Dossier : IMM-4850-19
Référence : 2022 CF 155
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 8 février 2022
En présence de monsieur le juge McHaffie
ENTRE :
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RAJEEVAN MARIYASEELAN
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile de Rajeevan Mariyaseelan pour des motifs de crédibilité. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas été détenu et interrogé violemment par des militaires sri-lankais comme il le prétendait. Elle a fondé ses inférences défavorables quant à la crédibilité sur des divergences alléguées relevées dans le témoignage de M. Mariyaseelan au sujet de la chronologie des événements survenus au cours de son interrogatoire, de la question de savoir si une arme avait été utilisée pendant les deux jours qu’avait duré son interrogatoire et de la relation qu’il entretenait avec la personne qui était à l’origine de sa détention. Ce faisant, elle a écarté un affidavit présenté par la tante de M. Mariyaseelan en raison des réserves qu’elle avait au sujet de l’interprétation du contenu de cet affidavit.
[2] Pour les motifs qui suivent, je conviens avec M. Mariyaseelan que deux des quatre inférences principales tirées par la SPR quant à la crédibilité étaient déraisonnables. Une était fondée sur une divergence alléguée relevée dans le témoignage de M. Mariyaseelan, divergence qu’un examen du témoignage a permis de réfuter. L’autre était fondée sur l’omission de M. Mariyaseelan de mentionner un fait secondaire lors de son entrevue au point d’entrée. Étant donné l’importance de ces inférences pour la conclusion de la SPR selon laquelle l’interrogatoire n’avait pas eu lieu et la relation n’existait pas, j’estime que ces erreurs rendent la décision de la SPR déraisonnable et nécessitent qu’une nouvelle décision soit rendue. À titre subsidiaire, je conviens aussi avec M. Mariyaseelan que les motifs invoqués par la SPR pour écarter l’affidavit de la tante, un élément clé de la preuve corroborante, étaient infondés.
[3] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la demande d’asile de M. Mariyaseelan sera renvoyée à la SPR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.
II.
Les questions en litige et la norme de contrôle applicable
[4] Les parties conviennent qu’une décision rendue par la SPR à l’égard d’une demande d’asile est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17, 23-25.
[5] Dans sa contestation du caractère raisonnable de la décision de la SPR, M. Mariyaseelan soulève les questions suivantes :
La SPR a-t-elle déraisonnablement conclu que le témoignage de M. Mariyaseelan manquait de crédibilité?
La SPR a-t-elle déraisonnablement écarté certains éléments de preuve?
La SPR a-t-elle déraisonnablement conclu que M. Mariyaseelan n’avait pas de crainte subjective d’être persécuté au Sri Lanka en raison de sa décision de fuir au Canada plutôt qu’au Qatar?
La SPR a-t-elle déraisonnablement accordé peu de poids à l’affidavit présenté par la tante de M. Mariyaseelan?
[6] À mon avis, la première de ces questions est déterminante en l’espèce. Je ne me pencherai donc pas sur les deuxième et troisième questions. J’aborderai toutefois la quatrième question concernant l’affidavit puisqu’elle porte sur un important élément de preuve corroborant.
III.
Analyse
A.
L’analyse de la crédibilité faite par la SPR était déraisonnable
(1)
La demande d’asile de M. Mariyaseelan
[7] M. Mariyaseelan affirme que des officiers de l’armée sri-lankaise l’ont interrogé et battu pendant trois jours en mars 2018. Il prétend que l’armée le soupçonnait d’être un partisan des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) en raison de sa relation avec un homme nommé Mathi Alagan, que l’armée croyait être un membre clandestin des TLET. Il soutient avoir rencontré M. Alagan en décembre 2017 lorsqu’il jouait au badminton au Qatar, où il travaillait comme ingénieur en planification. Ils ont échangé leurs coordonnées, d’abord parce que M. Alagan s’était enquis des possibilités d’emploi au sein de l’entreprise pour laquelle il travaillait au Qatar et ensuite parce qu’ils retournaient tous les deux au Sri Lanka au début de 2018 et que M. Alagan avait proposé qu’ils se rencontrent. M. Mariyaseelan affirme qu’il a été soupçonné et détenu par l’armée parce que ses coordonnées figuraient dans le téléphone de M. Alagan.
