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Date : 20220208


Dossier : IMM-2547-20

Référence : 2022 CF 161

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 février 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

MARISOL VERIDIANO BOBADILLA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 7 mai 2020 par laquelle un agent principal d’immigration a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), et a refusé la demande de permis de séjour temporaire qu’elle a présentée à titre subsidiaire.

[2] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en considérant comme un facteur défavorable le fait qu’elle était en situation irrégulière au Canada, en ne tenant pas compte des raisons pour lesquelles elle a indûment prolongé son séjour au Canada, en considérant son établissement positif au Canada comme un facteur atténuant les difficultés auxquelles elle ferait face si elle devait retourner aux Philippines, en faisant abstraction de certains éléments de preuve et en ne motivant pas suffisamment sa décision.

[3] Pour les motifs qui suivent, il y a lieu d’accueillir la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[4] La demanderesse est une citoyenne des Philippines qui vit au Canada depuis 2012, et qui a précédemment vécu à Taïwan pendant plusieurs années, afin de fournir un soutien financier à sa famille. Elle n’avait auparavant jamais été en mesure de trouver un emploi aux Philippines. Les membres de sa famille immédiate – son mari, ses deux filles et ses parents – résident aux Philippines. Elle a également un fils en Californie.

[5] La demanderesse est arrivée au Canada munie d’un permis de travail valide qui a été prolongé jusqu’au 29 août 2014. Elle a d’abord occupé un emploi dans une usine de traitement du poisson à l’Île-du-Prince-Édouard. Par la suite, elle a fait appel aux services d’une agence d’immigration et de placement et a obtenu un poste dans une ferme de culture de champignons. Sa demande de prolongation supplémentaire a été rejetée le 2 novembre 2014, en raison d’un retard dans l’obtention d’une nouvelle étude d’impact sur le marché du travail. Elle se trouve depuis au Canada en situation irrégulière.

[6] Une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée en janvier 2018 a été rejetée le 7 mai 2020. En 2019, la demanderesse a également présenté une demande de permis de séjour temporaire, qui a été rejetée en même temps que sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle a en outre, conjointement avec trois autres travailleurs migrants, intenté un recours collectif contre l’agence de placement à laquelle elle avait fait appel pour trouver du travail. L’agence leur aurait facturé des frais de recrutement illégaux et aurait perçu des déductions illégales sur leur salaire tout en déclarant à tort qu’elle pouvait les aider à obtenir un statut d’immigrant et à remplir les documents nécessaires.

[7] L’agent n’était pas convaincu que la demanderesse avait présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour justifier l’octroi d’une dispense au titre de l’article 25.

[8] Selon l’agent, la demanderesse a fait preuve de mépris à l’égard des lois sur l’immigration du Canada en ne quittant pas le Canada alors qu’on lui avait demandé de le faire et en acceptant un nouvel emploi sans détenir de permis de travail valide. L’agent a tenu compte du fait que la demanderesse a choisi de demeurer au Canada même après qu’elle eut compris que l’agence de placement n’agissait pas au mieux de ses intérêts.

[9] Un poids favorable a été accordé à l’établissement de la demanderesse au Canada en raison des emplois qu’elle a occupés, de son travail bénévole dans la collectivité et de sa participation à des activités communautaires. L’agent s’est également dit convaincu que la demanderesse fournissait un soutien financier aux membres de sa famille aux Philippines lorsqu’elle occupait un emploi. En revanche, l’agent était convaincu qu’il existait une autre façon de soutenir ces derniers financièrement et a évoqué la possibilité que des fonds leur soient envoyés par la sœur de la demanderesse, qui vit et travaille en Arabie saoudite. L’agent n’était pas non plus convaincu que la demanderesse avait présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir qu’elle serait incapable de trouver un emploi dans son pays d’origine, compte tenu des compétences transférables qu’elle a acquises dans le cadre des emplois qu’elle a occupés à Taïwan et au Canada. L’agent a dit être convaincu qu’elle pourrait de nouveau s’établir aux Philippines étant donné les liens étroits qu’elle entretient avec les membres de sa famille et sa connaissance de la langue et de la culture.

[10] L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que la demanderesse continuait à soutenir ses filles aux Philippines ou qu’elle fournissait un quelconque soutien à son fils en Californie. L’agent a jugé que la demanderesse pourrait aller retrouver ses enfants si elle quittait le Canada. La preuve relative à la situation dans le pays qui a été présentée à l’appui de la demande n’a pas convaincu l’agent que la demanderesse subirait des conséquences négatives si elle devait retourner dans son pays.

[11] L’agent a rejeté la demande de permis de séjour temporaire principalement parce que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir que les procédures relatives au recours collectif avaient débuté et que sa présence au Canada était de ce fait requise.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[12] La seule question à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

[13] Comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 30, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions examinées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions.

[14] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif (Vavilov, au para 15), notamment sur sa justification. Pour déterminer si la décision est raisonnable, la cour de révision doit se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, aux para 86 et 99). Ainsi, les conclusions tirées par le décideur ne devraient pas être modifiées dès lors que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au para 47).

