Date : 20220531
Dossier : IMM-3975-21
Référence : 2022 CF 784
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 31 mai 2022
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE :
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CHENGKUN ZHANG
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, M. Zhang, a demandé l’asile au Canada, sous prétexte qu’il risquait d’être persécuté par les autorités chinoises en raison de ses croyances religieuses. La demande d’asile de M. Zhang a été jugée irrecevable. Il ne pouvait donc pas présenter sa demande dans le cadre d’une audience devant un arbitre de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR]. Au lieu et place, u agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] (l’agent) a examiné, dans le cadre d’un processus écrit, une demande d’examen des risques avant renvoi (communément appelée une demande d’ERAR), l’allégation faite par M. Zhang selon laquelle il risquait d’être persécuté.
[2] La demande d’ERAR de M. Zhang a été rejetée en juin 2020. Le demandeur conteste le rejet dans le cadre du présent contrôle judiciaire sur la base de deux motifs. Premièrement, il fait valoir que la décision n’est pas transparente ou justifiée parce que l’agent ne s’est pas vraiment attaqué à l’allégation de persécution religieuse et que celui-ci s’est plutôt préoccupé de l’absence de documents corroborants sans expliquer pourquoi de tels documents étaient nécessaires. Deuxièmement, le demandeur soutient que, compte tenu de la manière dont l’agent a traité la déclaration qu’il a faite à l’appui de son allégation, celui-ci a tiré des conclusions déguisées quant à sa crédibilité, exprimées sous le couvert de l’insuffisance de la preuve et, par conséquent, qu’il aurait dû avoir l’occasion de répondre aux préoccupations de l’agent dans le cadre d’une audience.
[3] Les motifs laconiques de l’agent ne me permettent pas d’évaluer s’il a rendu une conclusion déguisée sur la crédibilité du demandeur ou s’il a vraiment conclu que la preuve était insuffisante, comme l’a soutenu le défendeur. Finalement, je conclus que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas analysé les questions importantes dont il était saisi. Surtout compte tenu des graves intérêts en jeu — l’allégation de M. Zhang selon laquelle il est exposé à un risque de persécution — l’analyse minimale faite par l’agent est loin de « satisfai[re] aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 100, 133 [Vavilov]).
[4] Pour les motifs énoncés ci-après, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Contexte factuel
[5] M. Zhang est un citoyen de la Chine. Il s’est converti au christianisme. M. Zhang a expliqué que sa mère l’a initié au christianisme après qu’il eut traversé une période particulièrement difficile dans sa vie. En mai 2018, M. Zhang a commencé à assister toutes les semaines à un groupe de prière dans une « maison-église »
avec sa mère. M. Zhang a appris d’un membre de la maison-église que l’équipage d’un navire recrutait des membres. En décembre 2018, M. Zhang est devenu membre de l’équipage.
[6] Quelques mois plus tard, alors qu’il était à bord du navire, M. Zhang a reçu un message de son père, dans lequel celui-ci l’informait que sa mère avait été arrêtée le 18 août 2019 et lui disait de ne pas revenir en Chine. C’est pourquoi M. Zhang a décidé de débarquer du navire lorsque celui-ci a accosté au Canada.
[7] M. Zhang est entré au Canada le 23 août 2019, aux quais de Fraser Surrey, à Surrey, en Colombie-Britannique. M. Zhang a débarqué du navire au port et n’y est pas revenu le 26 août 2019 comme il aurait dû le faire.
[8] Le 29 août 2019, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] a établi un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], selon lequel M. Zhang était interdit de territoire au Canada parce que, lorsqu’il a cessé d’être un « membre d’équipage »
, il n’a pas quitté le Canada dans les soixante-douze heures après avoir perdu cette qualité (alinéa 3(1)b) et paragraphe 184(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-27 [RIPR]). Le 29 août 2019, selon le rapport établi au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR, une mesure d’exclusion a été prise contre M. Zhang. M. Zhang ne savait pas qu’une mesure d’exclusion avait été prise contre lui.
[9] Environ deux semaines après qu’il ait débarqué du navire, le 11 septembre 2019, M. Zhang a tenté de présenter une demande d’asile dans un bureau d’IRCC au Canada. C’est à ce moment qu’il a été arrêté et mis en détention. Deux jours plus tard, le 13 septembre 2019, alors qu’il était en détention, un agent de l’ASFC a avisé M. Zhang que sa demande d’asile était jugée irrecevable parce qu’une mesure d’exclusion avait déjà été prise contre lui. Puisque le demandeur ne pouvait pas présenter une demande d’asile qui serait traitée dans le cadre du processus d’audience devant la CISR, l’agent de l’ASFC a offert à M. Zhang de présenter une demande d’ERAR, au titre du paragraphe 112(1) de la LIPR et de l’article 160 du RIPR afin d’évaluer son risque.
[10] M. Zhang a été mis en liberté le 16 septembre 2019. Le 27 septembre 2019, il a déposé les formulaires de sa demande d’ERAR, y compris sa déclaration quant aux événements qui l’ont incité à demander l’asile au Canada. Le 15 octobre 2019, il a déposé d’autres observations et éléments de preuve.
