Dossier : IMM-7451-19
Référence : 2022 CF 508
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 11 avril 2022
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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LOVETH ITOHAN OBASUYI
ISREAL TOSAHENRUMEN OBASUYI
ISIAH TOSAYAWMEN OBASUYI
HANNAH UWASOTA OBASUYI
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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et
MICHAEL DOREY
intervenant
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision, datée du 15 octobre 2019, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté leur appel de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR), qui avait conclu qu’ils n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni celle de personnes à protéger, au titre des articles 96 et 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).
[2] Les demandeurs affirment ne pas avoir eu droit à une audience équitable en raison de l’incompétence de l’avocat qui les a représentés devant la SPR et la SAR. Ils affirment également que la décision de la SAR est déraisonnable, parce que le tribunal n’a pas appliqué le bon critère pour déterminer s’il existait une possibilité de refuge intérieur (PRI) pour eux.
[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que leurs allégations à propos de l’incompétence de l’avocat sont insuffisantes pour démontrer qu’ils n’ont pas eu droit à une audience équitable. Je ne suis pas non plus convaincu que la décision de la SAR est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.
I.
Le contexte
[4] En l’espèce, les demandeurs regroupent la demanderesse principale, Itohan Loveth Obasuyi, ainsi que ses trois enfants. La demanderesse principale est la représentante désignée de ses enfants, et la demande de chacun d’eux découle de la sienne. Les demandeurs sont tous des citoyens du Nigéria, originaires de Benin City.
[5] La demanderesse principale a été victime d’une mutilation génitale féminine (MGF) et affirme avoir fui le Nigéria pour éviter que sa fille ne subisse le même sort. Elle dit craindre que sa fille se voie infliger une MGF par sa belle-famille, et qu’elle-même risque d’être enlevée et sévèrement punie pour avoir refusé que sa fille y soit soumise.
[6] La SPR a rejeté les demandes d’asile, jugeant que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Port Harcourt. La SPR a fait remarquer que la demanderesse principale n’avait fourni aucune explication quant à la façon dont sa belle-famille pourrait les retrouver à Port Harcourt si ses enfants et elle y trouvaient refuge. La SPR a également conclu qu’il n’était pas déraisonnable d’envisager que les demandeurs se réinstallent à Port Harcourt, en fonction de l’appréciation des facteurs énoncés dans le guide jurisprudentiel sur le Nigéria et de la preuve présentée par la demanderesse principale.
[7] Les demandeurs ont interjeté appel du rejet de leur demande devant la SAR, et ont fait valoir que la SPR avait commis une erreur en concluant qu’ils devaient démontrer que les auteurs du préjudice avaient les moyens et la capacité de les retrouver à Port Harcourt. Ils ont également fait valoir que la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte de tous les facteurs énumérés dans le guide jurisprudentiel et en n’appliquant pas correctement les Directives numéro 4 — Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les directives fondées sur le sexe). Les demandeurs n’ont ni présenté de nouveaux éléments de preuve ni demandé la tenue d’une audience.
[8] La SAR a rejeté l’appel des demandeurs le 15 octobre 2019 et a confirmé la décision de la SPR, selon laquelle les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. La SAR a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que la belle-famille de la demanderesse principale avait la capacité de retrouver les demandeurs à Port Harcourt. En ce qui concerne le second volet du critère d’appréciation de la PRI, la SAR a noté que la seule raison invoquée par la demanderesse principale, dans son témoignage, pour ne pas déménager à Port Harcourt était sa crainte que sa belle‑famille puisse les retrouver là-bas; elle a d’ailleurs déclaré qu’aucun autre facteur ne rendait la PRI proposée déraisonnable.
[9] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Comme ils allèguent l’incompétence de leur représentant, les demandeurs ont fait parvenir un avis à ce sujet à leur ancien avocat, tel que le prescrit le document de la Cour, intitulé Protocole procédural concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés, daté du 7 mars 2014 (le protocole). Leur ancien avocat, Me Dorey, a été autorisé à intervenir dans la présente procédure et a présenté un affidavit et des observations. Les demandeurs ont déposé une preuve supplémentaire par affidavit (dont il sera question ci-dessous) et ont présenté des observations en réponse à celles de leur ancien avocat. Le défendeur a également déposé des observations supplémentaires.
[10] En outre, les demandeurs ont affirmé qu’un consultant en immigration qu’ils avaient engagé les avait également représentés de manière incompétente. La demanderesse principale déclare dans son affidavit que le consultant lui a offert son aide pour déposer son avis de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire (avis introductif d’instance), après qu’elle eut déménagé de Montréal à Windsor. Elle a affirmé avoir cru que le consultant était avocat et qu’il avait déposé l’avis en son nom, après qu’elle eut payé le montant qu’il exigeait.
[11] Les demandeurs affirment que le consultant n’a pas assuré leur représentation de manière compétente et qu’un avis de ces allégations lui a été donné. Le consultant a déposé une lettre réfutant les allégations. Cependant, aucune preuve n’a été avancée par les demandeurs pour démontrer qu’ils avaient fourni au consultant leur dossier de requête mis en état, comme ils étaient tenus de le faire aux termes du protocole de la Cour; ils n’ont pas non plus présenté d’observations contre lui lors de l’audience. Il n’est donc pas nécessaire de traiter les allégations de représentation incompétente avancées à l’encontre du consultant.
II.
