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Date : 20220209


Dossier : IMM-7412-19

Référence : 2022 CF 166

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 février 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

ISMAIL IBRAHIM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur, M. Ismail Ibrahim, est citoyen du Liban. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 6 novembre 2019 par laquelle l’agente principale d’immigration [l’agente] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’il a présentée depuis le Canada au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable au motif que l’agente a) n’a pas tenu compte d’éléments de preuve clés, notamment ses épisodes dépressifs, son niveau clinique d’anxiété et son incapacité à se voir reconnaître le statut de résident permanent depuis l’étranger; b) a fondé sa décision sur une interprétation sélective de la preuve et s’est livrée à des conjectures; c) n’a pas présenté des motifs suffisants. Le demandeur soutient aussi que l’agente a manqué à l’équité procédurale et a commis une erreur de droit.

[3] Contrairement à ce que le demandeur a affirmé dans ses observations, le défendeur soutient que l’agente a évalué l’ensemble des facteurs pertinents de manière raisonnable, qu’elle n’a pas fait abstraction de la preuve pertinente et qu’elle a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs pour accueillir la demande du demandeur.

II. Norme de contrôle

[4] Après avoir examiné le dossier et les observations des avocates, je conclus que les nombreuses questions soulevées par le demandeur sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[5] Dans ses observations écrites, le demandeur a tenté de présenter certaines questions comme des erreurs de droit et des manquements à l’équité procédurale, notamment le fait que l’agente a évalué la question des difficultés et qu’elle n’a pas tenu compte d’éléments de preuve clés. Le défendeur soutient que la présente affaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[6] Je suis d’accord avec le défendeur. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que, lorsqu’une cour de révision procède au contrôle judiciaire d’une décision administrative, elle doit partir de la présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable à tous les aspects de cette décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25). Elle doit ensuite déterminer si l’une des questions soulevées justifie que l’on s’écarte de cette présomption. À mon avis, il n’y a pas lieu de s’en écarter en l’espèce.

[7] Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme applicable au contrôle d’une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable. Une décision raisonnable est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Selon l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit être convaincue qu’un mode d’analyse, dans les motifs avancés, pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait (Vavilov, au para 102, citant Barreau du Nouveau‑Brunswick c Ryan, 2003 CSC 20 au para 55).

III. Analyse

[8] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser certains étrangers des exigences habituelles de la loi et de leur octroyer le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Le pouvoir discrétionnaire à cet égard représente une exception sensible et flexible qui vise à accorder un redressement en equity, notamment pour mitiger la rigidité de la LIPR dans les cas appropriés. Les considérations d’ordre humanitaire sont des faits, établis par la preuve, de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne dans la mesure où ses malheurs justifient l’octroi d’un redressement spécial aux fins des dispositions par ailleurs applicables de la LIPR (Kanthasamy, aux para 13 et 21).

[9] Selon l’interprétation retenue du paragraphe 25(1), l’agent est tenu d’évaluer les difficultés auxquelles le demandeur sera confronté lorsqu’il quittera le Canada. Dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur peut soulever un grand nombre de facteurs afin de démontrer qu’il subira des difficultés, y compris des facteurs couramment invoqués comme l’établissement au Canada, les liens au pays, les conséquences découlant d’une séparation familiale, l’intérêt supérieur des enfants et des considérations liées à la santé (Rainholz, au para 16).

[10] En l’espèce, le demandeur a soulevé, entre autres facteurs, des considérations liées à la santé. Il a notamment invoqué ses deux épisodes dépressifs, son niveau clinique d’anxiété, les répercussions émotionnelles de l’échec de son mariage au Canada, ainsi que le rôle qu’a joué sa famille au Canada dans ses épisodes dépressifs. La Cour a signalé, en particulier au cours des dernières années, « qu’il est de plus en plus reconnu et accepté que les problèmes de santé mentale sont réels, courants (mais souvent ignorés ou mal compris) et qu’ils peuvent poser des difficultés importantes à la fois pour les personnes qui en souffrent et pour ceux qui les entourent » (Rainholz, au para 40).