[11] Le 27 juin 2020, la demande d’ERAR de M. Zhang a été rejetée.
III.
Questions en litige et norme de contrôle applicable
[12] La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Vavilov, a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer lorsqu’il s’agit d’examiner des décisions administratives sur le fond.
[13] Les parties ne se sont pas entendues sur la question de savoir si la norme de la décision raisonnable s’appliquait à la question de savoir si l’agent aurait dû tenir une audience pour aborder un problème de crédibilité. Le demandeur a soutenu qu’il s’agissait d’une question d’équité procédurale et que, par conséquent, la norme de la décision correcte devrait s’appliquer; le défendeur a fait valoir que la Cour examinerait la façon dont l’agent a appliqué les facteurs énoncés dans la loi aux faits et que, par conséquent, la norme de la décision raisonnable devrait s’appliquer. La jurisprudence est également partagée quant à la norme de contrôle applicable dans ces circonstances. Madame la juge Go a récemment résumé cette divergence dans la décision Onyekweli-Ugeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1138 aux paragraphes 17-18.
[14] En fin de compte, j’ai jugé inutile d’examiner cette question parce que, comme je l’ai déjà mentionné, je n’ai pas fondé ma décision sur la décision de l’agent de ne pas tenir d’audience. À mon avis, la question déterminante est le défaut de l’agent de justifier sa décision par des motifs transparents et intelligibles.
IV.
Analyse
A.
Procédure d’ERAR
[15] La première et la seule fois que les autorités canadiennes ont évalué l’allégation de persécution religieuse faite par M. Zhang est dans le cadre de la procédure d’ERAR. L’ERAR est généralement un processus qui se déroule par écrit, comme ce fut le cas en l’espèce. Le délai prévu par la loi pour la remise des formulaires d’ERAR est de quinze jours suivant la délivrance de l'avis concernant la présentation d'une demande (article 162 de la RIPR), et les autres observations et éléments de preuve exigés doivent être déposés dans les trente jours suivant la délivrance de l'avis.
[16] L’alinéa 113b) de la LIPR prévoit que les agents chargés de l’ERAR peuvent tenir une audience et l’article 167 du RIPR énonce les facteurs qui servent à décider si la tenue d’une audience est requise et codifie les principes de l’équité procédurale en common law (Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 au para 27). Essentiellement, la tenue d’une audience est requise « si des questions de crédibilité se posent relativement à [sic] éléments de preuve importants pour la prise de la décision et que ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifiaient que la demande soit accueillie »
(Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1439 au para 41 [Huang]). En d’autres termes, les demandeurs doivent avoir l’occasion de répondre aux préoccupations quant à leur crédibilité qui sont déterminantes à l’égard de leur demande.
[17] Le principe du non-refoulement qui interdit le renvoi de réfugiés dans des territoires où ils risquent d’être victimes de violations de droits de la personne s’applique au processus d’ERAR (Németh c Canada (Ministre de la Justice), 2010 CSC 56 aux para 1, 19; Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 774 au para 48). Puisque ces importants droits et intérêts sont en jeu dans une décision prise à la suite d’un ERAR, il est d’autant plus crucial d’offrir aux demandeurs un processus équitable sur le plan de la procédure (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 22-23) et des motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées qui reflètent les graves enjeux (Vavilov, au para 133) .
B.
Défaut de s’attaquer aux questions importantes soulevées par l’allégation
[18] L’analyse faite par l’agent de l’allégation de M. Zhang repose sur les documents corroboratifs qu’il aurait pu produire. L’agent n’explique pas pourquoi le demandeur aurait dû produire ces documents en particulier en ce qui a trait au type de risque allégué. Dans l’ensemble, l’analyse de l’agent laisse un grand nombre de questions sans réponse et démontre qu’il ne s’est pas attaqué aux questions importantes soulevées par l’allégation.
[19] L’agent a commencé son examen en passant en revue la documentation objective fournie sur les conditions dans le pays. Ce résumé comprenait des références aux autorités chinoises qui ciblaient les membres des maisons-églises et qui exigeaient, sous peine de représailles, qu’ils renoncent à leur foi :
[traduction] Le [Parti communiste chinois] a également mis en place de nouvelles mesures qui sont entrées en vigueur le 1er février 2020 qui visent ce qui suit : « … mettre un terme aux activités des maisons-églises, des communautés catholiques dissidentes et d’autres entités religieuses non autorisées ». Les rapports sur les conditions dans le pays indiquent également que les représentants du gouvernement et les autorités scolaires obligent les membres des maisons-églises et les autres chrétiens à signer des documents pour renoncer à leur foi chrétienne et à leur appartenance à l’église, sous la menace de faire perdre aux fidèles des possibilités d’emplois et d’études, ainsi que des avantages sociaux.
[20] L’agent n’a pas apprécié la déclaration de M. Zhang et le risque allégué à la lumière de ces constatations sur le traitement par le gouvernement chinois des membres des maisons-églises. L’agent n’a pas analysé la façon dont le profil religieux de M. Zhang, en tant que converti au christianisme qui fréquentait les maisons-églises, aurait dû être apprécié en fonction de cette preuve objective sur les conditions dans le pays.
