Référence : 2022 CF 271
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Toronto (Ontario), le 28 février 2022
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En présence de monsieur le juge Andrew D. Little
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ENTRE :
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JIATAO LIANG
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et
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs sollicitent l’annulation de la décision qu’une agente principale d’immigration (l’agente) a rendue au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). L’agente a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH) présentée par Mme Yu.
[2] Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’ai conclu qu’il y a lieu d’accueillir la présente demande.
I.
Les faits et événements à l’origine de la demande
[3] La demanderesse, Mme Yu, est une citoyenne chinoise. Elle et son époux, le demandeur, M. Ling, ont quatre enfants; trois fils âgés de 7, 7 et 5 ans, qui vivent au Canada et une fille âgée de 12 ans, qui réside en Chine. Leurs trois fils sont nés au Canada et ont la citoyenneté canadienne.
[4] Les demandeurs sont arrivés au Canada en 2012 en provenance de Guangzhou, une ville de la province du Guangdong, en Chine. Ils ont demandé l’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.
[5] Les demandeurs travaillent légalement au Canada depuis le début de 2013. Je comprends que leurs permis de travail sont valides jusqu’au 27 décembre 2022.
[6] Dans une décision rendue le 27 mars 2018, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu qu’ils n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger et a donc rejeté leurs demandes d’asile.
[7] En avril 2019, ils ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi, qui a été rejetée en juillet 2019.
[8] Le même mois, Mme Yu, la demanderesse, a présenté une demande CH. Dans une décision datée du 4 janvier 2021, l’agente a rejeté sa demande. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
[9] Le renvoi des demandeurs en Chine était prévu pour le 17 décembre 2021. Dans une ordonnance datée du 16 décembre 2021, le juge Gascon a rejeté leur demande de sursis à la mesure de renvoi.
[10] Au moment de l’audition de la présente demande, les demandeurs se trouvaient toujours au Canada. Dans le mémoire complémentaire des arguments qu’il a déposé le 23 décembre 2021, le défendeur a indiqué que les demandeurs ne se sont pas présentés pour leur renvoi le 17 décembre 2021 et a fait valoir que la Cour devrait rejeter leur demande de contrôle judiciaire compte tenu de cette grave inconduite de leur part. Aucune des parties n’a cependant présenté d’éléments de preuve quant à ce qui s’est passé. À l’audience, le défendeur a indiqué qu’il ne donnerait pas suite aux arguments soulevés dans le mémoire complémentaire. Il appert des observations présentées par les avocats des parties que les demandeurs et leurs enfants se sont bel et bien rendus à l’aéroport à la date prévue, mais qu’ils n’ont pas été renvoyés ce jour‑là et que l’Agence des services frontaliers du Canada a consenti à ce qu’il en soit ainsi. Je rends compte des observations des avocats non pas parce que je les considère comme des faits établis, mais simplement pour signaler que les demandeurs n’ont pas été renvoyés et pour expliquer pourquoi le défendeur n’a pas donné suite aux arguments qu’il a déposés.
II.
La décision relative à la demande CH faisant l’objet du présent contrôle
[11] La demande CH soulevait trois questions principales : l’établissement au Canada; l’intérêt supérieur des enfants; et les conditions défavorables en Chine. À l’appui de sa décision, l’agente a rédigé des motifs détaillés – six pages à simple interligne – portant sur ces trois questions.
[12] En bref, l’agente a tenu compte du fait que les demandeurs exploitent, depuis 2015, une entreprise de toiture prospère qui leur procure un revenu et emploie d’autres personnes. L’agente a tenu compte des lettres d’appui rédigées par des amis des demandeurs au Canada. Reconnaissant que le couple est entré au Canada de façon irrégulière (plutôt qu’à un point d’entrée), l’agente a également pris acte de la diligence dont ils ont fait preuve relativement au maintien de leur statut d’immigrant.
[13] L’agente a considéré l’intérêt supérieur des quatre enfants. Elle n’a trouvé que peu de renseignements au sujet de la fille des demandeurs qui réside en Chine. Elle ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve pour procéder à une évaluation valable de son intérêt supérieur, en dehors des avantages liés à la réunification avec ses parents et à la présence de ses jeunes frères dans sa vie.
