Date : 20220511
Dossier : IMM-7763-21
Référence : 2022 CF 701
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Vancouver (Colombie-Britannique), le 11 mai 2022
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
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HARWINDER PAL
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur est un citoyen de l’Inde de 37 ans. La Section de la protection des réfugiés [SPR] a rejeté sa demande d’asile pour des raisons de crédibilité. La Section d’appel des réfugiés [SAR] a confirmé la décision de la SPR, mais elle a fondé sa décision sur des motifs différents. La SAR a conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait commis un crime grave de droit commun à l’extérieur du Canada, de sorte qu’il n’était pas admis à demander l’asile.
[2] Dans sa demande présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAR le 29 septembre 2021, le demandeur soulève deux questions :
La SAR a-t-elle respecté les principes de l’équité procédurale?
La décision est-elle déraisonnable?
[3] Après avoir examiné attentivement les observations orales et écrites du demandeur, je ne suis pas convaincu que l’intervention de la Cour est justifiée. Le demandeur n’a pas démontré qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale, et j’estime que la décision de la SAR était raisonnable.
II.
Contexte
[4] Le demandeur affirme qu’il a peur de son père et de ses oncles en Inde. Il déclare qu’il a été agressé en public en guise d’avertissement afin que lui et sa mère ne contestent pas les procédures judiciaires intentées par son père pour divorcer de sa mère. Le demandeur affirme que son père est riche et qu’il a des liens avec les autorités indiennes.
[5] Le demandeur affirme que, malgré la plainte qu’il a déposée à la police après avoir été attaqué, celle‑ci a refusé d’intervenir. En août 2018, le demandeur a quitté l’Inde et est arrivé au Canada muni d’un visa de visiteur. Il a demandé l’asile en février 2019.
[6] Le 18 mars 2019, un premier rapport d’information [PRI] a été déposé contre le demandeur en Inde. On l’y accusait d’avoir commis des infractions liées à la traite de personnes. Le demandeur aurait attiré trois hommes indiens en Libye, où ceux‑ci auraient été forcés de travailler sans salaire pendant quatre mois. Par la suite, les autorités indiennes ont délivré deux mandats d’arrestation contre le demandeur, ont fait plusieurs perquisitions chez lui et l’ont désigné comme un « délinquant reconnu »
.
[7] Le demandeur prétend que le PRI contient de fausses accusations et que son père a payé les trois hommes qui ont fait ces allégations.
[8] La SPR a refusé la demande d’asile après avoir conclu que le demandeur n’avait pas suffisamment étayé ses allégations, que son témoignage et son récit étaient incohérents et qu’il n’avait pas établi que le PRI était fondé sur de fausses accusations.
III.
Décision faisant l’objet du contrôle
[9] La SAR a confirmé la décision de la SPR, mais au motif que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié selon l’article 98 de la LIPR et de la section Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention), que voici :
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[10] La SAR a conclu que les faits allégués dans le PRI constitueraient des infractions relatives à la traite de personnes au Canada au titre de l’alinéa 279.01(1)b) et du paragraphe 279.02(1) du Code criminel, LRC 1995, c C‑46. Ces infractions sont passibles d’un emprisonnement maximal de dix ans et sont considérées comme des crimes graves.
[11] Après avoir évalué les facteurs énoncés dans l’arrêt Jayasekara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 404, la SAR a conclu que la présomption selon laquelle il s’agissait de crimes graves n’avait pas été réfutée. Plus précisément, la SAR a évalué les éléments constitutifs du crime, le mode de poursuite, la peine prévue, les faits et les circonstances atténuantes et aggravantes.
[12] Selon la SAR, il peut être difficile de déposer des PRI en Inde et ceux‑ci ne sont utilisés que pour des infractions graves. Elle a qualifié de « graves »
les allégations faites dans le PRI et a souligné les éléments de preuve qui démontraient que les autorités indiennes avaient tenté à plusieurs reprises de trouver le demandeur. La SAR a reconnu que le demandeur n’avait fait l’objet d’aucune peine puisqu’aucune accusation n’avait été portée contre lui, et elle a pris en considération son argument selon lequel il n’avait pas été expressément accusé de traite de personnes, mais plutôt de crimes connexes moins graves. Toutefois, la SAR a conclu qu’une enquête plus rigoureuse sur les actions du demandeur n’avait pas encore été menée à bien (en partie en raison de l’absence de M. Pal), que les événements décrits dans le PRI semblaient constituer de la traite de personnes au titre du code pénal de l’Inde et que les autorités pourraient ajouter cette accusation aux autres accusations. Elle a en outre a conclu que, même si les dispositions du code pénal de l’Inde relatives à la traite de personnes ne s’appliquaient pas, le demandeur avait été accusé d’[traduction] « abus de confiance criminel »
, qui est également passible d’une peine maximale d’emprisonnement supérieure à dix ans au Canada.
