBEC) H2Y 1R2

défendeurs

Dossier : T-2185-18

ET ENTRE :

ARC‑EN‑CIEL PRODUCE INC., UNE PERSONNE MORALE DONT LE SIÈGE EST SITUÉ AU 122 THE WEST MALL, TORONTO (ONTARIO), CANADA M9C 1B9

demanderesse

et

LE NAVIRE « MSC BELLE » ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTE AUTRE PERSONNE AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « MSC BELLE », ET BELLE INC., UNE PERSONNE MORALE, A/S MSC MEDITERRANEAN SHIPPING CO. SA, CHEMIN RIEU, 12-14, 1208 GENÈVE, SUISSE, A/S MONTSHIP INC., 360 RUE ST‑JACQUES, BUREAU 100, MONTRÉAL (QUÉBEC) H2Y 1R2, ET GREAT WHITE FLEET, UNE PERSONNE MORALE DES ÉTATS-UNIS, A/S MONTSHIP INC. 360 RUE ST‑JACQUES, BUREAU 100, MONTRÉAL (QUÉBEC) H2Y 1R2

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

TABLE DES MATIÈRES :

I. Introduction

II. Faits

III. Historique procédural

IV. Questions en litige

V. Analyse

A. Connaissement

1) Première fonction – Reçu

2) Deuxième fonction – Preuve du contrat de transport

3) Troisième fonction – Document formant titre

4) La forme du connaissement

B. Les Règles de La Haye-Visby – Introduction et contexte

C. Le document d’expédition est-il un contrat de transport constaté par un connaissement ou tout autre document similaire formant titre au sens des Règles de La Haye-Visby?

D. Le document d’expédition s’apparente-t-il à une lettre de transport?

E. Le contrat de services

F. Conclusion – Qualification des documents d’expédition et du contrat de services au regard des Règles de La Haye-Visby et de l’article 43 de la Loi

G. L’article 46 de la Loi s’applique-t-il aux documents d’expédition?

H. Existe-t-il un motif sérieux de ne pas appliquer la clause d’élection de for attribuant compétence à la Cour de district des États-Unis du district Sud de New York?

VI. Conclusion

 


I. Introduction

L’histoire du droit maritime porte l’empreinte d’une recherche constante de stabilité et de sécurité dans les rapports entre les hommes qui confient leur personne et leurs biens à la mer capricieuse et indomptable. Depuis des temps immémoriaux, le postulat qui a inspiré toutes les approches du problème implique l’établissement d’un droit uniforme.

The history of maritime law bears the stamp of a constant search for stability and security in the relations between the men who commit themselves and their belongings to the capricious and indomitable sea. Since time immemorial, the postulate which has inspired all the approaches to the problem has implied the establishment of a uniform law.

Lilar et Bosch, Le Comité Maritime International 1897-1972.

[1] Si l’on excepte l’utilisation du terme « hommes » plutôt que « personnes », cette affirmation reste valable aujourd’hui. Les parties à la présente action cherchent à obtenir une certitude quant au régime juridique applicable aux ententes contractuelles relatives au transport des marchandises en litige.

[2] L’affaire dont je suis saisie concerne plusieurs expéditions conteneurisées de produits frais transportés du Costa Rica à Etobicoke, au Canada. La demanderesse, Arc‑En‑Ciel Produce Inc. [l’entreprise réclamante ou la réclamante] allègue que la cargaison est arrivée à destination endommagée et détériorée. La réclamante, qui a intenté deux actions devant notre Cour, a désigné comme défendeurs la Great White Fleet, les navires qui transportaient la cargaison et leurs propriétaires respectifs. La défenderesse, la Great White Fleet [le transporteur], agit à ce titre dans les deux actions.

[3] Le transporteur et la réclamante entretiennent une relation d’affaires depuis plusieurs années. La nature de la relation contractuelle qui les unit, relativement aux expéditions en cause, est en litige dans les présentes requêtes.

[4] Dans chacune des actions, le transporteur a présenté, en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, une requête en suspension d’instance fondée sur la clause d’élection de for attribuant compétence à la Cour de district des États‑Unis du district Sud de New York. Le transporteur fait valoir que les parties doivent être tenues de respecter leur entente et que, par conséquent, la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder la suspension d’instance demandée. Le transporteur soutient que la réclamante n’a pas démontré l’existence d’un « motif sérieux » de ne pas appliquer la clause d’élection de for. Il s’appuie sur l’arrêt ZI Pompey Industrie c ECU-Line NV, 2003 CSC 27 [ZI Pompey], dans lequel la Cour suprême du Canada a adopté le critère des « motifs sérieux » énoncé dans l’arrêt Cargo Owners v « Eleftheria » (The), [1969] 1 Lloyd’s Rep. 237 à la p 242 (Adm. Div.) [The Eleftheria].

[5] La réclamante demande à la Cour de refuser d’appliquer la clause d’élection de for pour deux motifs. Tout d’abord, elle soutient que les contrats en litige entrent dans le champ d’application de l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6 [la Loi]. L’article 46 de la Loi permet au réclamant d’intenter une procédure au Canada malgré une clause de compétence étrangère, à condition que certaines conditions soient remplies. Deuxièmement, et à titre subsidiaire, la réclamante soutient qu’elle a démontré l’existence d’un « motif sérieux » d’annuler la clause d’élection de for.

[6] La présente requête soulève donc les deux questions suivantes : (i) l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime s’applique‑t‑il aux contrats en litige? (ii) Dans la négative, existe‑t‑il un « motif sérieux » justifiant de refuser d’appliquer la clause d’élection de for?

[7] Pour trancher la première question, il est nécessaire d’examiner la nature des ententes contractuelles entre le transporteur et la réclamante. Je précise d’emblée qu’il ne s’agit pas d’une tâche facile. Les dispositions applicables de la Loi, y compris la convention internationale connue sous le nom de Règles de La Haye-Visby qui y est annexée, trouvent leur origine dans des dispositions qui ont été négociées en 1893. Ces dispositions sont à leur tour fondées sur des pratiques commerciales et maritimes qui ont existé et évolué au cours des quelque six siècles qui ont précédé leur adoption en 1893. Leur évolution s’est poursuivie au cours des XXe et XXIsiècles, mais la majeure partie du texte législatif en litige, rédigé au XIXsiècle, est resté le même.

[8] La Cour doit donc faire un choix entre, d’une part, une interprétation stricte de la Loi basée sur le sens des termes utilisés au XIXsiècle et des documents qui existaient à l’époque, et d’autre part, une interprétation large tenant compte des réalités modernes du transport international de marchandises et de l’objectif de protection des consommateurs canadiens. Pour trancher les présentes requêtes, il est donc approprié et nécessaire d’examiner, entre autres choses, l’origine des documents et des textes législatifs. Je tiens à souligner que, pour ce faire, j’ai pu compter sur les observations judicieuses des avocats des deux parties, des praticiens compétents spécialisés en droit maritime, qui ont représenté avec rigueur, application et transparence leurs clients respectifs.

II. Faits

[9] Avant de me pencher sur les origines du type de documents en litige et sur l’historique des dispositions constituant le régime canadien de transport de marchandises par eau, j’exposerai brièvement les faits, puis l’historique procédural de la présente affaire.

[10] Le transporteur et la réclamante ont déposé des affidavits à l’appui des documents accompagnant leurs requêtes. Le transporteur s’appuie sur l’affidavit de Luis Rodriguez Contreras, analyste des réclamations en matière de transport, qui s’occupe des créances pour le compte du transporteur, y compris celles faisant l’objet de la présente action. M. Contreras décrit en détail la relation d’affaires qui unit les parties, le processus qui a été suivi, ainsi que la documentation utilisée relativement aux marchandises transportées par le transporteur aux termes de son entente avec la réclamante. La documentation pertinente à laquelle M. Contreras fait référence est annexée à son affidavit.

[11] La réclamante s’appuie sur l’affidavit de Sam Hak, président de l’entreprise demanderesse. M. Hak décrit lui aussi la relation qui unit les parties, parle des expéditions en litige et joint la documentation pertinente à son affidavit.

[12] Le transporteur et la réclamante entretiennent une relation d’affaires depuis 2012. La réclamante est une entreprise canadienne qui se spécialise dans l’importation de fruits et légumes frais et leur distribution à des commerçants locaux. Le transporteur est spécialisé dans les services de fret conteneurisé sec et réfrigéré entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord. Le transporteur est une société affiliée à Chiquita Fresh North America LLC, dont le lieu d’affaires principal se trouve en Floride.

[13] Au cours de leur relation d’affaires, le transporteur a fourni à la réclamante des services de transport porte‑à‑porte de fruits et légumes frais en provenance d’Amérique centrale vers Toronto ou Etobicoke, en Ontario, au moyen de conteneurs réfrigérés. En juin 2019, le transporteur a transporté environ 185 conteneurs de produits pour la réclamante. Relativement aux expéditions en provenance du Costa Rica, le transporteur et la réclamante avaient conclu une série de contrats appelés « contrats de services ». Le plus récent, intitulé contrat de services confidentiels [contrat de services], a été conclu en juin 2017 et est resté en vigueur jusqu’au 30 juin 2018. Il était en vigueur au moment des expéditions en litige.

[14] Le contrat de services prévoyait des tarifs réduits par rapport au tarif publié par le transporteur, à condition que l’engagement minimum de cargaison soit atteint. Il contenait une clause incorporant le [traduction] « connaissement du transporteur » et prévoyant que ce « connaissement déterminera les modalités et conditions de l’expédition ».

[15] Le connaissement type du transporteur est un formulaire d’une page imprimé au recto et au verso. La grande majorité des clauses contenant les modalités du contrat figurent au verso de ce formulaire. On y trouve une clause de compétence, également connue sous le nom de clause d’élection de for, qui attribue compétence exclusive à la Cour de district des États‑Unis du district Sud de New York. Aussi, une [traduction] « clause paramount » stipule que le transport sera régi par la United States Carriage of Goods by Sea Act de 1936 [Loi américaine sur le transport de marchandises par mer]. Enfin, une clause relative au droit applicable prévoit l’application du droit fédéral américain ou, si aucune loi fédérale ne s’applique, des lois de l’État de New York.

[16] La réclamante déclare qu’elle n’a jamais reçu de copie des modalités figurant au formulaire type de connaissement du transporteur. En réponse, le transporteur affirme que ces modalités étaient accessibles et mentionnées dans tous les documents contractuels conclus entre les parties.

[17] Le transporteur a déposé une preuve relative au modus operandi établi entre les parties pour les expéditions de porte‑à‑porte. Ce mode de fonctionnement a également fait l’objet d’observations au cours de l’audience. La réclamante n’a pas contredit le modus operandi, et il est admis que les expéditions en litige étaient des expéditions de porte‑à‑porte.

[18] Pour créer un envoi au Costa Rica, une société appelée Arcsam de Costa Rica [l’expéditeur], que le transporteur croit être une filiale de la réclamante, communique avec le représentant du transporteur au Costa Rica pour lui présenter une demande de réservation. La demande de réservation confirme, entre autres choses, le type de produit, les quantités, le lieu de ramassage et la date demandée pour la livraison d’un ou de plusieurs conteneurs vides. Le transporteur se charge ensuite de faire livrer par une entreprise de camionnage locale le nombre requis de conteneurs que l’expéditeur remplira et scellera. Une fois remplis et scellés, les conteneurs sont ensuite transportés par camion jusqu’au port de chargement du navire qui se trouve à Puerto Limon, au Costa Rica.

[19] Les conteneurs sont expédiés avec l’indication que l’expéditeur les a chargés, arrimés et vérifiés, ce qui signifie que l’expéditeur est celui qui fournit au transporteur les renseignements sur le contenu du conteneur. L’expéditeur fournit au transporteur, entre autres choses, les numéros de scellés des conteneurs, la description et la quantité des marchandises qu’ils contiennent, ainsi que le réglage de la température requise pour le groupe frigorifique. Ces renseignements sont ensuite saisis dans la base de données du transporteur.

[20] Une fois arrivés à Puerto Limon, les conteneurs sont stockés en attendant d’être chargés sur un navire en vue d’une courte traversée vers le Guatemala, après quoi, ils sont déchargés, puis chargés sur un navire à destination de Wilmington, aux États-Unis.

[21] Une fois les conteneurs chargés, le transporteur envoie un courriel à la réclamante auquel il joint (i) un avis d’arrivée, et (ii) une copie de ce qui sera appelé le document d’expédition [document d’expédition] pour chaque conteneur. Le transporteur décrit ce document comme étant une [traduction] « remise expresse non signée et non négociable », et la demanderesse comme un [traduction] « connaissement international non négociable ». La nature et la qualification du document d’expédition, ainsi que les conséquences qui découlent de cette qualification, sont au cœur de la présente requête.

[22] Pour les marchandises en litige, six (6) documents d’expédition ont été délivrés; des copies de ces documents figurent au dossier. Une copie de l’un des documents d’expédition est jointe aux présents motifs en tant qu’annexe A. J’examinerai plus en détail le contenu des documents d’expédition, ainsi que du contrat de services, dans la partie « analyse » des présents motifs. Pour l’instant, disons simplement que les documents d’expédition portent le nom du transporteur en haut à gauche, et le titre [traduction] « CONNAISSEMENT INTERNATIONAL », en haut à droite. Chaque document d’expédition fait référence au numéro du contrat de services. On y trouve la mention d’un transport de porte‑à‑porte, le nom du navire, le numéro du conteneur et son contenu, ainsi que l’inscription [traduction] « remise expresse ». Ces documents ne sont pas signés. La réclamante est désignée à la fois comme la destinataire et la partie à aviser. Il est indiqué que les lieux de réception se situent à l’intérieur des terres du Costa Rica (Ujarras et Chachagua); le port de chargement est Puerto Limon, au Costa Rica; le port de déchargement est Puerto Barrios, au Guatemala; et le lieu de livraison est Etobicoke, en Ontario. Une fois les documents d’expédition délivrés, la réclamante en reçoit une copie, mais elle ne reçoit aucun original.

[23] Toujours au sujet du modus operandi, une fois que le navire arrive à Wilmington, aux États-Unis, les conteneurs sont déchargés et le transporteur obtient l’autorisation des douanes de déplacer la cargaison. Le transporteur engage ensuite un transporteur routier pour récupérer les conteneurs au port de Wilmington et les livrer à la destination d’Etobicoke, en Ontario. Lors de la livraison des conteneurs à la réclamante, le conducteur du camion demande qu’un représentant de la demanderesse signe une copie d’un connaissement de camionnage. Aucune copie du connaissement de camionnage, également connu sous le nom de connaissement de transporteur routier, ne figure au dossier.

[24] Il n’est pas contesté que pour pouvoir prendre livraison des marchandises, la réclamante n’était pas tenue de présenter ou de remettre une copie du document d’expédition.

[25] Le transport des marchandises en litige a été prévu pour la période du 8 décembre 2017 au 15 janvier 2018. Les documents d’expédition relatifs à chacun des conteneurs ont été délivrés entre le 15 décembre 2017 et le 28 janvier 2018. Les envois sont arrivés à Etobicoke entre le 4 janvier et le 26 février 2018. La réclamante affirme que, lorsqu’elle a descellé les conteneurs, elle a découvert que les marchandises présentaient diverses formes de dommages.

[26] La réclamante a informé le transporteur de la perte et lui a présenté des demandes d’indemnisation. En ce qui concerne le processus de réclamation auprès du transporteur, la réclamante a traité avec Montship Inc, l’agent du transporteur, établi à Montréal, au Canada.

[27] La réclamante a introduit les présentes actions le 21 décembre 2018. Le transporteur a déposé les présentes requêtes le 7 juin 2019. Comme il est expliqué plus loin, le cheminement procédural des requêtes a été long.

III. Historique procédural

[28] Les requêtes ont été initialement entendues par ma collègue la juge Elizabeth Heneghan. Dans un jugement daté du 29 janvier 2020, la juge Heneghan a conclu qu’il était prématuré de statuer sur la nature des ententes contractuelles conclues entre les parties et, plus précisément, de décider si les ententes en question constituaient un « contrat de transport de marchandises par eau » relevant de l’article 46 de la Loi (Arc-En-Ciel Produce Inc c MSC Belle (Navire), 2020 CF 23 [Arc-En-Ciel 2020]). Néanmoins, la juge Heneghan a conclu à l’existence de motifs suffisants pour refuser d’accorder la suspension d’instance demandée.

[29] Le transporteur a fait appel de cette décision. Dans l’arrêt Great White Fleet c Arc-En-Ciel Produce Inc., 2021 CAF 70 [Arc-En-Ciel 2021], la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel après avoir conclu que la question de savoir si les ententes contractuelles conclues entre les parties relevaient de l’article 46 de la Loi devait généralement être tranchée avant le procès. La Cour d’appel fédérale a souligné que l’idée de laisser au juge qui préside le soin de trancher cette question allait à l’encontre de l’un des objets de l’article 46 de la Loi, qui est d’éclaircir les questions de compétence. Elle a par conséquent conclu que la mesure appropriée consistait à renvoyer l’affaire à un autre juge de la Cour fédérale pour qu’il se prononce sur l’applicabilité de l’article 46 de la Loi.

[30] La Cour d’appel fédérale a également confirmé que, si l’article 46 de la Loi était jugé applicable, alors le critère visant à déterminer s’il faut accorder la suspension demandée serait le critère du forum non conveniens. Si l’article 46 devait ne pas s’appliquer, le critère applicable serait alors celui des motifs sérieux, tel qu’établi dans l’arrêt The Eleftheria. Je signale que le transporteur a laissé tomber ses arguments relatifs au forum non conveniens lors de l’audience devant la juge Heneghan. Il a fait de même devant moi. Par conséquent, si je conclus que l’article 46 de la Loi s’applique, les requêtes du transporteur seront rejetées et l’affaire sera instruite au Canada. Si je conclus que l’article 46 de la Loi ne s’applique pas, il incombera alors à la réclamante de démontrer qu’il existe un motif sérieux de refuser d’appliquer la clause d’élection de for.