[14] L’agente s’est montrée sensible à l’intérêt des trois fils des demandeurs au Canada, Frankie, Felix et Freddy. Elle a tenu compte de leur niveau scolaire et a jugé qu’ils comprenaient le cantonais et qu’ils ne seraient pas confrontés à la barrière de la langue s’ils devaient accompagner leurs parents en Chine. Elle a, de même, tenu compte de leur capacité à s’adapter à de nouvelles conditions en Chine. Elle a également pris les lettres d’appui et les déclarations des demandeurs en considération. L’agente a conclu que, vu leur jeune âge, les fils dépendaient entièrement de leurs parents sur les plans affectif, psychologique et pratique. Il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour conclure qu’un retour en Chine avec leurs parents aurait une incidence négative sur eux compte tenu de leur état de dépendance.
[15] L’agente n’a trouvé aucune indication révélant que la fille des demandeurs en Chine ne fréquentait pas l’école ou n’avait pas accès aux services sociaux. L’agente a souligné que, selon la SPR, la province du Guangdong a dissocié le paiement des frais de compensation sociale de l’enregistrement des ménages dans le système du hukou. Par conséquent, l’agente a conclu qu’il était peu probable que les trois fils se voient interdire l’accès à l’éducation publique.
[16] L’agente s’est montrée sensible au fait que les trois fils des demandeurs seraient contraints de renoncer à leur citoyenneté canadienne, sachant que la Chine n’autorise pas la double citoyenneté. Elle a cependant conclu que les enfants pourraient recouvrer la citoyenneté canadienne s’ils revenaient au pays dans l’avenir.
[17] L’agente a reconnu qu’une réinstallation en Chine pourrait initialement causer certaines difficultés aux trois fils, car ceux‑ci seraient alors confrontés à une culture qui ne leur est pas familière, et a accordé un certain poids à ce facteur. Elle a toutefois conclu que, puisque leurs parents et leur sœur aînée seraient présents dans leur vie, il était dans leur intérêt supérieur de demeurer avec leurs parents.
[18] En ce qui concerne les conditions défavorables en Chine, l’agente a reconnu que l’obligation de quitter le Canada entraînerait inévitablement certaines difficultés. Elle a tenu compte de la preuve relative à la pratique du Falun Gong observée par les demandeurs. Elle a souligné que la SPR avait conclu que les demandeurs n’avaient jamais été de véritables adeptes du Falun Gong ni en Chine ni au Canada, mais a précisé qu’elle n’était pas liée par cette conclusion dans le contexte de la demande CH. Après avoir lu trois lettres attestant de leurs pratiques, l’agente a jugé que la preuve n’était pas suffisante pour conclure que les demandeurs connaîtraient des difficultés à leur retour en Chine en raison de leur pratique du Falun Gong.
[19] L’agente a tenu compte des préoccupations qu’ont formulées les demandeurs quant au fait de retourner en Chine avec trois enfants alors qu’ils ont enfreint la politique de planification familiale de la Chine (qui limite le nombre d’enfants à deux). Dans leur demande CH, les demandeurs ont fait valoir que leur famille serait contrainte de payer des frais de compensation sociale, que leurs enfants se verraient refuser l’accès à l’éducation publique et aux soins de santé, qu’eux‑mêmes seraient confrontés à un plus grand nombre d’obstacles à l’emploi et que Mme Yu serait stérilisée contre son gré ou contrainte de porter un dispositif intra‑utérin (DIU). L’agente a souligné que ces préoccupations avaient été soulevées auprès de la SPR dans le cadre du processus d’octroi de l’asile. La SPR a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que des stérilisations forcées avaient été pratiquées à Guangzhou depuis 2012 ou qu’une femme y serait contrainte de porter un DIU. La SPR a en outre souligné que les autorités de la province du Guangdong avaient adopté une approche plus souple en matière de planification familiale. S’appuyant sur son interprétation des conclusions de la SPR, l’agente a examiné les documents présentés conjointement avec la demande CH, notamment un affidavit d’une amie de Mme Yu, la demanderesse, qui a subi une stérilisation forcée lorsqu’elle est rentrée en Chine en 2018 après avoir vécu dans un autre pays. L’agente a conclu que l’affidavit de l’amie et les documents présentés à l’appui n’étaient pas dignes de foi et leur a accordé peu de poids dans le cadre de son évaluation. Dans l’ensemble, en ce qui concerne le respect de la politique de planification familiale de la Chine, l’agente a conclu que les conséquences probables pour les demandeurs se limitaient à une amende pour leur quatrième enfant. L’agente a conclu que le paiement d’une amende ne constituerait pas une difficulté pour la famille des demandeurs.