Les questions en litige et la norme de contrôle
[12] Il y a deux questions principales en litige dans la présente affaire :
Les demandeurs se sont-ils vu refuser une audience équitable en raison de l’incompétence de l’avocat qui les a représentés devant la SPR et la SAR?
La décision de la SAR est-elle déraisonnable en raison de l’analyse viciée de la PRI?
[13] Les allégations concernant la compétence de l’avocat portent sur le droit des demandeurs de faire valoir pleinement leurs moyens, ce qui constitue l’un des aspects de l’équité procédurale. Les questions relatives à l’équité procédurale exigent une approche similaire à la norme de contrôle de la décision correcte, qui amène à se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances »
(Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] au para 54). Tel qu’il a été mentionné au paragraphe 56 de l’arrêt Canadien Pacifique, « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre »
.
[14] La deuxième question doit être examinée selon la norme de contrôle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, le rôle de la cour de révision « consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes »
(Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada] au para 2). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable »
(Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans Postes Canada, au para 33).
[15] De plus, certaines questions de procédure préliminaires ont été soulevées, notamment la demande de prorogation de délai présentée par les demandeurs et l’admissibilité d’autres éléments de preuve qu’ils ont présentés comme faisant partie de leur dossier dans le cadre de la présente demande.
III.
Les questions préliminaires
A.
La prorogation de délai
[16] Bien que la décision de la SAR ait été rendue le 15 octobre 2019, les demandeurs n’ont déposé leur avis introductif d’instance que le 11 décembre 2019, bien après l’expiration du délai de prescription de 15 jours. Ils expliquent avoir fait face à des retards, parce qu’ils ont déménagé de Québec à Windsor, et qu’ils ont dû réunir les fonds nécessaires pour payer leur représentant, afin que celui-ci dépose leurs documents pour la demande de contrôle judiciaire.
[17] Le défendeur fait valoir que les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer qu’une prorogation de délai était justifiée, car ils ne fournissent pas d’explication pour l’entièreté de la période de retard. Rien n’indique que le défendeur ait été lésé d’une quelconque manière à cause de ce retard.
[18] Compte tenu des circonstances de la présente affaire, je conclus qu’il est dans l’intérêt de la justice d’accorder la prorogation de délai (Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204 au para 9). Les demandeurs ont démontré une intention constante de contester la décision de la SAR, et ils ont offert une explication générale pour le retard, bien que je sois d’accord avec le défendeur pour dire que plus de détails auraient dû être fournis.
[19] Le paragraphe 6(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, prévoit qu’il soit statué sur la demande de prorogation de délai en même temps que la demande d’autorisation et à la lumière des mêmes documents versés au dossier. Conformément à l’intention législative claire exprimée par cette disposition, la prorogation de délai est normalement abordée de façon explicite au moment où l’autorisation est accordée (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 93, aux paras 14-16). La jurisprudence confirme que ce traitement explicite n’est pas une exigence obligatoire dans tous les cas (Fayazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1019 aux paras 13, 14, et Pingault c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1044 au para 14).
[20] Bien que l’ordonnance d’autorisation dans la présente affaire n’accorde pas explicitement une prorogation de délai, les demandeurs en avaient clairement fait la demande dans leur avis introductif d’instance. Le 27 janvier 2020, la nouvelle avocate des demandeurs a fait une demande informelle de prorogation de délai pour signifier et déposer le dossier mis en état, expliquant qu’elle n’avait été embauchée que récemment et qu’il y avait eu certains retards dans les démarches pour l’obtention du dossier complet des demandeurs auprès de l’ancien avocat. Le défendeur ne s’est pas prononcé au sujet de cette requête. Après un bref délai supplémentaire et une nouvelle demande de prorogation informelle de délai, à laquelle le défendeur a consenti, la protonotaire Furlanetto (maintenant juge à la Cour fédérale) a accordé la prorogation.
[21] Compte tenu des circonstances de la présente affaire, dans la mesure où il était nécessaire que la demande de prorogation de délai soit traitée par le juge qui accordait l’autorisation, je suis d’avis qu’il était implicite dans l’ordonnance de la Cour accordant l’autorisation que la prorogation de délai était également accordée (voir Ogiemwonyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 346, au para 14). Si cela est une méprise, compte tenu des circonstances de l’affaire, je conclus qu’il est dans l’intérêt de la justice d’accéder à la demande de prorogation de délai des demandeurs, maintenant pour alors.
B.
La preuve supplémentaire des demandeurs
[22] Les demandeurs ont présenté une preuve supplémentaire à l’appui de leurs allégations d’incompétence à l’égard de leur premier avocat, y compris : un affidavit d’Itohan Loveth Obasuyi; des copies des communications échangées avec le consultant en immigration, Benjamim Chike Allisson; une lettre de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC); une plainte faite au Barreau contre Me Dorey; une correspondance avec Me Dorey demandant le dossier des demandeurs, ainsi que des affidavits de Soo Jin Lee et de Nicole Arghandewal. Tous ces documents ont été joints, en tant que pièces, à l’appui de l’affidavit de Josef Brown (les trois dernières personnes sont employées par le cabinet d’avocats des demandeurs).
[23] Les demandeurs soutiennent que cette nouvelle preuve est admissible au titre de l’exception d’équité procédurale à la règle générale prévoyant que les demandes de contrôle judiciaire doivent être appréciées en fonction du dossier dont disposait le décideur ayant rendu la décision qui fait l’objet du contrôle (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20).