[8] M. Mariyaseelan prétend qu’il a été interrogé au sujet de M. Alagan pendant les trois jours qu’a duré son interrogatoire et qu’il a notamment été attaché la tête en bas, battu avec un tuyau en plastique et étouffé au moyen d’un sac en plastique sur la tête. Ce n’est qu’après que sa tante eut pris des dispositions pour verser une somme de 300 000 roupies qu’il a été libéré. Les officiers de l’armée ont exigé qu’il se présente au camp militaire une fois par mois après sa libération pour les aider à trouver les autres associés de M. Alagan chez les TLET clandestins. Un de ses amis a fait appel aux services d’un intermédiaire pour l’aider à fuir le Sri Lanka. Il s’est envolé vers les États-Unis, où il avait déjà un visa, puis il est entré au Canada.
[9] La demande d’asile de M. Mariyaseelan pouvait être déférée à la SPR malgré le fait qu’il était passé par les États-Unis puisque sa sœur est une résidente permanente du Canada : Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art 159.5b)(ii). Cependant, comme il n’avait pas le droit d’interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés, il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR de rejeter sa demande d’asile : Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR], art 110(2)d)(ii).
(2)
Les motifs invoqués par la SPR pour rejeter la demande d’asile
[10] La SPR a jugé que la question déterminante était la crédibilité de M. Mariyaseelan. Elle a conclu que l’événement central de l’exposé circonstancié de M. Mariyaseelan, soit sa détention et son interrogatoire par l’armée sri-lankaise, n’avait pas eu lieu. Elle est parvenue à cette conclusion en se fondant sur les inférences défavorables quant à la crédibilité qu’elle avait tirées concernant deux aspects de la preuve du demandeur au sujet de l’interrogatoire : a) la question de savoir s’il avait été battu au moyen d’un tuyau en plastique pendant les deux jours qu’a duré son interrogatoire; b) la question de savoir à quel moment, au cours de son interrogatoire, des photos de M. Alagan lui avaient été montrées. Elle a ensuite tiré deux autres inférences défavorables quant à la crédibilité en se fondant sur la preuve de M. Mariyaseelan concernant c) la raison pour laquelle ses coordonnées figuraient dans le téléphone de M. Alagan et d) sa décision de fuir au Canada plutôt que de retourner au Qatar, ce qui, selon elle, montrait aussi qu’il n’avait pas de crainte subjective.
[11] M. Mariyaseelan convient que la SPR a pu raisonnablement conclure qu’il y avait une divergence dans sa preuve au sujet de l’utilisation d’un tuyau de plastique pendant son interrogatoire. Cependant, il conteste les autres inférences tirées par la SPR quant à la crédibilité et il soutient qu’il serait déraisonnable de s’appuyer sur la première divergence alléguée pour rejeter l’ensemble de sa preuve.
(3)
Les inférences quant à la crédibilité tirées en lien avec les photos et les coordonnées étaient déraisonnables
[12] L’évaluation de la crédibilité fait partie intégrante du processus de recherche des faits. Comme c’est le cas des autres conclusions de fait, la Cour ne modifiera pas cette évaluation, à moins de circonstances exceptionnelles : Vavilov, au para 125. On dit souvent des conclusions quant à la crédibilité qu’elles « appellent la déférence »
: N’kuly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1121 au para 21. Cela met en lumière le fait que, selon la norme de la décision raisonnable, les décideurs disposent d’une latitude considérable pour tirer des conclusions quant à la crédibilité, à l’égard desquelles il convient de ne pas intervenir à la légère : Ikeme c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 21 au para 15; Vavilov, aux para 88-90. Parallèlement, les conclusions quant à la crédibilité ne sont pas « à l’abri d’un contrôle judiciaire »
, et elles doivent être énoncées clairement et justifiées au regard de la preuve : N’kuly, au para 24; Valère c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1200 au para 14.
[13] Malgré la retenue que commandent les conclusions de la SPR quant à la crédibilité, j’estime qu’il était déraisonnable qu’elle tire des inférences défavorables en la matière en se fondant sur le moment où des photos de M. Alagan avaient été montrées à M. Mariyaseelan et sur la preuve de celui-ci concernant la raison pour laquelle ses coordonnées figuraient dans le téléphone de M. Alagan. Dans les circonstances, je n’ai pas à me pencher sur la conclusion de la SPR selon laquelle M. Mariyaseelan n’avait pas de crainte subjective et manquait de crédibilité parce qu’il avait fui au Canada au lieu de retourner au Qatar, conclusion que M. Mariyaseelan soulève dans sa troisième question.
