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Date : 20220602


Dossier : T‑1345‑21

Référence : 2022 CF 806

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 juin 2022

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

MONIE RAHMAN

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle, le 19 mai 2021 [la décision], le directeur général du ministre, Direction générale de la politique législative et des affaires réglementaires [délégué du ministre ou ministre], a refusé de recommander au gouverneur en conseil la demande de décret de remise faite par la demanderesse en vertu du paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11 [LGFP]. La demanderesse a demandé une remise de l’impôt pour ses années d’imposition 2006 et 2007 en raison d’un revers financier associé à une circonstance atténuante et d’une situation financière extrêmement difficile. Elle a également fait valoir que ces années devraient être traitées de la même façon que l’ont été ses années d’imposition 2008 à 2018, pour lesquelles l’Agence du revenu du Canada [ARC] a réduit considérablement l’impôt dû par suite de l’exercice par le ministre du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 152(4.2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) [LIR].

II. Les faits

[2] La demanderesse est une femme mariée de 49 ans; elle est sans emploi et réside actuellement dans la province de l’Alberta. Elle est citoyenne canadienne, mais elle a déménagé dans l’État de l’Utah en 2006, où elle a travaillé comme spéculateur sur séance dans des bourses canadiennes et américaines. Avant que la demanderesse ne manque à ses obligations fiscales au Canada, elle et son mari ont été accusés de délit d’initié en 2007.

[3] En fait, la demanderesse n’a produit ses déclarations de revenus canadiennes pour les années d’imposition 2005 à 2010 que de nombreuses années plus tard. Comme elle ne s’est pas acquittée chaque année de son obligation de produire des feuillets T1, la section des non‑déclarants et non‑inscrits [NDNI] de l’ARC a entrepris des démarches à l’égard de ses comptes d’impôt sur le revenu en souffrance. Entre janvier 2009 et novembre 2010, l’ARC a envoyé à la demanderesse des avis lui demandant de produire ses déclarations de revenus en retard pour les années d’imposition 2005 à 2008. Elle a envoyé ces avis à l’adresse figurant au dossier à ce moment‑là, mais, en décembre 2010, la plupart lui ont été retournés, portant la mention « Déménagé/Inconnu ». L’ARC a également tenté de communiquer avec la demanderesse au téléphone, sans succès.

[4] En juin 2012, un agent de la section des NDNI de l’ARC a écrit à la demanderesse au sujet de ses déclarations de revenus non produites, qui incluaient alors les années d’imposition 2005 à 2010. Le mois suivant, la demanderesse a communiqué par téléphone avec l’agent de l’ARC. Elle a expliqué qu’elle avait des démêlés avec la justice et que des accusations de délit d’initié avaient été portées contre elle. Une fois l’audience terminée, elle a informé l’agent qu’elle produirait ses déclarations de revenus en retard. L’agent de l’ARC l’a informée de son obligation de produire ses déclarations de revenus à la demande de l’ARC. La demanderesse a déclaré qu’elle comprenait et qu’elle les produirait dans les 30 jours parce que, a‑t‑elle dit, l’audience devait commencer sous peu.

[5] À aucun moment au cours de cet appel la demanderesse n’a mentionné l’existence de problèmes de santé ni invoqué quelque problème de santé que ce soit pour justifier son incapacité à produire ses déclarations de revenus.

[6] Elle n’a pas produit ses déclarations de revenus ainsi qu’elle avait convenu de le faire.

[7] La Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) et la Securities and Exchange Commission (SEC) des États‑Unis ont toutes deux déposé des accusations de délit d’initié contre la demanderesse et son conjoint, et chacune leur a imposé des pénalités. Le 22 août 2012, la demanderesse et son époux ont été reconnus coupables d’un délit d’initié qui a eu lieu en 2007 et qui a rapporté environ un million de dollars. Le compte dans lequel se trouvaient ces fonds a été bloqué, et la CVMO a retiré les fonds restants du compte de négociation de valeurs mobilières de la demanderesse.

[8] En avril 2013, un agent de l’ARC a écrit à la demanderesse pour lui demander de nouveau de produire ses déclarations de revenus en retard. Dans cette lettre, il lui a dit que, si elle n’avait pas produit ses déclarations de revenus ou si elle n’avait pas communiqué avec l’agent de la section NDNI au plus tard le 17 mai 2013, l’ARC pourrait établir des cotisations en vertu du paragraphe 152(7) de la LIR en se fondant sur les renseignements figurant au dossier.

[9] La demanderesse n’a pas communiqué avec l’agent de la section NDNI ni produit ses déclarations de revenus. Par conséquent, le 22 janvier 2015, l’ARC a établi des cotisations en vertu du paragraphe 152(7) de la LIR pour les années d’imposition 2005 à 2010. L’ARC a envoyé à la demanderesse des avis de cotisation pour chacune de ces années d’imposition et a expliqué dans chacun de ces avis que, si elle n’était pas d’accord avec les montants établis, elle devait produire une déclaration sur papier.

[10] Le 22 janvier 2015, l’ARC a envoyé à la demanderesse également un état de compte indiquant que le solde impayé de l’impôt sur le revenu, des intérêts et des pénalités s’élevait au total à 15 292 956 $ pour les années d’imposition 2005 à 2010.

[11] Il semble que la demanderesse ait reçu ces documents, mais que, pour quelque raison que ce soit, elle n’ait pas retenu les services d’un conseiller fiscaliste avant encore trois ans. L’ARC avait obtenu la bonne adresse postale de la demanderesse vers 2012.

[12] Quoi qu’il en soit, la jurisprudence établit que les contribuables ont le devoir de tenir l’ARC au courant de leur adresse postale exacte, ce que la demanderesse a omis de faire. En fait, elle n’a rien fait pour s’acquitter de ses obligations fiscales canadiennes pendant trois autres années.

[13] L’ARC a pris des mesures en recouvrement peu après avoir établi les cotisations susmentionnées. Les agents de recouvrement de l’ARC ont tenté de communiquer avec la demanderesse par téléphone et par lettres, mais elle n’a pas répondu. Fait à noter, elle n’a effectué aucun paiement volontaire au titre de sa dette fiscale. Par conséquent, les agents de recouvrement de l’ARC ont pris d’autres mesures pour tenter de trouver des sources de revenus ou d’actifs. Le seul actif que l’ARC a trouvé était une propriété que la demanderesse détenait conjointement avec son conjoint en Colombie‑Britannique. L’ARC a enregistré un jugement de 347 000 $ contre cette propriété.

[14] En mars 2018, elle a reçu de la demanderesse une demande faite sous le régime des dispositions d’allégement pour les contribuables [DAC] en application du paragraphe 152(4.2) de la LIR. La demanderesse a demandé un remboursement ou une réduction du montant payable après la fin de la période normale de cotisation de trois ans pour ses années d’imposition 2006 à 2010. Elle a demandé des réductions de ses gains en capital imposables et a fourni des documents à l’appui d’acquisitions et de produits de disposition ainsi que des relevés de courtage mensuels détaillés.

