Dossier : IMM-5696-19
Référence : 2022 CF 445
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 1er avril 2022
En présence de madame la juge St-Louis
ENTRE :
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SARWARI ZAFAR, SARWARI ZAINAB, SARWARI OBAID,
SARWARI KAWSAR, SARWARI SANA, SARWARI MATI
REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE, SARWARI ZAFAR, et L’AFGHAN WOMEN’S ORGANIZATION REFUGEE
AND IMMIGRANT SERVICES
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Les demandeurs constituent une famille de six personnes, à savoir monsieur Zafar Sarwari [le demandeur principal], son épouse, madame Zainab Sarwari, et leurs quatre (4) enfants. L’Afghan Women’s Organization refugee and Immigrant Services est l’organisme qui a demandé à les parrainer.
[2] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue le 3 juillet 2019 par laquelle un agent de migration de Citoyenneté et Immigration Canada à l’ambassade du Canada en Turquie [l’agent] a rejeté leur demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières [la décision]. Dans cette décision, l’agent a cité, entre autres, l’article 145 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement], qui porte sur la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, ainsi que l’article 147 du Règlement, qui porte sur la catégorie de personnes de pays d’accueil.
[3] En somme, l’agent a conclu que le récit des demandeurs n’était pas crédible, et que la preuve n’était pas suffisante pour démontrer qu’ils répondaient aux exigences de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, telles qu’elles sont énoncées à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et de la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], ainsi qu’à l’alinéa 139(1)d) et aux articles 145 et 147 du Règlement.
[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande et renverrai l’affaire à un nouvel agent afin qu’il rende une nouvelle décision concernant la demande de visa de résident permanent des demandeurs au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières.
II.
Le contexte et la décision attaquée
[5] En février 2018, les demandeurs ont quitté l’Afghanistan pour le Tadjikistan et, en janvier 2019, ils ont présenté une demande de visa de résident permanent canadien au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, parrainée par l’Afghan Women’s Organization refugee and Immigrant Services. Le 9 mai 2019, les demandeurs ont été interrogés par un agent.
[6] Le 15 mai 2019, l’agent a fait parvenir une lettre d’équité procédurale aux demandeurs, et a cité les articles 145 et 147 du Règlement. L’agent a précisé que les événements exposés dans la demande et lors de l’entrevue ne lui semblaient pas crédibles, et qu’il ne croyait pas que le demandeur principal avait une crainte fondée de persécution en Afghanistan. L’agent a notamment relevé les éléments suivants, et a donné aux demandeurs la possibilité de répondre : 1) selon la preuve relative à la situation dans le pays, les talibans ne pratiquent le recrutement forcé que de manière exceptionnelle; 2) les talibans sont en grande partie pachtounes et la famille du demandeur principal est tadjike; 3) les demandeurs vivaient à Kaboul, une zone contrôlée par le gouvernement; 4) la plainte déposée auprès de la police indique que le demandeur principal a reçu des menaces [traduction] « pendant un certain temps »
, alors que ce dernier a déclaré à l’entrevue n’avoir reçu qu’un appel; 5) la plainte ne mentionne ni les talibans ni le fils du demandeur principal.
[7] Dans sa réponse, le 7 juin 2019, le demandeur principal a essentiellement expliqué : 1) qu’il était nerveux lors de l’entrevue; 2) qu’un grand nombre de talibans sont actifs à Kaboul, citant un rapport de l’AP, de l’AFP et de Reuters faisant état d’attaques à Kaboul et d’attentats à la bombe; 3) que le gouvernement est trop faible pour pouvoir contrôler cela; 4) que les talibans recrutent bel et bien au sein de toutes les origines ethniques, et qu’ils ciblent tous les habitants de l’Afghanistan; 5) qu’il était nerveux, mais qu’il voulait dire qu’il avait reçu le même appel à plusieurs reprises; 6) qu’il n’a pas mentionné le nom des talibans dans sa plainte parce qu’il avait très peur de prononcer ce mot, car les policiers et les membres du gouvernement de l’Afghanistan sont très corrompus et car la majorité d’entre eux sont liés aux talibans.
[8] Le 3 juillet 2019, l’agent a rejeté la demande de visa. Il s’agit de la décision qui fait l’objet de la présente procédure de contrôle judiciaire. Dans sa lettre du 3 juillet 2019 adressée au demandeur principal, l’agent a noté que les demandeurs avaient affirmé qu’ils ne pouvaient pas retourner en Afghanistan, car les talibans avaient ciblé leur fils en vue d’un recrutement forcé . L’agent a précisé avoir pris en compte les formulaires de demande des demandeurs, ainsi que les explications qu’ils avaient produites lors de l’entrevue du 9 mai 2019 et dans leur réponse à la lettre du 15 mai 2019.