[20] En ce qui concerne le hukou familial, l’agente a indiqué ce qui suit :
[Traduction]
Les demandeurs craignent que leurs fils se voient refuser l’accès aux services sociaux parce qu’ils ne sont pas enregistrés dans le hukou familial (enregistrement du ménage) et qu’il en soit ainsi tant qu’ils n’auront pas payé les frais de compensation sociale. Bien que je sois sensible aux préoccupations des demandeurs, je souligne que la SPR a déterminé – relativement au passage, en 2016, de la politique de l’enfant unique à la politique des deux enfants – que « tout enfant devrait être enregistré à sa naissance, qu’il soit le deuxième, le troisième ou le énième enfant, et qu’il soit né avant ou après l’adoption du nouveau règlement ». Je souligne que la province du Guangdong a officiellement dissocié les amendes et l’enregistrement dans le système du hukou pour les enfants dont la naissance contrevient au règlement, même si une amende doit être payée tôt ou tard. Étant donné que les demandeurs vivent à l’extérieur de la Chine depuis 2012, je suis disposée à les croire lorsqu’ils affirment qu’ils n’étaient pas au courant de ces changements. Par conséquent, j’estime qu’il est probable, selon la prépondérance des probabilités, que les trois fils des demandeurs pourront être enregistrés dans le hukou familial et qu’ils ne se verront pas refuser l’accès aux services s’ils retournent en Chine.
[21] L’agente a ensuite évalué la preuve relative à la question de savoir si les demandeurs adultes auraient de la difficulté à trouver un emploi à leur retour en Chine du fait qu’ils ont enfreint la politique de planification familiale. Elle a conclu que les demandeurs avaient déjà exercé des métiers de façon indépendante et qu’il était probable qu’ils pourraient réintégrer ces métiers ou retrouver une situation similaire.
[22] L’agente a tenu compte de la preuve relative à la santé mentale des demandeurs, y compris un rapport d’évaluation psychothérapeutique.
[23] Dans l’ensemble, l’agente a conclu que les considérations d’ordre humanitaire dans le présent dossier ne justifiaient pas d’accorder une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.
III.
Norme de contrôle applicable
[24] La norme de contrôle qui s’applique à la décision de l’agente est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 au para 44. La norme de la décision raisonnable est décrite dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable constitue une analyse déférente et rigoureuse de la question de savoir si une décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12, 13 et 15. La cour de révision examine d’abord les motifs du décideur et veille à les interpréter d’une façon globale et contextuelle en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 84, 91‑96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28‑33.
[25] Le contrôle effectué par la Cour s’intéresse à la fois au raisonnement suivi par le décideur et au résultat de la décision : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, en particulier aux para 85, 99, 101, 105‑106 et 194; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 aux para 24‑36.
IV.
Analyse
A.
Considérations d’ordre humanitaire : Principes de droit
[26] Il est bien établi qu’un agent doit toujours se montrer réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants lorsqu’il évalue une demande CH. Cet intérêt doit être bien identifié et défini, et examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve. Voir Kanthasamy, aux para 35 et 38‑40; Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 CF 555 aux para 5 et 10; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 CF 358 aux para 12‑13 et 31; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75; Mebrahtom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 821 (le juge McHaffie) aux para 7‑8 et 14. L’intérêt supérieur des enfants doit se voir accorder un poids considérable et constituer un facteur important dans l’analyse d’une demande CH, mais il n’est pas nécessairement déterminant quant à l’issue de la demande : Kanthasamy, au para 41; Hawthorne, au para 2.
[27] Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés. Bien que les difficultés puissent être prises en compte, particulièrement si elles sont évoquées par le demandeur, le concept de « difficultés excessives »
n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles sont exposés les enfants innocents : Kanthasamy, aux para 41 et 59; Hawthorne, aux para 4‑6 et 9. Voir également Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 (le juge Russell), aux para 64‑67, cité dans Kanthasamy, au para 59.
[28] Dans le cas d’une demande CH, l’agent doit tenir compte des répercussions du renvoi sur les personnes visées par la mesure de renvoi, y compris les difficultés auxquelles elles pourraient être confrontées : Kanthasamy, aux para 32‑33, 45 et 48; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 (le juge Zinn) aux para 14, 24 et 25.
B.
