Date : 20050401
Dossier : IMM-6356-04
Référence : 2005 CF 438
Ottawa (Ontario), le 1er avril 2005
Présent : Monsieur le juge Blais
ENTRE :
BORIS KROTOV
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision rendue le 13 mai 2004 par une agente de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) refusant à M. Boris Krotov (demandeur) une dispense de l'obligation d'obtenir un visa de résident permanent à l'extérieur du Canada en raison de l'existence de motifs d'ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (Loi).
FAITS PERTINENTS
[2] Le demandeur est un citoyen Russe. Il allègue avoir une crainte bien fondée de persécution en raison de sa religion baptiste. Il se rend aux États-Unis, où il habite pendant 8 ans, avant d'être expulsé durant l'été de l'année 2000. Il est arrivé au Canada et a revendiqué le statut de réfugié, mais sa demande fut rejetée le 2 mai 2003.
[3] Le demandeur a donc déposé une demande de résidence permanente au Canada pour motifs humanitaires le 13 août 2003. Le 31 janvier 2004, il présenta aussi une demande d'évaluation des risques avant renvoi (ERAR).
[4] Le 13 mai 2004, après étude du dossier de M. Krotov, l'agente ASFC rejette la demande de séjour pour motifs d'ordre humanitaire. Elle rejette aussi la demande ERAR. Ces deux décisions furent communiquées au demandeur dans deux lettres distinctes envoyées le 5 juillet 2005.
[5] Le demandeur conteste donc la décision prise par l'agente ASFC sur sa demande de résidence permanente pour motifs d'ordre humanitaire, sans contester la décision ERAR. Le demandeur n'attaque pas le bien-fondé ou le mérite de la décision de l'agente ASFC, mais la conteste uniquement sur la base qu'un agent ASFC qui a juridiction pour rendre une décision ERAR, n'a pas le pouvoir de rendre aussi une décision pour demande de résidence au Canada pour motifs d'ordre humanitaire.
QUESTION EN LITIGE
[6] L'agente ERAR, a-t-elle, en vertu de la Loi, compétence pour représenter le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et ainsi donner suite à une demande de résidence permanente au Canada pour motifs humanitaires en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi?
ANALYSE
[7] Ceci étant un contrôle judiciaire d'une question purement juridique, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84 ).
[8] Au lieu de refaire l'analyse déjà entreprise par mon collègue le juge Martineau, je citerai ses propos dans la décision Zolotareva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1274, [2003] A.C.F. no 1596, paragraphes 12-18 :
(A) L'agente ERAR a-t-elle, en vertu de la Loi, compétence pour représenter le ministre [d'immigration et de citoyenneté] et ainsi donner suite à une demande en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi?
La demanderesse allègue que l'agente ERAR a excédé sa compétence en prenant une décision conformément au paragraphe 25(1) de la Loi, qui est rédigé comme suit :
25.(1) Le ministre doit, sur demande d'un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s'il estime que des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger -- compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché -- ou l'intérêt public le justifient.
La demanderesse soutient que cette disposition confère au "ministre" et non à l'agente ERAR un pouvoir discrétionnaire. Pour étayer cet argument, la demanderesse fait valoir qu'il n'y a aucune indication que le ministre ait délégué quelque pouvoir que ce soit à l'agente ERAR.
Conformément au paragraphe 6(1) de la Loi, le ministre désigne, individuellement ou par catégorie, les personnes qu'il charge, à titre d'agent, de l'application de tout ou partie des dispositions de la Loi. Un examen des instruments de désignation et de délégation pris en application de la Loi révèle que le pouvoir visé au paragraphe 25(1) de la Loi a été délégué aux agents ERAR.
Plus particulièrement, le module 1 du document Désignation et délégation (point 45) a pour effet de déléguer le pouvoir décisionnel visé au paragraphe 25(1) de la Loi :
Point 45. Délégation - Déterminer sur demande si le demandeur fait partie d'une catégorie donnée au titre du Règlement; étudier le cas de l'étranger qui est interdit de territoire pour des raisons autres que la sécurité, l'atteinte aux droits humains ou internationaux, la grande criminalité, la criminalité organisée ou des motifs sanitaires, ou qui ne se conforme pas à la Loi ou au Règlement; estimer si des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger ou l'intérêt public justifient des considérations spéciales; lever tout ou partie des critères et obligations applicables; imposer les conditions prévues à l'étranger. [Emphase du juge Martineau]
Plus particulièrement, le point 45 du document Désignation et délégation prévoit la délégation de la compétence à l'agent ERAR dans les régions du Québec :
Point 45. Agent de citoyenneté et d'immigration - Examinateur principal - Agent d'exécution de la loi - Conseiller en immigration - Agent d'expertise - Agent d'examen des risques avant renvoi (ERAR). [Emphase du juge Martineau]
À la lumière de ce qui précède, il est évident que l'agente ERAR a compétence pour prendre une décision conformément au paragraphe 25(1) de la Loi.