[24] Je suis d’accord. La nouvelle preuve est pertinente pour déterminer si les demandeurs se sont vu refuser le droit à l’équité procédurale, et cela ne constitue pas quelque chose qui aurait pu raisonnablement être présenté devant la SAR, parce que les demandeurs ne savaient pas, à ce moment-là, qu’ils allaient avancer cette prétention. Toutefois, je n’accorderai que peu de poids aux affidavits de Soo Jin Lee et de Nicole Arghandewal, car il s’agit d’employés du cabinet d’avocats qui représente les demandeurs. Ces affidavits portent sur des questions en litige dans la présente affaire et ont été déposés comme pièce à l’appui de l’affidavit d’un autre employé du même cabinet d’avocats. Aucune explication n’a été fournie quant à la raison pour laquelle ces affidavits n’auraient pas pu être déposés séparément, de manière à ce qu’ils puissent faire l’objet d’un contre-interrogatoire. C’est pourquoi peu de poids leur sera accordé (voir Krah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 361 au para 17).
IV.
Analyse
A.
Les demandeurs se sont-ils vu refuser une audience équitable en raison de l’incompétence de l’avocat qui les a représentés devant la SPR et la SAR?
[25] Les demandeurs soutiennent que l’issue de leur audience devant la SAR aurait été différente si leur ancien avocat, l’intervenant dans la présente procédure, avait assuré une représentation compétente. Ils allèguent principalement deux manquements de leur ancien avocat : (i) ne pas avoir présenté une demande personnalisée et solide en leur nom; (ii) ne pas avoir assuré une communication efficace dans une langue qu’ils comprenaient. Ce dernier argument consiste essentiellement à dire que l’ancien avocat aurait dû faire appel à un interprète, afin que la demanderesse principale puisse communiquer avec lui dans sa langue maternelle, l’edo.
(1)
Les observations des demandeurs
[26] Les demandeurs font valoir que l’intervenant aurait dû savoir que l’exposé circonstancié présenté par la demanderesse principale était inadéquat, parce qu’il était trop général et qu’il y manquait certains détails cruciaux pour sa demande. Ils affirment que de déclarer que la demanderesse principale a rempli le formulaire elle-même n’est pas une réponse acceptable, parce qu’un avocat expérimenté aurait su qu’il en fallait davantage pour étayer sa demande. Cet aspect de leur argumentation est résumé dans leur exposé des arguments supplémentaire :
[traduction]
65. L’exposé circonstanciel d’une demi-page est bref et faible; il n’aurait jamais dû être présenté tel quel à la SPR. Il est clair qu’il manque certains renseignements cruciaux qui auraient dû être abordés, comme la nature de la persécution, la PRI, la crainte vécue par les demandeurs, etc. Il incombait à l’intervenant de présenter une demande solide pour les demandeurs, en leur posant des questions précises au sujet de leur demande et des raisons pour lesquelles ils réclamaient le statut de réfugié au Canada.
[27] De plus, les demandeurs soulignent le manque d’éléments de preuve documentaire de la part de l’intervenant pour étayer ses affirmations selon lesquelles il a eu plusieurs rencontres avec la demanderesse principale et qu’il lui aurait demandé si elle avait plus de détails ou quelque chose d’autre à ajouter à son exposé circonstancié. Ils font valoir que l’absence de preuve d’une telle diligence raisonnable de la part de l’intervenant constitue une indication de sa représentation incompétente.
[28] Les demandeurs prétendent qu’une autre démonstration de l’incompétence de l’avocat est le fait que leur dossier d’appel ne comportait que quatre pages et demie, et qu’il ne traitait pas des conditions de vie particulières à Port Harcourt, alors qu’une preuve de cette nature était facilement accessible. Le fait que l’ensemble des facteurs énumérés dans le guide jurisprudentiel sur le Nigéria n’ait pas été abordé a contribué au rejet de leur appel. Les demandeurs soutiennent que cela indique qu’ils n’ont pas eu droit à une audience équitable en raison de l’incompétence de l’intervenant.
[29] Les demandeurs notent également que l’intervenant n’a pas proposé que la demanderesse principale soit soumise à une évaluation médicale, alors qu’il aurait dû être évident qu’elle avait vécu des problèmes de santé mentale en raison de son horrible expérience au Nigéria. Ils affirment que la nécessité d’une preuve médicale aurait dû être évidente, du fait que la demanderesse principale est une mère célibataire vivant avec trois enfants, et qu’elle est confrontée à un système juridique totalement inconnu dans un nouveau pays. Ils soutiennent que le fait que l’intervenant n’ait pas demandé une évaluation psychiatrique est un autre signe de sa représentation incompétente.
[30] Quant à la question de l’interprétation, les demandeurs prétendent que les premières interactions de leur nouvelle avocate avec la demanderesse principale ont démontré que celle-ci avait besoin d’un interprète pour pouvoir exprimer en détail ce qu’elle avait vécu et exposer pleinement sa demande. Ils affirment que l’intervenant aurait dû savoir cela et que le fait qu’il n’ait pas retenu les services d’un interprète a contribué au rejet de leur demande. Ils font remarquer que l’intervenant avait recommandé à la demanderesse principale de demander un interprète pour son audience devant la SPR, car il reconnaissait qu’il est toujours dans l’intérêt supérieur d’un demandeur d’asile dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français de témoigner dans sa propre langue. Les demandeurs font valoir que cela démontre que l’intervenant aurait dû obtenir lui-même les services d’un interprète, de manière à s’assurer que la demanderesse principale puisse expliquer sa situation au complet. De cette façon, les détails et les éléments de preuve appropriés auraient pu être fournis.
