Date : 20220315
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Dossier : T‑1929‑19
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Référence : 2022 CF 352
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[TRADUCTION FRANÇAISE]
Vancouver (Colombie‑Britannique), le 15 mars 2022
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En présence de madame la juge responsable de la gestion de l’instance, Kathleen Ring
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ENTRE :
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MARGUERITE MARY (MARGARET) BUCK,
REPRÉSENTÉE PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE ROGER JOHN BUCK,
DOROTHY ANNE SAVARD, REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE
CHERYL FRANCES HANKINSON, SYLVIA M. MCGILLIS,
FRANCES JUNE MCGILLIS, FLORENCE JOYCE L’HIRONDELLE,
REPRÉSENTÉE PAR SES TUTEURS À L’INSTANCE DEBORAH J. HARDY ET
ALDON B. L’HIRONDELLE, ET MARILYN MCGILLIS
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demanderesses
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
ET LA NATION CRIE D’ENOCH
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défendeurs
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La Cour est saisie d’une requête présentée par écrit par la défenderesse, la Nation crie Enoch (Enoch), en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant aux demanderesses de déposer 150 000 $, ou tout autre montant déterminé par la Cour, à titre de cautionnement pour dépens (le cautionnement). Enoch sollicite également une ordonnance mettant en suspens l’action des demanderesses jusqu’au dépôt du cautionnement et autorisant Enoch à encaisser les dépens non acquittés à même le cautionnement déposé.
[2] Enoch se fonde sur l’alinéa 416(1)f) des Règles des Cours fédérales (les Règles) pour appuyer sa requête. Selon cet alinéa, la Cour peut ordonner à un demandeur de fournir le cautionnement pour les dépens du défendeur lorsque :
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[3] L’article 417 des Règles prévoit qu’il est justifié de refuser d’ordonner la fourniture d’un cautionnement si le demandeur fait la preuve de son indigence et si la Cour est convaincue du bien‑fondé de la cause.
[4] Enoch soutient qu’elle a satisfait aux exigences de l’alinéa 416(1)f) des Règles et qu’elle est donc présumée avoir droit au cautionnement pour dépens. Elle fait valoir que l’article 417 n’est pas applicable, car les demanderesses n’ont pas démontré leur indigence ni prouvé que leur cause est fondée.
[5] Les demanderesses avancent que la requête n’est pas fondée en droit, puisqu’Enoch n’a pas satisfait aux exigences de l’alinéa 416(1)f) des Règles. Même si elle satisfaisait à ces exigences, les demanderesses affirment que le fait d’accueillir la présente requête serait incompatible avec les objectifs sous‑jacents d’une telle requête, car cela créerait un obstacle immédiat et insurmontable empêchant les demanderesses de se faire entendre par la Cour. De plus, elles soutiennent qu’il n’y a aucun risque qu’Enoch ne touche pas les dépens adjugés, puisque la Nation dispose de plusieurs avenues pour assurer l’exécution de l’ordonnance. Enfin, les demanderesses vont valoir que leur cause est fondée et donc que la requête devrait être rejetée.
[6] Le défendeur, le procureur général du Canada (le Canada), ne prend pas position à l’égard de la requête d’Enoch concernant le cautionnement pour dépens.
[7] En l’espèce, il incombe d’abord à Enoch de satisfaire au critère relatif au cautionnement pour dépens établi à l’alinéa 416(1)f). Pour avoir droit à une ordonnance de cautionnement pour dépens en vertu de l’alinéa 416(1)f), le défendeur n’a à satisfaire à aucune autre exigence que celles expressément énoncées dans cette disposition, qui est libellée ainsi « le défendeur a obtenu une ordonnance contre le demandeur pour les dépens afférents à la même instance ou à une autre instance et ces dépens demeurent impayés en totalité ou en partie »
: Stubicar c Canada (Vice‑premier ministre), 2015 CF 1034 au para 9; conf par Stubicar c Canada (Premier ministre), 2016 CAF 255; Timm c Canada (Procureur général), 2017 CF 563 au para 47. À première vue, la partie défenderesse a droit à un cautionnement pour dépens lorsque des dépens adjugés en sa faveur sont toujours en souffrance : Coombs c Canada, 2008 CF 894.
[8] En l’espèce, Enoch soutient que trois ordonnances adjugeant des dépens ont été rendues contre les demanderesses, que ces dépens sont payables à Enoch et au Canada et qu’ils sont toujours en souffrance. Premièrement, le 17 juillet 2020, la juge Strickland a adjugé le montant de 9 000 $ au titre des dépens à l’encontre des demanderesses lorsqu’elle a rejeté leur requête en injonction interlocutoire. Deuxièmement, au terme de l’appel interjeté par les demanderesses contre cette ordonnance devant la Cour d’appel fédérale et d’une autre demande d’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada, deux autres ordonnances ont été rendues pour enjoindre aux demanderesses de verser des dépens aux défendeurs.