[15] Le 29 janvier 2020, par suite de la demande faite sous le régime des DAC en mars 2018, l’ARC a établi à l’égard des années d’imposition 2008 à 2010 de nouvelles cotisations qui ont donné lieu à des crédits de 3 274 325 $. Ces crédits ont réduit la dette fiscale de la demanderesse pour chacune de ces années d’imposition. Toutefois, l’ARC n’a pas rajusté les années d’imposition 2006 et 2007 étant donné que le délai de dix ans fixé par la loi pour obtenir un remboursement après le délai prévu dans les DAC avait expiré le 31 décembre 2016 et le 31 décembre 2017 respectivement.

[16] Le 8 mai 2020, la demanderesse, par l’entremise de son avocat, a présenté des observations écrites et demandé qu’une remise soit faite en application du paragraphe 23(2) de la LGFP relativement aux impôts, aux intérêts et aux pénalités. Dans cette lettre, son avocat a invoqué les lignes directrices de l’ARC sur la remise, qui énoncent les critères susceptibles d’être pris en compte aux fins des décrets de remise. Si le décret de remise demandé était accordé, la demanderesse n’aurait aucun impôt sur le revenu à payer et pourrait obtenir un faible remboursement pour les années d’imposition 2006 et 2007.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[17] Le 19 mai 2021, le délégué du ministre a refusé de recommander la demande de décret de remise faite par la demanderesse au gouverneur en conseil en application du paragraphe 23(2) de la LGFP. Fait important, il a souligné dans cette décision que : [traduction] « [l]a remise est une mesure rare et extraordinaire. Elle a pour effet d’exempter essentiellement un contribuable des lois fiscales qui s’appliquent à tous les Canadiens. » Il a ajouté que [traduction] « chaque demande de remise est examinée au cas par cas et en fonction des faits et des circonstances qui lui sont propres ».

[18] La demanderesse a fait valoir qu’il était injuste que les années d’imposition 2006 et 2007 n’aient pas fait l’objet d’une nouvelle cotisation étant donné que les sources de revenus étaient les mêmes que pour les années d’imposition suivantes (2008, 2009 et 2010), qui avaient fait l’objet d’une nouvelle cotisation en application des DAC. Le délégué du ministre a expliqué que, bien que l’ARC ait accordé une mesure d’allègement sous le régime des DAC, ce fait à lui seul ne signifiait pas que d’autres mesures d’allègement pourraient être prises sous forme de décret de remise sous le régime de la LGFP. Les dispositions d’allégement pour les contribuables de la LIR et le décret de remise que prévoit la LGFP sont des mécanismes d’allégement différents. Chacun est distinct et une demande de remise est assujettie à son propre examen et à ses propres considérations. À mon avis, il était raisonnablement loisible au décideur de faire de telles affirmations.

[19] En outre, dans sa décision, il a passé en revue de la façon suivante les faits et les circonstances de la demanderesse tels qu’ils étaient énoncés dans la lettre de son avocat et tels qu’ils étaient fondés sur les lignes directrices sur la remise, y compris le revers financier associé à une circonstance atténuante, la situation financière extrêmement difficile et les mesures ou conseils erronés de la part de fonctionnaires de l’ARC.

 

A. Revers financier associé à une circonstance atténuante

[20] Le délégué du ministre a expliqué qu’une remise peut être envisagée si des circonstances atténuantes indépendantes de la volonté d’un contribuable ont empêché ce dernier de s’acquitter de ses obligations fiscales et que le paiement de la dette fiscale qui en résulte grèverait ses ressources financières limitées. Le ministre a répondu dans les termes suivants aux observations de la demanderesse :

[traduction]

  • La demanderesse a allégué qu’elle était incapable de travailler depuis 2007, ayant été alitée de nombreuses journées parce qu’elle souffrait d’asthme, de problèmes osseux et d’arthrite grave. Elle n’a toutefois fourni à l’appui aucun document démontrant comment l’un ou l’autre de ces problèmes l’avait rendue incapable de comprendre ses obligations de produire des déclarations et ses obligations fiscales ou de s’en acquitter ou encore de demander de l’aide pour s’assurer qu’elle s’en acquitterait. De plus, selon les nouvelles cotisations établies à l’égard de ses déclarations de revenus de 2008 à 2010, elle a effectivement travaillé, puisqu’elle a gagné un revenu total de 455 161 $, 20 241 $ et 136 171 $ dans les années d’imposition 2008, 2009 et 2010 respectivement.

  • La demanderesse déclare qu’elle n’avait pas compris ses obligations en matière de déclarations de revenus. Or, on peut lire dans la décision que l’ARC a envoyé de nombreuses communications sur une période de plusieurs années au sujet de son obligation de produire ses déclarations. Si elle avait eu de la difficulté à comprendre ses obligations fiscales, elle aurait pu s’adresser à l’ARC pour obtenir des éclaircissements ou encore demander des conseils professionnels. De plus, la demanderesse aurait eu jusqu’au 22 janvier 2018 pour produire des déclarations modifiées ou demander un rajustement pour ses années d’imposition 2006 et 2007 au cours de la période normale de cotisation – mais elle ne l’a pas fait.

  • La demanderesse déclare avoir eu l’impression qu’elle n’avait pas à déclarer le revenu saisi par la CVMO en 2012, mais elle a omis de déclarer l’un ou l’autre de ses revenus de 2005 à 2010. Elle a choisi de négocier des titres, et il lui incombait de s’informer des obligations fiscales liées à ces activités. De plus, elle a reçu pour l’année d’imposition 2007 des avis de cotisation qui faisaient état de gains en capital imposables se rapportant au revenu saisi par la CVMO.

  • Dans l’ensemble, le paiement de la dette fiscale causerait un revers financier à la demanderesse, mais le délégué du ministre n’a trouvé aucun facteur atténuant à l’appui de sa demande de remise.

B. Situation financière extrêmement difficile

[21] Le ministre a expliqué que l’examen de remise vise à déterminer si le paiement d’une dette fiscale mettra une personne dans une situation financière extrêmement difficile. D’après les renseignements disponibles, le revenu familial de la demanderesse était supérieur aux seuils de faible revenu [SFR] à compter de 2006 jusqu’à 2012 au moins. À cet égard, je note que la demanderesse n’a produit aucune preuve à l’appui, tels un état de ses revenus et dépenses ou un état de ses actif et passif.

[22] Le ministre a également expliqué que l’examen de remise tient compte de la question de savoir si le recouvrement de la créance fiscale priverait un contribuable de la capacité de subvenir à ses besoins essentiels. Se fondant sur une évaluation de la situation financière de la demanderesse, l’ARC a déclaré qu’elle ne recouvrait activement que la partie de la dette que les ressources de la demanderesse permettent d’acquitter. Je le répète, la demanderesse n’a produit ni un état de ses revenus et dépenses ni une preuve de ses actif et passif pour étayer ses affirmations à cet égard. Mis à part le maintien de la garantie contre la propriété détenue conjointement en Colombie‑Britannique et la retenue des remboursements ou des crédits qui s’appliquent à sa dette fiscale, l’ARC prend des mesures en recouvrement minimales. Je note que, si elle s’oppose à cette conclusion, la demanderesse n’a cependant déposé aucune preuve à l’appui d’affirmations à cet égard, alors qu’il lui incombait de le faire.