(2)
La position de l’intervenant
[31] L’intervenant conteste les allégations des demandeurs et soutient qu’il les a représentés de manière compétente. Il demande à la Cour de rejeter ces allégations. L’intervenant n’aborde pas le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire des demandeurs, si ce n’est pour noter qu’il continue de penser que les arguments avancés devant la SAR étaient fondés. Il souligne également la similitude entre ces arguments et ceux avancés par l’avocate actuelle des demandeurs devant la Cour.
[32] Quant à l’allégation selon laquelle il a fait preuve d’incompétence parce qu’il n’a pas obtenu les services d’un interprète pour la demanderesse principale, l’intervenant dit qu’il était en mesure de la comprendre parfaitement, car il a représenté de nombreux demandeurs nigérians dont la langue maternelle est l’edo. Il note également que l’anglais est la langue nationale du Nigéria et que la demanderesse principale a poursuivi 13 années d’études en anglais, y compris une formation commerciale de niveau universitaire. L’intervenant déclare n’avoir jamais rencontré de difficultés de communication avec la demanderesse principale lors de leurs rencontres et conversations téléphoniques, tenues entre novembre 2017 et son audience en janvier 2019. Il dit qu’elle n’a jamais demandé l’aide d’un interprète.
[33] L’intervenant souligne également le fait que la demanderesse principale a interagi en anglais avec les agents de l’ASFC à la frontière et qu’elle a rempli plusieurs formulaires d’immigration en anglais de sa propre main, tout en renonçant à avoir recours à un traducteur. Il note qu’elle s’est aussi rendue à un rendez-vous médical qu’il avait organisé pour elle dans une clinique qui accueille des immigrants et des réfugiés. Cette consultation s’est déroulée en anglais et, là encore, la demanderesse principale n’a jamais demandé l’aide d’un interprète.
[34] L’intervenant soutient que, dans son affidavit, la demanderesse principale a fait deux fausses déclarations relativement à cette question. Tout d’abord, elle a affirmé qu’elle n’avait fait que ses études primaires (six ans) et secondaires (trois ans). Elle a déclaré que l’ASFC avait fait une erreur dans son formulaire IMM 5669 en ajoutant des années à sa scolarité. L’intervenant souligne que la demanderesse principale a rempli le formulaire de sa propre main, y compris la partie relative à ses antécédents scolaires, et qu’elle l’a signé. Ce formulaire est en anglais.
[35] L’intervenant affirme que la demanderesse principale a fait une deuxième fausse déclaration dans son affidavit, lorsqu’elle a dit n’avoir fait que trois années d’études secondaires. Il renvoie au même formulaire (IMM 5669) et fait remarquer que la demanderesse y a indiqué qu’elle avait terminé six années d’études secondaires. Il fait également remarquer que la décision de la SPR confirme que la demanderesse principale a terminé 13 années d’études (il cite le paragraphe 20 de la décision de la SPR), et que son avocate actuelle déclare qu’elle a terminé une année d’études universitaires.
[36] Enfin, sur cette question, l’intervenant réfère au formulaire [traduction] « Recours aux services d’un représentant désigné »
signé par la demanderesse principale et comportant la mention [traduction] « Je déclare que je suis capable de lire l’anglais et que je comprends parfaitement l’ensemble du contenu du présent formulaire […] »
.
[37] Sur la question de l’adéquation de la documentation soumise à l’appui de la demande, l’intervenant avance plusieurs arguments. Premièrement, il affirme que la demanderesse principale [traduction] « a rédigé son propre exposé circonstancié en anglais, sans demander d’aide, et qu’elle a toujours insisté sur le fait que l’exposé qu’elle avait rédigé était complet et qu’il n’y avait rien d’autre à y ajouter »
(mémoire de l’intervenant, au para 11).
[38] Il dit avoir organisé un examen médical pour la demanderesse, grâce au Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile, et mentionne qu’il s’agit d’un service d’accueil pour les réfugiés nouvellement arrivés, leur donnant accès à un large éventail de services de soutien. Le rapport ayant suivi l’examen médical ne fait mention d’aucune cicatrice, marque de torture ou de brûlure, ni de dépression ou d’anxiété, contrairement à ce que la demanderesse principale prétend dans son affidavit. L’intervenant souligne également que la demanderesse principale n’a fait appel à aucun des services psychosociaux offerts par ce programme.
[39] Enfin, l’intervenant soutient que la similitude entre les arguments qu’il a soumis devant la SAR et ceux avancés par l’avocate actuelle des demandeurs dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est une preuve supplémentaire qu’il a assuré leur représentation avec compétence. Il fait remarquer que les deux séries d’arguments font référence aux points suivants : le défaut d’appliquer correctement les directives fondées sur le sexe; le défaut de considérer le fait que le mari de la demanderesse principale avait demandé de l’aide à ses collègues policiers pour protéger sa fille de la MGF, mais qu’on lui avait conseillé d’envoyer celle-ci hors du pays pour sa protection; l’absence d’analyse du caractère adéquat de la protection de l’État offerte dans la ville proposée comme PRI au Nigéria; le défaut de prendre en compte des questions relatives au transport, aux services médicaux et aux services de santé mentale dans la ville proposée comme PRI; l’erreur commise lors de l’application du critère d’appréciation de la PRI en imposant aux demandeurs le fardeau de démontrer que les persécuteurs avaient la capacité de les rechercher dans tout le pays.