[9] Le procureur du demandeur suggère que la décision Zolotareva ne devrait pas s'appliquer en l'instance, puisque à son avis, la délégation de pouvoir est nulle ab initio.
[10] Le procureur suggère que s'il reconnaît que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration a le pouvoir de déléguer l'exercice de son pouvoir décisionnel à l'un ou l'autre de ses fonctionnaires en vertu de l'article 6 de la Loi, cette délégation serait illégale si l'employé délégué, en l'espèce une agente ERAR, répond ultimement à l'ASFC dont le solliciteur général du Canada est responsable et non le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration.
[11] J'ai procédé à un examen minutieux de la délégation de pouvoir, laquelle avait d'ailleurs été modifiée quelques jours avant la décision rendue dans la présente instance soit le 26 avril 2004. La délégation de pouvoir se lit de la façon suivante :
Délégation Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration Conformément au paragraphe 6(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration autorise les fonctionnaires dont le titre de poste est indiqué dans la colonne 4 des annexes A à H aux points 43.1 et 45 du Module 1 ci-jointe, à exercer les attributions qui lui sont conférées par l'article 25 de la présente loi. |
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Delegated Authority Minister of Citizenship and Immigration
Pursuant to subsection 2 of the Immigration and Refugee Protection Act, the Minister of Citizenship and Immigration hereby authorizes the public servants specified in Column 4 of Annex A to H at item 43.1 and 45 of Module 1 to do anything that may be done by the Minister of Citizenship and Immigration under Section 25 of this Act. |
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Minister of Citizenship and Immigration
La Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration
Dated at Ottawa, this 26th day of April 2004
Signé à Ottawa ce 26ième jour d'avril 2004
43.1 |
L15, L25(1) |
Délégation - Étudier, sur demande ou de sa propre initiative, le cas d'un étranger qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas aux exigences de la Loi ou du Règlement; se faire une opinion à savoir si des considérations spéciales sont justifiées par l'intérêt public ou des circonstances particulières d'ordre humanitaire relatives à l'étranger; refuser la demande si des considérations spéciales ne sont pas justifiées par l'intérêt public ou des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger, - ou acheminer la demande à l'autorité appropriée si des considérations spéciales sont justifiées par l'intérêt public ou des circonstances d'ordre humanitaire relatives à l'étranger. |
Agent de citoyenneté et d'immigration Examinateur principal Agent d'exécution de la loi Conseiller en immigration Agent d'expertise Agent d'examen des risques avant renvoi (ERAR) |
45. |
L15, L25(1) R67, R68 |
Délégation - Étudier, sur demande ou de sa propre initiative, le cas d'un étranger qui est interdit de territoire pour des raisons autres que la sécurité, l'atteinte aux droits humains ou internationaux, la grande criminalité, la criminalité organisée ou des motifs sanitaires et pour lequel l'officier estime que des considérations spéciales sont justifiées par l'intérêt public ou des circonstances d'ordre humanitaire; peut octroyer une exemption de tout ou partie des critères et obligations applicables; peut imposer à l'étranger les conditions prévues, le cas échéant. |
Agent de citoyenneté et d'immigration Examinateur principal Agent d'exécution de la loi Conseiller en immigration Agent d'expertise Agent d'examen des risques avant renvoi (ERAR)
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[12] Force est de reconnaître que le demandeur n'a pas démontré qu'il pouvait exister un empêchement à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire de délégation générale.
[13] L'amendement apporté le 26 avril 2004 précise que la délégation de pouvoir peut se faire à un agent sans que ce dernier soit obligatoirement sous la responsabilité du ministre concerné. S'il avait pu exister une possibilité d'erreur, cet amendement est venu clarifier le pouvoir de délégation et a clairement élargi ce pouvoir aux agents qui sont décrits aux articles 43.1 et 45 et qui incluent manifestement l'agente ERAR.
[14] Le fait que pendant une certaine période cette agente ERAR était rattachée à un autre service gouvernemental soit l'ASFC ne constitue aucunement, à mon avis, un empêchement à l'exercice de la discrétion ministérielle.
[15] Quant à la suggestion du demandeur à l'effet que la présence de l'agente ERAR à l'intérieur du même service que les personnes qui s'occupent des déportations et la possibilité que la même agente appelée à rendre des décisions dans le cadre d'un examen du risque avant renvoi soit la même qui examine une demande faite sur des motifs d'ordre humanitaire puisse avoir un préjugé au moment de prendre sa décision n'est pas supporté par une preuve factuelle et, à mon avis, ne tient pas la route.
[16] J'en conclus sur cette question que la décision du juge Martineau trouve son application dans la présente instance quant à l'exercice de la discrétion par le ministre. Quant au fondement juridique à savoir si le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration a le pouvoir de confier une responsabilité à un agent qui aurait été sous la responsabilité ultime de l'ASFC, le pouvoir de délégation du ministre est clair, et a été exercé de façon tout à fait légale dans la présente instance.