[9] Bien qu’Enoch fasse mention des dépens adjugés par la Cour d’appel fédérale et par la Cour suprême du Canada dans ses observations, elle reconnaît que ces dépens ne peuvent pas servir de fondement à la requête présentée au titre de l’alinéa 416(1)f) des Règles, parce qu’ils n’ont pas encore été taxés. La position d’Enoch à l’égard de ces deux adjudications de dépens est compatible avec le récent arrêt Betser‑Zilevitch c Petrochina Canada Ltd., 2021 CAF 76 de la Cour d’appel fédérale, selon lequel une ordonnance fondée sur l’alinéa 416(1)f) des Règles ne peut être rendue avant que les dépens aient été taxés. Avant cette taxation, on ne peut dire que les dépens « demeurent impayés »
au sens de l’alinéa 416(1)f).
[10] Enoch se fonde plutôt sur les dépens de 9 000 $ adjugés par la juge Strickland pour appuyer sa requête en cautionnement pour dépens. Le jugement de la juge Strickland prévoit ceci :
2. Les dépens sont adjugés au procureur général et à la Nation crie d’Enoch. Les demanderesses doivent verser au procureur général la somme forfaitaire de 9 000 $, tout compris, à titre de dépens. Les demanderesses doivent également verser à la Première Nation crie d’Enoch la somme forfaitaire de 9 000 $, tout compris, à titre de dépens.
Buck c Canada (Procureur général), 2020 CF 769
[11] Les demanderesses soutiennent que la requête fondée sur l’alinéa 416(1)f) des Règles présentée par Enoch ne repose sur aucun fondement juridique, parce que la juge Strickland n’a pas ordonné que les dépens « soient payés sans délai »
. Par conséquent, aucune ordonnance n’a été rendue contre les demanderesses pour les dépens afférents à la présente instance et ces dépens ne « demeurent [pas] impayés en totalité ou en partie »
. Les demanderesses font valoir que la Cour ne peut pas rendre les dépens taxés par la juge Strickland payables sans délai à la demande d’Enoch, car cette affaire a déjà été tranchée par la juge Strickland.
[12] Enoch avance que les dépens adjugés par la juge Strickland étaient payables sans délai. Elle soutient qu’étant donné que l’ordonnance d’adjudication des dépens ne mentionne pas le moment du paiement, les dépens sont, par défaut, présumés être payables sans délai par les demanderesses. Ainsi, les dépens de 9 000 $ sont exigibles depuis environ 18 mois et ils satisfont aux exigences prévues à l’alinéa 416(1)f) des Règles.
[13] La Cour ne semble pas s’être déjà penchée sur la question de savoir si une ordonnance fondée sur l’alinéa 416(1)f) des Règles peut être rendue eu égard à une adjudication de dépens au terme d’une requête interlocutoire s’il n’est pas précisé dans l’ordonnance que les dépens sont payables sans délai. Pour les motifs qui suivent, je répondrais à cette question par la négative. Autrement dit, je souscris à l’opinion des demanderesses à cet égard.
[14] La position adoptée par Enoch dans la présente requête est contraire au libellé et à la structure des Règles et de la jurisprudence de la Cour. Examinons d’abord le paragraphe 401(2) des Règles, qui régit les dépens afférents à une requête payables sans délai. Voici ce qu’il prévoit :
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[15] Le libellé exprès du paragraphe 401(2) indique qu’une ordonnance prévoyant le paiement sans délai des dépens afférents à une requête constitue l’exception plutôt que la règle : Fluid Energy Group Ltd. c Exaltexx Inc., 2020 CF 299 au para 28.
[16] L’absence d’une clause dans l’ordonnance prévoyant que les dépens sont payables « sans délai »
indique que le paragraphe 401(2) des Règles n’est pas applicable : Culhane c ATP Aero Training Products Inc., 2004 CAF 367 au para 7. Autrement dit, les dépens ne sont pas payables sans délai à moins que l’ordonnance d’adjudication indique qu’ils le sont.
[17] La Cour fédérale a conclu que les dépens accordés dans le cadre d’une requête interlocutoire ne sont pas exigibles avant la conclusion du procès, à moins que le paiement sans délai, avant ou après taxation, ne soit expressément ordonné : John Stagliano, Inc. c Elmaleh, 2006 CF 1096 au para 8; Aic Ltd. c Infinity Investment Counsel Ltd., 1999 CanLII 7617 (CF) aux para 21, 24 et 28.
[18] Les observations d’Enoch ne traitent pas des précédents de notre Cour mentionnés ci‑dessus. Elles sont plutôt fondées sur la jurisprudence d’autres tribunaux canadiens qui appuie son argument selon lequel les dépens sont payables sans délai si l’ordonnance ne mentionne pas le moment du paiement. Tout au plus, l’argument d’Enoch montre que certains autres tribunaux ont adopté une approche différente de celle de la Cour fédérale pour analyser la question de savoir à quel moment les dépens afférents à une requête sont payables. Le traitement inégal de cette question parmi les tribunaux canadiens est confirmé dans Orkin on the Law of Costs, 2e ed. (Ontario: Thomson Reuters) ch. 4.3. Les auteurs y affirment que traditionnellement, de nombreux tribunaux appliquent la règle selon laquelle les dépens afférents à une requête interlocutoire ne sont pas exigibles avant la conclusion du procès, mais ils observent que cette règle n’est pas suivie en Alberta, en Nouvelle‑Écosse, en Ontario et en Saskatchewan.
