Date : 20220428
Dossier : IMM-3098-21
Référence : 2022 CF 622
Ottawa (Ontario), le 28 avril 2022
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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OLANSHILE LUKMON MUSTAPHA
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HALIMAT FOLAKE GIWA
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur principal, Olanshile Lukmon Mustapha, et la codemanderesse, Halimat Folake Giwa, sont des citoyens mariés du Nigeria. Le couple a fui le Nigeria en 2017, par crainte d’être persécuté par des membres de la secte « Badoo »
, qui est active dans l’État de Lagos, et en raison de l’inaccessibilité des soins de santé pour la codemanderesse. Les demandeurs ont voyagé au Canada, via les États-Unis d’Amérique, et ont demandé l’asile dès leur arrivée au pays.
[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a rejeté leurs demandes d’asile au motif qu’ils disposent de possibilités de refuge intérieur [PRI] viables dans les villes nigérianes de Benin City, d’Abuja et de Port Harcourt. La SPR a donc conclu que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.
[3] En appel, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR a confirmé la décision de la SPR et a rejeté l’appel des demandeurs. En réponse aux préoccupations des demandeurs concernant les PRI, notamment la barrière linguistique potentielle à Benin City, la SAR a conclu qu’il suffit qu’une seule PRI soit viable pour justifier le rejet des demandes d’asile des demandeurs. Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.
[4] La seule question à trancher est celle du caractère raisonnable de la décision de la SAR. Nul ne conteste que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25. J’estime qu’aucune des situations permettant de réfuter cette présomption n’est présente en l’espèce (Vavilov, au para 17).
[5] Pour éviter toute intervention judiciaire, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité; il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, aux paras 99-100.
[6] Je ne suis pas convaincue que les demandeurs se sont acquittés du fardeau qui leur incombait en l’espèce. Pour les motifs qui suivent, je rejette donc leur demande de contrôle judiciaire.
II.
Analyse
[7] Je juge que la SAR a raisonnablement conclu, dans les circonstances, que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait, soit d’établir qu’il y a plus qu’une simple possibilité qu’ils soient persécutés par des membres de la secte Badoo dans les villes proposées comme PRI et qu’il serait déraisonnable pour eux de déménager dans l’une de ces villes : Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 [Olusola] au para 8.
[8] Plus particulièrement, je ne suis pas convaincue en l’espèce que la SAR s’est fondamentalement méprise sur la preuve qui lui a été soumise ou qu’elle n’en a pas tenu compte : Vavilov, précité, au para 126.
[9] Selon moi, en affirmant que la SAR n’a pas tenu compte de la substance de la preuve documentaire qu’ils ont déposée, les demandeurs expriment en fait leur désaccord avec la SAR quant à la façon dont celle-ci a apprécié la preuve et demandent à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait la SAR. Cependant, ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Vavilov, précité, au para 125.
[10] La SAR est présumée, sauf preuve du contraire, avoir considéré toute la preuve dont elle disposait pour rendre sa décision et n’est pas tenue de renvoyer expressément à tous les éléments de preuve : Hashem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 41 au para 28. Étant donné que la norme applicable n’est pas celle de la perfection, une décision administrative raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Vavilov, précité, aux para 91 et 105. De plus, la Cour suprême décourage fortement de procéder à une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
: Vavilov, précité, au para 102.
[11] Les demandeurs contestent la façon dont la SAR a traité la preuve documentaire qu’ils ont présentée à l’égard de trois questions principales : la corruption qui existe au sein de la police du Nigeria, qui permettrait aux membres de la secte Badoo de retrouver les demandeurs dans les endroits proposés comme PRI; les difficultés liées à l’emploi, au logement et, surtout, au fait que la codemanderesse ne recevrait pas les soins de santé ou les traitements requis pour ses problèmes de santé, de même que leur identité autochtone.
[12] La question de l’identité autochtone peut être tranchée facilement. Les demandeurs ont reconnu lors de l’audience devant la Cour que les éléments de preuve concernant l’identité autochtone à Abuja et à Port Harcourt étaient contradictoires. À mon avis, pour réfuter la présomption selon laquelle la SAR a considéré toute la preuve dont elle disposait, il ne suffit pas d’affirmer qu’elle a omis de tenir compte de certains des éléments de preuve les plus défavorables contenus dans le cartable national de documentation [le CND] applicable pour le Nigeria en relevant un ou deux articles parmi tant d’autres. J’estime que la stratégie des demandeurs illustre le fait qu’ils sont en désaccord avec la SAR quant à la façon dont elle a apprécié la preuve et le fait qu’ils ont par la suite demandé à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve applicables.
[13] Les demandeurs utilisent la même stratégie à l’égard de la question de la corruption policière. Ils renvoient, par exemple, à un article du CND qui traite d’un réseau informatique de la police nationale visant l’échange d’information, qui n’a pas encore été mis en place, et évoquent la possibilité que leurs renseignements soient transmis aux membres de la secte Badoo, peu importe où ils seraient, compte tenu de l’omniprésence de la corruption. Les demandeurs émettent l’hypothèse que ce réseau pourrait avoir été mis en place au moment où ils seront expulsés vers le Nigeria, si expulsion il y avait. De même, ils soutiennent que la possibilité qu’ils doivent fournir des renseignements biométriques afin d’obtenir une carte SIM pour utiliser leurs téléphones cellulaires les mettrait à risque d’être retracés.