[23] Dans l’ensemble, le ministre a conclu que l’allégation relative à la situation financière extrêmement difficile ne peut fonder une remise de l’impôt, des pénalités et des intérêts correctement imposés. Il s’agit de déterminations factuelles et, sur la foi de ce dossier, il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions, surtout compte tenu du fait que la demanderesse n’a fait aucun effort véritable pour établir le bien‑fondé de sa demande sur le fondement de son revenu, ses dépenses, son actif ou son passif véritables, c’est‑à‑dire de sa situation.

C. Mesures ou conseils erronés de la part des fonctionnaires de l’ARC.

[24] La demanderesse affirme que ses années d’imposition 2006 et 2007 ont été traitées différemment de ses années d’imposition 2008 à 2018, car elle a pu produire des déclarations de revenus modifiées pour ces années ultérieures. Toutefois, le ministre a expliqué que l’ARC ne peut rajuster les déclarations de revenus de 2006 et de 2007 parce que la demanderesse n’a pas produit de déclarations modifiées dans les délais prévus par la loi.

[25] La demanderesse n’a produit aucune déclaration de revenus pendant plusieurs années et n’a pas donné suite aux demandes et aux ordres de l’ARC de produire ses déclarations de revenus. Par conséquent, les fonctionnaires de l’ARC ont pris des mesures et ont établi des cotisations à l’égard de ces années en vertu du paragraphe 152(7) de la LIR compte tenu des renseignements dont ils disposaient. Si elle n’était pas d’accord, elle aurait pu produire des déclarations de revenus modifiées ou un avis d’opposition dans les délais prévus par la loi. Or, elle a choisi de ne pas le faire, et la LIR ne confère à l’ARC aucun pouvoir discrétionnaire de prolonger ces délais. Par conséquent, le ministre a conclu qu’il ne conviendrait pas de prolonger, au moyen d’un décret de remise, le délai de prescription prévu par la loi qui s’applique à tous les contribuables, en l’absence de toute circonstance atténuante.

IV. Questions en litige

[26] En toute déférence, les questions en litige sont les suivantes :

  • a) La décision est‑elle raisonnable?

  • b) La décision est‑elle contraire aux principes d’équité procédurale?

V. La norme de contrôle

A. Le caractère raisonnable

[27] Les parties s’entendent pour dire que l’examen de la décision sur le fond devrait être effectué selon la norme de la décision raisonnable. Compte tenu de la nature discrétionnaire d’une décision rendue au titre du paragraphe 23(2) de la LGFP, il convient de faire preuve d’une retenue considérable (voir Escape Trailer Industries Ltd. c Canada (Procureur général), 2019 CF 31 [motifs du juge Mason] au para 17, conf par 2020 CAF 54; Twentieth Century Fox Home Entertainment Canada Limited c Canada (Procureur général), 2012 CF 823 [motifs du juge Phelan] au para 18, conf par 2013 CAF 25; Axa Canada Inc. c Canada (Ministre du Revenu national), 2006 CF 17 [motifs du juge Noël] au para 23 et 24).

[28] En ce qui concerne le caractère raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] —, les juges majoritaires, sous la plume du juge Rowe, font état des éléments essentiels d’une décision raisonnable et de ce à quoi l’on doit s’attendre d’une cour de révision procédant au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ... ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[29] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada fait remarquer qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique », et conseille à toute cour de révision de fonder sa décision sur le dossier dont elle est saisie :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir au, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.

[Non souligné dans l’original.]

[30] De plus, l’arrêt Vavilov établit clairement qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier et d’évaluer à nouveau la preuve qui lui est soumise, à moins de « circonstances exceptionnelles ». La Cour suprême du Canada dit ceci :

[125] II est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[31] En outre, suivant l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit déterminer si le décideur qui a rendu la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire s’est attaqué de façon significative aux questions clés :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[32] La Cour d’appel fédérale a récemment statué dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237 [Doyle] que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier la preuve à nouveau :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

B. Équité procédurale

[33] Les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, motifs du juge Binnie, au para 43. Cela dit, je souligne que, dans l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, motifs du juge Stratas, au para 69, la Cour d’appel fédérale soutient qu’il pourrait être nécessaire de procéder selon la norme de la décision correcte « en se montrant “respectueux [des] choix [du décideur]” et en faisant preuve d’un “degré de retenue” » : Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 N.R. 87, au para 42. » Mais voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [motifs du juge Rennie, J.C.A.]. À cet égard, je souligne également que la Cour d’appel fédérale a conclu dans un arrêt récent que le contrôle judiciaire de questions d’équité procédurale est effectué selon la norme de la décision correcte : (voir Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, motifs du juge de Montigny, J.C.A. [les juges Near et LeBlanc, J.C.A., y ont souscrit] :

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte.

[34] Je crois comprendre également, selon les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au para 23, que la norme qui s’applique aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte :

[23] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.‑à‑d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[35] Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50, la Cour suprême du Canada explique le rôle de la cour de révision qui doit appliquer la norme de la décision correcte :

[50] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

VI. Dispositions législatives pertinentes

[36] Le paragraphe 23(2) de la LGFP est ainsi rédigé :

Remise de taxes ou de pénalités

Remission of taxes and penalties

(2) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut faire remise de toutes taxes ou pénalités, ainsi que des intérêts afférents, s’il estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise.

(2) The Governor in Council may, on the recommendation of the appropriate Minister, remit any tax or penalty, including any interest paid or payable thereon, where the Governor in Council considers that the collection of the tax or the enforcement of the penalty is unreasonable or unjust or that it is otherwise in the public interest to remit the tax or penalty.

[37] Le paragraphe 152(4.2) de la LIR énonce :

Nouvelle cotisation et nouvelle détermination

Reassessment with taxpayer’s consent

152(4.2) Malgré les paragraphes (4), (4.1) et (5), pour déterminer, à un moment donné après la fin de la période normale de nouvelle cotisation applicable à un contribuable — particulier (sauf une fiducie) ou succession assujettie à l’imposition à taux progressifs — pour une année d’imposition, le remboursement auquel le contribuable a droit à ce moment pour l’année ou la réduction d’un montant payable par le contribuable pour l’année en vertu de la présente partie, le ministre peut, si le contribuable demande pareille détermination au plus tard le jour qui suit de dix années civiles la fin de cette année d’imposition, à la fois:

152(4.2) Notwithstanding subsections (4), (4.1) and (5), for the purpose of determining — at any time after the end of the normal reassessment period, of a taxpayer who is an individual (other than a trust) or a graduated rate estate, in respect of a taxation year — the amount of any refund to which the taxpayer is entitled at that time for the year, or a reduction of an amount payable under this Part by the taxpayer for the year, the Minister may, if the taxpayer makes an application for that determination on or before the day that is 10 calendar years after the end of that taxation year,

a) établir de nouvelles cotisations concernant l’impôt, les intérêts ou les pénalités payables par le contribuable pour l’année en vertu de la présente partie;

(a) reassess tax, interest or penalties payable under this Part by the taxpayer in respect of that year; and

b) déterminer de nouveau l’impôt qui est réputé, par les paragraphes 120(2) ou (2.2), 122.5(3) ou (3.001), 122.51(2), 122.7(2) ou (3), 122.8(4), 122.9(2), 122.91(1), 127.1(1), 127.41(3) ou 210.2(3) ou (4), avoir été payé au titre de l’impôt payable par le contribuable en vertu de la présente partie pour l’année ou qui est réputé, par le paragraphe 122.61(1), être un paiement en trop au titre des sommes dont le contribuable est redevable en vertu de la présente partie pour l’année.

