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Date : 20220426


Dossier : IMM-2322-21

Référence : 2022 CF 606

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2022

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

ANDREW CHRISTOPHER SABAYA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision, en date du 22 mars 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR) a conclu qu’il n’avait pas la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger au sens de la Convention.

[2] Le demandeur est un citoyen tanzanien de 42 ans qui est arrivé au Canada en décembre 2016. Il a demandé le statut de réfugié au motif que sa vie était en danger parce qu’il est bisexuel et séropositif.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie parce que la SAR n’a pas apprécié la demande du demandeur en fonction de la perception quant à sa sexualité.

I. Contexte

[4] En 2007, le demandeur a conclu un partenariat avec M. A dans le but d’exploiter une parcelle de terre en Tanzanie. Le « maître sorcier » qu’ils ont engagé pour assurer le succès de leur entreprise minière leur a dit qu’il leur fallait avoir des rapports sexuels ensemble pour réussir. Le demandeur déclare dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) que, bien que cela allait à l’encontre de ses croyances, il avait eu des rapports sexuels avec M. A et qu’il avait finalement réalisé qu’il était plus heureux auprès de M. A qu’il ne l’était auprès de femmes.

[5] Le demandeur a épousé une femme en 2009, et ils ont eu un fils en 2010. Il déclare qu’en 2013, sa femme et sa communauté ont appris sa relation avec M. A et qu’il a commencé à recevoir des menaces de mort. Le demandeur affirme que la police a refusé de prendre des mesures parce que sa conduite avec M. A était contraire à la loi ainsi qu’à la culture et aux valeurs africaines. Il a quitté sa communauté et s’est installé dans une autre ville.

[6] En 2014, il a entrepris une relation avec un autre homme. Il affirme avoir été approché par des hommes de sa communauté et avoir été menacé à nouveau. Sa femme a elle aussi commencé à recevoir des menaces. Il s’est par la suite enfui au Canada et a découvert qu’il était séropositif peu après son arrivée.

[7] À l’appui de sa demande d’asile, le demandeur a présenté des photos de lui-même assistant au défilé de la fierté de Toronto en 2018, de même que des lettres de soutien provenant d’organismes communautaires du milieu LGBTQ et de regroupements de personnes porteuses du VIH. Il a présenté des documents de l’hôpital général de Toronto confirmant qu’il était séropositif. Il a également soumis des lettres de personnes en Tanzanie l’avertissant de ne pas rentrer au pays à cause de son homosexualité.

II. Décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR)

[8] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur pour des raisons de crédibilité, à cause d’incohérences dans son témoignage et des renseignements contenus dans son formulaire FDA. Elle n’a pas cru qu’il était bisexuel comme il l’affirmait.

[9] La SPR a examiné la question de savoir si un homme hétérosexuel et séropositif risquait d’être persécuté uniquement en raison de sa séropositivité, et a conclu que [traduction] « [b]ien qu’il soit plus probable qu’improbable que le demandeur d’asile puisse être victime de discrimination en raison de sa séropositivité advenant son retour en Tanzanie, le tribunal ne peut pas conclure que cette discrimination atteint le niveau de la persécution ».

[10] La SPR a également conclu que le risque couru par le demandeur en ce qui concerne son incapacité à accéder à des soins médicaux était le même que celui auquel est exposée toute personne en Tanzanie, et que ce risque relevait de l’exception prévue par le sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

III. Décision de la SAR

[11] En appel devant la SAR, le demandeur a présenté de nouveaux éléments de preuve. La SAR a ainsi admis une résolution du Parlement européen, une lettre du secrétaire d’État américain, une déclaration publique d’une église excommuniant le demandeur pour homosexualité, un avis de recherche de la police, un certificat de divorce du registraire général de l’état civil de la Tanzanie et un rapport d’Amnistie internationale. La SAR a refusé d’admettre divers articles de presse, car ils auraient pu être produits lors de la mise en état du dossier d’appel du demandeur. La SAR a également tenu une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR.

[12] La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas crédible en ce qui concerne ses relations avec M. A et l’autre homme. En outre, bien que le demandeur ait témoigné à propos de messages hostiles qu’il aurait reçus par l’application WhatsApp et SMS, la SAR a tiré une inférence défavorable étant donné que le demandeur n’a pas mentionné ces messages auparavant et qu’il n’en a produit aucune copie.