[15] La Cour a en outre indiqué au paragraphe 125 de l’arrêt Vavilov, que le caractère raisonnable d’une décision est compromis si le décideur administratif s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise. Lorsqu’elle effectue un examen des conclusions de faits selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de déférence et n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative que le décideur administratif a accordée aux facteurs pertinents (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], au para 112; Vavilov, au para 96). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

IV. Analyse

[16] À l’audience, l’avocat n’a pas abordé l’ensemble des points soulevés dans le mémoire des faits et du droit de la demanderesse; il a plutôt mis l’accent sur certains arguments clés.

[17] Compte tenu de ces arguments et du dossier, je suis convaincu que la décision de l’agent en l’espèce était déraisonnable. Je conviens avec la demanderesse que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de sa vulnérabilité – les raisons pour lesquelles elle n’a pas quitté le Canada lorsqu’elle était tenue de le faire – et qu’il n’a donc pas fait preuve de la compassion et de l’empathie que commandent ce genre de demandes. Dans le présent contexte, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne visait pas à fournir une voie subsidiaire vers l’immigration, mais à remédier au fait que la demanderesse est interdite de territoire parce qu’elle a travaillé sans autorisation et est demeurée au Canada en situation irrégulière.

[18] Plus précisément, l’agent a manqué de compassion vis-à-vis des circonstances dans lesquelles la demanderesse aurait été traitée d’une façon inéquitable et illégale par l’agence de placement. L’agent a insisté sur le fait que la demanderesse était demeurée au Canada en situation irrégulière plutôt que de tenir compte de cet élément de preuve. Bien qu’il ne s’agisse pas de l’unique facteur à prendre en considération dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 25, ce facteur doit être adéquatement apprécié pour que l’analyse soit conforme à l’approche énoncée par les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, au paragraphe 13. Les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne ».

[19] Le dossier d’une des trois autres travailleurs qui ont intenté le recours collectif a été entendu par madame la juge Furlanetto dans Dela Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2021 CF 1407 [Dela Pena]. Bien qu’il existe des différences factuelles mineures, j’estime qu’aucune d’elles n’a d’incidence importante sur les conclusions auxquelles est parvenue la juge Furlanetto, qui s’est exprimée comme suit, au paragraphe 20 :

Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec la demanderesse. L’agent a déraisonnablement mis l’accent sur son séjour indûment prolongé et la nature non autorisée de son emploi et, ce faisant, il n’a pas véritablement évalué l’étendue de l’établissement et la situation de la demanderesse.

[20] La juge Furlanetto a conclu que l’agent n’avait pas pleinement tenu compte de l’historique d’emploi de la demanderesse et en avait minimisé l’importance en raison de sa situation irrégulière. Comme en l’espèce, l’agent a pris acte de l’observation de la demanderesse selon laquelle elle avait travaillé au Canada sans autorisation pendant un certain temps parce qu’elle avait été induite en erreur par l’agence. L’agent a toutefois écarté cette explication au motif qu’après avoir découvert qu’elle avait été induite en erreur par l’agence, la demanderesse a continué à occuper un emploi sans autorisation au Canada.

[21] Comme dans Dela Pena, l’agent en l’espèce n’a pas tenu compte des effets préjudiciables de l’implication de l’agence de placement dans les démarches entreprises par la demanderesse pour obtenir un statut au Canada et n’a fait preuve d’aucune compassion pour la situation de la demanderesse. Cette approche est contraire à celle recommandée par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy. Il était également déraisonnable de la part de l’agent de s’attendre à ce que la demanderesse ne fasse rien pour subvenir à ses besoins pendant son séjour au Canada jusqu’à ce que la question de son statut soit réglée : Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, au para 23. Qui plus est, l’agent s’est livré à des conjectures sur la possibilité que la famille de la demanderesse reçoive un soutien de la part de sa sœur établie en Arabie Saoudite, ce dont il n’y avait aucune preuve.

[22] Compte tenu des faits de l’espèce et des motifs donnés à l’appui de la décision défavorable, je ne suis pas convaincu que l’agent se soit « demand[é] si, étant donné la vocation humanitaire du par. 25(1), la preuve considérée dans son ensemble justifie une dispense » : Kanthasamy, au para 45. Voir aussi, Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2018 CF 777, aux para 13-18 [Kaur].

V. Conclusion

[23] Je suis persuadé que l’agent n’a pas dûment tenu compte des éléments de preuve qui lui ont été soumis et qu’il n’a pas expliqué sa décision au regard de ces éléments de preuve, en particulier ceux concernant l’établissement de la demanderesse au Canada. Mais, il y a plus préoccupant encore : l’agent n’a pas appliqué les principes de la compassion et de l’empathie à l’égard des circonstances dans lesquelles la demanderesse en est venue à perdre son statut et son emploi au Canada.

[24] À l’instar du juge Fothergill dans Kaur et de la juge Furlanetto dans Dela Pena, je ne suis pas convaincu que l’agent a effectué l’analyse exigée par l’arrêt Kanthasamy. La décision ne constitue pas un résultat raisonnable au regard du droit et de la preuve. Elle n’est pas suffisamment justifiée et manque de transparence et d’intelligibilité à l’égard de facteurs importants, de sorte que l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[25] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2547-20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2547-20

INTITULÉ :

MARISOL VERIDIANO BOBADILLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE – OTTAWA

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 DÉCEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 8 FÉVRIER 2022

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LA DEMANDERESSE

Idorenyin Udoh-Orok

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Wazana Law

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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