[40] L’intervenant fait valoir que les similitudes entre les arguments montrent qu’il a assuré une représentation solide des demandeurs devant la SPR et la SAR, et il demande à la Cour de rejeter les allégations faites à son encontre.
(3)
La position du défendeur
[41] Le défendeur fait valoir que la Cour ne devrait pas traiter les allégations d’incompétence à l’encontre du représentant, car les demandeurs ne se présentent pas devant la Cour les mains nettes, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14 au para 9. En particulier, le défendeur souligne les graves allégations faites par l’intervenant et le consultant à l’encontre de la demanderesse principale, notant que celle-ci n’a fourni aucune réponse à l’une ou l’autre de ces allégations. Le défendeur fait observer les diverses contradictions entre l’affidavit de la demanderesse principale et les déclarations de l’intervenant ainsi que du consultant, et il fait remarquer que la demanderesse principale n’a nié aucune de ces déclarations.
(4)
Analyse
[42] Les principes juridiques qui s’appliquent aux allégations d’incompétence en matière de représentation ont été résumés par le juge Diner dans la décision Rendon Segovia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 99 [Rendon Segovia] :
[22] La Cour a déclaré que dans les poursuites intentées en vertu de la Loi, l’incompétence d’un conseil ne constituera une atteinte à la justice naturelle que dans des « circonstances extraordinaires » (Memari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1196, au par. 36 [Memari]). Pour démontrer que cette incompétence a entraîné une atteinte à l’équité procédurale, les demandeurs doivent établir chacun des trois volets du critère, à savoir que : i) les omissions ou les actes de l’ancien conseil constituaient de l’incompétence; ii) il y a eu déni de justice, en ce sens que, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que le résultat ait été différent; et iii) le représentant a bénéficié d’une possibilité raisonnable de répondre aux allégations (Guadron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1092, au par. 11 [Guadron]). Cependant, il existe au départ une forte présomption que la conduite du conseil se situait à l’intérieur du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable (R. c G.D.B., 2000 CSC 22, aux par. 26 et 27 [GDB]).
[43] Pour ce qui est du troisième facteur, en l’espèce, un avis a été donné à l’ancien avocat, qui a ensuite demandé et obtenu l’autorisation d’intervenir et de déposer des documents en réponse aux allégations d’incompétence. Ainsi, il a été satisfait au troisième élément.
[44] Il n’est pas nécessaire d’apprécier le premier facteur (le niveau de compétence de l’intervenant) de manière très détaillée, car je ne suis pas persuadé que les demandeurs aient satisfait au deuxième élément du critère, qui exige de démontrer qu’ils ont été lésés à cause d’une représentation inadéquate. Dans de telles circonstances, « il n’est généralement pas souhaitable que la Cour s’arrête à l’examen du travail de l’avocat »
(Nagy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 640 au para 44).
[45] Malgré leurs prétentions à propos des omissions de l’intervenant lorsqu’il les représentait, les demandeurs n’ont pas fourni de preuve convaincante concernant les renseignements supplémentaires qu’ils auraient pu fournir si on leur en avait donné la possibilité. Alors que la demanderesse principale affirme que son corps est couvert de brûlures et de cicatrices et qu’elle a subi des tortures au Nigéria, la preuve médicale qu’elle a soumise ne corrobore pas cette affirmation. Par ailleurs, elle n’a pas cherché à apporter de nouveaux éléments à l’appui de cette information après que l’intervenant l’eut soulignée. De plus, la question déterminante devant la SPR et la SAR était l’existence d’une PRI, et aucune question n’a été soulevée relativement à son affirmation d’avoir subi une MGF au Nigéria.
[46] Quant à la question de la PRI, examinée plus en détail ci-dessous, les demandeurs font valoir que l’intervenant n’a pas fourni une preuve documentaire suffisante sur les conditions existant au Nigéria; par contre, ils n’indiquent pas quels documents spécifiques n’ont pas été présentés. De plus, l’affidavit de la demanderesse principale ne fournit aucun détail supplémentaire concernant les raisons pour lesquelles il était déraisonnable qu’elle cherche refuge à Port Harcourt, et il ne tente pas non plus d’expliquer son témoignage portant que la seule raison pour laquelle elle affirmait ne pas vouloir y déménager était sa crainte que sa belle-famille puisse la retrouver.
[47] En substance, les demandeurs font valoir que l’intervenant ne s’est pas conformé aux pratiques d’un avocat prudent en documentant ses interactions avec eux, mais il ne s’agit pas du critère applicable. En paraphrasant plutôt le critère énoncé dans la décision Rendon Segovia, l’analyse commence avec l’existence d’une forte présomption que la conduite de l’avocat se situait à l’intérieur de l’éventail de l’assistance professionnelle raisonnable, et il incombait aux demandeurs de démontrer en quoi la conduite de l’avocat faisait partie des circonstances extraordinaires équivalant à une atteinte à la justice naturelle. Je constate que les demandeurs n’ont pas satisfait à ce critère.