[17] Le procureur du demandeur a suggéré qu'il existait dans ce dossier une crainte raisonnable de partialité. Lorsqu'une partie soulève ceci, la jurisprudence existante est à l'effet qu'elle doit être soulevée à la première possibilité et des motifs clairs et précis doivent être démontrés; il ne s'agit pas simplement de mentionner que le même agent puisse rendre des décisions dans plusieurs secteurs en même temps pour en conclure qu'il existe une crainte raisonnable de partialité. Le demandeur n'a fourni aucun élément factuel visant à démontrer que cette crainte pouvait exister dans le présent dossier. La décision ERAR et la décision quant aux motifs d'ordre humanitaire sont deux décisions différentes et distinctes et le demandeur n'a pas démontré en quoi il pouvait exister des éléments qui puissent justifier une crainte raisonnable de partialité.
[18] Depuis longtemps les tribunaux ont examiné, à divers moments, des prétentions quant à une crainte raisonnable de partialité. À chaque fois, les tribunaux ont clairement mentionné que chaque cas était un cas d'espèce qui devait être examiné en fonction des faits particuliers du dossier. (Jokhulall c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 319)
[19] La suggestion à l'effet que la possibilité pour un agent de rendre différentes décisions suivant des critères différents puisse soulever en soi une crainte raisonnable de partialité est sans fondement; qui plus est, la suggestion que cette crainte de partialité puisse être « institutionnelle » et qu'elle soit automatique du simple fait que des décisions différentes puissent être rendues en vertu de critères différents, doit, à mon avis, être rejetée.
[20] À cet effet, le demandeur avait un fardeau élevé visant à établir une crainte raisonnable de partialité; dans ce cas le critère qui s'applique est celui « d'une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique » . (Committee for Justice and Liberty et al. c. l'Office national de l'énergie et al., [1978] 1 R.C.S. 369; Newfoundland Telephone Co. c. Newfoundland (Board of Commissioners of Public Utilities), [1991] 1 R.C.S. 623)
[21] Tel que suggéré par le procureur du défendeur, les motifs de crainte quant à l'impartialité du tribunal doivent être sérieux. La Cour d'appel fédérale dans Arthur c. Canada (Procureur général) (2001), 283 N.R. 346, (C.A.F.), au paragraphe 8, précise qu'une allégation sérieuse « met en doute l'intégrité du tribunal et des membres qui ont participé à la décision attaquée. Elle ne peut être faite à la légère. Elle ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d'un demandeur ou de son procureur. Elle doit être étayée par des preuves concrètes qui font ressortir un comportement dérogatoire à la norme » .
[22] De plus, l'exercice du pouvoir de décision quant à une demande d'ordre humanitaire tout comme l'évaluation du risque avant renvoi était déjà dans le passé exercé à l'occasion par le même agent et la jurisprudence constante avait consacré la légalité de ce processus.
[23] En conséquence, j'en conclus que la décision de l'agente relativement à la demande de résidence pour motifs d'ordre humanitaire est correcte et n'est entachée d'aucune erreur pouvant justifier l'intervention de notre Cour.
[24] La question suivante a été soumise pour certification :
Est-ce que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration pouvait déléguer son pouvoir décisionnel visé au paragraphe 25(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés aux agents d'évaluation des risques avant renvoi (ERAR) relevant de l'Agence des services frontaliers du Canada qui elle-même est sous la responsabilité ultime du solliciteur général du Canada?
[25] Considérant que cette question a déjà été traitée à quelques reprises par notre Cour, considérant par ailleurs que la situation semble avoir évolué depuis lors puisque les parties m'informent que les agents ERAR sont revenus sous la responsabilité du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, considérant que la situation ne peut être que temporaire dans les circonstances et considérant surtout que la modification de la délégation générale en date du 26 avril 2004 est venue clarifier la question pour l'avenir, il ne m'apparaît pas que cette question en soit une de portée générale telle que suggérée par les parties. Il n'y aura donc aucune question à certifier.
[26] Considérant également que la question est devenue sans intérêt, puisque le demandeur a été refoulé aux États Unis et de ce fait, une demande de dispense de l'obligation d'obtenir un visa permanent à l'extérieur du Canada en raison de l'existence de motifs d'ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi, n'est plus utile.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE QUE :
- La demande de contrôle judiciaire soit rejetée;
- Aucune question soit certifiée.
« Pierre Blais »
J.C.F.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-6356-04
INTITULÉ :
BORIS KROTOV
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE : 3 mars 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : M. le juge Blais
COMPARUTIONS :
Me Lucrèce M. Joseph POUR LE DEMANDEUR
Me Suzon Létourneau POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Lucrèce M. Joseph POUR LE DEMANDEUR
1719, boul. René Lévesque Ouest
Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-ministre de la Justice et
Sous-procureur général du Canada
Ministère de la Justice
Montréal (Québec)