[31] Si l’entente contractuelle est de nature à commander l’application de l’article 46 de la Loi, le réclamant est autorisé à intenter une action au Canada si l’un ou plusieurs des facteurs de rattachement énumérés à l’article 46 de la Loi existent. Ces facteurs, qui permettent de rattacher une créance au Canada, comprennent, sans toutefois s’y limiter, le fait que le port de chargement ou de déchargement – prévu au contrat ou effectif – est situé au Canada, et que le défendeur a au Canada un établissement, une succursale ou une agence. Le texte complet de l’article 46 est annexé aux présents motifs (voir l’annexe B). Selon la Cour d’appel fédérale, la question de savoir si le transporteur avait un agent au Canada a été tranchée par la juge Heneghan, ce qui satisfait à l’exigence de l’alinéa 46(1)b) de la Loi. Si je conclus que l’article 46 de la Loi s’applique aux ententes contractuelles en litige, je n’aurai alors pas besoin de réexaminer s’il existe ou non un facteur de rattachement.

IV. Questions en litige

[32] Les questions à trancher sont les suivantes :

  1. Quelle est la nature des ententes contractuelles entre le transporteur et la réclamante, telle qu’elle ressort du contrat de services et des documents d’expédition?

  2. Les ententes contractuelles commandent‑elles l’application de l’article 46 de la Loi, de sorte que la réclamante pourra poursuivre les procédures au Canada malgré la clause d’élection de for?

  3. Si l’article 46 de la Loi ne s’applique pas, la clause d’élection de for devrait‑elle néanmoins être annulée sur le fondement du critère des motifs sérieux établi dans l’arrêt The Eleftheria et retenu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt ZI Pompey?

[33] Comme je l’ai mentionné dans l’introduction des présents motifs, les questions A et B m’imposent de procéder à un examen détaillé de l’historique et de l’évolution de certaines ententes contractuelles utilisées dans le contexte du transport de marchandises par mer, ainsi qu’à un examen de l’historique, de la signification et du contexte de certaines dispositions du régime canadien de transport de marchandises par eau, qui se trouve à la partie 5 et à l’annexe 3 de la Loi. Les ententes contractuelles en litige sont ancrées dans des pratiques commerciales maritimes séculaires; toutefois, elles reflètent également les commodités modernes du transport multimodal de porte‑à‑porte. Certains termes contenus dans la Loi, qui sont pertinents pour la question qui nous occupe, datent d’une époque antérieure à l’invention des conteneurs, des porte‑conteneurs et des émetteurs radio. Pour résumer, j’applique, en partie, des dispositions législatives et des termes vieux de plusieurs siècles à des faits modernes.

V. Analyse

[34] Au début de chaque section de l’analyse qui suit, je présente le sujet et j’indique en quoi il est utile pour trancher les requêtes du transporteur.

A. Connaissement

[35] La réclamante soutient que le document d’expédition est un connaissement. Le transporteur affirme qu’il ne s’agit pas d’un « connaissement » qui commanderait l’application des articles 43 et 46 de la Loi, malgré l’en‑tête du document. Que le document d’expédition soit ou non un connaissement importe en définitive, car cela aura une incidence sur son assujettissement à la Loi. La Loi ne donne toutefois pas de définition du connaissement (Wells Fargo Equipment Finance Company c Barge « MLT-3 », 2012 CF 738 au para 73 [Wells Fargo]). Par conséquent, nous examinerons d’abord la common law, puis la convention internationale régissant le transport de marchandises par mer, connue sous le nom de Règles de La Haye-Visby, afin de définir ce terme.

[36] Malheureusement, [TRADUCTION] « à la manière d’un éléphant, un connaissement est en règle générale plus facile à reconnaître qu’à définir » (Richard Aikens et coll., Bills of Lading, 2nd ed (Informa Law 2016) à la p 19 [Aikens, Bills of Lading]). Il reste que, si je commence par l’essentiel, un connaissement s’entend d’un document largement utilisé dans le transport de marchandises par mer. Le connaissement est souvent employé dans le trafic de ligne et sur les navires affrétés dans le cadre de certaines opérations commerciales (Edgar Gold et coll., Canadian Maritime Law, 2nd ed. (Irwin 2016) à la p 564 [Canadian Maritime Law]). Il importe de souligner dès le départ que différents types de documents utilisés dans le transport de marchandises par mer sont qualifiés de façon générale de connaissements. Bien que ces documents puissent avoir des caractéristiques similaires, certains remplissent des fonctions juridiques et commerciales différentes (voir Sir Treitel, Carver on Bills of Lading, 4th ed (Sweet et Maxwell 2017) aux sect 1-002 et 1-011 [Carver]). Pour les besoins de la présente section, il importe de définir les caractéristiques et les fonctions de ce que l’on appelle les connaissements [TRADUCTION] « à ordre » ou connaissements « négociables » (Canadian Maritime Law, aux p 564 et 565). Pour l’instant, je les appellerai simplement « connaissements ».

[37] Le juge Sean Harrington a décrit le connaissement comme étant « un document important utilisé depuis des siècles dans le transport des marchandises » (H Paulin & Co. Ltd. c A Plus Freight Forwarder Co. Ltd., 2009 CF 727 au para 27 [H Paulin]). Il est généralement admis qu’un connaissement remplit les trois fonctions essentielles suivantes : a) servir de reçu pour les marchandises reçues par le transporteur; b) prouver les modalités du contrat de transport; et c) servir de « document formant titre » (Canadian Maritime Law, à la p 565; Compagnie générale Électrique du Canada Limitée c Les Armateurs du St‑Laurent Inc, (The Maurice Desgagnes), [1977] 1 CF 215 au para 14 [The Maurice Desgagnes]; Cami Automotive, Inc. c Westwood Shipping Lines Inc., 2009 CF 664 au para 13 [Cami Automotive]; H Paulin au para 27). Dans son argumentation, le transporteur s’est appuyé sur ces trois fonctions, qu’il appelle les [traduction] « trois caractéristiques essentielles ». Il soutient que le document d’expédition ne remplit pas ces trois fonctions et qu’il ne s’agit donc pas d’un connaissement. La réclamante ne conteste pas que le connaissement puisse avoir trois fonctions ou caractéristiques, mais, comme nous le verrons plus loin, elle fait valoir que c’est l’utilisation du terme « connaissement » dans le document d’expédition qui, entre autres choses, est déterminante.

[38] Bien qu’il n’existe pas de définition universellement acceptée du connaissement, le document pourvu de ces trois caractéristiques en sera fort probablement un, tandis que celui qui en est dépourvu en sera rarement un (Aikens, Bills of Lading, à la p 19). Je passe maintenant aux trois fonctions ou caractéristiques du connaissement, tout en soulignant que cet examen ne saurait être dissocié du contexte historique dans lequel ont évolué les fonctions du connaissement (Aikens, Bills of Lading, à la p 19).

(1) Première fonction – Reçu

[39] La première fonction est celle de constituer un reçu. Les premiers connaissements ont été conçus au XIVsiècle. À cette époque, le commerce entre les ports de la Méditerranée s’était considérablement développé, et les pratiques commerciales avaient évolué à tel point que certains marchands envoyaient leurs marchandises à des correspondants dans les ports de destination plutôt que de voyager avec les marchandises, comme ils le faisaient auparavant (Aikens, Bills of Lading, à la sect 1.1). Ainsi, les premiers connaissements n’étaient que des reçus délivrés aux marchands une fois que leurs marchandises avaient été reçues par le transporteur (Canadian Maritime Law, à la p 565).

(2) Deuxième fonction – Preuve du contrat de transport

[40] Aux XVIe et XVIIsiècles, les modalités du contrat de transport ont commencé à figurer dans les connaissements, qui remplissaient ainsi une fonction contractuelle (Aikens, Bills of Lading, aux sect 1.12 à 1.25). Cela ne veut pas dire que le connaissement est le contrat de transport. Il est bien établi que le connaissement ne constitue pas, en soi, le contrat entre l’expéditeur et le transporteur. Il est plutôt considéré comme étant la [traduction] « meilleure preuve » des modalités de ce contrat (The Maurice Desgagnes, au para 19; The Ardennes, [1951] 1 KB 55; Canadian Maritime Law, à la p 567). Cela s’explique notamment par le fait que le connaissement ne sera généralement délivré qu’après la réception et l’expédition des marchandises, mais que l’entente relative au transport des marchandises aura été conclue avant cela (Canadian Maritime Law, à la p 567). La common law a donc évolué pour s’adapter aux pratiques commerciales (ibid.).

(3) Troisième fonction – Document formant titre

[41] La troisième fonction, qui consiste à servir de « document formant titre », trouve son origine dans la notion de transférabilité et dans la nécessité de prouver qui a droit à la délivrance des marchandises. Nous constatons qu’au XVIsiècle, la forme des connaissements a changé, probablement à cause de l’évolution des pratiques commerciales (Aikens, aux sect 1-8 à 1.11). Les marchandises étaient expédiées avant que l’expéditeur ne sache à qui elles étaient destinées, et le connaissement devait donc prouver qui y avait droit (Aikens, ibid). Le connaissement donnait donc à son porteur le droit d’exiger du transporteur qu’il lui délivre les marchandises et, en retour, il indiquait au transporteur à qui il devait les délivrer (Aikens, ibid). En ce sens, le connaissement est une clé transférable de l’entrepôt flottant (The Delfini [1990] 1 Lloyd’s Rep., aux pp 347 à 359 [Delfini]). Il doit être présenté au transporteur par la personne qui demande la délivrance des marchandises.

[42] Depuis la décision Lickbarrow c Mason, rendue en 1787, les tribunaux ont reconnu ce que l’on peut simplement appeler la version moderne du connaissement (Aikens, Bills of Lading, à la sect 1.28; Canadian Maritime Law, à la p 565). Dans cette décision, un jury de marchands a décidé que, selon la coutume marchande, un connaissement « embarqué », négociable et transférable pouvait transférer la propriété des marchandises par son endossement et sa remise, ou sa transmission ((1794) 5 TR, aux p 683, 685-686). La common law reconnaît depuis la pratique commerciale consistant à transférer ou à négocier le connaissement comme s’il représentait les marchandises pendant que celles‑ci sont en transit (Canadian Maritime Law, à la p 570; The Rafaela S [2005] UKHL 11, [2005] 1 Lloyd’s Rep. 347 (HL), au para 59 [The Rafaela S]). On a dit à l’époque que, même si les tribunaux parlaient de transfert, il était clair que le transfert d’un connaissement soulevait une présomption d’intention de transfert de propriété, mais que cette présomption était réfutable (Aikens, Bills of Lading, à la sect 1.33).

[43] La fonction du connaissement en tant que « document formant titre » peut donc être décomposée en deux éléments : (i) le transfert du connaissement est un transfert de possession de droit qui confère au détenteur le droit de recevoir les marchandises du transporteur (la clé de l’entrepôt flottant); et (ii) même si, à proprement parler, le connaissement ne transfère pas la propriété des marchandises qu’il représente (il ne s’agit pas d’un titre négociable comme une lettre de change ou un chèque), il peut faire partie du mécanisme de transfert de propriété (Delfini, à la p 359; Canadian Maritime Law, à la p 570; William Tetley, Marine Cargo Claims, 4th ed., (Thompson), à la p 533 [Tetley]).

[44] On a dit que l’idée que le connaissement est un « document formant titre », compte tenu de la décision Lickbarrow c Manson, signifiait, dans son sens traditionnel, qu’il s’agit d’un document [traduction] « relatif à des marchandises dont le transfert agit comme un transfert de la possession de droit desdites marchandises, et qui peut les transférer, si telle est l’intention des parties » (Carver, à la sect 6-002). Sir Guentel Treitel affirme dans l’ouvrage Carver on Bills of Lading [traduction] qu’« en common law, aucun autre document n’est reconnu comme un document formant titre dans ce sens » (Carver, à la sect 6-002).

[45] Ceux qui ne savent pas ce qu’est un connaissement pourraient malheureusement donner à l’expression « document formant titre » le sens de document qui transfère nécessairement la propriété, c.‑à‑d. le titre, des marchandises lorsqu’il est transmis d’un porteur à un autre. Comme je l’ai déjà expliqué, ce n’est pas le cas. Un document formant titre doit donc plutôt être vu comme un document donnant droit à son porteur de recevoir les marchandises à la fin du voyage. L’explication du professeur William Tetley est utile à cet égard :

[traduction]
Le terme « document formant titre », employé en liaison avec le connaissement, renvoie généralement non pas au « titre » au sens de propriété des marchandises transportées en vertu du connaissement, mais plus précisément au droit de les posséder. Ainsi, le terme « titre » vise donc principalement le droit du destinataire ou du dernier endossataire du connaissement de demander la délivrance des marchandises au transporteur ou à son agent au port de déchargement. En ce sens, le connaissement, bien que traditionnellement appelé « document formant titre », s’entend plutôt d’un document de transfert. La distinction est importante.

(Tetley, à la p 533; voir également The Rafaela S.).

[46] Le connaissement peut donc être décrit comme un document donnant droit à la possession des marchandises qui y sont décrites plutôt que comme un document désignant nécessairement le propriétaire en droit des marchandises ou le titulaire du droit de propriété sur les marchandises. Lorsqu’on transfère ou négocie un connaissement, c’est le droit à la possession qu’on transfère.

(4) La forme du connaissement

[47] Les paragraphes qui précèdent définissent brièvement les trois fonctions essentielles du connaissement en common law. Quant à sa forme, le connaissement tend en pratique à suivre un modèle relativement normalisé de deux pages, selon lequel les renseignements concernant l’expéditeur, la cargaison, la date, le nom du navire et les ports de chargement et de déchargement figurent au recto, et les conditions générales sont imprimées au verso (Canadian Maritime Law, à la p 565). Les connaissements sont habituellement délivrés en série d’au moins trois originaux, qui, comme le décrit le professeur Gold, sont généralement répartis comme suit :

[traduction]
L’un est remis à l’expéditeur (pour transmission au destinataire), l’autre est conservé par la société de transport maritime aux fins d’archivage, et le dernier est transporté à bord, et joint au manifeste du navire. Ce dernier exemplaire est requis à des fins douanières pour l’entrée du navire au port de déchargement, et il doit correspondre au connaissement original présenté par le destinataire ou l’endossataire en échange de la délivrance des marchandises. La pratique consistant à produire une série de connaissements témoigne des aléas et de l’inefficacité des moyens de communication d’autrefois; le principe demeure que lorsqu’un exemplaire a été valablement présenté au transporteur, les autres sont nuls.

(Canadian Maritime Law, à la p 566.)

[48] Dans l’introduction de la présente section, j’ai parlé des connaissements comme étant des connaissements [traduction] « à ordre » ou « négociables ». Ces termes renvoient à la transférabilité des connaissements. Un connaissement à ordre est établi [traduction] « à l’ordre de », « à l’ordre ou aux ayants droit de » ou à un destinataire désigné et à son « ordre et [à] ses ayants droit », ou en des termes semblables de transférabilité (Carver, aux sect 1-011 et 1-012). Lorsque le connaissement est établi au nom d’un destinataire ou à son « ordre », il suffit pour le transférer que le destinataire l’endosse et inscrive le nom du cessionnaire sous sa signature, et qu’il en remette possession au cessionnaire (Canadian Maritime Law, à la p 570).

[49] Comme nous le verrons plus loin, certains types de connaissements et de documents d’expédition ont évolué en même temps que les pratiques commerciales. Ainsi, ces nouveaux documents (i) ne s’appellent pas des connaissements à ordre, (ii) ne sont plus transférables ou négociables, et (iii) n’ont plus besoin, dans certains cas, mais pas tous, d’être présentés pour avoir droit à la délivrance des marchandises. Ces éléments sont importants pour l’affaire qui nous occupe, car la présence de la mention [traduction] « non négociable à moins d’être consigné à ordre » et la question de la présentation au moment de la délivrance s’attachent à la qualification du document d’expédition. Pour les besoins de la présente section et de la section V.B (les Règles de La Haye-Visby – Introduction et contexte) ci‑dessous, le terme « connaissement » s’entend d’un connaissement à ordre ou négociable. Avant de m’intéresser aux formes plus récentes de documents d’expédition, j’examinerai la convention internationale, applicable au Canada, qui régit le transport de marchandises par mer fait au titre d’un connaissement.

B. Les Règles de La Haye-Visby – Introduction et contexte

[50] L’examen des Règles de La Haye-Visby établit le contexte qui permettra de trancher la question qui nous occupe. Les Règles de La Haye-Visby figurent en annexe de la Loi et y sont incorporées par renvoi. Le transporteur a fait valoir que le document d’expédition n’est pas visé par la définition de « contrat de transport » figurant dans les Règles de La Haye-Visby, de sorte que ni l’article 43 ni l’article 46 de la Loi ne s’appliquent. La réclamante n’est pas du même avis et invite la Cour à tenir compte de l’inégalité du pouvoir de négociation qui existe entre les transporteurs et les chargeurs et qui a conduit à l’élaboration de régimes internationaux tels que celui établi par les Règles de La Haye Visby, et ultimement à l’article 46 de la Loi. La réclamante s’appuie sur les motifs rédigés par la juge Gauthier dans l’arrêt The Federal Ems, dans lequel la Cour d’appel fédérale s’est intéressée au trafic de ligne et à l’inégalité de pouvoir que les régimes internationaux visent à corriger (Canada Moon Shipping Co. Ltd. c Companhia Siderurgica Paulista-Cosipa (The Federal Ems), [2012] CAF 284 [The Federal Ems]).

[51] À l’instar de la juge Gauthier, j’estime que, s’agissant du cadre juridique des dispositions à interpréter, il est utile d’examiner les origines des Règles de La Haye-Visby, leur portée et la situation qu’elles visaient à corriger (The Federal Ems, au para 45; voir également Riverstone Meat Co. Pty Ltd. v Lancashire Shipping Co. Ltd. (The Muncaster Castle), [1961] 1 Lloyd’s Rep 57 au para 67 [The Muncaster Castle]).