[48] Pour en venir aux allégations spécifiques d’incompétence, il est vrai que l’exposé circonstancié de la demanderesse principale est bref, mais elle n’a fourni aucune réponse à l’explication de l’intervenant disant qu’elle l’avait rédigé elle-même et qu’elle avait à plusieurs reprises insisté sur le fait qu’il n’y avait rien à y ajouter. La situation, en l’espèce, se distingue donc des affaires où la Cour a jugé que les déficiences de l’exposé circonstancié étaient suffisantes pour étayer une allégation d’incompétence du représentant. Par exemple, dans la décision Galyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 250 [Galyas], la Cour a conclu que le demandeur avait dû rédiger lui-même son exposé circonstancié et qu’on ne lui avait pas dit d’y ajouter des précisions supplémentaires (Galyas, au para 44). Dans cette affaire, le demandeur a expliqué que, s’il avait su que des précisions et des éléments de preuve documentaire supplémentaires étaient nécessaires, il aurait pu les fournir (Galyas, aux paras 48, 49). En revanche, en l’espèce, l’intervenant dit avoir demandé à plusieurs reprises à la demanderesse principale si d’autres détails devaient être ajoutés à son exposé circonstancié, mais aucun n’a été fourni. L’affidavit de la demanderesse principale ne contredit pas cette déclaration et n’explique pas non plus quels autres renseignements elle aurait pu ajouter à sa demande, de sorte que la Cour n’est pas en mesure de conclure que l’insuffisance de l’exposé circonstancié était le résultat d’une représentation incompétente.
[49] En ce qui concerne la suffisance du dossier dont disposait la SAR, les demandeurs se trompent en affirmant qu’il ne comportait que quatre pages et demie. Les observations écrites comptaient environ cinq pages et demie, mais le dossier soumis à la SAR comprenait d’autres documents. Il convient également de noter que la suffisance d’un dossier soumis à la SAR — de même que la suffisance d’un dossier déposé devant la Cour — ne se mesure pas en kilogrammes. C’est la qualité de ce qui est présenté qui constitue le facteur déterminant, et non la quantité.
[50] Par conséquent, je ne suis pas persuadé que le fait de ne pas avoir fourni d’autres éléments de preuve documentaire à la SAR équivaut à une représentation incompétente ayant pu porter atteinte au droit des demandeurs à une audience équitable. En outre, comme l’intervenant le fait remarquer à juste titre, bon nombre des arguments soumis à la Cour par l’avocate actuelle sont similaires à ceux qu’il a soumis à la SAR.
[51] Je ne suis pas non plus persuadé que le fait que l’intervenant n’ait pas retenu les services d’un interprète pour aider la demanderesse principale dans ses interactions avec lui relève d’une incompétence professionnelle. L’intervenant a expliqué en détail pourquoi il était en mesure de comprendre la demanderesse principale, malgré son accent, et il a fait référence aux divers documents qu’elle avait remplis en anglais. Il a également souligné le fait que la demanderesse principale n’avait pas demandé l’aide d’un interprète lorsqu’elle s’était rendue à sa consultation médicale, notant que l’organisation offrant ce service sert les immigrants et les réfugiés, et qu’elle connaît donc bien leurs besoins en matière d’interprétation. Une fois de plus, la preuve présentée par la demanderesse principale n’apporte aucune réponse à cette question. Le fait que l’avocate actuelle des demandeurs ait préféré recourir à un interprète pour ses interactions avec la demanderesse principale n’est pas, en soi, une preuve que l’intervenant a fait preuve de négligence en ne le faisant pas.
[52] Le fait que l’intervenant ait conseillé à la demanderesse principale de demander l’aide d’un interprète pour son témoignage devant la SPR n’indique pas non plus qu’il a été négligent en ne demandant pas l’aide d’un interprète pour l’ensemble de leurs interactions. Le stress associé à la présentation d’un témoignage devant la SPR peut accentuer le besoin de faire appel à un interprète, contrairement aux interactions régulières entre un avocat et son client. La demanderesse principale n’a pas fait mention d’une situation en particulier où elle n’aurait pas pu s’exprimer ou comprendre l’intervenant, et je note qu’elle a également indiqué dans son formulaire « Fondement de la demande d’asile »
, qu’elle a rempli elle-même entièrement en anglais, qu’elle souhaitait obtenir l’aide d’un interprète. En revanche, rien n’indique qu’elle ait demandé l’aide d’un interprète lors de ses communications régulières avec l’intervenant.
[53] Il aurait peut-être été préférable ou plus prudent pour l’intervenant de prévoir les services d’un interprète, de manière à aider la demanderesse principale à raconter une histoire personnelle difficile, mais il ne s’agit pas du critère applicable.
[54] En définitive, le client doit accepter les conséquences de la représentation qu’il a choisie, « sous réserve de certains cas extraordinaires dans lesquels la conduite de l’avocat témoignera d’une négligence telle qu’il sera justifié d’infirmer une décision au stade du contrôle judiciaire »
(Pathinathar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1225 au para 38 [Pathinathar]). À mon avis, la preuve des demandeurs ne démontre pas que la conduite de l’intervenant fût si peu conforme aux normes professionnelles qu’elle a eu pour résultat de les priver d’une audience équitable. Je rejette donc cet aspect de leur demande.
B.
La décision de la SAR est-elle déraisonnable en raison de son analyse viciée de la PRI?