(b) redetermine the amount, if any, deemed by subsection 120(2) or (2.2), 122.5(3) or (3.001), 122.51(2), 122.7(2) or (3), 122.8(4), 122.9(2), 122.91(1), 127.1(1), 127.41(3) or 210.2(3) or (4) to be paid on account of the taxpayer’s tax payable under this Part for the year or deemed by subsection 122.61(1) to be an overpayment on account of the taxpayer’s liability under this Part for the year.

[Je souligne]

 

[Emphasis added]

[38] Le paragraphe 152(7) de la LIR énonce :

Cotisation indépendante de la déclaration ou des renseignements fournis

Assessment not dependent on return or information

152(7) Le ministre n’est pas lié par les déclarations ou renseignements fournis par un contribuable ou de sa part et, lors de l’établissement d’une cotisation, il peut, indépendamment de la déclaration ou des renseignements ainsi fournis ou de l’absence de déclaration, fixer l’impôt à payer en vertu de la présente partie.

152(7) The Minister is not bound by a return or information supplied by or on behalf of a taxpayer and, in making an assessment, may, notwithstanding a return or information so supplied or if no return has been filed, assess the tax payable under this Part.

[Je souligne]

[Emphasis added]

VII. Analyse

A. Question préliminaire : admissibilité de l’affidavit déposé dans le cadre du contrôle judiciaire

[39] La demanderesse a déposé un affidavit exhaustif devant notre Cour. Cependant, les nouveaux éléments de preuve ne sont généralement pas permis dans le cadre d’un contrôle judiciaire, quoiqu’il y ait des exceptions, notamment s’il s’agit de certains renseignements généraux et de questions d’équité procédurale : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [motifs du juge Stratas, J.C.A.], au para 20.

[40] À l’audience, on ne m’a pas demandé de radier une partie en particulier de l’affidavit de la demanderesse; toutefois, le défendeur a soulevé la question de l’admissibilité de cet affidavit compte tenu du fait qu’il contenait des renseignements dont le décideur n’avait pas disposé. Plus particulièrement, dans son affidavit, la demanderesse tend à souligner ses problèmes médicaux différemment de ce qu’elle l’a fait dans la lettre d’observations de son conseil du 8 mai 2020 demandant une remise. À mon avis, une décision comme celle‑ci devrait être lue à la lumière de la demande comme telle de la demanderesse et en conjonction avec celle‑ci. Par conséquent, je ne me fonderai pas sur le contenu de l’affidavit de la demanderesse, sauf dans ses aspects les plus généraux et non contestés.

B. La décision est‑elle raisonnable?

[41] Tout d’abord, la jurisprudence qui lie la Cour établit que la remise de taxes, d’intérêts ou de pénalités payables est une mesure exceptionnelle et extraordinaire : Aronson c Canada (Procureur général), 2021 CF 1451 [motifs du juge Go] au para 41 [Aronson]; Meleca c Canada (Procureur général), 2020 CF 1159 [motifs du juge Little] au para 21, citant Fink c Canada (Procureur général), 2019 CAF 276 [motifs du juge Dawson, J.C.A., les juges Stratas et Mactavish, J.C.A., y ont souscrit] au para 1; Escape Trailer Industries c Canada (Procureur général), 2020 CAF 54 [motifs du juge Locke, J.C.A., les juges Rennie et de Montigny, J.C.A., y ont souscrit].

[42] Ainsi que l’a conclu le juge Phelan dans Twentieth Century Fox Home Entertainment Canada Ltd. c Canada (Procureur général), 2012 CF 823 [Twentieth Century CF], conf par 2013 CAF 25 [Twentieth Century CAF], lorsqu’elle s’interroge sur le caractère déraisonnable d’une décision, la Cour doit tenir compte de la nature hautement discrétionnaire du régime de remise de taxe – une mesure de redressement exceptionnelle dont un demandeur ne peut se prévaloir de plein droit (voir Première nation Waycobah c Canada (Procureur général), 2010 CF 1188 [Waycobah CF] au para 29 et 30, conf par 2011 CAF 191 [Waycobah CAF]).

[43] De plus, dans l’arrêt Waycobah CAF, la Cour d’appel fédérale a insisté sur l’étendue du pouvoir discrétionnaire du ministre sous le régime du paragraphe 23(2) de la LGFP :

[18] Le libellé du paragraphe 23(2) (« déraisonnable ou injuste » ou « l’intérêt public justifie la remise ») n’indique pas non plus que l’intention du législateur était qu’il devait normalement y avoir remise dans le cas où le paiement entraînerait un préjudice financier grave. Il s’agit de termes très larges qui permettent au ministre de prendre en considération l’effet général qu’aurait une remise, y compris – par exemple – l’intérêt public à l’égard de l’intégrité du système fiscal, de sa bonne administration et de l’équité à l’égard des autres contribuables. Le décideur doit considérer les intérêts divergents pour déterminer si, à la lumière des faits particuliers, la perception de la taxe serait déraisonnable, injuste ou contraire à l’intérêt public.

(1) Pouvoir d’accorder une remise

[44] En 2018, la demanderesse a présenté une demande en vertu des dispositions d’allégement pour les contribuables [DAC] prévues par le paragraphe 152(4.2) de la LIR dans l’espoir d’obtenir un remboursement ou une réduction de montants payables après la période normale de cotisation de trois ans pour ses années d’imposition 2006 à 2010. Par suite de la demande faite en vertu des DAC, l’ARC a établi de nouvelles cotisations à l’égard des années d’imposition 2008 à 2010; toutefois, elle n’a pas rajusté les années d’imposition 2006 et 2007 au motif que le délai de dix ans fixé par la loi pour obtenir un remboursement au‑delà du délai prévu dans les DAC avait expiré.

[45] Selon les avis de cotisation pour 2006 et 2007, la demanderesse devait 4 201 068,58 $ au titre de l’impôt sur le revenu impayé pour l’année d’imposition 2006 et 4 947 381,72 $ pour l’année d’imposition 2007. Le ministre a imposé des pénalités de 500 373,28 $ pour l’année d’imposition 2006 et de 841 054,89 $ pour l’année d’imposition 2007. Depuis que ces cotisations ont été établies, des intérêts de 2 860 971,95 $ et de 5 278 814,65 $ au 23 juin 2021 se sont ajoutés à l’impôt sur le revenu que la demanderesse doit payer pour les années d’imposition 2006 et 2007 respectivement. Si l’ARC avait accepté les déclarations de revenus produites pour 2006 et 2007 et les avait traitées comme elle l’avait fait pour les années subséquentes, la demanderesse aurait peut‑être eu droit à des remboursements de 66 $ et de 150 $ pour les années d’imposition 2006 et 2007 respectivement.