[52] Au XVIIsiècle, dans la plupart des pays européens et des colonies du Nouveau Monde, les transporteurs maritimes étaient strictement responsables des marchandises qu’ils transportaient. Au cours des siècles qui ont suivi, ils ont en fait été considérés comme les assureurs de la cargaison qu’ils transportaient (Canadian Maritime Law, à la p 596; The Federal Ems, au para 46; Riley c Horne, [1828] 130 ER aux p 1044 à 1045). Dans le même ordre d’idées, mentionnons qu’en common law, le transporteur a le droit de limiter contractuellement sa responsabilité. Avant le XIXsiècle, les transporteurs qui cherchaient à échapper à leur responsabilité au moyen de clauses d’exonération étaient freinés dans leurs efforts par les réactions négatives des chargeurs. Au XIXsiècle, cependant, l’évolution du transport maritime et l’accroissement du commerce mondial ont entraîné une augmentation du pouvoir de négociation relatif des transporteurs. En conséquence, des clauses d’exonération de grande portée ont été insérées dans les connaissements, si bien que les transporteurs n’avaient plus aucune responsabilité ou presque (Canadian Maritime Law, à la p 596; The Federal Ems, au para 46; Rafaela S, au para 8). On a vu apparaître des divergences dans l’application du droit alors qu’il existait auparavant une certaine uniformité. Les tribunaux anglais étaient prêts à appliquer ces clauses exonératoires pour des raisons de liberté contractuelle, tandis que les tribunaux américains ont commencé à les invalider pour des raisons d’ordre public.

[53] Il est vite devenu évident que la certitude et l’uniformité étaient souhaitables pour toutes les parties concernées. En 1882, l’Association de droit international a tenté de parvenir à un accord sur un modèle de connaissement qui aurait réglementé les droits et obligations des transporteurs et des chargeurs, mais sans succès. Peu de temps après, un certain nombre d’États « ont adopté ce que l’on pourrait considérer comme la première législation sur la protection des consommateurs, quoique dans la sphère commerciale, qui réglementait les droits et les obligations des transporteurs maritimes découlant des connaissements ». (The Federal Ems, au para 47). En 1893, les États-Unis ont promulgué la Harter Act et ainsi créé ce qu’on considérait à l’époque comme un régime équilibré entre les transporteurs et les chargeurs. Peu après, la Nouvelle-Zélande (en 1903), l’Australie (en 1904), les Fidji (en 1906), le Canada (en 1910) et le Maroc (en 1919) ont adopté une loi inspirée de la Harter Act. Par ailleurs, plusieurs autres pays envisageaient d’adopter une loi similaire, notamment le Danemark, la Finlande, la France, l’Islande, les Pays-Bas, la Norvège, l’Afrique du Sud, l’Espagne et la Suède (Comité Maritime International, Les travaux préparatoires de la Convention internationale pour l’unification de certaines règles de droit en matière de connaissement du 25 août 1924, les Règles de La Haye, et des Protocoles des 23 février 1968 et 21 décembre 1979, les Règles de La Haye-Visby (1997) Siège du CMI, aux p 23-24).

[54] Comme l’a souligné le professeur Gold, cité par la juge Gauthier, il est devenu [traduction] « évident que la prolifération de lois nationales imposant des règles différentes aux navires marchands qui, de par la nature de leurs activités, font escale dans différents pays, allait semer la confusion sur le plan juridique et nuire au commerce ». (Canadian Maritime Law, à la p 596; The Federal Ems, au para 48). Les travaux de l’Association de droit international et du nouveau Comité maritime international [CMI] ont mis fin à cette prolifération de lois nationales. Le CMI, une organisation internationale non gouvernementale fondée en 1897, réunissait des experts en droit maritime du monde entier avec pour objectif l’unification du droit maritime. Après plusieurs années de réunions et de conférences diplomatiques tenues à Bruxelles, ses membres sont parvenus à concilier les droits, les obligations et les responsabilités des parties aux contrats de transport de marchandises constatés par un connaissement. S’en sont suivies les Règles de La Haye de 1924, entrées en vigueur en 1931, qui ont été une réussite en ce qu’elles ont été largement ratifiées et adoptées dans le monde entier (The Federal Ems, au para 49). À tel point que d’aucuns ont même soutenu que les Règles de La Haye avaient acquis le statut de droit international coutumier des transports maritimes – lex maritima (Maris Lejnieks, « Diverging solutions in the harmonisation of carriage of goods by sea: what approach to choose? » (2003) Uniform Law Review, à la p 304).

[55] Comme l’a expliqué le vicomte Simonds dans l’arrêt The Muncaster Castle, l’objectif des Règles de La Haye [TRADUCTION] « était, en gros, d’uniformiser dans certaines limites les droits que tout porteur de connaissement pouvait faire valoir à l’encontre du propriétaire du navire, en imposant à ce dernier un minimum irréductible de responsabilités et d’obligations. Pour ce faire, les rédacteurs des règles pouvaient se laisser guider par la Harter Act américaine de 1893, la Sea Carriage of Goods Act australienne de 1904, la Water-Carriage of Goods Act canadienne de 1910, entre autres précédents, et, bien qu’ils ne disposaient d’aucun modèle de loi britannique, ils pouvaient s’inspirer des décisions des tribunaux anglais dans lesquelles le texte de la Harter Act avait dû être interprété du fait que ses dispositions étaient incorporées dans les connaissements ». (The Muncaster Castle, au para 67).

[56] En 1936, le Canada a incorporé les Règles de La Haye à sa loi intitulée Loi sur le transport des marchandises par eau, remplaçant ainsi le Water-Carriage of Goods Act (1910).

[57] Par suite des progrès réalisés dans le secteur du transport maritime, notamment l’apparition des conteneurs, certaines mises à jour ont été apportées aux Règles de La Haye en 1968 sous forme de protocole. Les Règles de La Haye-Visby qui en ont résulté sont entrées en vigueur en 1977. Elles ont été incorporées au droit canadien par la Loi sur le transport de marchandises par eau de 1933.

[58] Parallèlement, on s’est rendu compte qu’il fallait moderniser les Règles de La Haye-Visby. La Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) a entrepris d’élaborer une nouvelle convention relative au transport de marchandises par mer, et ses travaux ont donné naissance aux Règles de Hambourg de 1978 (The Federal Ems, au para 49). Les Règles de Hambourg ont élevé les limites de responsabilité et réduit le nombre d’exceptions dont le transporteur pouvait bénéficier. Contrairement aux Règles de La Haye‑Visby, elles comprenaient des dispositions relatives à l’arbitrage et aux clauses de compétence. Les Règles de Hambourg devaient également s’appliquer aux nouveaux types de documents d’expédition utilisés par les transporteurs, qui étaient dotés de caractéristiques différentes de celles des connaissements traditionnels (The Federal Ems, au para 51).

[59] Comme l’ont souligné le professeur Gold et la Cour d’appel fédérale, peu de pays ont adopté les Règles de Hambourg (The Federal Ems, au para 51; Canadian Maritime Law, à la p 597). Quelques‑uns, voire aucun, des États qui ont ratifié les Règles de Hambourg sont considérés comme de grandes nations maritimes (Canadian Maritime Law, à la p 597). Le dernier effort de modernisation est venu d’une autre convention, les Règles de Rotterdam de 2009, mais elles ne sont pas entrées en vigueur. Il s’ensuit que la plupart des pays appliquent le régime des Règles de La Haye ou celui des Règles de La Haye-Visby. Dans les faits, la diversité des documents d’expédition utilisés dans le trafic de ligne s’est accrue au cours des dernières années, alors que le droit régissant le transport de marchandises par des transporteurs généraux est resté sensiblement le même depuis 1924, et depuis même avant à bien des égards (Canadian Maritime Law, à la p 564). Le professeur Gold a déclaré n’avoir [traduction] « [a]ucun doute sur la nécessité de définir un nouveau régime uniforme à l’échelle internationale qui réponde aux besoins des transporteurs et des propriétaires de cargaisons qui font du commerce moderne et conteneurisé au moyen de processus électroniques rationalisés » (Canadian Maritime Law, à la p 564).

[60] Étant donné qu’aucune convention sur le transport de marchandises par mer n’a été largement adoptée depuis les Règles de La Haye et les Règles de La Haye-Visby, et que nombreux sont les pays qui n’ont pas adhéré aux Règles de Hambourg, un nombre significatif de pays ont pris des mesures pour moderniser certains aspects de leurs régimes de transport par le biais d’une loi nationale, tout en conservant néanmoins de nombreux aspects des Règles de La Haye et des Règles de La Haye-Visby. Il s’agit du Royaume-Uni, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Afrique du Sud, de Singapour, du Danemark, de la Suède, de la Norvège, de la Finlande, de l’Allemagne, de la République de Corée et de la République populaire de Chine (Cami Automotive, au para 46; Tetley, aux p 2304, 2420, 2446, 2533, 2555, 2581, 2597).

[61] Le régime canadien de transport de marchandises par eau reste un régime fondé sur les Règles de La Haye-Visby. En 2001, la Loi sur le transport des marchandises par eau de 1993 a été remplacée par la partie 5 de la Loi. Sous réserve de l’article 46 de la Loi, le régime canadien de transport est resté le même. À la date du présent jugement, aucune loi actualisant le régime fondé sur les Règles de La Haye-Visby n’avait été adoptée au Canada.

[62] Il est utile de garder à l’esprit l’historique et le contexte qui précèdent. La réclamante fait valoir que le document d’expédition a été délivré par un transporteur général dans le contexte du trafic de ligne selon des conditions de transport types non négociables. Elle soutient qu’elle a besoin de protection et que, si l’on reste fidèle aux objectifs du régime canadien de transport de marchandises par eau tel qu’ils sont appliqués dans le contexte du transport moderne, elle devrait l’obtenir. Le transporteur n’est pas du même avis et soutient que les dispositions pertinentes de la Loi ne visent tout simplement pas le document d’expédition, car le régime canadien de transport de marchandises par eau est fondé sur les Règles de La Haye-Visby. Si les Règles de Hambourg ou les Règles de Rotterdam avaient été promulguées au Canada, la question ne se poserait pas, mais elles ne l’ont pas été. Par conséquent, nous devons nous reporter à la définition de « contrat de transport » qui figure dans les Règles de La Haye-Visby.

C. Le document d’expédition est‑il un contrat de transport constaté par un connaissement ou par tout document similaire formant titre au sens des Règles de La Haye-Visby?

[63] L’article 46 de la Loi s’applique au « contrat de transport de marchandises par eau ». Cette expression n’est pas définie dans la Loi. Le transporteur allègue qu’elle est également employée à l’article 43 de la Loi, selon lequel « les Règles de La Haye-Visby ont force de loi au Canada à l’égard des contrats de transport de marchandises par eau ». En d’autres termes, si un contrat est un « contrat de transport de marchandises par eau », alors, selon l’article 43 et sous réserve que les autres conditions soient remplies, les Règles de La Haye-Visby s’appliquent à ce contrat. Le transporteur soutient que le sens de « contrat de transport de marchandises par eau », qu’il soit visé par l’article 43 ou par l’article 46 de la Loi, doit être le même. Si le contrat de transport de marchandises par eau visé par l’article 43 est le type de contrat auquel les Règles de La Haye-Visby, qui ont force de loi, s’appliquent, alors l’article 46 ne peut que s’appliquer au même type de contrat.

[64] Le transporteur s’appuie sur la décision Cami Automotive dans laquelle le juge Edmond P. Blanchard a conclu que, pour déterminer le sens de l’expression « contrat de transport de marchandises par eau » dans le contexte de l’article 43 de la Loi, il fallait se reporter à la définition de « contrat de transport » à l’alinéa 1b) des Règles de La Haye-Visby, annexées à la Loi. Suivant cette disposition, le contrat de transport s’entend d’un contrat « constaté par un connaissement ou par tout document similaire formant titre [...] ».

[65] Le transporteur fait valoir que ni le contrat de services ni le document d’expédition ne sont des contrats « constaté[s] par un connaissement ou par tout document similaire » aux termes des Règles de La Haye-Visby. Par conséquent, il ne s’agit pas du type de contrat qui commande l’application des Règles de La Haye-Visby, qui ont force de loi selon l’article 43 de la Loi, et l’article 46 de la Loi ne s’y applique donc pas. En clair, l’expression ne saurait vouloir dire une chose à l’article 43 et une autre à l’article 46 de la Loi.

[66] La réclamante fait valoir : (i) que le document d’expédition est un connaissement, tel qu’il est inscrit clairement au recto du document, et (ii) que l’expression contenue à l’article 46 de la Loi, dont le but est de protéger les importateurs et les exportateurs canadiens, doit être interprétée plus largement que celle, la même, qui est employée à l’article 43 et dans la définition figurant à l’alinéa 1b) des Règles de La Haye-Visby.

[67] Avant d’examiner le champ d’application de l’article 46 de la Loi, j’examinerai si le document d’expédition et le contrat de services sont des contrats de transport au sens de l’alinéa 1b) des Règles de La Haye-Visby, de telle sorte qu’ils commandent l’application des Règles de La Haye-Visby qui ont force de la loi.

[68] Pour l’application des Règles de La Haye-Visby, l’alinéa 1b) définit comme suit le contrat de transport auquel elles s’appliquent :

[…] contrat de transport constaté par un connaissement ou par tout document similaire formant titre pour le transport des marchandises par eau, il s’applique également au connaissement ou document similaire émis en vertu d’une charte-partie à partir du moment où ce titre régit les rapports du transporteur et du porteur du connaissement;

…contracts of carriage covered by a bill of lading or any similar document of title, in so far as such document relates to the carriage of goods by water, including any bill of lading or any similar document as aforesaid issued under or pursuant to a charter-party from the moment at which such bill of lading or similar document of title regulates the relations between a carrier and a holder of the same.

[Soulignement ajouté.]

[Emphasis added.]

[69] Pour les besoins de la présente affaire, l’expression pertinente est « un connaissement ou tout document similaire formant titre ». Il ne faut pas oublier que son interprétation découle des pratiques commerciales et des fonctions du connaissement en common law qui sont décrites dans la section V.A (Connaissements) des présents motifs, à savoir qu’il sert de a) reçu pour les marchandises; b) preuve du contrat de transport; et c) « document formant titre ».

[70] Il est acquis de part et d’autre que le document d’expédition a été utilisé comme accusé de réception pour la cargaison. En outre, il ressort clairement du dossier que le document d’expédition atteste des conditions de transport convenues entre la réclamante et le transporteur. La question essentielle, selon le transporteur, est de savoir si le document d’expédition est un « document formant titre ». Le transporteur soutient que ce n’est pas le cas.

[71] Le document d’expédition désigne la réclamante comme destinataire, c’est‑à‑dire qu’elle y est nommée comme étant la partie à laquelle la cargaison doit être livrée. Rien au recto du document d’expédition n’indique qu’il est transférable, comme cela aurait été le cas s’il avait été établi au nom du destinataire désigné (la réclamante) et à son [traduction] « ordre ou ses ayants droit » ou en des termes semblables de transférabilité (Carver, aux sect 1-011 à 1-112). Dans le coin supérieur droit du document se trouvent les mots [traduction] « NON NÉGOCIABLE À MOINS D’ÊTRE CONSIGNÉ À ORDRE ». Non seulement le document ne contient aucun terme permettant qu’il soit transféré, mais il contient des termes excluant qu’il le soit (Carver, à la sect 1-011; Cami Automotive, au para 15).

[72] Le fait qu’un connaissement ne soit pas transférable ne signifie pas nécessairement qu’il n’est pas visé par l’alinéa 1b) des Règles de La Haye-Visby au motif qu’il ne s’agit pas d’un « document formant titre ». Un « connaissement nominatif » est un connaissement qui est établi au nom du destinataire et qui ne peut être transféré. Bien souvent, sa non‑transférabilité est exprimée clairement par le terme « non négociable » estampillé ou employé dans le corps du texte. Historiquement, les connaissements non négociables ne sont pas considérés comme des documents formant titre au sens où l’entend la common law, en raison de leur non‑transférabilité (Carver, à la sect 6-016).

[73] Dans l’arrêt The Rafaela S, la Chambre des lords a examiné la question de savoir si un connaissement nominatif était « un connaissement ou tout document similaire formant titre » au sens de l’alinéa 1b) des Règles de La Haye-Visby. Elle a jugé qu’un connaissement nominatif était un document formant titre au sens des Règles de La Haye-Visby au motif qu’il devait notamment être présenté pour avoir droit à la délivrance de la cargaison (au para 20). Elle a conclu que, vu les termes exprès du connaissement nominatif, la délivrance était conditionnelle à ce que le document soit présenté au transporteur, et que sa présentation était une condition préalable nécessaire à la délivrance même si aucune disposition expresse ne l’exigeait (au para 20, le lord Bingham). Dans l’affaire Rafaela S, le connaissement nominatif indiquait au recto que trois (3) connaissements originaux avaient été délivrés, et il contenait la clause d’attestation suivante : [traduction] « EN FOI DE QUOI le nombre de connaissements originaux indiqué ci-dessus, tous de même teneur et de même date, a été signé, les autres devenant nuls à la signature de l’un d’eux. Un des connaissements, dûment endossé, doit être remis en échange des marchandises ou du bon de livraison » (au para 32). Mettant de côté la dernière phrase de la clause d’attestation, lord Steyn a conclu comme suit :

[traduction]
En tout état de cause, l’établissement d’une série de trois connaissements contenant les termes « les autres devenant nuls à la signature de l’un d’eux » implique nécessairement que la délivrance ne sera effectuée que sur présentation du connaissement. À mon avis, l’arrêt de la Cour d’appel de Singapour, Voss v. APL Co Pte Ltd [2002] 2 Lloyds LR 707 à la p 722, selon lequel la présentation d’un connaissement nominatif est une condition à la délivrance de la cargaison est fondé.

[74] Lord Steyn a fait la distinction entre les connaissements nominatifs et les lettres de transport, soulignant qu’il n’était pas nécessaire de présenter ces dernières pour avoir droit à la délivrance et que [traduction] « les connaissements nominatifs sont invariablement délivrés par lot de trois, ce qui n’est pas le cas des lettres de transport » (Rafaela S, au para 46). Mentionnons que les lettres de transport sont définies et analysées en détail dans la section V.D des présents motifs, qui se trouve ci‑dessous.