La divergence alléguée concernant le moment où les photos de M. Alagan ont été montrées
[14] Selon la SPR, M. Mariyaseelan a affirmé lors de son témoignage à l’audience que, pendant le premier jour de son interrogatoire, il avait été attaché puis qu’une photo de M. Alagan lui avait été montrée, ce qui contredisait l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA), selon lequel la photo lui avait été montrée avant qu’il soit attaché. La SPR a conclu qu’il était « très peu probable que le demandeur d’asile se [soit mépris] en ce qui concerne le moment auquel la photo [...] lui [avait] été montrée pour la première fois [...] étant donné que cette personne était la raison pour laquelle il [avait] été détenu »
. Elle a rejeté l’explication donnée par le demandeur pour expliquer la divergence et elle a tiré une inférence défavorable quant à sa crédibilité.
[15] M. Mariyaseelan fait remarquer que la Cour a condamné le fait de s’appuyer sur des divergences circonstanciées, comme l’ordre des événements survenus au cours d’un interrogatoire et d’une séance de torture : Wardi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1509 aux para 14-19. Il soutient que le moment où les photos de M. Alagan lui ont été montrées est un détail secondaire. Bien qu’elle soit convaincante, je n’ai pas à me pencher sur cette affirmation puisqu’un examen de la preuve montre qu’il n’y avait aucune divergence dans la preuve de M. Mariyaseelan. Je souligne que je peux m’appuyer sur la transcription de l’audience pour tirer cette conclusion, transcription dont la SPR ne disposait pas au moment où elle a rendu sa décision.
[16] Au sujet du premier jour de son interrogatoire, M. Mariyaseelan a dit que les interrogateurs lui avaient posé des questions sur M. Alagan et qu’il leur avait répondu que M. Alagan et lui s’étaient rencontrés en jouant au badminton. Il a mentionné que les interrogateurs l’avaient aussi interrogé sur des dons d’argent faits aux TLET, ce à quoi il avait répondu qu’il n’avait aucun lien avec ceux-ci et qu’il ne leur avait pas donné d’argent. L’échange suivant a alors eu lieu :
[traduction]
Q. D’accord. Quelle a été leur réaction?
R. Ils ne m’ont pas cru; ils m’ont posé la question encore et encore. Ils ont dit que lui et moi avions tous les deux été en vacances en même temps et que, comme je venais de Jaffna et lui aussi, nous avions peut-être des liens. Encore et encore, ils m’ont interrogé à ce sujet et ils m’ont frappé. Ils ont dit que mes coordonnées avaient été trouvées dans son téléphone et que je n’avais obtenu cette carte d’identité qu’à l’âge de 20 ans. Ils m’ont dit cela, puis ils m’ont attaché la tête en bas, ils m’ont battu et m’ont demandé pourquoi nous étions venus en même temps. Ensuite, ils m’ont mis un sac de plastique sur la tête et j’étais incapable de respirer, puis ils m’ont posé d’autres questions.
Q. Qu’ont-ils demandé d’autre?
R. Ils m’ont demandé, ils m’ont montré ces photos et celles d’autres personnes et ils m’ont demandé si je les connaissais. Je leur ai répondu que je ne connaissais que lui.
Q. Vous ont-ils montré la photo après vous avoir attaché ou avant?
R. Avant ça.
Q. Pourquoi venez-vous de déclarer que cela s’était produit après qu’ils vous eurent attaché?
R. Ils m’ont posé cette question encore et encore, et ma carte d’identité était une carte d’identité de Jaffna. Je leur ai dit que j’avais [...] Ils ont dit que je n’avais obtenu cette carte d’identité qu’à l’âge de 20 ans. À ce moment-là, ils se sont mis en colère. C’est alors qu’ils m’ont attaché et battu.
Q. D’accord. La question que je vous pose est la suivante : lors de votre témoignage, vous avez dit qu’ils vous avaient attaché et battu, puis qu’ils vous avaient montré des photos de Mathy. Cependant, lorsque je vous ai demandé s’ils l’avaient fait avant ou après vous avoir attaché, votre formulaire Fondement de la demande d’asile indique qu’ils vous ont montré la photo avant de vous attacher.
R. Oui, ils me l’ont montrée avant, mais je racontais ce qui s’était passé après.
Q. Pourquoi n’avez-vous pas dit qu’ils vous l’avaient montrée avant? Vous décriviez les événements tels qu’ils se sont produits, puis vous avez dit qu’après vous avoir attaché, ils vous avaient montré la photo.