[46] La demanderesse admet que les années d’imposition 2006 et 2007 n’étaient pas visées par ce délai de dix ans fixé par la loi. Elle soutient toutefois que le pouvoir de faire une remise de taxe par décret en vertu de l’article 23 de la LGFP ne prévoit aucune limite de dix ans de ce genre et qu’un décret de remise peut donc en effet supplanter le délai de 10 ans que prévoit la LIR. Je suis d’accord pour dire que rien dans le libellé de l’article 23 ne fixe un délai de prescription.

[47] La demanderesse soutient que l’article 23 de la LGFP vise à remédier à toute injustice ou à tout résultat déraisonnable pouvant découler de l’application des délais prescrits par la LIR. Elle fait valoir que le paragraphe 23(2) de la LGFP confère au ministre le pouvoir d’accorder une remise et, essentiellement, que ce dernier aurait dû exercer ce pouvoir, y compris le pouvoir discrétionnaire, de faire une remise dans son cas.

[48] Le défendeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que la demanderesse tente d’utiliser le processus de remise que prévoit la LGFP pour prolonger dans les faits les délais fixés pour les différends en matière fiscale sous le régime de la LIR qui s’appliquent aux autres Canadiens. Le nœud de la demande de décret de remise de la demanderesse tient à sa conviction qu’elle aurait pu réussir à faire réduire ses dettes fiscales de 2006 et de 2007 si elle avait contesté les cotisations dans les délais prescrits par la loi, soit par voie d’appel, soit en demandant un rajustement en vertu du paragraphe 152(4.2) de la LIR. Toutefois, à mon humble avis, la remise n’est pas un outil normal ou habituel de contestation d’une cotisation d’impôt et ne devrait donc pas être utilisée comme un moyen courant ou anticipé de contourner les appels prévus par la loi ou les processus prévus au paragraphe 152(4.2) de la LIR. Autrement, l’intégrité et l’efficacité du régime fiscal seraient compromises; la remise ne peut servir que dans des circonstances exceptionnelles et extraordinaires, comme l’établit la jurisprudence.

[49] La jurisprudence de la Cour va à l’encontre des observations de la demanderesse. Le défendeur invoque la décision rendue dans Twentieth Century CF par le juge Phelan, qui a confirmé la décision du ministre de refuser la remise, affirmant qu’il n’y avait rien d’arbitraire, d’injuste ou de déraisonnable à exiger des contribuables qu’ils respectent les délais de prescription fixés par la LIR. Je suis de cet avis. À mon humble avis, le passage suivant de la décision Twentieth Century CF s’applique en l’espèce :

[37] La demanderesse laisse entendre qu’il est fondamentalement injuste que le gouvernement puisse conserver à titre de taxes des sommes auxquelles il n’avait pas droit. Or, le gouvernement peut agir ainsi parce que la demanderesse a laissé expirer les délais de prescription applicables.

[38] Ces délais sont une arme à double tranchant. Dans certains cas, à moins d’une fraude ou d’une inconduite du même genre, il est interdit à la Couronne de percevoir des taxes qui seraient par ailleurs payables, n’eût été le délai de prescription. Dans d’autres cas, comme en l’espèce, le délai de prescription dessert le contribuable. Cette situation n’a pas pour effet de rendre arbitraire, injuste ou déraisonnable la décision prise par un sous‑commissaire.

[50] Je signale également la décision Internorth Ltd. c Procureur général du Canada, 2019 CF 574 [motifs du juge Diner], dans laquelle le ministre s’est demandé si la demanderesse avait démontré que l’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle prenne des mesures dans les délais prévus par la loi. En rejetant la demande, la Cour a noté qu’Internorth contestait l’exactitude de la cotisation d’impôt en cause après avoir omis d’interjeter un appel que la loi prévoyait et a statué ceci au para 35 : « Le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la décision rendue par le délégué du ministre est raisonnable, et non de déterminer s’il a pris une bonne décision relativement à la demande de remise ou si la responsabilité aurait dû être imposée au départ ». [Souligné dans l’original] Ces motifs s’appliquent tout autant en l’espèce.

[51] Dans la présente affaire, la demanderesse soutient qu’une cotisation devrait être établie à l’égard de ses déclarations de revenus de 2006 et 2007 comme ce fut le cas à l’égard de ses années d’imposition 2008 à 2010. Or, elle se concentre ainsi à tort sur la question de savoir si la cotisation était juste plutôt que sur la question de savoir si la décision est raisonnable. En toute déférence, le ministre s’est raisonnablement demandé si la demanderesse aurait pu prendre des mesures dans les délais prescrits afin de régler le problème par les voies habituelles. Elle aurait pu le faire, et elle ne l’a pas fait. Je ne vois pas le caractère déraisonnable de cet aspect de la décision.

 

(2) Prise en compte des facteurs atténuants

[52] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable parce que les facteurs pris en considération par le ministre se limitent à ceux qui sont prévus dans les lignes directrices de l’ARC sur la remise et qu’ils ont été pris en considération compte non tenu du vaste pouvoir et de la vaste discrétion que confère au ministre le paragraphe 23(2). Les lignes directrices sur la remise dressent une liste de facteurs à prendre en considération pour déterminer si la remise est dans l’intérêt public; la demanderesse conteste le fait que le ministre ne fait référence qu’aux facteurs énoncés dans les lignes directrices ainsi que son évaluation des facteurs énoncés dans la décision.

[53] En réponse, le défendeur soutient que la décision énonce expressément que, bien que les fonctionnaires de l’ARC se penchent généralement sur les motifs énoncés dans les lignes directrices sur la remise pour déterminer si la remise peut être justifiée, les circonstances factuelles propres à la demanderesse ont effectivement été examinées pour déterminer si, conformément à l’article 23 de la LGFP, il est injuste ou déraisonnable de percevoir la taxe ou la pénalité ou s’il est dans l’intérêt public de recommander la remise. À mon avis, cet examen a raisonnablement inclus un examen de ses prétendues circonstances atténuantes.

[54] Premièrement, la demanderesse soutient que le ministre aurait dû tenir compte du fait que [traduction] « la dette fiscale réelle est nulle » (elle aurait eu droit à un remboursement pour 2006 et 2007 si de nouvelles cotisations avaient été établies pour ces années). Le fait que ce résultat découle d’un délai fixé par la loi à l’égard du pouvoir accordé à l’ARC n’est pas pris en considération. Par conséquent, la demanderesse soutient qu’un tel résultat rend la décision injuste et inéquitable. En réponse, le défendeur soutient que les DAC de la LIR et la remise sous le régime de la LGFP sont deux mécanismes de redressement distincts, et je conviens du caractère raisonnable de cet argument. Par conséquent, à mon humble avis, il était raisonnable pour le ministre de se demander, dans le contexte de cette demande de décret de remise, si la demanderesse aurait pu prendre des mesures dans les délais prescrits par la LIR. Le respect des lois ordinaires qui s’appliquent à tous les contribuables est simplement l’un des nombreux facteurs à considérer sous le régime de la LGFP, et il me semble qu’il s’agit d’un facteur qui a été raisonnablement retenu à l’encontre de la demanderesse, qui a eu de nombreuses occasions de produire ses déclarations de revenus, mais qui n’a rien fait pendant plus d’une décennie. Je ne vois rien de déraisonnable dans ces circonstances factuelles.