[13] En ce qui concerne la déclaration de l’église du demandeur selon laquelle il a été excommunié en raison de rumeurs sur son homosexualité, la SAR a noté que la déclaration n’était pas datée et ne contenait ni l’adresse ni de renseignements sur l’emplacement de l’église. Le demandeur a témoigné que la déclaration avait été publiée au début de l’année 2018 et a précisé qu’elle avait été envoyée uniquement à sa femme. Il a expliqué qu’il n’avait pas pensé à l’inclure dans son récit original ni dans le dossier d’appel. La SAR a donc tiré une inférence défavorable à propos de sa crédibilité et n’a accordé aucun poids à cette déclaration.

[14] En examinant l’avis de recherche des services de police, qui indiquait que le demandeur était recherché, la SAR a noté que la raison pour laquelle il était recherché n’était pas précisée, et lui a accordé peu de poids quant à l’établissement de sa bisexualité.

[15] En ce qui concerne le certificat de divorce, la SAR a admis que ce document montrait que le demandeur avait fait l’objet d’une ordonnance de divorce d’avec son ex-épouse en novembre 2019, et a reconnu que le document mentionnait, comme caractérisation du [traduction] « type de jugement, », [traduction] « bisexuel ». Toutefois, étant donné que le document n’indiquait pas quel type de preuve l’ex-femme du demandeur avait produite au tribunal pour obtenir le divorce pour cause de bisexualité, et que le demandeur n’a pas réussi à obtenir de preuve directement de son ex-femme, la SAR a accordé peu de poids à ce document quant à l’établissement de l’orientation sexuelle du demandeur.

[16] Enfin, la SAR n’a accordé aucun poids aux lettres d’appui produites par les amis du demandeur et par les organisations communautaires. En ce qui concerne les lettres écrites par ses amis, la SAR a noté qu’elles étaient dactylographiées, non signées, et qu’elles ne contenaient aucune information sur l’identité des auteurs ni sur la façon dont elles avaient été produites. Pour ce qui est des lettres des organismes communautaires, qui sont le 519 Community Centre, la Metropolitan Community Church of Toronto, la Black Coalition for AIDS Prevention et la Toronto People with AIDS Foundation, la SAR a conclu qu’elles avaient une valeur limitée. Même si certaines d’entre elles indiquaient que leurs auteurs croyaient que le demandeur était bisexuel, la SAR a indiqué que ces lettres n’expliquaient pas sur quelle base les auteurs avaient formé leur opinion ni n’établissaient par ailleurs l’orientation sexuelle du demandeur.

[17] La SAR a conclu :

[...] il y a très peu d’éléments de preuve crédibles, fiables ou pertinents qui permettraient d’établir l’orientation sexuelle [du demandeur]. Je ne doute pas du fait que [le demandeur] ait connu SP ou AA d’une façon ou d’une autre, mais la preuve dont je dispose ne suffit pas à établir, selon la prépondérance des probabilités, que ses relations avec l’un ou l’autre de ces hommes étaient amoureuses ou sexuelles. Elle ne suffit pas non plus pour établir qu’il est bisexuel. Par conséquent, je conclus que [le demandeur] n’a pas établi l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution fondée sur son orientation sexuelle réelle ou perçue.

[18] Enfin, la SAR a apprécié le risque de persécution auquel est exposé le demandeur en tant qu’homme hétérosexuel et séropositif. La SAR s’est rangée à la conclusion de la SPR et a conclu : « Il y a dans le CND des éléments de preuve selon lesquels les hommes identifiés comme étant queers sont exposés à une stigmatisation et à une discrimination considérables, qui seraient assimilables à de la persécution, car elles affectent leur accès aux soins de santé, à la confidentialité, au logement et à l’emploi. Cependant, j’estime que la preuve ne montre pas que cela s’applique aux hommes hétérosexuels cisgenres ».

[19] Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[20] Le demandeur attaque le fait que la SAR n’a pas admis certains éléments de preuve et n’a accordé aucun poids à ces éléments. À mon avis, toutefois, la question déterminante est l’omission de la SAR d’apprécier le risque couru par le demandeur et découlant de la perception quant à sa bisexualité. Je m’abstiendrai donc de discuter les autres questions.