[11] Le demandeur a soulevé ses problèmes de santé mentale dans son affidavit de 2017, ses observations à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire déposée en 2017, son affidavit de 2019, ainsi que ses observations supplémentaires déposées à l’appui de sa demande de prorogation de son visa de visiteur en 2019. Dans sa lettre du 29 juillet 2019, l’avocate du demandeur a présenté une mise à jour de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire à laquelle étaient joints l’affidavit et les observations tirés de la demande de fiche de visiteur (2019). La lettre de présentation précisait que les pièces jointes portaient sur la [traduction] « détresse mentale permanente » du demandeur. Les observations et éléments de preuve au dossier font notamment référence à l’anxiété du demandeur, à l’apparition d’une profonde dépression à la suite de son divorce, à un deuxième épisode dépressif, à la décision du demandeur de commencer à « consulter un médecin pour l’aider à gérer son anxiété et sa dépression, dont les symptômes étaient plus sévères que ceux qui l’avait affecté après son divorce », ainsi qu’au témoignage du Dr K. Leung.

[12] Au même titre que l’avocate du défendeur, je souligne que, même s’il est indiqué à maintes reprises que le témoignage du Dr Leung figure dans les observations de 2019 et qu’il est question de ce témoignage à plusieurs endroits dans les observations, aucune copie de celui‑ci n’est comprise dans le DCT. À l’audience, l’avocate du demandeur a avisé la Cour que le témoignage était en fait joint à la demande de prorogation du visa de visiteur, mais qu’elle ne savait pas qu’il ne figurait pas dans le DCT relatif à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cependant, compte tenu des autres éléments de preuve figurant dans le DCT, je conclus que l’omission de joindre le témoignage du Dr Leung à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas déterminante en l’espèce.

[13] Comme mon collègue le juge Little l’a récemment énoncé, l’agent appelé « à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (souligné dans l’original) (Rainholz, au para 17, se fondant sur les arrêts Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 et Kanthasamy). La décision ne traitait pas des problèmes de santé mentale du demandeur ni du rôle que sa famille a joué pour l’aider à [traduction] « se sortir de son état dépressif », et elle n’y faisait pas référence.

[14] Il ressort clairement du dossier que les problèmes de santé mentale du demandeur constituaient un facteur pertinent dans la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Je reconnais que le décideur est présumé avoir examiné l’ensemble de la preuve dont il disposait (Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au para 38). Toutefois, la présente demande ne porte pas sur une situation où l’agent a tout simplement omis d’examiner certains éléments de preuve lorsqu’il a examiné un facteur dans son ensemble. En l’espèce, l’agente a plutôt fait abstraction d’un facteur pertinent et de l’ensemble de la preuve qui s’y rapportait. Elle n’a pas relevé ni soupesé les problèmes de santé mentale soulevés par le demandeur. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que la décision est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’agente était assujettie (Vavilov, au para 85). Comme l’a récemment énoncé le juge en chef, pour qu’une décision résiste au contrôle selon la norme de la décision raisonnable, elle doit être [traduction] « adéquatement justifiée à la lumière de la preuve qui a été présentée » (Mohammadi v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 127 au para 17).

[15] L’agente aurait dû examiner et soupeser les problèmes de santé mentale soulevés par le demandeur sans égard à la question de savoir si cela aurait modifié sa conclusion définitive. Pour ce motif, je conclus que la décision est déraisonnable. Compte tenu de cette conclusion, je conclus qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par le demandeur.

IV. Conclusion

[16] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Par conséquent, la demande est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7412-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie;

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. L’affaire ne soulève aucune question à certifier.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-7412-19

 

 

INTITULÉ :

ISMAIL IBRAHIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO) – audience tenue par vidéoconférence SUR zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JANVIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge ROCHESTER

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 9 février 2022

 

COMPARUTIONS :

PANTEA JAFARI

 

POUR LE DEMANDEUR

 

NICOLE RAHAMAN

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

JAFARI LAW

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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