[55] À cet égard, la demanderesse aurait pu se conformer aux règles ordinaires applicables aux contribuables canadiens (sous réserve de ses prétentions relatives à son état de santé, que j’aborderai sous peu), mais elle ne l’a pas fait. Par exemple, si ses déclarations de revenus de 2006 et de 2007 avaient été produites en 2012, lorsque la demanderesse a parlé à l’ARC et convenu de les produire dans un délai de 30 jours, le résultat aurait pu être différent. L’ARC a obtenu sa bonne adresse postale vers 2012. Mais la demanderesse n’a rien fait en 2015, même après que les avis de cotisation lui eurent été envoyés. Elle a reçu ces documents, mais elle n’a retenu les services d’un avocat que trois ans plus tard, soit en 2018 seulement. Il faut souligner que la jurisprudence de la Cour établit qu’un contribuable a le devoir de tenir l’ARC informée de sa bonne adresse postale : Jiang c Canada (Procureur général), 2019 CF 629 [motifs du juge Campbell] aux para 11 et 13 [Jiang]. Je ne trouve rien de déraisonnable dans l’identification et l’appréciation de la preuve par le délégué du ministre à cet égard; cela est conforme à la jurisprudence et c’était possible compte tenu du dossier.

[56] Deuxièmement, la demanderesse soutient que le délégué du ministre a commis une erreur dans son évaluation de son état de santé. Dans la lettre de l’avocat datée du 8 mai 2020, la demanderesse a déclaré qu’elle [traduction] « est incapable de travailler depuis 2007 et qu’elle a passé de nombreuses journées alitée parce qu’elle souffrait d’asthme, de problèmes osseux et d’arthrite grave », et [traduction] « c’est une injustice absolue pour les femmes au chômage et gravement malades de devoir faire face à de telles difficultés ».

[57] À cet égard, je note qu’en plus de la décision, il y a un document sous‑jacent préparé pour examen par le délégué du ministre, à savoir un rapport sur la demande de remise [rapport]. La demanderesse conteste ce rapport. L’auteur y conclut qu’il devrait y avoir [traduction] « une corrélation directe entre une maladie et l’incapacité d’un contribuable de s’acquitter de ses obligations fiscales ainsi qu’une justification appropriée à l’appui d’une telle conclusion »; la même conclusion a été tirée dans la décision.

[58] En toute déférence, je ne peux conclure que cette conclusion est déraisonnable étant donné que la demanderesse n’a pas fourni de documents justificatifs concernant son état de santé : elle n’a produit aucun rapport médical établissant un lien entre son ou ses problèmes de santé allégués et son omission de produire des déclarations annuelles de 2005 à 2010. De plus, l’asthme, les problèmes osseux et l’arthrite grave sont des diagnostics médicaux précis que je ne suis pas en mesure d’établir; ce sont des diagnostics que seul un médecin peut établir. La demanderesse n’a déposé aucune preuve médicale à l’appui de ses prétentions touchant son état de santé. En toute déférence, à mon avis, une preuve médicale aurait pu être produite pour établir des diagnostics d’asthme, de problèmes osseux et d’arthrite grave, mais elle ne l’a pas été : R c Mahon, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 RCS 9 [motifs du juge Sopinka]; Masterpiece Inc. c Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27 [motifs du juge Rothstein], au para 75.

[59] De plus, et quoi qu’il en soit, même si elle éprouvait les problèmes de santé allégués, elle n’a déposé aucun document susceptible de lier directement ou indirectement les problèmes de santé dont elle prétend souffrir à son omission de produire ses déclarations de revenus de 2007 et de 2008. Il me semble qu’il aurait été sensé de déposer de tels documents pour relier les problèmes de santé à l’omission par ailleurs inexpliquée de produire les déclarations de revenus.

[60] La Cour est priée de conclure que le délégué du ministre a agi de façon déraisonnable, mais elle est franchement incapable de le faire sans une preuve d’expert à l’appui de l’existence du lien que la demanderesse demande à la Cour de faire. Sans un tel lien, la Cour ne peut tirer la conclusion que la demanderesse lui demande de tirer. Je signale en outre que la Cour ne doit pas apprécier ou évaluer la preuve de nouveau selon les arrêts Vavilov [125] et Doyle susmentionnés; la décision mérite une attention respectueuse, selon l’arrêt Vavilov [84].

[61] La demanderesse soutient qu’elle ne savait pas qu’elle avait besoin d’une « preuve documentaire » pour étayer ses allégations sur son état de santé. Je ne puis cependant accepter cet argument pour deux raisons. Tout d’abord, il est bien connu que les personnes qui cherchent à obtenir une exemption médicale relativement à leur travail et à d’autres obligations doivent habituellement obtenir un certificat médical, ce dont je prends acte. Je ne vois pas pourquoi la même preuve élémentaire ne devrait pas être fournie à l’appui d’une demande d’allégement de quelque 16 millions de dollars au titre de l’impôt sur le revenu, des pénalités et des intérêts. En outre, l’exigence relative aux documents justificatifs est énoncée dans les lignes directrices de l’ARC sur la remise.

[62] Par conséquent, je conclus que la décision a conclu de façon raisonnable que la demanderesse [traduction] « n’a fourni à l’appui aucun document démontrant comment l’un ou l’autre de ces problèmes l’avait rendue incapable de comprendre ses obligations de produire des déclarations et ses obligations fiscales ou de s’en acquitter ou encore de demander de l’aide pour s’assurer qu’elle s’en acquitterait ».

[63] À cet égard, la demanderesse conteste également le fait que le ministre s’est fondé sur les mesures prises par la CVMO et la SEC parce qu’elle n’a pas fourni les accusations et les décisions, ce qui signifie que l’ARC a demandé et obtenu ces renseignements. Par conséquent, la demanderesse soutient que si le ministre s’est efforcé de trouver et d’examiner ces documents, [traduction] « il aurait dû au moins tenter de demander des documents médicaux supplémentaires à la demanderesse ». En toute déférence, cet argument n’est pas fondé. L’approche du délégué du ministre était raisonnable étant donné qu’il devrait y avoir une corrélation directe entre une maladie et l’incapacité d’un contribuable de s’acquitter de ses obligations, un point déjà mentionné, et la proposition incontestable qu’il incombait à la demanderesse d’établir le bien‑fondé de sa demande de redressement extraordinaire, un fardeau dont elle ne s’est tout simplement pas acquittée.

[64] Le défendeur invoque également la décision Aronson c Canada (Procureur général), 2021 CF 1451, dans laquelle le juge Go a statué :

[46] De plus, je juge que la décision tient suffisamment compte de la preuve médicale de la demanderesse. La décision note que, pour que les problèmes de santé de la demanderesse soient considérés comme un facteur atténuant pour les besoins d’une remise, [traduction« il devrait y avoir une corrélation directe entre une maladie et l’incapacité d’un contribuable à respecter ses obligations fiscales, ainsi qu’une justification appropriée à l’appui d’une telle conclusion ». Cette conclusion reflète la section du Manuel traitant des [traduction] « difficultés financières associées à une circonstance atténuante », qui mentionne que ce facteur [traduction] « peut s’appliquer lorsqu’il existe un lien direct entre la maladie grave d’une personne et son incapacité à respecter ses obligations en matière d’impôt ou de production ».En outre, j’en arrive à la conclusion que l’on a dûment tenu compte dans la décision de la preuve médicale de la demanderesse.