[19] En l’espèce, la juge Strickland n’a pas précisé dans son ordonnance que la somme forfaitaire de 9 000 $ était payable « sans délai »
aux termes du paragraphe 401(2). En l’absence d’une clause relative à l’exigibilité « sans délai »
, je conclus que les dépens adjugés par la juge Strickland n’étaient pas payables sans délai. Toute autre interprétation de son ordonnance aurait rendu le paragraphe 401(2) inopérant. Par conséquent, tenant compte de la jurisprudence de la Cour, je conclus que les dépens adjugés par la juge Strickland ne sont pas exigibles maintenant de la part des demanderesses et donc, qu’on ne peut dire qu’ils « demeurent impayés »
aux termes de l’alinéa 416(1)f) des Règles.
[20] Ma conclusion est compatible avec la décision rendue par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans l’affaire Fappiano v Campbell, 104 A.C.W.S. (3d) 701, 2001 CanLII 26439 (CS Ont.), où la Cour a rejeté la requête en cautionnement pour dépens fondée sur l’alinéa 416(1)f) des Règles présentée par le défendeur. Le juge Steinberg a observé que, même s’il y avaient des dépens impayés dans l’action contre le demandeur, il n’était pas indiqué que ces dépens étaient payables sans délai. En conséquence, il a conclu, au paragraphe 8, qu’ils [traduction] « [n’étaient] pas encore exigibles, car l’affaire n’était pas terminée, et donc que le paragraphe 2 [semblable à l’alinéa 416(1)f) des Règles] ne s’appliquait pas »
.
[21] Enoch soutient qu’avant la présente requête, les demanderesses ne lui ont jamais laissé entendre que les dépens adjugés par la juge Stickland n’étaient pas exigibles sans délai. Même si j’accepte cette allégation comme étant vraie, cela ne modifierait pas l’issue de la présente requête. Il incombe à Enoch de démontrer que des dépens ont été adjugés contre les demanderesses dans la présente instance et qu’ils « demeurent impayés »
. Eu égard au libellé de l’ordonnance d’adjudication des dépens, ainsi qu’aux dispositions applicables des Règles et à la jurisprudence de la Cour, je conclus qu’Enoch ne s’est pas acquittée de ce fardeau.
[22] Cela suffit à trancher la requête d’Enoch. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les arguments avancés par les demanderesses pour s’opposer à la requête et je m’y refuse.
[23] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la requête en cautionnement pour dépens présentée par Enoch en vertu de l’alinéa 416(1)f) des Règles doit être rejetée.
[24] Les demanderesses sollicitent les dépens afférents à la présente requête à l’extrémité supérieure, dépens qu’Enoch lui paierait sans délai. Comme elles ont eu gain de cause, je conclus qu’elles ont droit aux dépens afférents à la requête. Par contre, tenant compte du fait que la requête semble soulever une question de première instance, je ne suis pas convaincue qu’elle n’aurait pas dû être présentée ou que les dépens devraient être fixés à l’extrémité supérieure. Les dépens sont donc, par les présentes, fixés à 1 000 $, taxes et débours compris, et sont payables par Enoch aux demanderesses quelle que soit l’issue de la cause, mais pas sans délai.
[25] Par une ordonnance datée du 6 décembre 2021, les parties ont été dispensées de prendre d’autres mesures dans l’action sous‑jacente en attendant l’issue de deux requêtes (y compris la présente) et dispensées des étapes énoncées dans l’ordonnance. Pour l’instant, la seule étape restante pour les demanderesses est de signifier leur réponse aux demandes de précision des défendeurs d’ici le 31 mars 2022. Comme il s’agit d’une affaire faisant l’objet d’une procédure de gestion de l’instance, les parties devront présenter une proposition conjointe de calendrier des prochaines étapes de la procédure avant la date limite prescrite par l’ordonnance.
LA COUR ORDONNE :
La requête en cautionnement pour dépens d’Enoch est rejetée.
Les dépens afférents à la requête sont par les présentes fixés à 1 000 $, taxes et débours compris, et doivent être payés par Enoch aux demanderesses, quelle que soit l’issue de la cause.
Les parties devront présenter une proposition conjointe de calendrier pour les prochaines étapes de la procédure d’ici le 21 avril 2022. Dans le cas où les parties ne peuvent s’entendre sur un calendrier, les demanderesses doivent demander une conférence de gestion de l’instance sans délai et fournir les dates et les heures de disponibilité des avocats des parties.
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« Kathleen Ring »
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Juge responsable de la gestion de l’instance
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Traduction certifiée conforme
Mélanie Vézina