[75] Dans l’arrêt Voss v APL Co Pte Ltd, [2002] 2 Lloyds LR 707, cité par les lords Steyn, Bingham et Rodger dans l’arrêt Rafaela S, la Cour d’appel de Singapour a examiné un connaissement nominatif non négociable établi par un transporteur en trois originaux et contenant le texte suivant : [traduction] « Sur remise au transporteur de l’un des connaissements négociables, dûment endossé, tous les autres connaissements deviennent nuls. » (au para 4). La Cour d’appel a conclu que la délivrance des marchandises était conditionnelle à la présentation du connaissement nominatif. Si les parties avaient voulu contourner l’exigence de la présentation, elles n’auraient pas délivré trois originaux du connaissement (au para 49). Comparant la lettre de transport et le connaissement nominatif, la Cour d’appel a expliqué que la lettre de transport était conservée par le chargeur, et que pour avoir droit à la délivrance des marchandises, le destinataire n’avait qu’à présenter une preuve de son identité (au para 53). Bien qu’elle serve de reçu, la lettre de transport est différente du connaissement nominatif en ce qu’elle n’est pas un document formant titre (au para 53).

[76] S’appuyant sur l’arrêt Rafaela S, la Cour a reconnu que les connaissements négociables et les connaissements non négociables (connaissements nominatifs) étaient des « documents formant titre » et qu’à ce titre, ils devaient être présentés au port de déchargement pour avoir droit à la délivrance des marchandises (Cami Automotive, au para 16). Dans la décision Cami Automotive, le juge Blanchard a conclu que le document d’expédition en cause n’était pas un « document formant titre » parce que, entre autres choses, il n’avait pas à être produit au port de déchargement et qu’un seul exemplaire avait été délivré par le transporteur, plutôt que trois comme c’est habituellement le cas avec les connaissements (aux para 28 et 30). Par conséquent, la Cour a conclu que le document était une lettre de transport plutôt qu’un simple connaissement.

[77] Dans la décision Timberwest Forest corp c Pacific link ocean services corporation, [2008] CF 801 [Timberwest], le juge Harrington a décrit le connaissement comme suit, soulignant l’aspect fondamental du contrat selon lequel la cargaison est livrée au porteur du connaissement :

[13] Bien que le connaissement soit un document important, il n’est défini ni dans les Règles de La Haye‑Visby ni dans la Loi sur les connaissements. L’article I des Règles prévoit qu’elles ne s’appliquent qu’au « [...] contrat de transport constaté par un connaissement ou par tout document similaire formant titre ». Selon les modalités qui y sont prévues, le connaissement peut constituer un effet de commerce négociable. Le fait que le transporteur, ou ses agents, livre la cargaison au détenteur du connaissement est un aspect fondamental du contrat de transport constaté par un connaissement […]

[Non souligné dans l’original.]

[78] En l’espèce, le transporteur souligne qu’un seul exemplaire du document d’expédition a été délivré et que cette copie n’avait pas à être présentée par la réclamante pour avoir droit à la délivrance de la cargaison.

[79] J’estime que le fait qu’il n’était pas nécessaire de remettre le document d’expédition au transporteur ou à son agent pour avoir droit à la délivrance de la cargaison milite grandement contre la conclusion que le document d’expédition est un connaissement nominatif ou un autre document formant titre au sens des Règles de La Haye-Visby. Il ressort clairement du dossier que les parties n’avaient pas l’intention qu’il soit nécessaire de présenter le document d’expédition pour obtenir la cargaison. De plus, les parties avaient l’habitude lors de tels envois, le modus operandi, de ne pas exiger la présentation du document. Quant à la cargaison en litige, la réclamante n’était pas tenue de présenter ou de remettre une copie du document d’expédition pour avoir droit à la délivrance des marchandises. Le document d’expédition contient la mention « remise expresse », ce qui, dans les faits, est ce qui s’est produit.

[80] Outre la façon de faire des parties, je constate également que les termes contenus dans le document d’expédition vont à l’encontre de l’idée que sa production était une condition préalable à la délivrance. Le document d’expédition contient une clause d’attestation [traduction« EN FOI DE QUOI, le transporteur a signé ____ connaissements originaux, tous de même teneur et de même date, les autres devenant nuls à la signature de l’un d’eux. En date du________ Signature________ ». À la différence de l’affaire Rafaela S, il était d’usage dans la présente affaire de ne délivrer aucun original, seulement une copie pour chaque cargaison. Dans les copies des documents d’expédition délivrés par le transporteur pour les cargaisons, la clause d’attestation a été laissée en blanc, ce qui veut dire qu’aucun original de connaissement n’a jamais été délivré et que le document d’expédition n’a jamais été signé. Aucun original de connaissement n’a donc été présenté à la livraison, ce qui aurait rendu les autres originaux nuls. Qu’aucun original de connaissement, et encore moins trois, n’ait été délivré milite contre la conclusion que le document d’expédition est un document formant titre au sens des Règles de La Haye-Visby.

[81] Dans le document d’expédition, les lignes où inscrire la date et apposer les signatures, directement sous la clause d’attestation citée ci‑dessus, ont également été laissées en blanc. Le transporteur, s’appuyant sur la décision The Maurice Desgagnes, soutient que le fait que le document d’expédition ne soit pas signé est déterminant. Dans cette affaire, la Cour devait décider si un document délivré en rapport avec le transport d’une cargaison était un connaissement de sorte qu’il était assujetti aux Règles de La Haye annexées à la Loi sur le transport des marchandises par eau (qui a précédé la Loi). Comme je l’ai dit, l’alinéa 1b) des Règles de La Haye-Visby reste le même. Le juge Dubé a mentionné que le document n’était pas signé et a procédé à un examen approfondi d’un grand nombre de décisions pertinentes afin de savoir si la signature était un élément essentiel du connaissement. Il a cité l’ouvrage British Shipping Laws, première et deuxième éditions, où sont énumérés les éléments essentiels du connaissement (aux para 17‑18) :

[traduction]
Nombre d’exemplaires négociables signés. Le connaissement doit indiquer le nombre d’exemplaires négociables signés. Généralement, il est établi en deux ou trois exemplaires, quelquefois, il y en a plus ou même un seul, selon les exigences du chargeur plutôt que celles de la compagnie de transport maritime.

Le connaissement est un document signé par l’armateur ou son agent [...].

[82] Après avoir examiné la jurisprudence, le juge Dubé a conclu que « à [s]on avis, le document non signé dont il est question en l’espèce ne constitue pas un connaissement au sens de la Loi sur le transport des marchandises par eau » (au para 32). Il a également considéré que la négociabilité revêtait « une importance capitale » pour déterminer s’il s’agissait d’un connaissement au sens de la loi antérieure (au para 25). Ce sont ces deux facteurs, l’absence de signature et la non‑négociabilité du document, qui ont amené le juge Dubé à conclure que les Règles de La Haye ne s’appliquaient pas (au para 25). En toute déférence, je suis en désaccord avec le juge Dubé pour ce qui est de la non‑négociabilité du document. Compte tenu de la jurisprudence récente, il est évident que le connaissement qui commande l’application des Règles de La Haye-Visby peut être négociable ou non négociable (Rafaela S, Timberwest, Cami Automotive, et H Paulin (au para 28). Je signale que la décision du juge Dubé a été infirmée en appel (Canadian General Electric Co c Armateurs du St-Laurent, [1977] 2 CF 503 (CA)), mais pour des motifs qui n’enlèvent rien à son analyse des connaissements, qui a depuis été citée par notre Cour (Cami Automotive, au para 13).

[83] Quant à la signature ou à l’absence de signature, j’estime qu’il s’agit, pour reprendre les termes du juge Dubé, « d’un élément de preuve pour le moins important » (The Maurice Desgagnes, au para 16). En l’espèce, le document d’expédition ne contient aucune signature, apposée par écrit ou électroniquement. En outre, le dossier indique clairement que les parties n’ont jamais eu l’intention qu’il soit signé. Qu’il n’ait pas été signé par le transporteur ou son agent n’était pas un oubli, mais faisait partie du modus operandi. Je n’irais pas jusqu’à dire que l’absence de signature est déterminante en l’espèce, mais elle milite certainement contre la conclusion que le document d’expédition est un connaissement ou un autre document formant titre au sens des Règles de La Haye-Visby.

[84] Je m’arrête ici pour souligner qu’il importe de savoir si les parties entendaient que le document d’expédition soit signé. Comme je l’ai dit ci‑dessus, la deuxième fonction du connaissement est de prouver les conditions du contrat de transport. Le connaissement n’est pas en soi le contrat de transport (Saint John Shipbuilding et Dry Dock Co c Kingsland Maritime Corp, [1981] ACF 603 (CAF) au para 17) [Saint John Shipbuilding], bien qu’il ait souvent été décrit comme la [traduction] « meilleure preuve » du contrat (Tetley, à la p 524). Comme l’a déclaré lord Goddard, cité par notre Cour, [traduction] « un connaissement ne constitue pas par lui-même le contrat liant l’armateur et l’expéditeur, bien que, selon certains arrêts, il puisse avoir une grande force probante quant aux conditions de ce contrat. Le contrat est préexistant à la signature du connaissement; ce dernier n’est signé que par une seule des parties, et remis par elle à l’expéditeur, généralement après le chargement des marchandises sur le navire » (The Ardennes [1951] 1 K.R. 55 à 59; voir également H Paulin, au para 27; The Maurice Desgagnes, au para 19; Saint John Shipbuilding, au para 15).

[85] Le contrat de transport existe donc avant même que le connaissement soit établi ou signé. Le contrat peut ultimement être constitué de divers documents et échanges, notamment des dispositions prises pour l’expédition, des tarifs du transporteur, d’une note de réservation, d’un billet de bord, des échanges avec le transporteur ou ses agents, et du connaissement, s’il est établi (ou de la lettre de transport ou de tout autre document établi ou censé être établi par le transporteur ou son agent, si aucun connaissement n’est utilisé). C’est pourquoi en cas de réclamation, il ne sert à rien de dire qu’aucun connaissement n’a jamais été signé, si l’intention des parties était d’établir et de signer un ou plusieurs connaissements. Ces observations s’appliquent également à la question de savoir si les parties entendaient qu’un document ainsi établi soit présenté pour avoir droit à la délivrance. Que les parties aient voulu qu’il y ait délivrance moyennant présentation d’un connaissement ne saurait être opposé en défense à une réclamation pour livraison non conforme. En l’espèce, le modus operandi témoigne d’une intention et d’une pratique claires de la part des parties, à savoir que les documents d’expédition ne soient pas signés, qu’ils portent l’estampille « non négociable » et qu’ils ne soient pas présentés pour avoir droit à la délivrance.

[86] La réclamante reconnaît que les documents d’expédition n’étaient pas signés et qu’il n’était pas nécessaire de les présenter pour avoir droit à la délivrance de la cargaison, mais elle fait valoir qu’il est clairement indiqué au recto du document d’expédition [traduction] « CONNAISSEMENT INTERNATIONAL », et que le transporteur doit donc être lié par la signification juridique de ce terme. En bref, le transporteur est un transporteur averti qui a choisi d’utiliser le terme « connaissement » dans un formulaire type qu’il a préparé. La réclamante soutient que, pour interpréter le contrat entre les parties, il faut présumer que le transporteur a voulu les conséquences juridiques des mots qu’il a employés (Geoff R. Hall, Canadian Contractual Interpretation Law, 4th éd (2020), à la p 120; Eli Lilly & Co c Novopharm Ltd, [1998] 2 RCS 129 au para 56 [Eli Lilly]).

[87] Le transporteur soutient au contraire que l’arrêt Eli Lilly étaye en fait sa thèse, car il faut également supposer que les parties avaient l’intention de tirer les conséquences juridiques des autres termes contenus dans le document d’expédition. Le transporteur soutient que si le document d’expédition porte bien la mention « connaissement » au recto, ses autres conditions viennent appuyer l’interprétation selon laquelle le document n’est pas un « un connaissement ou tout document similaire formant titre » au sens des Règles de La Haye-Visby, et notamment les éléments suivants : la clause selon laquelle il n’est pas négociable sauf s’il est consigné à ordre (non transférable), le fait qu’il n’est pas signé, qu’aucun original n’a été délivré, qu’il porte l’estampille « non négociable », que la clause d’attestation est restée en blanc, qu’il renvoie au contrat de services, et qu’il porte la mention « remise expresse ».

[88] La difficulté, sur le plan juridique, vient de ce que les termes du document d’expédition sont quelque peu ambigus. C’est parce que, sur le plan pratique, on a utilisé ce que l’on appelle un formulaire hybride ou à double usage (Carver, à la sect 06-21). Un document de transport hybride est un document qui, selon la manière dont les blancs sont remplis et dont il est estampillé, peut être utilisé comme un connaissement à ordre, comme un connaissement nominatif ou comme ni l’un ni l’autre (Carver, aux sect 06-21). Ces formulaires hybrides sont souvent utilisés comme des connaissements à ordre ou comme des connaissements nominatifs (Rafaela S, au para 6; Carver, à la sect 06-21), mais je ne crois pas qu’ils soient limités à ces deux types de documents de transport. Le recours à ces formulaires a été qualifié d’initiative regrettable qui favorisait les erreurs et les litiges. Dans l’arrêt The Rafaela S [2003] EWCA Civ 556, confirmé par la Chambre des lords, le lord juge Rix de la Cour d’appel a critiqué le recours aux formulaires hybrides :

[traduction]
146 Le recours à ces formulaires hybrides de connaissement me semble être une initiative regrettable en ce que, ces dernières années, il a donné lieu à des litiges dans un domaine qui, au cours du siècle dernier, n’avait pas vraiment posé de problème. Les transporteurs ne devraient pas utiliser ces formulaires de connaissement si leur intention est que les expéditeurs concluent des contrats de type lettre de transport maritime. Il est possible qu’en fin de compte, ce soit aux expéditeurs qu’il incombe de s’assurer que les cases de ces formulaires hybrides soient remplies de la manière qui leur convient le mieux, mais je soupçonne que, dans les faits, ce soit souvent une question de chance. En tout état de cause, ces formulaires invitent à l’erreur et au litige, ce qu’une règle simple permettrait d’éviter.

[89] Le transporteur a fait remarquer lors de l’audience que la situation aurait été plus claire s’il avait eu l’habitude d’utiliser des formulaires distincts pour les lettres de transport et les connaissements. Or, ce n’était tout simplement pas dans ses habitudes. Il utilisait le même formulaire de base, ou hybride, pour différents types d’ententes commerciales. Le transporteur soutient que le recours au formulaire hybride ne fait pas des documents d’expédition en litige des [traduction] « connaissements ou documents similaires formant titre », car en raison de la façon dont ils sont remplis (c.‑à‑d., remise expresse, non négociables, non signés, sans exigence de présentation), ils ne possèdent pas les caractéristiques essentielles du connaissement ou document similaire formant titre visé par les Règles de La Haye-Visby. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, la réclamante n’est pas de cet avis.

[90] Comme dans l’affaire Rafaela S, le recours à un formulaire hybride en l’espèce a donné lieu à un différend sur la nature du document de transport. Il est vrai que les ententes commerciales conclues entre les participants à la chaîne de transport et de logistique n’entrent pas toujours dans des catégories juridiques bien définies et facilement identifiables. Dans de tels cas, comme en l’espèce, il appartient au tribunal de déterminer la véritable nature et l’effet juridique de ces ententes. Bien souvent, le tribunal hésitera avant de rejeter le terme descriptif donné à un document commercial, établi dans le cours normal des affaires, en particulier si ce document a été établi par la partie qui cherche à en rejeter la description (Rafaela S, au para 5). C’est là l’essentiel de l’argument avancé par la réclamante : le transporteur devrait être tenu de respecter le terme qu’il a choisi, « connaissement », et ne devrait pas avoir le droit de s’en distancier.

[91] La réclamante s’appuie sur la décision H Paulin rendue par le juge Harrington pour affirmer que le transporteur devrait être lié par le terme « connaissement » et qu’il ne saurait se soustraire au libellé de son propre document. Je conclus que les circonstances de l’affaire H Paulin sont différentes de celles de l’espèce. Dans l’affaire H Paulin, le titre de transport portait l’estampille « fret payé d’avance ». Le juge Harrington a conclu que la mention « fret payé d’avance » n’était pas une assertion visant le transporteur et l’expéditeur, mais qu’elle s’adressait aux tiers qui s’en remettent à ce document. Ainsi, le transporteur qui avait déclaré que le fret avait été payé d’avance était lié par cette assertion et ne pouvait donc pas en réclamer le paiement au destinataire final de la cargaison (H Paulin, aux para 1‑2, 63).

[92] Je ne crois pas que l’en‑tête du formulaire hybride ([TRADUCTION] « CONNAISSEMENT INTERNATIONAL – NON NÉGOCIABLE À MOINS D’ÊTRE CONSIGNÉ À ORDRE ») soit une assertion au même titre que la mention « fret payé d’avance » dans l’affaire H Paulin. Cet en‑tête n’est plutôt qu’un des nombreux facteurs à prendre en compte pour déterminer la véritable nature du document d’expédition. Je conviens que la Cour ne doit pas rejeter trop vite le terme descriptif que le transporteur a donné à un document, mais on ne saurait dissocier totalement l’en‑tête du formulaire de la manière dont celui‑ci est rempli, des options qui sont sélectionnées ou laissées en blanc, des estampilles qui y sont apposées ainsi que des façons de faire des parties. Je conclus donc que le terme « connaissement » sur le document d’expédition n’est pas déterminant. Bien que l’emploi de ce terme soit un facteur qui milite en faveur de la conclusion que le document d’expédition est un connaissement au sens des Règles de La Haye-Visby, j’estime que ce facteur ne l’emporte pas sur les autres facteurs qui ont été examinés en détail précédemment.

[93] Enfin, sir Richard Aikens souligne que la définition de connaissement dépend du contexte, et que [traduction] « […] la question de savoir si un document satisfait à la définition pertinente dépend du contenu du document et non de sa forme. Un document qui se définit comme un connaissement n’en sera un que s’il en présente les attributs nécessaires. Inversement, un document peut être un connaissement sans que ce mot y figure » (Aikens, Bills of Lading, à la sect 2.8).