R. Parce que j’ai mal compris, je ne parlais pas des photos ou c’est pourquoi j’ai dit qu’on me les avait montrées après.
[Non souligné dans l’original.]
[17] Selon mon interprétation de la transcription, la réponse initiale de M. Mariyaseelan concernant les photos était liée à la question : [traduction] « Qu’ont-ils demandé d’autre? »
Il n’a jamais dit, comme la SPR semble l’avoir cru, que les interrogateurs lui avaient montré les photos après l’avoir attaché. Par conséquent, les questions de la SPR, dans lesquelles elle laissait entendre à M. Mariyaseelan qu’il avait déclaré que les photos lui avaient été montrées après qu’il eut été attaché, étaient fondées sur une assertion inexacte concernant son témoignage. Cette assertion inexacte a été présentée à M. Mariyaseelan à trois reprises. Cependant, il a bel et bien mentionné dans son témoignage que les photos lui avaient été montrées avant qu’il soit attaché. Le fait que la SPR ait posé la question [traduction] « Qu’ont-ils demandé d’autre? »
après l’avoir interrogé sur la façon dont les interrogateurs avaient réagi après qu’il eut nié avoir des liens avec les TLET ne crée aucune incohérence temporelle dans la preuve de M. Mariyaseelan.
[18] L’inférence de la SPR sur cette question était fondée sur une divergence alléguée, mais inexistante, qui a été présentée à M. Mariyaseelan sous la forme d’assertions inexactes concernant son témoignage. Il va sans dire que lorsqu’on présente une contradiction avec un élément de preuve antérieur à un témoin, il faut lui présenter un exposé juste et exact de sa preuve. À mon avis, compte tenu de la transcription de l’audience, il est manifeste que l’inférence quant à la crédibilité tirée par la SPR sur ce point n’était pas étayée par la preuve et n’était pas raisonnable.
[19] Cette inférence quant à la crédibilité était au cœur des conclusions de la SPR concernant la crédibilité de M. Mariyaseelan et, plus particulièrement, de sa conclusion selon laquelle la détention et l’interrogatoire n’avaient pas eu lieu. La SPR a fondé cette conclusion sur l’effet combiné de ses inférences concernant l’utilisation du tuyau de plastique et le moment où les photos avaient été montrées :
Étant donné que le demandeur d’asile a décrit de manière incorrecte l’ordre des événements survenus lors de l’interrogatoire et qu’il n’a pas dit qu’il avait été frappé par une arme bien qu’il l’ait mentionné dans son formulaire FDA, le tribunal estime que la détention n’a pas eu lieu.
[Non souligné dans l’original.]
[20] Le ministre a fait valoir à l’audience que le doute concernant l’utilisation du tuyau de plastique constituait la conclusion principale de la SPR. Je souligne que cela contredit l’observation écrite du ministre selon laquelle la conclusion de la SPR [traduction] « était fondée sur l’effet combiné des omissions majeures et mineures dans [la] preuve [du demandeur] »
. Quoi qu’il en soit, je dois admettre la déclaration expresse ci-dessus, faite par la SPR dans ses motifs, voulant qu’elle ait fondé sa conclusion selon laquelle la détention et l’interrogatoire n’avaient pas eu lieu sur ces deux divergences. Étant donné que l’une d’elles était déraisonnable, je ne puis conclure que l’évaluation de la SPR aurait été la même si elle s’était appuyée sur la divergence alléguée concernant le moment où le demandeur avait été battu au moyen d’un tuyau de plastique.
La preuve concernant la relation avec M. Alagan
[21] La SPR a aussi tiré une inférence défavorable de la preuve de M. Mariyaseelan au sujet de sa relation avec M. Alagan et de son allégation selon laquelle l’armée sri-lankaise le soupçonnait parce que ses coordonnées figuraient dans le téléphone de M. Alagan. L’inférence défavorable était fondée sur le fait que M. Mariyaseelan n’avait pas expliqué à l’agent d’immigration, lors de son entrevue au point d’entrée, la raison pour laquelle ses coordonnées figuraient dans le téléphone de M. Alagan.