[13] La SAR a estimé que la nature transfrontalière des faits allégués, le problème grave que la traite de personnes pose à l’échelle internationale et la condamnation internationale de ce crime étaient des facteurs aggravants. Enfin, la SAR a fait remarquer qu’il n’y avait aucune indication que le crime qui aurait été commis était de nature politique.
[14] La SAR a ensuite conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait commis le crime en question. Le PRI contient des allégations détaillées et renvoie à plusieurs demandes écrites déposées par les trois victimes présumées auprès du ministère des Affaires étrangères, dans lesquelles ils demandaient à être rémunérés pour les mois pendant lesquels ils avaient travaillé en Libye. Certains autres ministères des gouvernements indien et libyen ont été informés de ces accusations. Selon le PRI, le demandeur a confirmé à la police libyenne qu’il avait participé à un régime de travail forcé. Des éléments de preuve indiquent que des enquêtes avaient été lancées par les autorités indiennes avant que le PRI ne soit déposé. La SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que ces ministères et autorités étaient de connivence avec le père ou les oncles du demandeur ou qu’ils avaient été influencés par ceux-ci. En outre, les dates auxquelles le demandeur aurait séjourné en Libye, selon lui, correspondent à celles alléguées dans le PRI. Bien que le demandeur ait présenté des affidavits souscrits par son épouse, sa mère et un dirigeant de la communauté selon lesquels il avait été accusé à tort, la SAR leur a accordé peu de poids puisque leurs auteurs n’avaient pas de connaissance directe des événements en question. La SAR a fait remarquer que le demandeur n’avait pas tenté de répondre aux accusations, que ce soit depuis le Canada ou par l’entremise de sa famille ou de représentants en Inde.
IV.
Norme de contrôle
[15] Les parties conviennent que la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision. Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au para 100).
[16] Dans l’examen des questions d’équité procédurale, il faut se demander si un processus juste et équitable a été suivi eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [CCP]). Cet examen est [traduction] « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte »
, même si, en réalité, aucune norme de contrôle n’est véritablement appliquée (CCP, au para 54; voir également Grewal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1186 au para 5; Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 477 au para 27; Taseko Mines Limited c Canada (Procureur général), 2019 CAF 319 au para 49; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).
V.
Analyse
A.
Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale
[17] Le demandeur fait valoir qu’en rejetant sa demande d’asile, la SAR a utilisé des renseignements qui sont du ressort de sa spécialisation. Il soutient que la SAR était tenue de l’aviser et de lui donner la possibilité de présenter des observations avant de s’appuyer sur ces connaissances. Ces obligations sont énoncées à l’article 24 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257, et sont prescrites par les principes d’équité procédurale.
[18] Dans ses observations écrites, le demandeur ne nomme pas les renseignements « qui sont du ressort de [l]a spécialisation »
de la SAR, ou les connaissances spécialisées sur lesquelles celle‑ci s’est appuyée. Dans ses observations orales, le demandeur a soutenu que la SAR semble s’être appuyée sur les connaissances spécialisées qu’elle possède pour dire qu’aucune enquête plus rigoureuse n’avait encore été faite en Inde et que les accusations énumérées dans le PRI pourraient être différentes de celles portées par un procureur. Je ne suis pas d’accord.
[19] La SAR a fait ces observations afin de répondre à l’argument du demandeur selon lequel il n’était pas accusé de traite de personnes dans le PRI. Ainsi, la SAR a décrit le PRI comme un rapport pénal initial et a ensuite fait remarquer, renvoyant au cartable national de documentation [CND], que ce rapport est rempli par la police et non par des procureurs qui décident en dernier ressort des « infractions à retenir »
. Les observations de la SAR étaient fondées sur la preuve tirée du CND et les circonstances de l’espèce, notamment le fait que le demandeur n’était pas en Inde et les références à la traite de personnes dans le PRI, et non sur des renseignements ou des connaissances spécialisés.
[20] De façon plus générale, la SAR s’est assurée d’aviser le demandeur d’une possible exclusion et elle lui a donné la possibilité de présenter des observations à cet égard. Premièrement, la SAR a informé le demandeur qu’elle envisageait d’aviser le ministre de la question de l’exclusion et l’a invité à présenter des observations. N’ayant reçu aucune réponse de la part du demandeur, la SAR l’a alors avisé, ainsi que le ministre, de la possibilité qu’il y ait exclusion. La SAR a de nouveau invité le demandeur à présenter des observations concernant l’exclusion et, plus particulièrement, concernant sa prétendue participation à la traite de personnes. Le demandeur a présenté des observations, et la SAR les a prises en compte et examinées.
[21] J’estime que, dans les circonstances, le processus était juste et équitable.