[21] Il n’est pas controversé entre les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Ainsi qu’il est observé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov), 2019 CSC 65, au paragraphe 99, « [l]a cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci ».

V. Analyse

[22] Le demandeur fait valoir que la SAR n’a pas apprécié sa demande sur le fondement d’une orientation sexuelle perçue. La preuve déposée devant la SAR comprenait la copie d’une mention apparaissant dans le registre des annulations et des divorces, laquelle indique, comme caractérisation du [traduction] « type du jugement », [traduction] « bisexuel ». La SAR n’a pas rejeté cet élément de preuve comme document non crédible, mais a plutôt conclu qu’il ne révélait pas les éléments sur lesquels la cour avait pu se baser pour conclure que le demandeur était bisexuel, étant donné qu’il n’avait pas été impliqué dans la procédure de divorce.

[23] Des renseignements supplémentaires figurant dans le cartable national de documentation [CND] indiquent que [traduction] « les hommes soupçonnés d’être homosexuels en Tanzanie sont soumis à des examens anaux forcés » (non souligné dans l’original). Un autre document expose la manière dont le commissaire régional Makonda a appelé le public à dénoncer les personnes LGBT, ce qui a fait craindre [traduction] « que les personnes perçues comme étant LGBT soient victimes de violence, d’intimidation, de brimades, de harcèlement et de discrimination » (non souligné dans l’original). Un autre document parle d’un homme suspecté d’homosexualité qui a été arrêté en raison de ses publications sur Instagram.

[24] Comme l’a fait remarquer le juge Zinn dans la décision Brown c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 958 : « Si [le demandeur] est effectivement bisexuel, il n’y a pas lieu de se demander s’il serait perçu comme tel. Cette analyse serait justifiée dans le cas d’une personne qui n’est pas bisexuelle, puisque le seul fait de percevoir quelqu’un comme l’étant l’exposerait à un risque de préjudice dans certaines sociétés » (au para 7).

[25] L’incapacité des décideurs d’apprécier le risque perçu a été discutée dans la décision Ogunrinde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 760. Dans cette affaire, une agente avait rejeté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) pour des raisons de crédibilité liées à l’affirmation du demandeur selon laquelle il était homosexuel. Lors du réexamen de la décision relative à la demande d’ERAR, le juge Russell a conclu que l’agente d’ERAR n’avait pas tenu compte du risque découlant de la perception que le demandeur était homosexuel, étant donné les preuves produites par les autorités nigérianes selon lesquelles il était recherché en raison de ses « activités homosexuelles » (para 16, 38). Le juge Russell a observé : « En ce qui concerne l’affidavit de M. Arowojobe, l’agente a omis de considérer que ce qui importait n’était pas la question de savoir si le demandeur est homosexuel, mais plutôt le fait que les autorités nigériennes croyaient que le demandeur est homosexuel » (au paragraphe 38).

[26] La même erreur a été commise en l’espèce. Malgré l’observation selon laquelle le demandeur n’avait pas démontré [traduction] « la possibilité sérieuse qu’il soit victime persécution en raison de son orientation sexuelle réelle ou supposée », la SAR a omis d’apprécier les risques auxquels est exposé le demandeur s’il est perçu comme bisexuel. De même, la SAR n’a pas apprécié les risques auxquels est exposé le demandeur s’il est perçu comme étant un homme bisexuel et séropositif. La SAR a uniquement apprécié le risque potentiellement couru par le demandeur d’être persécuté en tant qu’homme hétérosexuel et séropositif, sans déterminer s’il risquait également d’être persécuté s’il était perçu comme étant un homme non hétérosexuel et séropositif.

[27] L’omission de la SAR d’examiner la demande du demandeur en fonction de la perception quant à sa sexualité est déraisonnable. L’affaire est donc renvoyée pour nouvelle décision.

[28] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2322-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision en cause est annulée et l’affaire est renvoyée pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question certifiée.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

 

IMM-2322-21

INTITULÉ :

ANDREW CHRISTOPHER SABAYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 24 février 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la Juge MCDONALD

 

DATE JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 26 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Tosin Falaiye

Pour le demandeur

 

Idorenyin Udoh-Orok

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Topmarké Attorneys

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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