[94] En résumé, le document d’expédition est non négociable, en raison du terme [traduction] « NON NÉGOCIABLE À MOINS D’ÊTRE CONSIGNÉ À ORDRE », écrit en lettres moulées, et des mots « NON NÉGOCIABLE » estampillés en gros caractères au recto du document. Le document utilisé est un formulaire hybride intitulé [traduction] « CONNAISSEMENT INTERNATIONAL – NON NÉGOCIABLE À MOINS D’ÊTRE CONSIGNÉ À ORDRE », dans lequel le terme « connaissement » revient fréquemment. La réclamante est à la fois la destinataire et la partie à aviser. Aucun original n’a été délivré, le formulaire n’a pas été signé et la clause d’attestation a été laissée en blanc. Le document d’expédition porte la mention [traduction] « remise expresse » et la réclamante n’était pas tenue de le présenter pour avoir droit à la délivrance. Il était d’usage entre les parties que de tels documents ne soient pas signés, qu’aucun original ne soit produit et que les documents n’aient pas à être présentés au transporteur ou à son agent pour qu’il y ait délivrance. Sous réserve de la mention « connaissement » imprimée sur le formulaire, je conclus que les autres facteurs sont soit neutres, soit favorables à la thèse du transporteur. Plus précisément, le fait que le document d’expédition n’a pas été signé, qu’aucun original n’a été délivré et qu’il n’était pas nécessaire de le présenter pour avoir droit à la délivrance de la cargaison sont autant de facteurs qui militent fortement contre la thèse voulant que le document d’expédition soit un contrat de transport, c’est‑à‑dire un connaissement ou autre document formant titre selon les Règles de La Haye-Visby.

[95] Les paragraphes qui précèdent montrent donc que le document d’expédition n’est pas un connaissement ni un autre document formant titre au sens des Règles de La Haye-Visby. Le transporteur plaide que le document d’expédition est plutôt une lettre de transport. J’examinerai donc les caractéristiques de la lettre de transport avant de statuer sur la véritable nature du document d’expédition.

D. Le document d’expédition s’apparente-t-il à une lettre de transport?

[96] Ainsi qu’il a été mentionné, les documents utilisés pour le transport de marchandises par mer ont évolué, tout comme ont évolué les coutumes et pratiques commerciales. Les connaissements négociables classiques présentent de nombreux avantages et ont été conçus pour faciliter le commerce international. À la section V.A (Connaissements) des présents motifs, nous avons vu que ces documents formant titre permettent de transférer le droit à la possession des marchandises et qu’ils font partie du mécanisme par lequel la propriété de la cargaison est transférée. Le connaissement négociable est utile pour les commerçants et les banquiers qui désirent acheter ou vendre des marchandises, ou emprunter en donnant les marchandises en transit en garantie (Canadian Maritime Law, à la p 571).

[97] Le connaissement simple et négociable pose toutefois certains problèmes. Comme il doit être présenté pour avoir droit à la délivrance de la cargaison, tout retard dans la présentation peut causer un retard dans la délivrance. Le connaissement est établi par le transporteur après que la cargaison a été chargée à bord du navire. Si l’expéditeur a de la chance, le connaissement original pourra être récupéré le lendemain du départ du navire; cependant, il n’est pas rare que cela prenne plusieurs jours (Susan Beecher, « Can the Electronic Bill of Lading Go Paperless? », Int’l Law, volume 40 (2006), à la p 633 [Beecher]). Les porte‑conteneurs modernes se déplacent si rapidement qu’ils arrivent souvent au port de déchargement avant que les connaissements aient été traités par le système d’expédition et le système bancaire (Nicholas Gaskell et al, Bills of Lading: Law and Contract, Informa Law, 2000, à la p 20 [Gaskell]). Le destinataire s’expose ainsi à des sanctions pécuniaires, telles que des frais de surestaries, s’il est incapable de récupérer rapidement sa cargaison au port de déchargement à cause d’un retard lié à la documentation (Beecher, à la p 634).

[98] En plus des retards potentiels et des coûts que ces retards peuvent engendrer, la simple obtention d’un connaissement classique a aussi un coût puisque le transporteur exige des droits pour établir ce document. Les risques et les coûts d’un connaissement ne sont pas toujours nécessaires. Dans bien des cas, l’identité du destinataire est connue dès le départ et la cargaison n’est ni vendue ni financée durant son transport. C’est le cas par exemple de la société membre d’un groupe qui expédie des marchandises à l’étranger à une autre société membre du même groupe, ou encore d’un transfert interne au sein d’une multinationale (Gaskell, à la p 20).

[99] Les transporteurs ont cherché à résoudre les problèmes causés par les connaissements en mettant au point des documents plus simples, appelés lettres de transport ou lettres de transport maritime (Gaskell, à la p 20; Canadian Maritime Law, à la p 571). L’arrivée des ordinateurs et les progrès techniques réalisés durant la dernière partie du vingtième siècle ont aussi contribué à l’évolution des lettres de transport (Cami Automotive, au para 14). Bien que les lettres de transport et les connaissements classiques aient certaines caractéristiques en commun, ils diffèrent sur plusieurs aspects (The Federal Ems, au para 51). Au moment de son établissement, la lettre de transport est faite au nom du destinataire à qui la cargaison doit être délivrée. Il s’agit en réalité d’un reçu non négociable qui contient les modalités du contrat (Gaskell, à la p 20). La lettre de transport remplit donc deux des trois fonctions du connaissement : elle sert de reçu attestant de la réception des marchandises, ainsi que de preuve du contrat de transport (Gaskell, à la p 20; Canadian Maritime Law, à la p 571; Cami Automotive, au para 17).

[100] La lettre de transport n’est pas un document formant titre; elle n’a donc pas à être présentée au transporteur pour prendre livraison de la cargaison (Canadian Maritime Law, aux p 571-572; Cami Automotive, au para 17; Aikens, Bills of Lading, à la p 22; Rafaela S, au para 46). Il s’agit simplement d’un élément de preuve documentaire qui atteste du droit du destinataire de recevoir la cargaison du transporteur (Canadian Maritime Law, à la p 572). Pour pouvoir prendre livraison, le destinataire n’a qu’à fournir au transporteur les renseignements exigés de manière à prouver qu’il est le destinataire désigné sur la lettre de transport (ibid). Il s’agit du principal avantage de la lettre de transport. Les expéditeurs ne sont pas exposés aux inconvénients et aux coûts résultant du fait d’avoir à attendre que le destinataire reçoive le connaissement avant que le transporteur puisse livrer la cargaison (Aikens, Bills of Lading, à la p 22). À moins que la présentation d’un document ne soit nécessaire (et peut‑être aussi que le document ne soit négociable), il se peut que, sur le plan commercial, de bonnes raisons justifient le recours aux lettres de transport, qui sont pratiques et moins coûteuses.

[101] Comme les lettres de transport ne sont pas considérées comme des connaissements ou des documents similaires formant titre, elles ne sont pas assujetties aux Règles de La Haye-Visby, qui ont force de loi (Cami Automotive, aux para 44-45; Aikens Bills of Lading, à la p 22; David Colford, « The Federal Courts and Admiralty Law », dans The Federal Court of Appeal and the Federal Court 50 Years of History, Irwin Law, 2021, à la p 493). J’ai expliqué à la section V.C des présents motifs que, pour que les Règles de La Haye-Visby s’appliquent, il faut un contrat de transport au sens de l’alinéa 1b) de ces Règles, c’est‑à‑dire un contrat qui est constaté par un connaissement ou par tout document similaire formant titre. Les parties qui ont recours à une lettre de transport échappent à l’application des droits et obligations prévues par les Règles de La Haye-Visby. Il en va autrement des Règles de Hambourg et des Règles de Rotterdam qui, elles, s’appliquent à ce document. Cela ne signifie pas pour autant que les Règles de La Haye‑Visby ne sont pas utiles pour l’examen d’une lettre de transport, parce que dans les faits, les Règles de La Haye ou les Règles de La Haye-Visby sont souvent incorporées par renvoi dans les contrats constatés par une lettre de transport. Dans l’affaire qui nous occupe, le document d’expédition prévoit l’application de la Loi américaine sur le transport de marchandises par mer, dont le régime est fondé sur les Règles de La Haye.

[102] En ce qui concerne les documents non négociables, les Règles de La Haye-Visby, qui ont force de loi, s’appliquent aux connaissements nominatifs dont il est question à la section V.C des présents motifs, mais elles ne s’appliquent pas aux lettres de transport. La qualification juridique d’un titre de transport, selon qu’il s’agit d’une lettre de transport ou d’un connaissement nominatif, n’est pas toujours facile (Canadian Maritime Law, à la p 572; Carver, à la sect 17). Carver souligne les différences qu’il y a entre les deux : le titre du document, le fait qu’il contienne des clauses que l’on trouve dans les connaissements et qui seraient inutiles dans une lettre de transport, et le fait qu’il soit produit en trois exemplaires ou en un seul document original (Carver, aux sect 17-18). On dit dans Canadian Maritime Law que cette distinction semble dépendre de l’intention de l’auteur – pour autant qu’elle puisse être dégagée du document – et de la présence ou non d’une clause d’attestation exigeant la présentation du document en échange de la livraison (à la p 572).

[103] La Cour a conclu que la distinction entre une lettre de transport et un connaissement nominatif réside dans la manière dont le document est intitulé, dans le fait que les connaissements sont délivrés en trois exemplaires alors que les lettres de transport ne le sont qu’en un seul exemplaire, dans l’exigence de présentation du document pour qu’il y ait livraison de la cargaison, et enfin dans l’intention des parties (Cami Automotive, aux para 30‑35). La Chambre des lords a souligné les différences qui existent entre les documents quant à leurs modalités et au nombre d’exemplaires délivrés, et elle a déclaré qu’une lettre de transport n’est jamais un document formant titre et qu’aucun [traduction] « négociant, assureur ou banquier ne confondrait les deux » (Rafaela S, au para 46).

[104] En l’espèce, même si le document d’expédition est intitulé « CONNAISSEMENT INTERNATIONAL », je conclus qu’il a été utilisé et traité comme une lettre de transport. Bien que le transporteur ait utilisé un formulaire hybride comme document d’expédition, la façon dont ce formulaire a été rempli – des sections ont été laissées en blanc – fait que ce document s’apparente à une lettre de transport. La ligne sur laquelle doit être indiqué le nombre d’originaux délivrés a été laissée en blanc, tout comme le reste de la clause d’attestation.

[105] Bien que certains termes imprimés du document d’expédition fassent référence au connaissement, le document porte les estampilles [traduction] « non négociable » et « remise expresse ». Il est bien établi que les termes imprimés sont subordonnés aux termes estampillés (Cami Automotive, au para 25). Qui plus est, la cargaison en cause a bel et bien fait l’objet d’une remise expresse. Le fait que le transporteur ait remis les marchandises sans exiger la présentation du document d’expédition signifie que les parties considéraient ce document comme une lettre de transport.

[106] Le transporteur prétend que les parties entendaient elles aussi que les documents d’expédition soient considérés comme des lettres de transport. Je suis du même avis. La preuve par affidavit de M. Contreras montre que la formule de remise expresse a été utilisée à la demande de la réclamante et pour accommoder cette dernière. Selon M. Contreras, le transporteur a recours à cette formule pour accommoder ses clients, lorsqu’il n’est pas nécessaire de présenter un document pour pouvoir prendre livraison des marchandises. M. Contreras compare cette façon de procéder au cas où le transporteur délivrerait un connaissement ordinaire, généralement en trois exemplaires, demanderait que le document soit signé par l’agent autorisé du transporteur et soit remis à l’expéditeur, puis insisterait pour que l’original soit présenté à la livraison afin que la possession des marchandises soit remise au porteur du connaissement original. Le témoignage de M. Contreras sur cette question n’a pas été contesté.

[107] Tout cela est conforme à ce qui se fait couramment dans l’industrie : renoncer à l’exigence de présenter le document et utiliser la lettre de transport pour éviter les coûts et les inconvénients potentiels associés au connaissement, lorsque la nature de l’envoi n’exige pas que l’on recoure à ce dernier.

[108] Comme je l’ai mentionné précédemment, les parties entretenaient une relation d’affaires depuis 2012. En juin 2019, le transporteur avait transporté environ 185 conteneurs de produits frais pour la réclamante. La preuve au dossier montre que les parties avaient l’intention d’utiliser un processus efficace et accéléré, ce qu’elles ont fait.

[109] Je conclus donc que la véritable nature du document d’expédition s’apparente à celle de la lettre de transport. Le document d’expédition est un reçu attestant de la cargaison transportée et des modalités du contrat de transport, mais n’est pas un document formant titre. Par conséquent, le contrat de transport en litige n’est pas constaté par un connaissement ou par tout document similaire formant titre au sens de l’alinéa 1b) des Règles de La Haye-Visby; ce n’est pas non plus un contrat du type qui commande l’application des Règles de La Haye-Visby, qui ont force de loi.

[110] Avant d’examiner le champ d’application des articles 43 et 46 de la Loi, j’examinerai brièvement le contrat de services, notamment pour savoir s’il s’agit d’un contrat de transport au sens de l’alinéa 1b) des Règles de La Haye‑Visby.

E. Le contrat de services

[111] Le rapport contractuel qui unit les parties est attesté non seulement par les documents d’expédition se rapportant à la cargaison en litige, mais aussi par le contrat de services. Comme je l’ai dit à la section II (Les faits) des présents motifs, les parties ont conclu plusieurs contrats de services dans le cadre de leur relation d’affaires. Le contrat de services en litige est le troisième de ces contrats. Il prévoit l’application de tarifs réduits par rapport aux tarifs publiés par le transporteur, à condition que l’engagement quant au volume minimal de la cargaison soit respecté. Le contrat de services contient également une clause incorporant les modalités du [traduction] « connaissement du transporteur », qui prévoit que ce [traduction] « connaissement déterminera les modalités de l’expédition ». En cas de conflit entre les dispositions du contrat de services et les modalités du connaissement, ces dernières auront préséance. Bien que le contrat de services comprenne de nombreux renvois à la législation américaine et à la Federal Maritime Commission des États-Unis, la clause relative au droit applicable et la clause attributive de compétence (Cour de district des États-Unis du district Sud de New York) font partie des modalités types du connaissement du transporteur.

[112] Aux États-Unis, les contrats de service ont fait leur apparition dans la foulée de la déréglementation du secteur du transport maritime. Auparavant, tous les tarifs des compagnies maritimes étaient accessibles au public et devaient être déposés auprès de la Federal Maritime Commission; les transporteurs ne pouvaient offrir aucun tarif spécial. Par suite des réformes de 1984 et de 1998, les transporteurs et les compagnies maritimes ont pu négocier des tarifs préférentiels et confidentiels basés sur le volume des cargaisons transportées au cours d’une période déterminée (Proshanto K. Mukherjee et al, « A Legal and Economic Analysis of the Volume Contract Concept under the Rotterdam Rules : Selected Issues in Perspective », Journal of Maritime Law & Commerce, 40 (2009), 579, aux p 586-588 [Mukherjee]). Le paragraphe 3(19) de la Shipping Act de 1984 des États-Unis définit le contrat de services, en fonction du volume garanti durant une période déterminée, de la façon suivante :

[traduction]
contrat écrit, autre qu’un connaissement ou un récépissé, conclu entre un ou plusieurs expéditeurs et un transporteur maritime général, ou accord conclu entre des transporteurs maritimes généraux, par lequel, d’une part, l’expéditeur s’engage à faire transporter une quantité ou une partie minimale de son fret ou de ses recettes‑marchandises sur une période donnée et, d’autre part, le transporteur maritime général s’engage à appliquer un certain tarif ou une certaine échelle tarifaire ainsi qu’à fournir un certain niveau de service, par exemple quant à l’espace réservé, au temps de transit, à la rotation des ports ou autres modalités de services semblables. Le contrat peut aussi prévoir des dispositions en cas d’inexécution par l’une des parties.

(Mukherjee, à la p 583; Titre 46, Code of Federal Regulations, partie 530.3(q) (Service Contracts).)

[113] Le contrat de services répond à la définition ci‑dessus. La réclamante souligne que le rapport commercial qui unit les parties, tel qu’il est constaté dans le contrat de services, c’est‑à‑dire les tarifs préférentiels, n’a rien à voir avec le régime de responsabilité qui s’applique au transport des marchandises. À cet égard, la réclamante soutient que ce sont les documents d’expédition qui constituent la meilleure preuve des contrats de transport en litige.

[114] Le transporteur se fonde sur les modalités du contrat de services, y compris celles incorporées par renvoi, ainsi que sur les modalités énoncées dans les documents d’expédition. Il fait valoir que la définition que donne le Code of Federal Regulations du contrat de services, citée ci‑dessus, précise qu’il s’agit d’un contrat écrit « autre qu’un connaissement ou un récépissé ». Le transporteur soutient que le contrat de services ne commande pas l’application des Règles de La Haye‑Visby et qu’il ne constitue pas non plus un contrat de transport de marchandises par eau au sens des articles 43 ou 46 de la Loi.

[115] Après avoir examiné le contrat de services, je ne peux pas conclure qu’il s’agit du type de contrat qui commande l’application des Règles de La Haye-Visby, qui ont force de loi. Bien qu’il régisse les relations commerciales entre les parties, il ne saurait être considéré comme un connaissement ou un document similaire formant titre préparé en vue du transport d’une cargaison donnée. Il se distingue des documents d’expédition qui sont établis pour chaque envoi, lesquels, selon mon analyse, s’apparentent à des lettres de transport. Je conviens avec la réclamante que les documents d’expédition constituent en l’espèce la meilleure preuve des contrats de transport, bien qu’il ne faille certainement pas écarter les modalités applicables du contrat de services. De fait, chacun des documents d’expédition renvoie au numéro du contrat de services conclu entre les parties. Je conclus que des documents s’apparentant à des lettres de transport ont été délivrés par le transporteur pour les expéditions en litige, les tarifs applicables étant régis par le contrat de services.