[21] L’agent a plutôt rendu une conclusion générale selon laquelle M. Zhang n’avait fourni [TRADUCTION] « aucune preuve autre que sa déclaration qu’il était à risque d’une telle persécution »
. Cet énoncé général ne permet pas à une cour de révision de comprendre pourquoi l’agent a exigé d’autres éléments de preuve. En d’autres termes, l’agent n’a pas expliqué son raisonnement quant aux aspects de la déclaration de M. Zhang qui ne pouvaient être acceptés sans preuve corroborante. La Cour a conclu qu’un décideur doit expliquer les raisons pour lesquelles il exige qu’un demandeur corrobore des éléments de preuve (Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 au para 34; Contreras Luevano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1467 au para 20; Nadarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 171 au para 18; Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 aux para 34-35).
[22] L’agent a énuméré cinq catégories de documents que M. Zhang n’a pas fournis : i) la preuve que les autorités chinoises savaient qu’il fréquentait les maisons-églises en 2018; ii) la preuve que les autorités chinoises voulaient l’arrêter pour avoir fréquenté des maisons-églises; iii) le rapport d’arrestation de sa mère; iv) le témoignage de ses parents au sujet de ces événements; v) un preuve de l’appel téléphonique avec son père.
[23] M. Zhang n’avait pas une connaissance directe de certains événements dans sa déclaration — notamment, l’arrestation de sa mère dont son père l’a informé. Cependant, d’autres parties de son allégation étaient pertinentes, y compris sa conversion au christianisme et sa fréquentation des maisons-églises, dont M. Zhang avait une connaissance directe et qu’il a décrites en détail dans sa déclaration.
[24] L’évaluation de l’agent entraîne un certain nombre de questions qui portent sur les enjeux fondamentaux soulevés par l’allégation : L’agent était-il convaincu que M. Zhang s’est converti au christianisme? L’agent était-il convaincu que M. Zhang a pratiqué sa foi en fréquentant les maisons-églises? Si l’agent n’était pas convaincu, pourquoi? Sur quoi l’agent s’est-il fondé pour conclure que les déclarations du demandeur n’étaient pas suffisantes, étant donné que la présomption de véracité s’applique à sa déclaration détaillée (Maldonado c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302)? L’affirmation de l’agent selon laquelle il n’y avait aucune preuve que les autorités chinoises savaient que le demandeur fréquentait les maisons-églises en 2018 ou qu’elles voulaient l’arrêter est-elle révélatrice de l’opinion de l’agent que, même s’il était satisfait que M. Zhang eût été membre d’une maison-église, il devait y avoir d’autres éléments qui établissaient que les autorités étaient au courant de cette activité et qu’elles étaient à sa recherche? Si l’agent a en effet tenu ce raisonnement, bien qu'il ne soit pas manifeste que ce fut le cas en l'espèce, est-ce que ce type d’analyse respecte le principe général appliqué dans les affaires de persécution religieuse selon lequel les demandeurs d’asile ne devraient pas être obligés de cacher la pratique de leur religion? (Akcay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 950 au para 31; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1198 aux para 19-20).
[25] Il est difficile de décider, en l’espèce, si la tenue d’une audience était requise puisque la brève analyse de l’agent ne permet pas à la cour de révision de déterminer la question de savoir si « ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection »
, un facteur à considérer en vertu de l’article 167 du RIPR. Même si M. Zhang avait demandé une audience, l’agent n’a pas fait une appréciation des facteurs énoncés à l’article 167 du RIPR. Selon la jurisprudence de la Cour, le défaut d’expliquer pourquoi une audience n’était pas requise rend une décision déraisonnable (Montesinos Hidalgo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1334 aux para 21-22; Huang, au para 43).
[26] En fin de compte, le défaut fondamental de la décision est que l’agent n’est pas attaqué aux principales questions soulevées par l’allégation. La décision est déraisonnable parce qu’elle n’est pas fondée sur un raisonnement interne cohérent. Elle ne nous permet pas de « comprendre [...] le raisonnement du décideur sur un point central »
ni de répondre aux questions centrales soulevées par l’allégation de persécution (Vavilov, au para 103). Étant donné les graves conséquences de cette décision, l’agent avait l’obligation de fournir des motifs adaptés aux questions soulevées pour justifier sa décision au demandeur. Énumérer les documents que le demandeur aurait dû être en mesure de produire ne remplace pas une analyse de l’allégation.
[27] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3975-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claudia De Angelis
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3975-21
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INTITULÉ :
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CHENGKUN ZHANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 30 NOVEMBRE 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE SADREHASHEMI
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DATE DES MOTIFS :
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LE 31 mai 2022
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COMPARUTIONS :
Gurpreet Badh
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Pour le demandeur
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Courtenay Landsiedel
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Badh and Rejminiak LLP
Surrey (Colombie‑Britannique)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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Pour le défendeur
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