[22] Les notes prises lors de l’entrevue au point d’entrée montrent que de nombreux renseignements ont été demandés à M. Mariyaseelan à son sujet et au sujet de sa citoyenneté, des motifs possibles d’interdiction de territoire, de sa famille et de son entrée aux États-Unis. Les réponses à la plupart des questions étaient brèves. À la fin de l’entrevue, l’agent a demandé à M. Mariyaseelan la raison pour laquelle il demandait la protection du Canada, et celui-ci a fait un bref résumé de son exposé circonstancié concernant sa détention, son interrogatoire et son passage à tabac. Il a notamment déclaré qu’il avait rencontré M. Alagan lorsqu’il jouait au badminton, qu’ils avaient échangé leurs coordonnées, que M. Alagan s’était enquis des possibilités d’emploi et que les interrogateurs avaient posé des questions sur M. Alagan. Toutefois, il n’a pas précisé qu’ils avaient de nouveau échangé leurs coordonnées au début de 2018 parce qu’ils se rendaient tous les deux au Sri Lanka en même temps et que M. Alagan avait suggéré une rencontre.
[23] La SPR a conclu qu’il était peu probable que M. Mariyaseelan « qui est instruit et avisé, n’ait pas mentionné aux autorités canadiennes la raison pour laquelle Mathi avait ses coordonnées dans son téléphone, étant donné que c’[était] la raison principale pour laquelle il [avait] été détenu au Sri Lanka »
. Compte tenu de ce qui précède, de l’absence de « justification claire »
de la relation avec M. Alagan et des « questions précédentes quant à la crédibilité »
mentionnées ci-dessus, la SPR a conclu que M. Mariyaseelan n’avait pas établi que M. Alagan et lui avaient pris des dispositions pour se rencontrer ni qu’il avait donné son adresse à M. Alagan.
[24] La Cour a confirmé que la SPR devrait prendre soin de ne pas trop s’appuyer sur les déclarations au point d’entrée compte tenu des circonstances entourant la prise des notes et leur but : Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601 au para 19, citant Cetinkaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 8 au para 51. Néanmoins, les incohérences entre les déclarations faites par un demandeur lors d’une entrevue au point d’entrée et celles faites devant la SPR peuvent étayer une conclusion défavorable quant à la crédibilité « si l’omission concerne un élément qui est au cœur de la demande »
: Èze, au para 20.
[25] Je conviens avec M. Mariyaseelan que le fait qu’il avait été détenu parce que ses coordonnées figuraient dans le téléphone de M. Alagan constituait un élément important de son exposé circonstancié, mais que la raison pour laquelle ses coordonnées figuraient dans le téléphone était considérablement moins importante. Cela est d’autant plus vrai en ce qui concerne la deuxième raison pour laquelle M. Alagan avait ses coordonnées. À mon avis, la conclusion de la SPR selon laquelle M. Mariyaseelan était moins crédible parce que les notes prises lors de l’entrevue au point d’entrée faisaient mention de l’une des raisons pour lesquelles M. Alagan avait ses coordonnées, mais pas des deux, est déraisonnable parce qu’elle est fondée sur une omission secondaire. En effet, il est difficile de savoir si la SPR a admis que M. Mariyaseelan avait fait mention de l’une des raisons, mais pas des deux.
[26] Étant donné que la SPR s’est appuyée sur cette omission secondaire et sur les « questions précédentes quant à la crédibilité »
, dont l’une est déraisonnable selon moi, je conclus que l’inférence défavorable tirée par la SPR quant à la crédibilité et la conclusion subséquente selon laquelle M. Mariyaseelan n’avait pas établi sa relation avec M. Alagan étaient déraisonnables.
[27] Les inférences défavorables quant à la crédibilité qui précèdent étaient déterminantes dans la décision de la SPR. Les lacunes dont souffre la décision ne sont donc pas simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de celle-ci. Elles sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100.
[28] Compte tenu de mes conclusions sur ces questions, je n’ai pas à me pencher sur la conclusion de la SPR selon laquelle la décision de M. Mariyseelan de fuir au Canada plutôt que de retourner au Qatar où il avait un statut temporaire témoignait de l’absence de crainte subjective et minait sa crédibilité. Il ne doit pas être considéré que je me suis prononcé d’une quelconque façon sur le caractère raisonnable de cette conclusion.
B.