F. Conclusion – Qualification des documents d’expédition et du contrat de services au regard des Règles de La Haye-Visby et de l’article 43 de la Loi

[116] La réclamante affirme que le document d’expédition est un connaissement, car c’est ainsi qu’il est désigné au recto du document; le transporteur devrait donc être lié par le sens donné à ce terme. Le transporteur soutient pour sa part que le document d’expédition s’apparente davantage à une lettre de transport et que ni le document d’expédition ni le contrat de services n’ont les caractéristiques et ne remplissent les fonctions d’un connaissement.

[117] Comme je l’ai expliqué plus tôt, le connaissement remplit trois fonctions principales : a) il sert de reçu pour les marchandises reçues par le transporteur; b) il sert de preuve des modalités du contrat de transport; et c) il sert de « document formant titre » (Canadian Maritime Law, à la p 565; The Maurice Desgagnes, au para 14; Cami Automotive, au para 13; H Paulin, au para 27). L’examen de la jurisprudence à la section V.C des présents motifs montre que, outre ces trois fonctions principales, le connaissement possède plusieurs autres caractéristiques. Tel que mentionné à la section V.D des présents motifs, la lettre de transport remplit deux des fonctions du connaissement, mais n’est pas un document formant titre qui doit être présenté pour avoir droit à la livraison des marchandises.

[118] Le document d’expédition renvoie à plusieurs reprises au connaissement, notamment dans l’en‑tête [traduction] « CONNAISSEMENT INTERNATIONAL ». Cependant, le formulaire utilisé est un formulaire hybride et le document d’expédition présente, en définitive, les caractéristiques d’une lettre de transport et il a été utilisé comme tel. Le document d’expédition n’est pas un contrat de transport « constaté par un connaissement ou par tout document similaire formant titre »; il ne s’agit donc pas du type de document qui commande l’application des Règles de La Haye-Visby, qui ont force de loi. Pas plus que ne l’est le contrat de services, comme nous l’avons vu à la section V.E (Le contrat de services).

[119] L’article 43 de la Loi dispose que les Règles de La Haye‑Visby ont force de loi au Canada à l’égard des « contrats de transport de marchandises par eau ». Comme le document d’expédition n’est pas un contrat de transport au sens des Règles de La Haye‑Visby, il ne s’agit pas d’un « contrat de transport de marchandises par eau » au sens de l’article 43 de la Loi (Cami Automotive, aux para 43‑45).

G. L’article 46 de la Loi s’applique-t-il aux documents d’expédition?

[120] Comme j’ai conclu que, de par sa nature et ses effets, le document d’expédition s’apparente à une lettre de transport, laquelle n’est pas assujettie aux Règles de La Haye-Visby ni à l’article 43 de la Loi, je dois maintenant examiner si une lettre de transport est un « contrat de transport de marchandises par eau » au sens de l’article 46 de la Loi. Comme je l’ai mentionné, le transporteur fait valoir que, puisque le document d’expédition n’est pas « un contrat de transport de marchandises par eau » visé par l’article 43 de la Loi, il ne commande pas l’application de l’article 46 de la Loi qui s’applique lui aussi aux « contrats de transport de marchandises par eau ». La réclamante soutient pour sa part que, même si les deux dispositions emploient la même expression, l’article 46 a, de par son objet, un champ d’application beaucoup plus large que l’article 43; le document d’expédition est donc assujetti à l’article 46.

[121] Si la Cour conclut que le document d’expédition est un « contrat de transport de marchandises par eau » visé par l’article 46 de la Loi, alors la requête du transporteur sera rejetée et l’action sera instruite au Canada. Dans le cas contraire, la réclamante devra démontrer l’existence de motifs sérieux, comme le requiert le critère de l’arrêt The Eleftheria, pour que la Cour refuse de donner effet à la clause d’élection de for selon laquelle les litiges doivent être entendus par la Cour de district des États-Unis du district Sud de New York.

[122] L’article 46 de la Loi permet au réclamant d’intenter une action au Canada même si le contrat de transport comporte une clause d’élection de for étranger, pourvu que certaines conditions soient respectées. Comme je l’ai mentionné précédemment dans les présents motifs, ma collègue la juge Heneghan a conclu que les défendeurs avaient un agent au Canada, et que la réclamante avait donc satisfait à cette condition.

[123] La réclamante fonde principalement son argumentation sur l’objet de l’article 46 de la Loi qui, allègue‑t‑elle, est de protéger les chargeurs et les réceptionnaires canadiens. Elle invoque l’arrêt OT Africa Line Ltd c Magic Sportswear Corp, 2006 CAF 284 [Magic Sportswear], dans lequel la Cour d’appel fédérale traite de l’historique de cette disposition, ainsi que de son objet qui est de protéger les importateurs et exportateurs canadiens en leur permettant de faire valoir leurs créances au Canada plutôt que dans un pays étranger.

[124] La réclamante soutient que la présente demande, qui a été présentée par un petit importateur canadien aux prises avec la clause attributive de compétence étrangère du transporteur, correspond exactement au type de situation que l’article 46 cherche à corriger.

[125] Le transporteur plaide que le document d’expédition n’est pas un « contrat de transport de marchandises par eau » visé par l’article 43 de la Loi, et qu’il n’est donc pas assujetti à l’article 46 de la Loi, car les mêmes mots sont présumés avoir le même sens. Le transporteur s’appuie sur l’arrêt Mercury XII, dans lequel la Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument voulant que l’expression employée aux articles 43 et 46 de la Loi doive être interprétée différemment parce que ces dispositions ont des objectifs différents (Mercury XII (Ship) c MLT-3 (Belle Copper No. 3), 2013 CAF 96 aux para 32-36 [Mercury XII]). Il soutient que la Cour d’appel fédérale s’est prononcée sur cette question, que les mots ont le même sens et que notre Cour est donc liée par l’arrêt Mercury XII. Il s’appuie en outre sur l’ouvrage Sullivan on the Construction of Statutes pour faire valoir qu’il existe une forte présomption que les mêmes mots apparaissant de façon rapprochée dans une loi ont le même sens (Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd (Markham, Ontario : LexisNexis Canada Inc, 2008), aux p 214-216 [Sullivan]; Mercury XII, au para 33).

[126] La réclamante n’est pas de cet avis et elle allègue que la question que devait trancher la Cour d’appel fédérale, dans les arrêts Mercury XII et The Federal Ems, était de savoir si les chartes‑parties étaient des « contrat[s] de transport de marchandises par eau » visés par les articles 43 et 46, respectivement. La réclamante soutient non seulement que notre Cour n’est pas liée par l’arrêt Mercury XII, car cette affaire portait sur des chartes‑parties, mais aussi que les faits de l’espèce commandent que l’on accorde plus de poids à l’objectif de politique générale de l’article 46 qu’au fait que la même expression est utilisée aux articles 43 et 46. La présente affaire concerne des marchandises expédiées dans le contexte du trafic de ligne, où, contrairement à celui des chartes‑parties, il existe un déséquilibre dans le pouvoir de négociation (The Federal Ems, au para 61). La réclamante invoque également l’ouvrage Sullivan on the Construction of Statutes, et souligne qu’il importe de tenir compte de l’objet, que la législation soit ambiguë ou non (Sullivan, 6e éd, au para 2.2).

[127] Le transporteur nie qu’il existe un déséquilibre de pouvoir ou que la réclamante a besoin de protection. Il fait valoir que la réclamante est une entité commerciale avisée et que la preuve montre que les parties ont conclu à plusieurs reprises des contrats de service prévoyant l’application de tarifs préférentiels pour le transport de gros volumes de marchandises. Il soutient que les parties entretiennent une relation d’affaires depuis 2012 et qu’elles devraient être tenues de respecter leurs engagements.

[128] Je suis d’accord avec la réclamante quant à l’objet de l’article 46 de la Loi. L’article 46 a été adopté principalement dans le but de protéger les exportateurs et importateurs canadiens contre les coûts, parfois prohibitifs, qu’ils auraient à assumer s’ils devaient faire valoir leurs créances contre des transporteurs dans des pays étrangers (Magic Sportswear, aux para 56-58). Durant les débats parlementaires, des inquiétudes ont notamment été exprimées du fait que les petits et moyens expéditeurs et destinataires canadiens n’avaient pas un grand pouvoir de négociation et qu’ils étaient donc à la merci des transporteurs qui ont tendance à insérer des clauses attributives de compétence exclusive dans leurs documents (Magic Sportswear, aux para 57-58). L’article 46 a été décrit comme un moyen de remédier au déséquilibre apparent entre le pouvoir des transporteurs et celui des chargeurs en favorisant ces derniers (Magic Sportswear, au para 65).

[129] Ce désir de trouver un moyen de remédier à ce déséquilibre de pouvoir apparent est également l’un des facteurs déterminants ayant conduit à l’élaboration des divers régimes internationaux qui ont été examinés en détail à la section V.B (Les Règles de La Haye-Visby – Introduction et contexte) des présents motifs (voir aussi The Federal Ems, aux para 45-57, 61). Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, la législation de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, qui a donné naissance aux Règles de La Haye et aux Règles de La Haye-Visby, peut être considérée comme étant « la première législation sur la protection des consommateurs, quoique dans la sphère commerciale, qui réglementait les droits et les obligations des transporteurs maritimes découlant des connaissements » (The Federal Ems, au para 47). En plus de conférer certitude et uniformité, les Règles de La Haye et les Règles de La Haye-Visby visaient à corriger les clauses très larges d’exclusion de responsabilité prévues dans les connaissements délivrés par les transporteurs (The Federal Ems, aux para 46-47, 61; Canadian Maritime Law, à la p 596). Comme il est expliqué en détail à la section V.C des présents motifs, les Règles de La Haye-Visby ont force de loi au Canada à l’égard des contrats de transport de marchandises par eau aux termes de l’article 43 de la Loi.

[130] Les articles 43 et 46 se trouvent à la partie 5 de la Loi, intitulée Responsabilité en matière de transport de marchandises par eau. L’objet de ces dispositions, de même que le contexte juridique dans lequel elles ont été adoptées, témoigne des efforts qui ont été faits afin de corriger le déséquilibre de pouvoir entre, d’une part, les transporteurs dans le domaine du trafic de ligne et, d’autre part, les chargeurs et destinataires dont les marchandises sont transportées. Comme l’objectif de l’article 43 concorde avec celui de l’article 46, je suis d’avis que le sens du libellé de l’article 46 ne saurait être dissocié de celui de l’article 43. Le contexte et l’objet général de la partie 5 de la Loi définissent les droits et les obligations des transporteurs dans le domaine du trafic de ligne, en donnant force de loi aux Règles de La Haye-Visby et en prévoyant la mise en œuvre possible des Règles de Hambourg (The Federal Ems, aux para 71-80). L’objet général de la partie 5 correspond au problème précis que l’article 46 visait à corriger, à savoir les clauses de compétence types dictées par les transporteurs au détriment des importateurs et des exportateurs canadiens (The Federal Ems, au para 80). Je suis d’avis qu’on ne peut pas dire que les objets des articles 43 et 46 diffèrent à ce point qu’il faille interpréter différemment l’expression « contrat de transport de marchandises par eau » dans ces deux dispositions.

[131] Les constatations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mercury XII appuient également la conclusion selon laquelle l’expression « contrat de transport de marchandises par eau » a la même signification aux articles 43 et 46. Même si, comme le fait valoir la réclamante, l’arrêt Mercury XII portait sur la question de savoir si l’expression employée aux articles 43 et 46 devait être interprétée de manière uniforme et exclure les chartes‑parties, je conclus néanmoins que le raisonnement s’applique en l’espèce. La Cour d’appel fédérale a déclaré que la présomption selon laquelle le libellé a le même sens est particulièrement difficile à réfuter lorsque les mots apparaissent de façon relativement rapprochée dans une loi. Elle a ajouté que la nature juridique de l’expression « contrat de transport de marchandises par eau » tendait à renforcer cette présomption (Mercury XII, au para 33; voir aussi Sullivan 5e éd, aux p 214-215). L’expression « contrat de transport de marchandises par eau » à l’article 43 ne vise pas les lettres de transport (Cami Automotive, aux para 44-45). Il convient de donner le même sens à la même expression utilisée à l’article 46 et, donc, de conclure que celle-ci ne vise pas non plus les lettres de transport.

[132] Une telle interprétation est par ailleurs étayée par le régime établi à la partie 5, en ce sens que l’article 46 est destiné à fonctionner parallèlement aux Règles de La Haye-Visby incorporées par l’article 43 et figurant à l’annexe 3. Comme je l’ai mentionné, les Règles de Hambourg comportent des dispositions relatives aux clauses attributives de compétence et aux clauses d’arbitrage (The Federal Ems, aux para 51, 64), ce qui n’est pas le cas des Règles de La Haye-Visby. Par conséquent, plusieurs des pays qui n’ont pas adopté les Règles de Hambourg, notamment le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud, le Danemark, la Finlande, la Norvège et la Suède, ont adopté des lois nationales traitant du recours aux clauses attributives de compétence étrangère (Magic Sportswear, au para 64; The Federal Ems, au para 65). L’article 46 de la Loi fait mention d’« un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg […] ». Il est donc préférable d’interpréter l’article 46 de la même manière que l’article 43 et de l’appliquer parallèlement aux Règles de La Haye-Visby.

[133] La réclamante fait valoir que l’exclusion des documents d’expédition du champ d’application de l’article 46 serait lourde de conséquences et dévastatrice pour les expéditeurs et destinataires canadiens, ainsi pour le régime de transport des marchandises au Canada. Elle soutient que ceux qui concluent des contrats prévoyant un service de porte‑à‑porte seraient privés de la protection de l’article 46 et devraient renoncer à leur droit d’intenter une action au Canada. Elle ajoute que l’usage croissant de documents non négociables dans le transport multimodal est bien réel et que restreindre l’application de l’article 46 aux connaissements ou autres documents similaires formant titre irait à l’encontre de l’objet de cette disposition.

[134] Ainsi qu’il a été mentionné aux sections I et IV des présents motifs, le régime canadien de transport de marchandises, qui est fondé sur les Règles de La Haye-Visby, repose sur des notions et des termes vieux de plusieurs siècles. En réalité, la réclamante demande à la Cour de donner de l’article 46 de la Loi une interprétation large qui englobe les documents d’expédition, lesquels, selon ma conclusion, s’apparentent à des lettres de transport. Le régime établi à la partie 5 de la Loi doit, à mon avis, être interprété de façon harmonieuse. Les Règles de La Haye-Visby, qui ont force de loi, et l’article 43 ne s’appliquent pas aux lettres de transport (Cami Automotive, aux para 44-45; Canadian Maritime Law, à la p 607; Aikens, à la sect 2.16). Comme je l’ai mentionné, les plus récentes conventions internationales, à savoir les Règles de Hambourg et les Règles de Rotterdam, s’appliquent aux lettres de transport et autres documents non négociables semblables.

[135] Vu l’application limitée des Règles de La Haye-Visby à l’égard des titres de transport par rapport aux conventions internationales plus récentes, plusieurs pays ont adopté des lois visant à élargir leur régime de transport afin qu’ils englobent les lettres de transport et autres documents non négociables (Cami Automotive, au para 46; Tetley, à la p 2304). C’est le cas par exemple de l’Australie, du Royaume-Uni, de la Nouvelle-Zélande, du Danemark, de la Suède, de la Finlande, de l’Afrique du Sud et de Singapour. Cependant, comme l’a souligné le juge Blanchard dans la décision Cami Automotive, aucune législation comparable n’a été adoptée au Canada (para 46).

[136] L’argument avancé par la réclamante – que le régime ne s’applique pas à elle de plein droit en raison de la nature de la documentation – vaut à la fois pour les articles 43 et 46. Les deux dispositions ont pour objet de protéger les expéditeurs et les destinataires, mais aucune ne s’applique de plein droit, parce que les documents d’expédition ne sont pas des connaissements ou autres documents similaires formant titre et qu’il ne s’agit donc pas de contrats de transport de marchandises par eau au sens de la Loi. Le Canada se distingue des pays qui ont élargi leur régime de transport par l’adoption de dispositions analogues à l’article 46 qui englobent les lettres de transport. L’équivalent australien de l’article 46 de la Loi, l’article 11 de la Carriage of Goods by Sea Act 1991, s’applique aux [traduction] « documents de transport maritime » qui, par définition, s’entendent non seulement des connaissements, mais aussi des lettres de transport, des lettres de voiture et autres instruments non négociables (Tetley, aux p 2419‑2422).

[137] Je conviens avec la réclamante que l’utilisation généralisée de documents de transport non négociables pourrait bien faire en sorte que des demandeurs, comme la réclamante en l’espèce, ne puissent faire valoir le droit que leur confère l’article 46 de la Loi d’intenter une action au Canada. Il n’appartient toutefois pas à la Cour d’élargir la portée du régime de transport de marchandises au Canada, établi à la partie 5 de la Loi, afin qu’il englobe les lettres de transport et autres documents non négociables semblables. Le transporteur fait valoir que le législateur pourrait, à l’avenir, décider d’en élargir la portée, mais ne l’a pas encore fait. Je conviens avec le transporteur qu’il appartient au législateur de décider si le régime canadien de transport de marchandises, et plus précisément l’article 46, devrait être élargi afin qu’il s’applique également aux lettres de transport.

[138] Comme je l’ai dit ci‑dessus, la réclamante soutient que chaque expéditeur ou destinataire canadien qui passe un contrat de transport de porte‑à‑porte renoncerait à ses droits d’intenter une action au Canada. Bien que le transport de marchandises de porte‑à‑porte soit souvent régi par des lettres de transport, cela ne veut pas dire que c’est toujours le cas. Les termes « connaissements intermodaux », « connaissements multimodaux » et « connaissements de transport combiné » s’entendent de connaissements qui visent au moins deux modes de transport (Gaskell, à la p 15; Canadian Maritime Law, aux p 573-574). Le terme « connaissement direct », qui désigne le connaissement qui vise à la fois le transport maritime et terrestre, est utilisé à l’alinéa 22(2)f) de la Loi sur les Cours fédérales, en lien avec la compétence de la Cour. Le transporteur prétend que rien n’empêchait la réclamante de demander que le contrat soit constaté par un connaissement direct ou multimodal si c’était ce qu’elle voulait. Il souligne que les originaux des connaissements de transport combiné sont utilisés dans l’industrie et qu’ils sont assujettis aux RUUCD 500, l’instrument qui régit les opérations de crédit documentaire (Règles et usances uniformes relatives aux crédits documentaires [RUUCD] publiées par la Chambre de commerce internationale, article 26; voir Gaskell, à la p 15).