[Non souligné dans l’original.]

[65] Assurément, la demanderesse a eu toutes les occasions de présenter sa preuve en entier. Il lui incombait d’établir le bien‑fondé de ses allégations (voir Aronson, précitée, au para 52). Elle avait un conseiller et connaissait les principes relatifs aux décrets de remise; elle n’en a pas tenu compte comme il le fallait. Le ministre n’a pas agi de manière déraisonnable.

[66] En ce qui concerne la prétendue situation financière difficile de la demanderesse, qu’elle soit extrême ou non, il faut souligner qu’il lui incombait d’établir qu’elle se trouvait dans une situation financière extrêmement difficile. Voilà, me semble‑t‑il, autre chose que la demanderesse a omis de faire. Il convient de souligner qu’elle n’a produit aucun document justificatif à cet égard, pas même un simple état de ses revenus et dépenses ni même un état de son actif et de son passif. À mon humble avis, la demanderesse ne peut pas reprocher au ministre de ne pas avoir retenu ses allégations alors qu’elle n’a fourni aucun renseignement financier de base à l’appui de sa demande de redressement extraordinaire.

[67] Le défendeur note également que, relativement à l’appel téléphonique du 6 juillet 2012, rien n’indique que la demanderesse a mentionné ses facteurs médicaux et elle n’a pas mentionné non plus ses problèmes de santé pour expliquer son incapacité à produire sa déclaration de revenus.

[68] Troisièmement, la demanderesse soutient que le ministre a commis une erreur dans son évaluation de son revers financier et de ses difficultés, ne reconnaissant pas les conséquences financières injustes et extrêmes du refus de lui accorder une mesure de redressement. La demanderesse déclare qu’elle a des actifs, qui sont investis dans la propriété conjointe de sa maison de 37 000 $, ce qui représente une fraction de la dette fiscale de plus de 16 millions de dollars. De plus, elle n’a aucun revenu et continuera de n’en avoir aucun. L’on ne peut donc qu’en conclure raisonnablement qu’elle se retrouvera dans une situation financière extrêmement difficile et subira un revers financier si des mesures d’exécution sont prises à l’égard de la dette fiscale, ce qui, selon elle, [TRADUCTION] « constitue manifestement une situation pour laquelle le pouvoir de remise de l’impôt, des intérêts et des pénalités en vertu du paragraphe 23(2) de la LGFP a été accordé ».

[69] Toutefois, je conclus que l’examen par le ministre de la question de savoir si la demanderesse a les moyens d’acquitter sa dette est raisonnable. Un redressement ne peut être accordé à tous les demandeurs. Il devrait y avoir et il y a des lignes directrices à prendre en compte dans les décisions à cet égard. En l’espèce, les lignes directrices sur la remise expliquent qu’il y a « situation financière extrêmement difficile » lorsque la situation financière est suffisamment grave pour que les ressources actuelles et prévues ne permettent pas au contribuable d’y remédier; voir Aronson, précitée, aux para 50 et 51. En l’espèce, le ministre a noté qu’un examen de remise sur le fondement de ce motif portera sur des facteurs comme le revenu familial annuel d’une personne pour l’année pour laquelle une remise est demandée et pour chaque année subséquente par rapport au SFR établi par Statistique Canada. Le ministre a estimé que le revenu familial annuel de la demanderesse entre 2006 et 2012 était en fait supérieur au SFR. Il a examiné les déclarations de revenus et les feuillets de renseignements qui se trouvaient dans les systèmes de l’ARC pour son conjoint pour ces années‑là et a conclu que l’ARC ne recouvrait activement que la partie de la dette que la demanderesse peut acquitter grâce à ses ressources. À mon avis, il s’agissait d’une considération et d’une conclusion raisonnables.

[70] Encore une fois, la demanderesse a choisi de ne pas produire de documents justificatifs, ni même un simple état de ses revenus et dépenses ou un état de son actif et de son passif. Il me semble, avec égard, que la demanderesse ne s’est tout simplement pas acquittée du lourd fardeau qui lui incombait d’établir le bien‑fondé d’une demande faite en vertu du paragraphe 23(2) de la LGFP. Il s’agissait également d’une décision factuelle que le ministre pouvait prendre compte tenu du dossier, décision que je ne puis qualifier de déraisonnable dans les circonstances.

[71] Mis à part le maintien de la garantie contre la propriété détenue conjointement en Colombie‑Britannique et la retenue de remboursements ou de crédits s’appliquant à sa dette fiscale, je note également que l’ARC prend des mesures de recouvrement minimales contre la demanderesse. Personne ne le conteste. Plus précisément, elle et son mari ont des gains supérieurs au seuil de faible revenu [SFR] aux fins de la perception de l’impôt sur le revenu, selon le ministre. Je dois faire preuve de retenue à l’égard de cette décision factuelle, et c’est ce que je fais, compte tenu également de l’absence de preuve contraire. Je ne peux conclure que le traitement de ces facteurs dans la décision est déraisonnable.

[72] Quatrièmement, la demanderesse soutient que le ministre a commis une erreur dans son évaluation de l’omission de l’ARC de l’aviser du fait qu’elle ne s’était pas acquittée de ses obligations en matière de production de déclarations de revenus et d’impôt sur le revenu. Respectueusement, le dossier ne permet pas une telle observation et je suis d’accord avec le ministre pour dire qu’il ne s’agit pas d’une circonstance atténuante. Ainsi qu’il a été noté précédemment, les contribuables sont tenus de tenir l’ARC informée des changements d’adresse (Jiang, précitée), ce que tous les autres contribuables canadiens font normalement dans les déclarations annuelles qu’ils sont tenus de produire chaque année. En l’espèce, les déclarations requises n’ont pas été produites et la contribuable doit en assumer les conséquences. L’argument selon lequel le ministre a agi de façon déraisonnable parce qu’il a omis d’aviser la demanderesse n’est pas fondé.

[73] À la lumière d’un examen que j’estime détaillé et raisonnable des facteurs atténuants de la demanderesse par le ministre, et compte tenu de la jurisprudence qui lie la Cour, de la lettre de la demanderesse datée du 8 mai 2020 et des faits de la présente affaire, j’en suis arrivé à la conclusion que la décision du ministre est transparente, intelligible et justifiée et qu’elle satisfait par conséquent aux exigences de l’arrêt Vavilov quant au caractère raisonnable.

C. La décision est‑elle contraire aux principes d’équité procédurale?

[74] Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], la Cour suprême énonce les principes d’équité procédurale. Plus précisément, le demandeur doit avoir une possibilité valable de présenter les divers types de preuves qui se rapportent à son affaire et de les voir évalués de façon complète et équitable :

32 Pondérant ces facteurs, je ne suis pas d’accord avec la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Shah, précité, à la p. 239, que l’obligation d’équité dans ces circonstances est simplement « minimale ». Au contraire, les circonstances nécessitent un examen complet et équitable des questions litigieuses, et le demandeur et les personnes dont les intérêts sont profondément touchés par la décision doivent avoir une possibilité valable de présenter les divers types de preuves qui se rapportent à leur affaire et de les voir évalués de façon complète et équitable.