[9] Selon l’agent, les renseignements présentés n’étaient pas crédibles au vu de ce qu’il considérait comme des divergences importantes. Il n’a donc pas cru que le demandeur principal avait une crainte fondée de persécution en Afghanistan. En ce qui concerne l’article 147 du Règlement, l’agent a conclu que les observations du demandeur principal ne faisaient état d’aucun élément de preuve crédible selon lequel il avait été, et continuait d’être, gravement touché par une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne.
[10] En outre, l’agent a relevé 1) que selon la preuve relative à la situation dans le pays, les talibans ne pratiquent le recrutement forcé qu’à titre exceptionnel, citant un rapport de 2017 du Centre norvégien d’information sur les pays d’origine [le rapport norvégien]; 2) que le fils du demandeur principal semblait être un candidat improbable, car (i) les talibans sont majoritairement pachtounes et la famille est tadjike et (ii) la famille vivait à Kaboul, une zone sous contrôle gouvernemental; 3) que l’explication du demandeur principal était que les talibans recherchaient des [traduction] « jeunes gens intelligents »
.
III.
Le cadre législatif
[11] Les dispositions pertinentes du Règlement sont ainsi libellées :
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IV.
Les questions soumises à la Cour et la décision
[12] Il n’est pas controversé entre les parties que la Cour doit décider si la décision est raisonnable ou non, l’enseignement de la Cour suprême du Canada professé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[13] Selon la norme de contrôle de la décision raisonnable, la Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision »
, pour trancher la question de savoir si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov aux para 83, 85; voir aussi Société canadienne des postes c Syndicat des travailleuses et travailleurs des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31).
[14] Les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable, parce que 1) l’agent a omis de tenir compte des éléments de preuve contenus dans le rapport norvégien cité qui contredisent directement ses conclusions; 2) l’agent n’a pas expliqué pourquoi l’explication des demandeurs selon laquelle le fils était jeune et intelligent, et que les talibans avaient besoin de lui, ne constituait pas une circonstance exceptionnelle; 3) la conclusion de l’agent relative au nombre d’appels téléphoniques reçus, sans explication, est déraisonnable; 4) le rejet par l’agent de la lettre des talibans, sans qu’il ne conclue directement à une fraude, est déraisonnable, parce que ce document serait suffisant pour établir que les membres de la famille sont des réfugiés au sens de la Convention; 5) l’agent n’a pas expliqué pourquoi il a rejeté l’argument des demandeurs quant à leur appartenance à la catégorie de personnes de pays d’accueil.
[15] Une seule question permet à la Cour d’accueillir la présente demande. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les autres arguments. En effet, les demandeurs ont démontré que l’agent n’avait pas expliqué en quoi ils n’avaient pas prouvé qu’ils étaient personnellement touchés par une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne alors qu’ils sont des réfugiés hors de l’Afghanistan, au Tadjikistan. Selon eux, il ne leur incombe pas de démontrer qu’ils sont menacés par les talibans afin de satisfaire aux exigences de la catégorie de personnes de pays d’accueil, et ils affirment que le dossier contient la preuve d’une guerre en Afghanistan.
[16] Selon l’article 147 du Règlement, appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil l’étranger considéré par un agent comme ayant besoin de se réinstaller parce 1) qu’il se trouve hors de tout pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle et 2) qu’une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans chacun des pays en cause ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves et personnelles pour lui. Les demandeurs se sont appuyés sur les éléments de preuve relatifs à la situation en Afghanistan dans leur réponse à la lettre d’équité procédurale, et l’agent ne s’est pas penché sur ces éléments. Je retiens la thèse des demandeurs. L’agent a lui-même soulevé l’article 147 du Règlement, et les demandeurs ont produit une réponse à la lettre d’équité procédurale; de ce fait, l’agent doit produire une explication quant à la raison pour laquelle les demandeurs ne répondaient pas aux exigences de la catégorie de personnes de pays d’accueil. Dans les circonstances particulières en l’espèce, ce vice est fatal.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5696-19
LA COUR DÉCIDE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
Aucune question n’est certifiée.
« Martine St-Louis »
Juge
Traduction certifiée conforme
François Brunet, réviseur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5696-19
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INTITULÉ :
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SARWARI ZAFAR, SARWARI ZAINAB, SARWARI OBAID, SARWARI KAWSAR, SARWARI SANA, SARWARI MATI REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE, SARWARI ZAFAR, ET L’ORGANISME AFGHAN WOMEN’S ORGANIZATION REFUGEE AND IMMIGRANT SERVICES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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par vidéoconférence à Montréal, Québec
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DATE DE L’AUDIENCE :
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le 21 mars 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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la juge ST-LOUIS
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DATE DES MOTIFS :
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le 1er avril 2022
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COMPARUTIONS :
Me Ronald Poulton
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POUR LES DEMANDEURS
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Me Hillary Adams
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Poulton Law Office
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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