Le traitement de l’affidavit de la tante
[29] Bien que ce qui précède suffise pour statuer sur la présente demande, je fais les observations suivantes concernant la façon dont la SPR a traité l’affidavit présenté par la tante de M. Mariyaseelan. Il s’agissait d’un élément de preuve important puisqu’il visait à corroborer des éléments centraux de la demande d’asile de M. Mariyaseelan, notamment l’arrivée des officiers de l’armée chez sa tante, l’arrestation de M. Mariyaseelan, les efforts déployés par sa tante et le mari de celle-ci pour le faire libérer, le versement du pot-de-vin de 300 000 roupies, l’état de santé de M. Mariyaseelan au moment de sa libération et la décision de celui-ci de fuir au Canada.
[30] La tante de M. Mariyaseelan ne parle pas l’anglais. Toutefois, l’affidavit avait été rédigé et présenté en anglais. Il était, en outre, signé par un avocat et notaire public du Sri Lanka agissant à titre de commissaire à l’assermentation et il comportait la formule d’assermentation suivante :
[traduction]
Le contenu du présent affidavit a été lu et expliqué par moi en tamoul à la déposante qui le comprend et appose sa signature devant moi dans la ville de Mannar, aujourd’hui, le 21 janvier 2019.
[31] La SPR a soulevé trois réserves au sujet de cet affidavit : i) il ne faisait pas état de la connaissance de l’anglais de l’avocat ni de sa capacité à interpréter; ii) il n’était pas mentionné qu’il avait été interprété, mais seulement que le demandeur d’asile [traduction] « avait compris »
et signé le document; et iii) M. Mariyaseelan ne savait pas si l’avocat était un interprète ou non. Par conséquent, la SPR n’était pas convaincue que la tante avait compris ce qui lui était présenté ni qu’elle savait à l’égard de quoi elle prêtait serment. Elle a donc déclaré qu’elle accordait « peu de poids »
à l’affidavit, mais elle l’a, en réalité, écarté dans son intégralité.
[32] Je souligne que le processus qui consiste à traduire le contenu d’un affidavit à une personne avant la signature est généralement reconnu comme une approche appropriée pour obtenir le témoignage d’une personne qui ne parle pas la langue employée dans l’affidavit. Cette façon de faire était acceptée dans les instances devant la Cour avant même l’adoption du paragraphe 80(2.1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, qui prévoit expressément cette approche : Momcilovic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 998. Le paragraphe 80(2.1) prévoit que l’affidavit doit a) être traduit oralement pour le déclarant par un « interprète indépendant et compétent »
qui a prêté le serment de bien exercer ses fonctions; b) comporter une formule d’assermentation, appelée la « formule d’assermentation du traducteur »
, qui confirme que l’affidavit a été assermenté par un interprète qui a prêté serment : Règles des Cours fédérales, art 80(2.1), formules 80B, 80C.
[33] Les Règles des Cours fédérales ne s’appliquent évidemment pas aux instances devant la SPR. La SPR a ses propres règles. Elles ne traitent pas de la question d’un affidavit souscrit par une personne qui ne parle ni l’anglais ni le français, mais elles traitent de la traduction de documents qui ne sont pas en anglais ou en français : Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [les Règles de la SPR], art 32(1). Comme le fait remarquer M. Mariyaseelan, la LIPR confirme que la SPR « n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve »
: LIPR, art 170g). La SPR peut plutôt fonder sa décision sur des éléments de preuve qu’elle juge « crédibles ou dignes de foi en l’occurrence »
: LIPR, art 170h).
[34] Je conviens avec M. Mariyaseelan que la SPR a adopté une approche beaucoup trop stricte quant à la formule d’assermentation. Pour commencer, il est difficile de comprendre la réserve de la SPR concernant le fait que l’affidavit n’indiquait pas qu’il avait été interprété à la tante. La formule d’assermentation dit expressément que l’affidavit a été [traduction] « lu et expliqué […] en tamoul »
à la tante par l’avocat qui a l’assermenté. Un document en anglais ne peut pas être [traduction] « lu »
en tamoul sans être interprété. Si la SPR cherchait précisément les termes [traduction] « interprété »
ou « traduit »
dans la formule d’assermentation, cela revient à dire qu’elle s’est concentrée sur la forme plutôt que sur le fond, ce qui est incompatible avec l’alinéa 170g) de la LIPR.