[75] Dans la décision Waycobah CF, précitée, la Cour a discuté de l’équité procédurale dans le contexte des demandes de remise sous le régime de la LGFP et a noté que l’obligation d’équité se situe au bas de l’échelle :

[54] De plus, la décision de recommander ou non une remise est très différente d’une décision judiciaire, puisqu’elle laisse une grande place à l’exercice du pouvoir discrétionnaire et exige l’examen de plusieurs facteurs. En outre, la remise de taxes constitue une exception aux principes généraux du droit fiscal et ne constitue clairement pas un droit de la personne concernée, même si elle peut manifestement avoir une grande incidence sur la situation de cette personne. Pris dans leur ensemble, ces facteurs commandent une obligation d’équité procédurale minimale.

[Non souligné dans l’original.]

[76] La demanderesse soutient que la décision est injuste sur le plan procédural pour deux raisons. Premièrement, parce que le décideur ne lui a pas donné la possibilité de connaître la preuve à faire ou de se faire entendre. Deuxièmement, parce que les motifs fournis sont insuffisants et inintelligibles.

(1) Droit de connaître la preuve à faire et d’être entendu

[77] Le décideur administratif doit fournir à la personne concernée les connaissances nécessaires pour connaître la preuve à faire et le droit d’être entendue (voir par exemple Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1999] 2 RCS 817; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2002 CSC 1). La demanderesse soutient que le ministre a exigé une preuve documentaire démontrant comment le fait qu’elle était alitée parce qu’elle souffrait d’asthme, de problèmes osseux et d’arthrite grave l’avait rendue incapable de comprendre ses obligations de produire des déclarations et ses obligations fiscales ou de s’en acquitter ou encore de demander de l’aide pour s’assurer qu’elle s’en acquitterait. Toutefois, le ministre n’a jamais informé la demanderesse de la nécessité d’une preuve documentaire, la privant ainsi du droit de connaître la preuve à faire et d’être entendue sur ces questions.

[78] En toute déférence, je note que la décision ne repose pas sur la question de savoir si la demanderesse a fourni une preuve documentaire à l’appui de sa prétention selon laquelle l’asthme, les problèmes osseux et l’arthrite grave l’ont rendue incapable de comprendre ses obligations de produire des déclarations et ses obligations fiscales ou de s’en acquitter. La décision souligne plutôt l’absence de documents justificatifs. En fin de compte, il incombait à la demanderesse de faire valoir ses arguments; voir Aronson, précitée, au para. 52, un point que la demanderesse a raisonnablement concédé.

[79] Il est courant pour les personnes qui demandent une exemption à l’égard de leurs obligations professionnelles d’obtenir des notes du médecin et, comme je l’ai mentionné précédemment, ni le ministre ni la Cour n’ont reçu de preuve établissant un lien entre les problèmes de santé allégués de la demanderesse et l’omission de produire des déclarations de revenus. De plus, avec égards, la nécessité de déposer de tels documents est énoncée dans les lignes directrices sur la remise mentionnées dans la lettre par laquelle la demanderesse a demandé un décret de remise, datée du 8 mai 2020. Il lui incombait d’établir le lien entre les problèmes de santé dont elle a dit souffrir et sa demande de décret de remise, une mesure extraordinaire. Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

[80] Il est également bien établi que la décision d’accorder ou de refuser une remise est de nature hautement discrétionnaire et constitue une mesure de redressement exceptionnelle dont un demandeur ne peut se prévaloir de plein droit (Waycobah CAF, au para 36). En outre, la LGFP ne précise pas la procédure que doit suivre le ministre pour en arriver à une recommandation, de sorte qu’il est loisible à ce dernier de choisir la procédure à suivre (Waycobah CAF, au para 30). Par conséquent, à mon avis, l’obligation d’équité donne aux particuliers une occasion appropriée, bien qu’imparfaite, d’éclairer le décideur dans l’affaire qui les concerne (Waycobah CAF, au para 32).

[81] À mon avis, en l’espèce, le ministre a accordé à la demanderesse un processus juste et équitable. Il n’était pas tenu d’aviser la demanderesse de la nécessité d’établir une corrélation entre ses problèmes de santé et son incapacité de respecter ses obligations fiscales : elle aurait dû savoir que cela était monnaie courante dans le cadre d’une demande d’exemption pour des raisons médicales et, de toute façon, les lignes directrices sur la remise auxquelles elle a fait référence dans sa lettre du 8 mai 2020 en font mention. La demanderesse, par l’entremise de son conseiller juridique, a eu la possibilité de présenter sa preuve en entier de la manière que tous deux jugeaient appropriée. La décision répond à leur lettre et, ainsi qu’il a été conclu, le fait raisonnablement. Dans sa demande de remise, la demanderesse précise que celle‑ci peut être accordée lorsqu’un demandeur peut démontrer l’existence de circonstances ou de facteurs atténuants. La demanderesse était au courant de la preuve qu’elle devait faire. Le défaut de s’acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombait ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

(2) Le caractère adéquat des motifs

[82] La demanderesse soutient que les motifs de la décision sont inadéquats; toutefois, il ne s’agit pas d’une question d’équité procédurale telle qu’elle est énoncée par la demanderesse. Il ne s’agit là que d’un autre facteur qui, lors du contrôle judiciaire, fait partie intégrante de l’analyse du caractère raisonnable, selon l’arrêt Vavilov, au para 304. À mon humble avis, la décision prend en compte les observations contenues dans la lettre du 8 mai 2020. Elle respecte la loi applicable et tient compte du dossier qu’a présenté la demanderesse et dont disposait le ministre. Elle est transparente et intelligible. L’allégation selon laquelle les motifs sont inadéquats est sans fondement.

VIII. Conclusion

[83] À mon humble avis, la demanderesse n’a pas démontré qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale ni que la décision du délégué du ministre était déraisonnable. Selon moi, la décision est transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles imposées au délégué du ministre.

IX. Dépens

[84] La demanderesse, si elle obtient gain de cause, demande un montant forfaitaire de 10 600,00 $ au titre de tous les frais, en précisant qu’un montant moindre pourrait être acceptable. Le défendeur, s’il obtient gain de cause, demande un montant forfaitaire de 4 000 $ au titre de tous les frais, montant que j’estime raisonnable.

[85] À l’audience, la demanderesse a accepté les observations du défendeur sur les dépens. À mon avis, les dépens devraient être adjugés au plaideur qui obtient gain de cause, car il n’y a aucune raison de s’écarter de cette règle générale. Par conséquent, j’ordonne à la demanderesse de payer au défendeur le montant forfaitaire de 4 000 $ au titre de tous les frais.


JUGEMENT dans le dossier T‑1345‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La demanderesse paiera au défendeur le montant forfaitaire de 4 000 $ au titre de tous les frais.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1345‑21

 

INTITULÉ :

MONIE RAHMAN c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 MAI 2022

JUGEMENTS ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 2 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Jason C. Rosen

James Pendergast

Kendal Steele

 

POUR LA DEMANDERESSE

Jesse Epp‑Fransen

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rosen Kirshen Tax Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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