[139] Bien que je convienne avec la réclamante que le champ d’application de l’article 46 de la Loi a une incidence sur les expéditeurs et destinataires canadiens de cargaisons transportées de porte‑à‑porte, il existe d’autres types de document auxquels ceux‑ci peuvent recourir s’ils veulent s’assurer de conclure un « contrat de transport de marchandises par eau » visé par l’article 46 de la Loi. Contrairement à la réclamante, j’estime qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de donner de l’article 46 une interprétation large qui englobe les lettres de transport et, par conséquent, le document d’expédition. La réclamante n’a pas tort de dire que le régime actuel de transport de marchandises n’est pas, à plusieurs égards, en phase avec les réalités modernes du trafic de ligne et du transport de porte‑à‑porte, mais cela ne m’autorise pas à prendre une mesure que le législateur n’a pas choisi de prendre.

[140] Ayant conclu que les ententes contractuelles conclues entre les parties, à savoir les documents d’expédition et le contrat de services, ne commandent pas l’application de l’article 46 de la Loi, je passe maintenant à la question de savoir si la clause d’élection de for attribuant compétence à la Cour de district des États-Unis du district Sud de New York devrait néanmoins être annulée sur la base du critère des motifs sérieux.

H. Existe‑t‑il un motif sérieux de ne pas appliquer la clause d’élection de for attribuant compétence à la Cour de district des États-Unis du district Sud de New York?

[141] L’article 46 de la Loi ne s’applique pas à l’espèce. Par conséquent, le critère applicable à l’examen d’une requête en suspension d’instance présentée sur le fondement du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales est le critère des « motifs sérieux » énoncé dans l’arrêt The Eleftheria et adopté par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt ZI Pompey (Arc‑En‑Ciel 2021, au para 20). Ayant conclu que les documents d’expédition et le contrat de services lient les parties, je dois faire droit à la demande de suspension, à moins que la réclamante « ne fasse valoir des motifs assez sérieux pour [me] permettre de conclure qu’il ne serait pas raisonnable ou juste, dans les circonstances, d’exiger [qu’elle] se conforme à cette clause » (ZI Pompey, au para 39).

[142] Le critère des motifs sérieux impose à la partie qui conteste la clause d’élection de for le fardeau de convaincre la Cour qu’un motif valable justifie qu’elle ne soit pas liée par cette clause (ZI Pompey, au para 20). La Cour suprême a indiqué qu’il « est essentiel que les tribunaux accordent l’importance voulue au fait qu’il est souhaitable de contraindre les parties contractantes à respecter leurs engagements » (ibid, au para 20). La Cour suprême a également déclaré que la raison d’être des clauses d’élection de for est louable et que les « tribunaux doivent généralement leur faire bon accueil, car elles confèrent aux opérations la certitude et la sûreté dérivées des principes fondamentaux du droit international privé que sont l’ordre et l’équité » (Douez c Facebook, Inc, 2017 CSC 33 au para 24 [Douez]; ZI Pompey, au para 20).

[143] Dans l’arrêt The Eleftheria, le juge Brandon a formulé ainsi le critère des motifs sérieux :

[traduction]
(1) Lorsque les demandeurs intentent des poursuites en Angleterre, en rupture d’une entente prévoyant que les différends seront soumis à un tribunal étranger, et lorsque les défendeurs demandent une suspension des procédures, le tribunal anglais, à supposer que la réclamation relève autrement de sa compétence, n’est pas tenu d’accorder une suspension des procédures, mais a le pouvoir discrétionnaire de le faire. (2) Le pouvoir discrétionnaire d’accorder une suspension des procédures devrait être exercé à moins qu’on ne démontre qu’il existe des motifs sérieux pour ne pas le faire. (3) La charge de la preuve en ce qui concerne ces motifs sérieux incombe aux demandeurs. (4) En exerçant son pouvoir discrétionnaire, le tribunal devrait prendre en considération toutes les circonstances de l’affaire en cause. (5) Notamment, mais sans préjudice du point (4), les questions suivantes, s’il y a lieu, devraient être examinées : a) Dans quel pays peut‑on trouver, ou se procurer facilement la preuve relative aux questions de fait, et quelles conséquences peut‑on en tirer sur les avantages et les coûts comparés du procès devant les tribunaux anglais et les tribunaux étrangers? b) Le droit du tribunal étranger est‑il applicable et, si c’est le cas, diffère‑t‑il du droit anglais sur des points importants? c) Avec quel pays chaque partie a‑t‑elle des liens, et de quelle nature sont‑ils? d) Les défendeurs souhaitent‑ils vraiment porter le litige devant un tribunal étranger ou cherchent‑ils seulement à bénéficier d’un avantage procédural? e) Les demandeurs subiraient‑ils un préjudice s’ils devaient intenter une action devant un tribunal étranger (i) parce qu’ils seraient privés de garantie à l’égard de leur réclamation; (ii) parce qu’ils seraient incapables de faire exécuter le jugement obtenu; (iii) parce qu’ils seraient soumis à un délai de prescription non applicable en Angleterre; ou (iv) parce que, pour des raisons politiques, raciales, religieuses ou autres, ils ne seraient pas en mesure d’obtenir un jugement équitable?

(The Eleftheria; ZI Pompey, au para 19.)

[144] La Cour suprême a souligné qu’il existait une certaine souplesse dans l’application de la liste précitée de facteurs et que cette liste n’était pas exhaustive (Douez, au para 30). Lorsqu’elle exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour doit tenir compte de toutes les circonstances de l’affaire à l’étude (ZI Pompey, au para 39; Douez, au para 30). S’appuyant sur l’arrêt Douez, la réclamante plaide que d’autres considérations d’intérêt public doivent être prises en compte, en plus d’éléments tels que les inconvénients pour les parties, l’équité et l’intérêt de la justice. Le transporteur n’est pas de cet avis et soutient que, dans l’arrêt Douez, la Cour suprême a confirmé (i) que les considérations liées à l’existence de motifs sérieux ont été interprétées et appliquées de manière restrictive dans le domaine commercial, et (ii) que des considérations d’intérêt public entrent en jeu dans le contexte d’un contrat de consommation, et non dans le contexte commercial. J’examinerai d’abord les facteurs énoncés dans l’arrêt The Eleftheria qui ont été soulevés par les parties, puis passerai à la question de l’intérêt public soulevée par la réclamante.

[145] Le premier facteur à examiner consiste à déterminer dans quel pays on peut trouver, ou se procurer facilement, la preuve relative aux questions de fait, et quelles conséquences on peut en tirer sur les avantages et les coûts comparés du procès devant la Cour fédérale et le tribunal étranger. La réclamante soutient que la preuve se trouve principalement au Canada, dont : (i) la preuve des pertes et dommages causés à la cargaison, parce que c’est au Canada que les conteneurs ont été descellés et que la cargaison a ensuite été inspectée; (ii) ses témoins, qui se trouvent au Canada parce que c’est dans ce pays que la société exploite son entreprise, et (iii) l’agent du transporteur, qui est Canadien et qui a aidé au traitement des présentes réclamations. Le transporteur répond que plusieurs pays sont concernés, notamment : (i) le Costa Rica, où les conteneurs ont été remplis et scellés; (ii) le Costa Rica, où les navires ont été chargés; (iii) la preuve attestant de l’état de navigabilité des navires au début des voyages; (iii) le Guatemala, où les cargaisons ont été transbordées; (iv) les États‑Unis, où les cargaisons ont été déchargées, puis transportées par voie terrestre; (v) les États-Unis, où se situe l’établissement principal du transporteur, et (vi) le Canada, pour les raisons susmentionnées.

[146] Bien que j’accepte que la preuve relative aux questions de fait se trouve au Canada, ce n’est pas exclusivement le cas. Je reconnais en outre que la réclamante voudra convoquer des témoins établis au Canada à qui le fait de devoir témoigner aux États-Unis pourrait occasionner des inconvénients et des frais. La Cour d’appel a toutefois conclu qu’« une simple question de commodité dans la constitution de la preuve ne suffit pas à primer une obligation contractuelle de soumettre un litige à l’arbitrage ou d’en saisir une cour étrangère » (Ultramar Canada c Lineas Asmar SA, [1989] ACF no 242 (CAF) au para 1 [Ultramar]; voir aussi Le « Sea Pearl » c Seven Seas Corp, [1983] 2 CF 161 (CAF) [Le « Sea Pearl »]). Dans l’arrêt The Eleftheria, le juge Brandon a conclu que les inconvénients et les frais liés à l’obligation de faire venir des témoins d’Angleterre jusqu’en Grèce ne pouvaient d’aucune façon être considérés comme énormes ou insurmontables (à la p 245). Dans une autre décision, la Cour a conclu que le fait que la langue des tribunaux israéliens était l’hébreu et que plusieurs témoins se trouvant au Canada auraient à se rendre en Israël ne constituait pas un motif suffisamment sérieux pour ne pas appliquer la clause attributive de compétence du connaissement en cause (Transcontinental Sales Inc c Zim Container Service, [1997] ACF no 917 [Transcontinental Sales]).

[147] De plus, s’agissant du lieu où se trouvent les témoins, je souligne que ce problème est peut‑être moins important aujourd’hui, à l’ère des comparutions virtuelles, qu’il ne l’était par le passé. Récemment, dans le contexte d’une requête visant à suspendre une action pour perte de cargaison, notre Cour a conclu que la distance géographique était un facteur moins important compte tenu des nouvelles technologies et de l’utilisation de plateformes virtuelles pour les instances judiciaires (Brinks Global Services Ltd et al c Binex Line Corp et al, 2022 CF 571 aux para 79‑83 [Brinks]). Mon collègue le protonotaire Kevin R. Aalto a déclaré que « nous vivons et travaillons tous désormais dans cette nouvelle ère numérique […] [et] il suffit d’un clic pour que les parties accèdent à la Cour » (Brinks, aux para 80, 83). Le protonotaire Aalto a également cité, en l’approuvant, le juge Morgan de la Cour supérieure de justice de l’Ontario qui a déclaré [traduction] « qu’un système d'arbitrage fondé sur le numérique, où les audiences sont tenues par vidéoconférence, est aussi proche que distant du World Wide Web. […] Chicago et Toronto se trouvent toutes deux sur la même voie cybernétique. On y accède de la même manière, par une commande vocale ou un simple clic » (Brinks, au para 82, renvoyant à Kore Meals LLC v Freshii Development LLC, 2021 ONSC 2896 aux para 31-32).

[148] La réclamante invoque la décision Bomar Navigation Ltee c Hansa Bay [1975] CF 231, à l’appui de la proposition selon laquelle le fait que les témoins et la preuve se trouvent au Canada est un motif suffisant pour refuser de faire droit à la requête en suspension. Je préfère les décisions un peu plus récentes, notamment celles susmentionnées de la Cour d’appel fédérale (Transcontinental Sales; Le « Sea Pearl »; Ultramar; The Eleftheria). De plus, étant donné l’utilisation accrue des plateformes virtuelles au cours des dernières années, il serait difficile d’affirmer que les frais et les inconvénients occasionnés par le fait que les témoins se trouvent au Canada sont nettement plus importants que ceux résultant de cas semblables soumis à la Cour avant l’existence de ces plateformes.

[149] La réclamante fait valoir que les frais judiciaires seraient beaucoup plus élevés aux États‑Unis qu’au Canada. Le transporteur répond qu’aucun élément de preuve n’a été présenté à cet effet. J’en conviens. Je souligne également que la Cour a conclu que les arguments relatifs aux frais judiciaires ou à l’impossibilité de recouvrer ces frais dans un pays étranger n’étaient pas convaincants au point de refuser d’accorder une suspension d’instance au titre du critère des motifs sérieux (Trans-Continental Textile Recycling Ltd c Erato (Le), [1996] 1 CF 404 au para 30; Anraj Fish Products Industries Ltd c Hyundai Merchant Marine Co Ltd, [2000] 190 FTR 259 (CAF) [Anraj]). La réclamante fait valoir que dans la décision Hitachi Maxco Ltd c Dolphin Logistics Company Ltd, 2010 CF 853 [Hitachi], le juge Harrington a rejeté une requête en suspension de l’instance malgré un dossier de preuve peu étoffé. Je ne crois pas que la décision Hitachi puisse étayer la thèse de la réclamante, car cette affaire se distingue de celle dont je suis saisie en ce qu’elle a été tranchée sur le fondement de la doctrine du forum non conveniens (au para 43).

[150] Je passe maintenant au droit applicable. Dans l’arrêt The Eleftheria, le juge Brandon, qui devait décider si une action intentée en Angleterre devait être suspendue afin qu’elle puisse être instruite par un tribunal grec, a conclu [traduction] « les situations régies par le droit grec, lequel diffère du droit britannique à certains égards qui peuvent être importants, revêtent une grande importance » (à la p 246). Le juge Brandon a conclu qu’il était préférable que les affaires relevant du droit d’un pays étranger soit tranchées par les tribunaux du pays en cause (à la p 246; Anraj, au para 8(2)). Il a ajouté qu’il existait une différence importante en appel, c’est‑à‑dire qu’une question de droit étranger tranchée par un tribunal étranger était susceptible d’appel en tant que question de droit, alors qu’une question de droit étranger tranchée par un tribunal britannique, sur la base d’une preuve d’expert, était considérée en appel comme une question de fait, ce qui limitait ainsi la portée de l’appel (à la p 246).

[151] En l’espèce, la preuve établit que la loi qui régit la relation contractuelle entre les parties est la Carriage of Goods by Sea Act de 1936, une loi fédérale des États‑Unis, et que, si aucune loi fédérale ne s’appliquait, la relation serait alors régie par les lois de l’État de New York. La Cour peut statuer, et de fait statue, sur des questions de droit étranger en se fondant sur la preuve d’expert qui lui est présentée par des avocats étrangers. Je conclus néanmoins que le fait que le droit des États-Unis s’applique à la question qui nous occupe milite en faveur de la suspension de l’instance. Qui plus est, rien ne prouve que la procédure de la Cour de district des États‑Unis comporte des lacunes graves qui mériteraient d’être prises en compte dans le contexte de la suspension demandée (Anraj, au para 8(2)).

[152] J’examinerai maintenant les liens des parties avec les deux ressorts. La preuve montre que la réclamante est une société canadienne, constituée sous le régime des lois de l’Ontario, qui importe des fruits et légumes frais au Canada et les distribue sur le marché local. Le transporteur est une société constituée sous le régime des lois des Bermudes, dont le principal lieu d’affaires est situé aux États-Unis, et elle offre des services de transport par conteneurs pour cargaisons sèches et réfrigérées entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord. La réclamante a des liens avec le Canada et le transporteur en a avec les États-Unis. Ce facteur ne constitue pas, à mon avis, un motif sérieux justifiant d’écarter la clause d’élection de for.

[153] L’autre facteur dont je dois tenir compte consiste à déterminer si le défendeur souhaite vraiment que le procès se déroule dans le pays étranger, ou s’il cherche seulement à bénéficier d’un avantage procédural. La Cour d’appel fédérale a souligné, citant à cet égard le juge Brandon dans l’arrêt The El Amria, que ce facteur découlait d’une situation d’où il ressortait que le principal motif pour lequel les défendeurs avaient demandé une suspension était qu’ils cherchaient à éviter de fournir une garantie à l’égard de la réclamation des demandeurs en Angleterre, et non qu’ils souhaitaient porter le litige devant un tribunal étranger (Anraj, au para 8(4), Arata Potato Co. v. Egyptian Navigation Co. (The El Amria) [1981] 2 Lloyd’s Rep 119 (C.A. Angl.) à la p 127). Aucune preuve au dossier ne permet de conclure que le transporteur cherche uniquement à bénéficier d’un avantage procédural.

[154] Le dernier facteur énoncé dans l’arrêt The Eleftheria est de savoir si le demandeur subirait un préjudice s’il devait intenter une action devant un tribunal étranger, (i) parce qu’il serait privé de garantie à l’égard de sa réclamation; (ii) parce qu’il serait incapable de faire exécuter le jugement obtenu; (iii) parce qu’il serait soumis à un délai de prescription non applicable en Angleterre, ou (iv) parce que, pour des raisons politiques, raciales, religieuses ou autres, il ne serait pas en mesure d’obtenir un procès équitable. Le seul élément applicable de ce facteur est la question du délai de prescription. Les documents d’expédition prévoient un délai de prescription d’un an à partir de la date de livraison des cargaisons.

[155] Lorsque la présente requête a d’abord été entendue en 2019, l’avocat du transporteur s’est engagé à ne pas invoquer le délai de prescription. Dans son jugement, la juge Heneghan a déclaré que la thèse du transporteur, « bien qu’admirable, n’aura pas force obligatoire pour un tribunal étranger, de sorte qu’à ce stade‑ci, elle ne présente qu’un intérêt limité » (Arc-en-Ciel 2020, au para 50). En appel, la Cour d’appel fédérale a déclaré que « [l]es motifs n’expliquent cependant pas pourquoi le préjudice lié au délai de prescription n’avait pas été examiné dans le cadre de l’engagement de GWF de ne pas plaider cette défense, si ce n’est pour dire que l’engagement ne lierait pas le tribunal américain. Bien que je partage la réserve exprimée par la Cour fédérale au sujet du caractère exécutoire, devant un tribunal américain, d’un engagement verbal pris à l’audience, les motifs, en soi, sont de simples conjectures et, je le répète, ne traduisent pas l’obligation légale de prouver l’existence d’un préjudice qui incombait à la demanderesse » (Arc‑En‑Ciel 2021, au para 16). La réclamante se fonde sur les observations formulées par la juge Heneghan et la Cour d’appel fédérale et remet en question la légitimité de la renonciation au délai de prescription par l’avocat du transporteur et la valeur qu’aurait une telle renonciation devant un tribunal étranger. Elle fait également valoir que le transporteur n’a pas renoncé par affidavit au délai de prescription, pas plus qu’il n’a présenté de preuve attestant de l’effet qu’aurait une telle renonciation sous le régime du droit étranger. Le transporteur répond que l’engagement qu’il a pris par l’intermédiaire de son avocat est une pratique courante devant notre Cour et que la réclamante n’a pas démontré qu’elle subirait un préjudice.