B.
La décision de la SAR est raisonnable.
[22] Le demandeur soutient qu’il incombait au ministre de démontrer qu’il était exclu [de l’asile] et que, parce qu’il n’est pas intervenu ou n’a pas répondu à l’avis envoyé par la SAR, le ministre ne s’est pas acquitté de son fardeau. Il ajoute qu’en l’absence d’observations du ministre, la SAR ne pouvait pas raisonnablement conclure que le demandeur était exclu du statut de réfugié.
[23] Le demandeur fait valoir en outre que la SAR a commis une erreur en concluant qu’il avait été accusé de traite de personnes en vertu des lois de l’Inde. Il fait remarquer que, dans le PRI, il est accusé de supercherie et malhonnêteté, d’abus de confiance criminel et de recrutement sans licence. Aucune des accusations mentionnées dans le PRI n’est liée à la traite de personnes, qui est interdite en vertu d’une disposition distincte du code pénal de l’Inde. Le demandeur soutient également qu’il n’y avait pas d’autres éléments de preuve devant la SAR pour justifier la conclusion qu’il avait été ou pouvait être accusé de traite de personnes en Inde. Il fait valoir que la conclusion contraire de la SAR reposait sur des conjectures.
[24] La Section d’appel des réfugiés doit fonder ses décisions sur les « éléments de preuve qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence »
(LIPR, art 171 a.3)). Ainsi, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier et statuer sur la demande de manière définitive (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 103). C’est ce que la SAR a fait en l’espèce.
[25] Elle s’est penchée sur les éléments de preuve et a expliqué pourquoi, selon elle, le PRI était crédible et digne de foi. Elle a par exemple souligné la nature détaillée des allégations, et le fait que les éléments de preuve du demandeur concordaient avec les dates des événements décrits dans le PRI. Le demandeur a fait valoir que la décision du ministre de ne pas intervenir dans la demande d’asile ou de ne pas répondre à l’avis de la SAR devrait dicter l’issue de l’affaire, ce qui n’est étayé par aucune source et est en contradiction avec l’obligation qu’a la SAR de fonder sa décision sur la preuve.
[26] En l’espèce, la SAR a jugé qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi au dossier pour prendre une mesure d’exclusion sans l’intervention du ministre. Puisque ces éléments établissaient qu’il y avait des « raisons sérieuses de penser »
que le demandeur avait commis un crime grave de droit commun avant de venir au Canada, le critère applicable en matière d’exclusion au titre de l’article 98 de la LIPR et de la section Fb) de l’article premier de la Convention est respecté.
[27] Le demandeur conteste la conclusion de la SAR parce qu’il n’a été pas accusé de traite de personnes dans le PRI. Les accusations portées dans un pays étranger, bien qu’elles soient pertinentes, ne sont pas déterminantes aux fins d’une analyse au titre de l’article 98. En l’espèce, la SAR a reconnu que le demandeur n’était pas accusé de traite de personnes. Toutefois, la SAR a également expliqué qu’un PRI n’est pas un acte d’accusation, mais simplement un rapport initial qui déclenche une enquête criminelle sur des infractions graves. Le PRI indique que les présumées victimes du demandeur l’ont accusé de traite de personnes, et on y décrit des événements qui, selon la SAR, constitueraient de la traite de personnes en vertu du code pénal de l’Inde et de l’alinéa 279.01(1)b) et du paragraphe 279.02(1) du Code criminel.
[28] Bien que le demandeur conteste la conclusion de la SAR selon laquelle la traite de personnes pourrait être ajoutée aux accusations dont fait l’objet le demandeur, celle‑ci ne mine pas le caractère raisonnable de la décision de la SAR. De toute façon, la vraie question est de savoir comment qualifier la conduite présumée du demandeur en droit canadien, et non quelle accusation a été ou pourrait être portée dans un autre pays. Plus important encore, la déclaration de la SAR à cet égard est fondée sur la preuve et s’explique par la procédure pénale engagée en Inde.
[29] La décision de la SAR était raisonnable compte tenu du contexte factuel et juridique, et elle est appuyée par des motifs transparents et intelligibles.
VI.
Conclusion
[30] Pour les motifs qui précèdent, la demande est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et je suis d’avis que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7763-21
LA COUR STATUE :
La demande est rejetée.
Aucune question n’est certifiée.
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« Patrick Gleeson »
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Juge
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Traduction certifiée conforme
Claudia De Angelis
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-7763-21
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INTITULÉ :
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HARWINDER PAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 2 MAI 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GLEESON
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DATE DES MOTIFS :
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LE 11 mai 2022
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COMPARUTIONS :
Aman Sandhu
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Pour le demandeur
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Brett Nash
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sandhu Law Office
Avocats
Surrey (Colombie-Britannique)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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Pour le défendeur
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