[35] Selon les questions posées à M. Mariyaseelan à l’audience, la SPR ne se demandait pas si l’avocat était un [traduction] « interprète »
, mais plutôt s’il était un [traduction] « interprète agréé »
. Même pour la Cour, il est difficile de savoir avec certitude si, en plus de comprendre les deux langues officielles, celui qui interprète un affidavit doit invariablement être [traduction] « agréé »
ou exercer la profession d’interprète pour être jugé « indépendant et compétent »
: Règles des Cours fédérales, art 80(2.1), formule 80B. Bien qu’il soit raisonnablement pertinent de tenir compte des capacités et des qualifications d’un interprète pour déterminer si la preuve qu’il a interprétée est crédible ou digne de foi, ni la LIPR ni les Règles de la SPR n’imposent de qualifications ou de certification prédéfinies. Les règles de preuve qui s’appliquent dans les instances devant la SPR, qui visent à reconnaître que les éléments de preuve à l’appui des demandes d’asile peuvent provenir de divers endroits et se présenter sous diverses formes, ne devraient pas imposer un fardeau de preuve formel que n’imposent pas la LIPR ou les Règles de la SPR.
[36] En outre, je ne puis souscrire à la déclaration de la SPR selon laquelle l’affidavit « ne fai[sait] pas état »
de la connaissance de l’anglais de l’avocat étant donné la langue dans laquelle l’affidavit était rédigé, la déclaration de l’avocat lui-même selon laquelle il avait lu et expliqué en tamoul le contenu à la tante, et la formule d’assermentation de l’avocat rédigée en anglais. M. Mariyaseelan a déclaré que l’avocat avait lui-même rédigé l’affidavit en anglais. Je conviens avec M. Mariyaseelan qu’il y a lieu d’accorder du poids à la déclaration de l’avocat selon laquelle le contenu de l’affidavit a été lu à la tante en tamoul et que celle-ci l’a compris. Il aurait sans contredit été préférable que la formule d’assermentation ou une déclaration à l’appui confirme expressément la capacité de l’avocat à parler l’anglais et le tamoul. Cependant, la SPR semble avoir écarté les éléments de preuve pertinents qui se rapportaient à la question qu’elle examinait, à savoir la mesure dans laquelle l’affidavit reproduisait de façon fiable le témoignage sous serment fait par la tante.
[37] En fait, la SPR a écarté l’affidavit dans son intégralité en raison de doutes quant aux compétences en anglais de l’avocat, sans tenir compte de tous les indices pertinents de fiabilité contenus dans l’affidavit et dans la preuve de M. Mariyaseelan. Même s’il était essentiel pour la SPR de s’assurer que la preuve dont elle disposait était « crédible ou digne de foi en l’occurrence »
, elle a, à mon avis, adopté une approche beaucoup trop « légal[e] ou techniqu[e] »
pour évaluer la fiabilité de la preuve contenue dans l’affidavit.
[38] Comme dernière observation sur cette question, M. Mariyaseelan renvoie aux articles 52 à 54 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, et il laisse entendre que les affidavits étrangers sont présumés valides. Je conviens avec le ministre que ces dispositions ne sont d’aucune utilité à M. Mariyaseelan en l’espèce. L’article 53 confirme que les serments déférés à l’étranger par un fonctionnaire judiciaire, comme un commissaire à l’assermentation, sont « aussi valides et efficaces »
que s’ils avaient été déférés au Canada. L’article 54 prévoit que les documents et les affidavits étrangers doivent être admis en preuve sans prouver le sceau, le timbre ou la signature. En l’espèce, la SPR n’a pas contesté l’authenticité de l’affidavit ni remis en question la signature ou le caractère officiel de l’avocat qui l’a assermenté. Le doute concernait essentiellement la formule d’assermentation, un doute qui peut également s’appliquer à un affidavit souscrit au Canada.
IV.
Conclusion
[39] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et la demande d’asile de M. Mariyaseelan sera renvoyée à la SPR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.
[40] Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je conviens que la présente affaire ne soulève aucune question qui satisfait au critère de certification.
JUGEMENT dans le dossier IMM-4850-19
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue par la Section de la protection des réfugiés le 11 juillet 2019 est annulée, et la demande d’asile de Rajeevan Mariyaseelan est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.
« Nicholas McHaffie »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mélanie Vézina
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-4850-19
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INTITULÉ :
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RAJEEVAN MARIYASEELAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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le 23 août 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE MCHAFFIE
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DATE DES MOTIFS :
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LE 8 FÉVRIER 2022
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COMPARUTIONS :
Adam Bercovitch Sadinsky
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POUR LE DEMANDEUR
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Maria Burgos
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Silcoff Shacter
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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