La présente affaire
[29] Les demandeurs contestent le caractère raisonnable de la décision de l’agente et ont soulevé à cet égard plusieurs questions liées à l’évaluation de leur établissement, à l’intérêt supérieur de leurs enfants, aux difficultés auxquelles ils seraient confrontés s’ils devaient retourner en Chine et à la preuve relative à leur santé mentale. Il n’est pas nécessaire que j’examine l’ensemble des arguments des demandeurs, car l’issue de la présente demande repose sur les arguments qu’ils ont présentés relativement à l’intérêt supérieur des enfants, lequel a fait l’objet d’un examen approfondi à l’audience.
[30] Dans leur demande CH, les demandeurs ont soulevé deux préoccupations principales en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants : i) le risque que leurs quatre enfants se voient tous refuser l’accès à l’éducation et aux soins de santé en raison de leur incapacité à payer les « frais de compensation sociale »
et ii) le risque que leurs fils nés au Canada se voient refuser l’accès à l’éducation et aux soins de santé. Relativement à cette dernière préoccupation, ils ont précisé dans leur demande CH que la double nationalité n’est pas autorisée en Chine selon l’article 5 de la loi chinoise sur la nationalité. Cette disposition de la loi est reproduite dans la demande CH, qui indique ensuite ce qui suit :
[Traduction]
Pour être enregistrée dans le système du hukou et, de ce fait avoir accès à l’éducation et aux soins de santé, une personne doit obligatoirement détenir la citoyenneté chinoise. Ainsi, sauf s’ils renoncent à leur citoyenneté canadienne au profit de leur citoyenneté chinoise, les enfants des demandeurs se verront refuser l’accès aux services sociaux, comme l’éducation et les soins de santé. S’ils ne renoncent pas à leur citoyenneté canadienne, ils devront renouveler leur visa indéfiniment. Il est à noter que la Chine applique avec rigueur sa politique interdisant la double nationalité.
Dans leur demande CH, les demandeurs ont fait valoir que « [l]es enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés »
(citant Hawthorne).
[31] Devant notre Cour, les demandeurs ont fait valoir que, dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agente a admis que les trois fils, qui sont citoyens canadiens, seraient contraints de renoncer à leur citoyenneté canadienne pour avoir accès à l’éducation et aux soins de santé en Chine. Les demandeurs ont soutenu que l’agente avait déraisonnablement minimisé les conséquences de la perte de la citoyenneté canadienne pour leurs fils et supposé à tort qu’ils pourraient recouvrer leur citoyenneté.
[32] Les demandeurs ont également soutenu que, bien qu’elle ait, plus loin dans ses motifs, reconnu l’incidence de la politique chinoise des deux enfants sur l’enregistrement de leurs fils dans le hukou familial, l’agente n’a pas abordé leur observation explicite quant à l’intérêt supérieur des enfants selon laquelle les garçons ne pourraient pas être enregistrés dans le hukou s’ils conservaient leur double nationalité (c.‑à‑d. s’ils demeuraient des citoyens canadiens). Les demandeurs ont invoqué la preuve relative aux conditions dans le pays, qui concorde avec leur affirmation selon laquelle leurs fils ne pourraient pas être enregistrés à titre de citoyens étrangers. Ils ont également souligné que, bien qu’elle ait tenu compte de leurs arguments concernant l’incidence de la politique des deux enfants, telle qu’elle est appliquée dans la province du Guangdong, la SPR n’a pas examiné la question de la double nationalité.
[33] Une situation similaire s’est présentée dans Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 108. Dans Ma, l’un des principaux arguments avancés par la demanderesse dans ses observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire portait sur le fait que l’intérêt de ses enfants serait compromis s’ils faisaient l’objet d’une mesure de renvoi en Chine, car ils devraient alors choisir entre 1) abandonner leur citoyenneté canadienne, afin d’obtenir des hukous et ainsi avoir accès à des avantages tels que l’éducation et les soins de santé en Chine, ou 2) maintenir leur citoyenneté canadienne afin de pouvoir retourner au Canada à l’âge adulte, ce qui les priverait des hukous et des avantages connexes : Ma, au para 19. L’agent a soupesé cet argument, mais n’a pas été convaincu par la preuve que les enfants se verraient interdire la réintégration dans leur citoyenneté canadienne à l’avenir et a, de ce fait, conclu que leurs intérêts n’étaient pas compromis : Ma, au para 20. Le juge Southcott a annulé la décision CH à la fois parce que le raisonnement suivi par l’agent était inintelligible et donc déraisonnable, et parce que ce dernier a tiré une conclusion déraisonnable eu égard à la preuve : Ma, aux para 21‑24.