[14] J’estime que les arguments des demandeurs sur cette question sont hypothétiques et, dans l’ensemble, équivalent à demander à la Cour d’apprécier à nouveau à la preuve dont disposait la SAR. De plus, j’estime que les motifs de la SAR démontrent qu’elle a examiné le CND le plus récent. La SAR a expliqué, par exemple, qu’elle avait cherché à savoir s’il y avait des renseignements qui l’aideraient à établir si la secte Badoo est active dans les endroits proposés comme PRI. La SAR a conclu, de manière raisonnable selon moi, que les renseignements les plus récents confirment que la secte Badoo est active principalement dans une autre région.
[15] De plus, la SAR a souligné de façon raisonnable que la présomption de véracité établie dans la décision Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[1980] 2 CF 302 (CAF), au paragraphe 5, n’exige pas que la SAR accepte le témoignage sous serment des demandeurs comme étant objectivement vrai : Olusola, précitée, au para 25.
[16] En ce qui concerne le caractère raisonnable du déménagement aux endroits proposés comme PRI, j’estime que l’analyse par la SAR du deuxième volet du critère relatif à la PRI tient compte de la preuve et des observations des demandeurs et qu’elle est logique et justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents.
[17] Les demandeurs doivent satisfaire à une norme élevée pour prouver le caractère déraisonnable du fardeau qui leur incombe. Ils doivent présenter une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril leur vie et leur sécurité s’ils tentaient de se relocaliser temporairement dans un des endroits proposés comme PRI : Aghimien c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 953 au para 90.
[18] En ce qui concerne l’accessibilité des soins médicaux, par exemple, la SAR a examiné les éléments de preuve concernant la situation propre à la codemanderesse et la disponibilité de traitements, de même que les options de traitement, et a conclu, de façon raisonnable selon moi, que les demandeurs n’avaient pas démontré que de tels traitements seraient inaccessibles. La SAR a fait remarquer que les demandeurs n’avaient présenté aucun argument précis pour faire valoir qu’aucun traitement répondant aux besoins particuliers de la codemanderesse ne serait accessible. Elle a plutôt conclu que les éléments de preuve objectifs démontraient que les établissements de soins de santé sont concentrés dans les grandes villes telles que celles qui sont proposées comme PRI et, par conséquent, que ces installations seraient vraisemblablement plus accessibles pour les demandeurs. Au vu de la preuve dont disposait la SAR, j’estime que cette conclusion n’est pas déraisonnable.
[19] Pour établir si les conditions dans les endroits proposés comme PRI sont telles que, compte tenu de la situation des demandeurs, il serait raisonnable pour eux de tenter de s’y réfugier, la SAR a tenu compte de plusieurs facteurs, notamment la langue, l’emploi, le logement, la disponibilité des soins de santé et l’identité autochtone. À la suite de son propre examen, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que le déménagement dans l’un des endroits proposés comme PRI serait excessivement dur ou objectivement déraisonnable dans leur situation particulière. Je suis convaincue que, compte tenu de la preuve dont disposait la SAR, ses conclusions à cet égard étaient raisonnables : Onuwavbagbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 758 au para 46.
[20] J’estime que les demandeurs soulèvent essentiellement devant la Cour les mêmes arguments quant aux documents sur la situation dans le pays que ceux qui ont été présentés à la SAR, qui les a examinés en détail et les a jugés insuffisants pour justifier la conclusion selon laquelle leur renvoi vers un des endroits proposés comme PRI serait déraisonnable. Il faut faire preuve d’une grande retenue à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve de la SAR : Sisay Teka c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 314 au para 35. À mon avis, il était loisible à la SAR en l’espèce de conclure que la preuve objective sur les conditions dans le pays ne permettait pas de conclure que les endroits proposés comme PRI sont déraisonnables.
[21] Le contrôle judiciaire d’une décision ne constitue ni un appel ni un nouveau procès, surtout lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Agbeja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 781 au para 22. La cour de révision doit simplement être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient »
: Vavilov, précité, au para 104. Dans la présente affaire, je conclus que le raisonnement de la SAR se tient.
III.
Conclusion
[22] Pour les motifs qui précèdent, je rejette donc la demande de contrôle judiciaire des demandeurs.
[23] Ni les demandeurs ni le défendeur n’ont proposé de question à certifier, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3098-21
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée et qu’il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Philippe Lavigne-Labelle
Annexe « A »
: Dispositions législatives applicables
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27
Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27
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Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256
Refugee Protection Division Rules, SOR/2012-25
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3098-21
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INTITULÉ :
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OLANSHILE LUKMON MUSTAPHA, HALIMAT FOLAKE GIWA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 23 FÉVRIER 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 28 AVRIL 2022
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COMPARUTIONS :
Karim Escalona
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POUR LES DEMANDEURS
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Asha Gafar
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Karim Escalona
Lewis & Associates
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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