(1)
Les observations des demandeurs
[55] La contestation par les demandeurs de l’analyse de la PRI par la SAR est axée sur deux éléments : (i) le fait que la SAR ait invoqué le guide jurisprudentiel sur le Nigéria, qui a été révoqué par la suite; (ii) l’application incorrecte par la SAR du critère relatif à la PRI, en particulier dans la mesure où elle a exigé des demandeurs qu’ils démontrent que les agents de persécution avaient les moyens et la capacité de les localiser à Port Harcourt. Les demandeurs soutiennent également que la SAR n’a pas procédé à une analyse de la protection offerte par l’État, faisant ainsi fi de la preuve démontrant que la police avait refusé de traiter leur plainte.
[56] Les demandeurs soutiennent que la SPR et la SAR se sont toutes deux fortement appuyées sur le guide jurisprudentiel sur le Nigéria (le guide) pour déterminer que Port Harcourt constituait une PRI, et ils affirment que la révocation de ce guide jurisprudentiel le 6 avril 2020 suffit à rendre la décision de la SAR déraisonnable. Ils soulignent que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a révoqué ce guide parce que [traduction] « [l]es développements au [Nigéria], notamment ceux concernant la capacité des femmes célibataires de se réinstaller dans divers lieux proposés comme possibilité de refuge intérieur dans le guide jurisprudentiel sur le Nigéria, [avaient] diminué la valeur de la décision en tant que guide jurisprudentiel »
. Les demandeurs font valoir que la SPR et la SAR se sont appuyées sur le guide pour apprécier la viabilité de la ville proposée comme PRI pour la demanderesse principale en tant que mère célibataire, et que le fait que le guide ait été révoqué pour ce motif même est donc suffisant pour rendre la décision de la SAR déraisonnable.
[57] En outre, les demandeurs soutiennent que la SAR leur a imposé un fardeau déraisonnable en leur demandant d’établir que la belle-famille avait les moyens et la capacité de mener une recherche à l’échelle nationale et qu’elle serait en mesure de les localiser à Port Harcourt. Ils affirment avoir satisfait aux deux volets du critère établi dans l’arrêt Rasaratnam c Canada, [1992] 1 CF 706, [1991] ACF no 1256 (CA), parce qu’ils ont une crainte subjective de persécution envers la famille de la demanderesse, qui a les moyens et la capacité de les localiser dans la ville proposée comme PRI, et que la SAR a, de manière déraisonnable, omis de tenir compte des directives fondées sur le sexe lorsqu’elle a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse principale, en tant que mère célibataire, déménage à Port Harcourt.
[58] En ce qui concerne le premier volet de l’analyse relative à la PRI, les demandeurs font valoir qu’ils étaient seulement tenus d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existait un risque sérieux qu’ils soient persécutés dans la ville proposée comme PRI, et qu’ils n’étaient pas tenus de démontrer que les agents de persécution avaient les moyens de les localiser à Port Harcourt.
[59] De plus, les demandeurs soulignent que la SAR n’a pas effectué d’analyse relative à la protection offerte par l’État. Le tribunal n’a pas examiné cette question, parce qu’il a conclu que la protection de l’État ne serait pas nécessaire si la belle-famille ne pouvait pas localiser les demandeurs à Port Harcourt. Les demandeurs prétendent que la SAR était tenue de déterminer si la protection de l’État leur serait accessible, advenant qu’elle soit requise. Sur ce point, les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas pris en compte la preuve démontrant que le mari de la demanderesse principale avait demandé de l’aide à ses collègues policiers pour protéger sa fille de la MGF, mais que ceux-ci lui avaient conseillé d’envoyer sa famille hors du pays, parce qu’ils n’interviendraient pas dans une affaire familiale.
[60] Le dernier argument soumis relativement au premier volet du critère relatif à la PRI est que la SAR n’a pas pris en compte la preuve démontrant que la MGF était une pratique répandue au Nigéria, y compris à Port Harcourt. En se fondant sur la preuve, les demandeurs soutiennent que, même si la belle-famille ne pouvait pas les localiser, le risque que la fille soit soumise à une MGF là-bas existait toujours, car cette pratique est très courante.
[61] Quant au deuxième volet du critère relatif à la PRI, qui est de savoir s’il serait déraisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs déménagent à Port Harcourt, ces derniers soutiennent que le défaut par la SAR de considérer tous les facteurs du caractère raisonnable constitue une grave lacune, ce qui rend la décision déraisonnable. Ils soulignent le défaut de prendre en compte les directives fondées sur le sexe, le fait que la demanderesse principale s’installerait à Port Harcourt en tant que mère célibataire, de même que la preuve sur la situation au pays, révélant la difficulté, pour une personne parlant l’anglais et l’edo, de vivre à Port Harcourt, en raison du grand nombre de langues et de dialectes qui y sont parlés. La demanderesse principale souligne la preuve montrant la difficulté qu’elle rencontrerait pour obtenir un emploi et une formation, puisqu’elle n’est pas originaire de la région, ainsi que le manque de logements disponibles.
[62] De plus, les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas tenu compte des problèmes médicaux de la demanderesse principale ainsi que de ses besoins en matière de santé mentale. Ils s’appuient sur la décision rendue dans l’affaire Haastrup c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 141, où le défaut de prendre en compte tous les obstacles cumulatifs rencontrés par les demanderesses a rendu la décision déraisonnable (voir au para 43). Les demandeurs font valoir que l’analyse par la SAR du deuxième volet du critère relatif à la PRI souffre des mêmes défauts et qu’elle est donc déraisonnable.