[34] Dans la présente demande CH, les demandeurs ont avancé un argument semblable à celui présenté par la demanderesse dans Ma, mais, à la différence de Ma, l’agente en l’espèce n’en a pas tenu compte. L’agente a examiné la position des demandeurs quant à l’incidence de la politique chinoise de planification familiale limitant le nombre d’enfants à deux. Toutefois, comme les demandeurs l’ont souligné à l’audience, dans ses motifs, l’agente n’a pas abordé leur argument explicite concernant la double nationalité et l’incidence de la perte ou de l’abandon de la citoyenneté canadienne sur leurs trois fils et sur la possibilité ou l’impossibilité que ceux‑ci soient enregistrés dans le hukou familial.
[35] Je suis d’avis que l’agente a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des difficultés auxquelles les fils pourraient être confrontés en Chine sans hukou du fait de leur double nationalité (citoyenneté canadienne) – dans un contexte où elle était tenue d’examiner les intérêts des fils avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve, et d’accorder à ces intérêts un poids considérable : Kanthasamy, aux para 32‑33, 45 et 48; Zhang, aux para 14, 24 et 25. De plus, l’agente a négligé de soupeser l’un des arguments clés que les demandeurs ont formulés dans leur demande CH relativement à l’intérêt supérieur des enfants : Vavilov, au para 128.
[36] Conscient de l’importance que revêt l’issue de cette question du point de vue de l’intérêt supérieur et de l’avenir des trois fils des demandeurs si ceux‑ci sont renvoyés en Chine (Vavilov, au paragraphe 133), je conclus que la décision de l’agente est déraisonnable et qu’elle doit être annulée.
[37] Il y a un autre point qui, à mon avis, appuie la conclusion à laquelle je suis parvenu (sans toutefois être déterminant). En ce qui concerne les déclarations de l’agente au sujet de la perte ou de l’abandon de la citoyenneté canadienne des fils, les demandeurs ont fait valoir que la conclusion de l’agente selon laquelle leurs fils pourraient ultérieurement être réintégrés dans leur citoyenneté canadienne était fondée sur des conjectures. Les demandeurs ont fait observer que, selon l’alinéa 11(1)d) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, pour pouvoir demander à être réintégrés dans leur ancienne citoyenneté, leurs fils devraient obligatoirement être devenus des résidents permanents du Canada. Toutefois, comme l’a à bon droit souligné le défendeur à l’audience, l’alinéa 9(1)c) de la Loi sur la citoyenneté prévoit qu’un citoyen canadien ne peut renoncer à sa citoyenneté que s’il « n’est pas un mineur »
, entre autres conditions.
[38] Il semble que ces dispositions de la Loi sur la citoyenneté n’aient pas été portées à l’attention de l’agente. Celles‑ci comptaient pourtant parmi les contraintes juridiques susceptibles d’avoir une incidence sur sa décision. Je ne formulerai pas d’autres observations à ce sujet, mais j’insiste sur le fait que les dispositions pertinentes de la Loi sur la citoyenneté devront être portées à l’attention de l’agent qui rendra une nouvelle décision relativement à la demande CH.
[39] Enfin, je souligne que les motifs que l’agente a donnés à l’appui de la présente décision CH étaient longs et détaillés. Il se peut que l’agente ait, par inadvertance, omis de tenir compte de l’argument des demandeurs concernant l’intérêt supérieur des enfants parmi les nombreuses questions qu’elle était appelée à trancher. Les présents motifs n’ont pas pour objet de critiquer ou de disséquer (d’une façon ou d’une autre) les autres motifs donnés par l’agente.
V.
Conclusion
[40] La présente demande de contrôle judiciaire doit par conséquent être accueillie. L’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑574‑21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision datée du 4 janvier 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent afin qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs. Des éléments de preuve et/ou des observations supplémentaires pourront être déposés dans le cadre du nouvel examen.
Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
Vide
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Vide
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Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑574‑21
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INTITULÉ :
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JIANHUAN YU, JIATAO LIANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 19 JANVIER 2022
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
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LE JUGE A. D. LITTLE.
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DATE DES MOTIFS :
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LE 28 FÉVRIER 2022
|
COMPARUTIONS :
Lorne Waldman
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POUR LES DEMANDEURS
|
Kevin Doyle
Andrea Mauti
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lorne Waldman
Waldman & Associates
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
|
Kevin Doyle
Andrea Mauti
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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