[156] Je conviens avec la juge Heneghan et la Cour d’appel qu’un engagement verbal pris devant notre Cour pourrait bien ne pas être exécutoire devant un tribunal étranger. Bien que l’on puisse espérer que, par souci de courtoisie, une cour de district des États‑Unis respecterait l’engagement pris par un avocat dans ses observations écrites et verbales, rien ne le garantit; quoi qu’il en soit, c’est à la Cour de district des États‑Unis qu’il appartiendrait d’en décider. Cela ne signifie toutefois pas que l’engagement présenté à la Cour par l’avocat au nom du transporteur soit sans importance. Un tel engagement, pris par un avocat au nom de son client, peut être pris en compte pour rendre une ordonnance.

[157] Les délais de prescription d’un an sont courants dans les affaires comme celle qui nous occupe, puisque c’est le délai prévu par les Règles de La Haye et les Règles de La Haye‑Visby, ainsi que par les contrats qui incorporent ces règles (Tetley, aux p 1623 et ss). Dans le contexte d’une action en matière d’amirauté, il est souvent arrivé que, saisie d’une requête en suspension dans le cadre de laquelle le délai de prescription posait problème, la Cour subordonne la suspension à un engagement à renoncer, ou à une renonciation, à ce délai (Anraj; Nissho Iwai Corp c Paragon Grand Carriers Corp, [1987] ACF no 480; Ocean Star Container Line AG c Iberfreight SA, [1989] ACF no 513 Transcontinental Sales; Can-am Produce & Trading Ltd c “Senator”(Le), [1996] ACF no 550; Burrard-Yarrows Corp c “Hoegh Merchant” (Le), [1982] 1 CF 248, conf par [1983] 1 CF 495 [Le Hoegh Merchant]). Dans plusieurs de ces décisions, la suspension était subordonnée au dépôt, par les défendeurs, d’un engagement ou d’une renonciation par écrit dans les soixante (60) jours suivant la date de l’ordonnance (Anraj; Transcontinental Sales; Ocean Star Container Line).

[158] Je ne vois rien qui empêche, en l’espèce, de répondre à l’argument soulevé par la réclamante, à savoir que le délai de prescription lui causerait préjudice, par une ordonnance conditionnelle de cette nature. La présente action serait suspendue, et non rejetée, et la réclamante pourrait s’adresser à la Cour si le transporteur invoquait la prescription devant le tribunal étranger. De fait, je peux donner à la réclamante l’assurance que la Cour verrait d’un mauvais œil le défaut d’une partie de se conformer à un tel engagement, et je rappelle que l’adjudication de dépens est une mesure de réparation qui demeure disponible en cas de défaut. Par conséquent, je conclus que le délai de prescription ne constitue pas un motif sérieux pour refuser d’appliquer la clause d’élection de for.

[159] Enfin, je rappelle que la réclamante soulève également, à titre de circonstance de l’espèce, la question de l’intérêt public et s’appuie à cet égard sur l’arrêt Douez. Le transporteur fait valoir, en réponse, que la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt Douez, selon laquelle les considérations d’intérêt public entrent en jeu dans l’application du critère des motifs sérieux, a été formulée dans le contexte d’un contrat de consommation, et non dans un contexte commercial.

[160] La réclamante fonde son argument sur les objectifs d’intérêt public et législatif qui sous‑tendent l’adoption de l’article 46 de la Loi et qui ont été examinés à la section V.G des présents motifs. Elle soutient que la protection des petits et moyens importateurs et exportateurs canadiens devrait soulever suffisamment de préoccupations d’ordre public pour justifier l’annulation de la clause d’élection de for par notre Cour.

[161] Dans l’arrêt Douez, la Cour suprême a dit que « les considérations liées à l’existence de motifs sérieux ont été interprétées et appliquées de manière restrictive dans le domaine commercial » et que, dans ce contexte, les clauses d’élection de for sont généralement appliquées et que les tribunaux doivent leur faire bon accueil (Douez, au para 31). La Cour suprême a renvoyé plus précisément à l’arrêt ZI Pompey dans lequel elle avait donné effet à la clause d’élection de for d’un connaissement, en précisant que les parties en cause dans cette affaire étaient des sociétés qui avaient une grande expérience du commerce maritime international (au para 32). Elle a toutefois précisé qu’il existe une grande différence entre les rapports commerciaux et les rapports de consommation et que le fait qu’il s’agit d’un contrat de consommation peut offrir des motifs sérieux de refuser de donner effet à une clause d’élection de for (au para 33). Elle a ajouté que, dans un contexte commercial, les clauses d’élection de for confèrent certitude, sûreté, stabilité et prévisibilité; dans le contexte d’un contrat de consommation, toutefois, il y a inégalité du pouvoir de négociation entre les parties, les consommateurs doivent renoncer à des droits et des millions de gens ordinaires pourraient ne pas prévoir les conséquences du contrat ou ne pas s’y attendre, ou ne pourraient être réputés s’être livrés à une analyse pointue du système juridique étranger avant d’ouvrir un compte en ligne (Douez, aux para 31, 33). La Cour suprême a conclu qu’« un contrat de consommation soulève des préoccupations différentes de celles considérées par notre Cour dans l’arrêt Pompey, lequel porte sur une opération commerciale conclue par des parties averties »; elle a donc modifié le critère des motifs sérieux lorsqu’il s’applique à un contrat de consommation afin de tenir compte des « considérations d’intérêt public touchant l’inégalité flagrante du pouvoir de négociation des parties et la nature des droits en jeu » (aux para 35, 38). La Cour suprême a néanmoins insisté sur le fait qu’il incombe toujours à la partie qui entend se soustraire à l’application de la clause de faire la preuve de motifs sérieux (au para 38).

[162] Je ne crois pas que la relation qui lie les parties en l’espèce s’inscrive dans le contexte du contrat de consommation examiné dans l’arrêt Douez. Dans cette affaire, le contrat d’adhésion en ligne avait été conclu entre un consommateur et une grande société multimilliardaire (aux para 53 et 54). Ce qui a été décisif, c’est que la demande visait un « contrat de consommation qui tient du contrat d’adhésion, ainsi [qu’]une cause d’action conférée par la loi qui fait intervenir les droits quasi constitutionnels des Britanno‑Colombiens à la protection de leur vie privée » (au para 50). La relation contractuelle en l’espèce diffère sensiblement du rapport de consommation en litige dans l’arrêt Douez. Les éléments de preuve montrent que la relation entre la réclamante et le transporteur a débuté en 2012 et que ces parties ont conclu trois contrats de service différents, dont un contrat de services prévoyant des taux préférentiels plutôt que les taux tarifaires. En date de juin 2019, le transporteur avait transporté quelque 185 conteneurs de produits frais pour la réclamante, dont plus de la moitié dans le cadre de contrats de service. La réclamante n’est pas une nouvelle venue dans le secteur du commerce maritime et, en date de l’audience, les parties entretenaient des liens d’affaires depuis près d’une décennie.

[163] Comme je l’ai mentionné précédemment, la réclamante était malgré tout assujettie aux modalités types fixées par le transporteur, y compris la clause d’élection de for qui faisait partie des modalités inscrites au verso des documents d’expédition. Je suis d’avis que ces modalités types ne rendent pas la présente affaire semblable à l’affaire Douez. La présente espèce relève du domaine commercial, et non de celui de la consommation. Je conclus que des décisions telles que ZI Pompey, The Eleftheria, Transcontinental Sales, Anraj et Le Hoegh Merchant, qui portent sur des clauses d’élection de for dans le contexte de contrats de transport par mer, s’appliquent à bon droit.

[164] De plus, même si je devais tenir compte de l’objectif d’intérêt public de protection des petits et moyens importateurs et exportateurs canadiens, je ne crois pas que cela justifierait l’annulation de la clause d’élection de for en l’espèce. L’article 46 de la Loi a principalement été adopté dans le but d’empêcher que les importateurs et exportateurs canadiens aient à supporter les frais liés aux procédures judiciaires intentées contre des transporteurs dans des pays étrangers (voir la section V.G des présents motifs). J’ai déjà conclu que les documents d’expédition ne relevaient pas du champ d’application de l’article 46 de la Loi. Si je devais refuser d’appliquer la clause d’élection de for sur le fondement d’une politique visant à protéger la réclamante de l’obligation de faire valoir sa créance contre le transporteur aux États-Unis, je ferais indirectement ce que je ne peux pas faire directement.

[165] L’application du critère des motifs sérieux part du principe que les parties doivent être tenues de respecter leur entente (ZI Pompey, au para 21). La Cour doit donner effet à l’entente conclue entre les parties, sauf circonstances exceptionnelles (ibid). Vu les circonstances de l’espèce, je suis d’avis que la réclamante ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer l’existence de motifs suffisamment sérieux pour conclure qu’il ne serait ni raisonnable ni juste d’appliquer la clause d’élection de for (Anraj, au para 9).

VI. Conclusion

[166] Je conclus que les accords contractuels intervenus entre le transporteur et la réclamante, à savoir les documents d’expédition et le contrat de services, ne sont pas assujettis à l’article 46 de la Loi. J’estime que les documents d’expédition s’apparentent à des lettres de transport, c’est‑à‑dire que ce sont des récépissés non négociables qui ne sont pas des documents formant titre. Le contrat de services, qui ressemble au contrat fondé sur le volume qui a cours aux États‑Unis, n’est pas un connaissement ou un document similaire formant titre. Par conséquent, ni les documents d’expédition ni le contrat de services ne sont des « contrat[s] de transport de marchandises par eau » au sens de l’article 46 de la Loi.

[167] Comme j’ai conclu que l’article 46 de la Loi ne s’appliquait pas, il incombait à la réclamante de démontrer qu’il existait des motifs sérieux de refuser de donner effet à la clause d’élection de for afin que l’affaire soit instruite au Canada (Arc-En-Ciel 2021, au para 20). Je conclus que la réclamante ne s’est pas acquittée de ce fardeau. Par conséquent, les requêtes en suspension d’instance présentées par le transporteur en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales sont, en raison de la clause d’élection de for attribuant compétence à la Cour de district des États-Unis du district Sud de New York, accueillies.

[168] Le transporteur, par l’intermédiaire de son avocat, s’est engagé à renoncer au délai de prescription prévu au contrat. Lorsqu’elle accorde une suspension, la Cour peut imposer toutes les conditions qu’elle estime justes. Par conséquent, la suspension est accordée, à la condition qu’une telle renonciation soit faite par écrit et versée au dossier de la Cour dans les soixante (60) jours suivant la date des présents motifs.


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS T‑2184‑18 et T‑2185‑18

LA COUR ORDONNE :

  1. Les requêtes en suspension d’instance sont accueillies, à la condition que la défenderesse, Great White Fleet, s’engage par écrit à renoncer à tout délai de prescription applicable ou à toute défense fondée sur celui‑ci, et que cette renonciation soit signifiée et déposée au dossier de la Cour dans les soixante (60) jours suivant la date du présent jugement.

  2. Les dépens sont adjugés à la défenderesse, Great White Fleet.

  3. La Cour encourage les parties à régler entre elles la question des dépens. Si elles n’y parviennent pas, de brèves observations d’au plus trois (3) pages, accompagnées d’un projet de mémoire de frais, pourront être signifiées et déposées dans les trente (30) jours suivant la date du présent jugement.

  4. Le présent jugement est versé aux dossiers T‑2185‑18 et T‑2184‑18.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


ANNEXE A

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A reçu du commerçant en bon état apparent (sauf indications contraires) le nombre de colis ou d’unités de fret indiqué sur le récépissé précité du transporteur, afin qu’ils soient transportés au lieu de livraison désigné aux présentes (ou, si aucun lieu n’est désigné, au port de déchargement désigné aux présentes) et livrés au destinataire, détenteur du présent connaissement, ou du transporteur subséquent. Ce transport est assujetti aux modalités énoncées au recto et au verso du présent connaissement, ainsi qu’aux modalités de tout autre document délivré par le transporteur en lien avec la présente livraison (notamment, s’il y a lieu, les tarifs du transporteur); en acceptant le présent connaissement, le commerçant accepte d’être lié par toutes ces conditions.

Le mémorandum de l’expéditeur n’est pas une condition du présent connaissement, mais contient des détails fournis par l’expéditeur et destinés à son usage exclusif (notamment la description, le poids et la mesure des marchandises qui, selon l’expéditeur, sont contenues dans la livraison); le transporteur n’est pas au courant des renseignements figurant dans le mémorandum de l’expéditeur et ne formule aucune observation quant à leur exactitude.

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LIEU DE RÉCEPTION

CHACHAGUA, COSTA RICA

NUMÉRO DU CONTRAT DE SERVICES

Sc20173855

NAVIRE/VOYAGE

LE750A

MSC BELLE

PORT DE CHARGEMENT

PUERTO LIMON, COSTA RICA

QUAI/TERMINAL DE CHARGEMENT

PORT DE DÉCHARGEMENT

PUERTO BARRIOS, GUATEMALA

LIEU DE LIVRAISON

ETOBICOKE (ONTARIO)

TYPE DE TRANSFERT (SI MIXTE, UTILISER LE CHAMP « DESCRIPTION DES MARCHANDISES »)

BOUT EN BOUT

RÉCÉPISSÉ DU TRANSPORTEUR

PRÉCISIONS FOURNIES PAR L’EXPÉDITEUR – TRANSPORTEUR NON RESPONSABLE

MARQUES/NOS DES CONTENEURS

Nbre DE COLIS

DESCRIPTION DES COLIS ET MARCHANDISES

POIDS BRUT

MESURE

 

VALEUR DÉCLARÉE ($)

(VOIR LA CLAUSE 19 AU VERSO DU PRÉSENT CONNAISSEMENT)

POINT DE CONSIGNE DE LA TEMPÉRATURE

+48 oF ÉVENTS : OUVERTURE DE 10 %

FRET

A reçu du commerçant en bon état apparent (sauf indications contraires) le nombre de colis ou d’unités de fret indiqué sur le récépissé précité du transporteur, afin qu’ils soient transportés au lieu de livraison désigné aux présentes (ou, si aucun lieu n’est désigné, au port de déchargement désigné aux présentes) et livrés au destinataire, détenteur du présent connaissement, ou du transporteur subséquent. Ce transport est assujetti aux modalités énoncées au recto et au verso du présent connaissement, ainsi qu’aux modalités de tout autre document délivré par le transporteur en lien avec la présente livraison (notamment, s’il y a lieu, les tarifs du transporteur); en acceptant le présent connaissement, le commerçant accepte d’être lié par toutes ces conditions.

Le mémorandum de l’expéditeur n’est pas une condition du présent connaissement, mais contient des détails fournis par l’expéditeur qui sont destinés à son usage exclusif (notamment la description, le poids et la mesure des marchandises qui, selon l’expéditeur, sont contenues dans la livraison); le transporteur n’est pas au courant des renseignements figurant dans le mémorandum de l’expéditeur et ne formule aucune observation quant à leur exactitude.

SUITE – PAGE 2

SURCHARGE TICA TS .00 C

PORT PAYÉ TOTAL (USD)

TOTAL PERÇU (USD) .00

EN FOI DE QUOI, le transporteur a signé ____ connaissements originaux, tous de même teneur et de même date, les autres devenant nuls à la signature de l’un d’eux.

 

DATE _______ SIGNATURE : _________________________

Au nom du transporteur, GREAT WHITE FLEET LINER SERVICES LTD.

Directement, ou par l’intermédiaire de l’agent suivant :

NOM DE L’AGENT (LE CAS ÉCHÉANT) : ____________________

15 DÉCEMBRE 2017 MONTRÉAL (QUÉBEC)

* S’applique uniquement si le lieu de réception ou de livraison diffère du port de chargement ou de déchargement, respectivement.

 


 

ANNEXE B

Procédure intentée au Canada

Institution of Proceedings in Canada

Créances non assujetties aux règles de Hambourg

Claims not subject to Hamburg Rules

46 (1) Lorsqu’un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l’arbitrage en un lieu situé à l’étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l’une ou l’autre des conditions suivantes existe :

46 (1) If a contract for the carriage of goods by water to which the Hamburg Rules do not apply provides for the adjudication or arbitration of claims arising under the contract in a place other than Canada, a claimant may institute judicial or arbitral proceedings in a court or arbitral tribunal in Canada that would be competent to determine the claim if the contract had referred the claim to Canada, where

a) le port de chargement ou de déchargement — prévu au contrat ou effectif — est situé au Canada;

(a) the actual port of loading or discharge, or the intended port of loading or discharge under the contract, is in Canada;

b) l’autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;

(b) the person against whom the claim is made resides or has a place of business, branch or agency in Canada; or

c) le contrat a été conclu au Canada.

(c) the contract was made in Canada.

Accord

Agreement to designate

(2) Malgré le paragraphe (1), les parties à un contrat visé à ce paragraphe peuvent d’un commun accord désigner, postérieurement à la créance née du contrat, le lieu où le réclamant peut intenter une procédure judiciaire ou arbitrale.

(2) Notwithstanding subsection (1), the parties to a contract referred to in that subsection may, after a claim arises under the contract, designate by agreement the place where the claimant may institute judicial or arbitral proceeding.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2184‑18

INTITULÉ :

ARC‑EN‑CIEL PRODUCE INC c LE NAVIRE « BF LETICIA » ET AL

ET DOSSIER :

T-2185-18

INTITULÉ :

ARC‑EN‑CIEL PRODUCE INC c LE NAVIRE « MSC BELLE » ET AL

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 novembre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

Le 7 juin 2022

COMPARUTIONS :

Matthew Hamerman

POUR LA DEMANDERESSE

Katherine Shaughnessy‑Chapman

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

De Man Pillet

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

Brisset Bishop S.E.N.C.

Montréal (Québec)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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