(2)
Les observations du défendeur
[63] Le défendeur fait valoir que la décision de la SAR est raisonnable. Le fait que la SAR se soit appuyée sur le guide jurisprudentiel, maintenant révoqué, ne constitue pas une erreur fatale, car la décision est fondée sur une analyse de la situation personnelle des demandeurs. Le défendeur souligne que la Cour a déclaré qu’elle « refus[ait] habituellement d’intervenir lorsque la SAR a fait mention d’un guide jurisprudentiel qui a été révoqué par la suite, si la SAR a fondé sa décision sur la situation personnelle des demandeurs »
(Adegbenro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 290 au para 3).
[64] Le défendeur prétend que la décision de la SAR démontre que la situation personnelle des demandeurs et la question de savoir s’il était raisonnable pour eux de déménager à Port Harcourt ont été considérées. Les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer que la belle-famille serait en mesure de les retrouver là-bas, et la SAR a tenu compte de la langue, de l’éducation et des antécédents professionnels de la demanderesse principale, qui sont tous des facteurs pertinents pour apprécier le caractère raisonnable de la ville proposée comme PRI.
[65] De plus, le défendeur conteste l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle elle déménagerait à Port Harcourt en tant que mère célibataire. Son témoignage montre que son mari, policier au Nigéria, a tenté d’obtenir le soutien de ses collègues pour protéger sa fille de la MGF. En outre, selon la preuve du consultant engagé par les demandeurs, le mari, qui se trouvait toujours au Nigéria, avait souvent communiqué avec lui pour lui demander des mises à jour sur le statut de l’affaire. Le consultant dit que la demanderesse principale a admis avoir menti au sujet de son mari. Le défendeur prétend que cette preuve non contredite démontre que le mari serait en mesure de déménager avec les demandeurs à Port Harcourt, où la famille pourrait vivre en sécurité.
(3)
Analyse
[66] Je ne suis pas convaincu que l’analyse de la SAR relative à la PRI soit déraisonnable. De nombreux arguments des demandeurs ne tiennent pas compte de la preuve que la demanderesse principale a présentée ni des autres éléments de preuve figurant au dossier. Deux éléments clés sont au cœur de cet aspect de l’affaire. Premièrement, la demanderesse principale a déclaré devant la SPR que la seule raison pour laquelle Port Harcourt n’était pas un lieu de refuge approprié était qu’elle craignait que sa belle-famille les y retrouve. Elle n’a alors soulevé aucune des préoccupations qui, selon ce qu’affirment maintenant les demandeurs, n’ont pas été analysées par la SAR. Il n’était pas déraisonnable pour la SAR de se concentrer sur la preuve et les arguments dont elle disposait, et le tribunal n’était donc pas tenu d’analyser les autres éléments que soulèvent maintenant les demandeurs.
[67] De plus, les arguments de la demanderesse principale reposent en grande partie sur son affirmation selon laquelle elle déménagerait à Port Harcourt en tant que mère célibataire. Cependant, son témoignage indiquait que son mari était policier au Nigéria et qu’il avait essayé d’obtenir de l’aide de la part de ses collègues de la force policière pour protéger sa famille; elle n’a fourni aucune preuve à l’appui de l’affirmation selon laquelle son mari ne se trouvait plus au Nigéria.
[68] En outre, selon la preuve du consultant, le mari de la demanderesse principale a communiqué avec lui à plusieurs reprises, et elle lui a avoué avoir menti au sujet de la disparition de son mari. La demanderesse principale n’a pas réfuté cette preuve.
[69] Si on tient compte de tout cela, il n’y a aucune raison de conclure que la SAR s’est appuyée entièrement sur le guide jurisprudentiel maintenant révoqué, au lieu d’analyser la situation personnelle des demandeurs. La décision montre plutôt que la SAR a examiné la situation des demandeurs, à la lumière de la preuve qu’ils ont soumise, et qu’elle a conclu qu’il n’était pas déraisonnable pour eux de chercher refuge à Port Harcourt. C’est ce que la SAR était tenue de faire, et le fait qu’elle n’ait pas tenu compte d’éléments de preuve ou d’arguments qui n’avaient jamais été soumis par les demandeurs ne permet pas de conclure que la décision est déraisonnable.
V.
Conclusion
[70] Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Les demandeurs n’ont pas réussi à atteindre le seuil élevé consistant à démontrer que l’incompétence de leur avocat les avait privés d’une audience équitable, et leurs arguments concernant l’analyse de la SAR relative à la PRI ne reflètent pas la preuve au dossier. De plus, le fait que la demanderesse principale n’a pas répondu aux allégations très graves formulées contre elle par l’intervenant et par le consultant a affaibli son argumentaire sur les deux questions.
[71] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-7451-190
LA COUR STATUE :
La requête des demandeurs visant à obtenir une prorogation de délai pour présenter leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est accueillie, maintenant pour alors.
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
« William F. Pentney »
Juge
C. Laroche, traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-7451-19
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INTITULÉ :
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LOVETH ITOHAN OBASUYI, ISREAL TOSAHENRUMEN OBASUYI, ISIAH TOSAYAWMEN OBASUYI, HANNAH UWASOTA OBASUYI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et MICHAEL DOREY (intervenant)
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Tenue par vidéoconférence
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 18 juin 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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le juge PENTNEY
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DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
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LE 11 avril 2022
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COMPARUTIONS :
Subuhi Siddiqui
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POUR LES DEMANDEURS
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Asha Gafar
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lewis & Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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