Date : 20220203
Dossier : IMM-384-21
Référence : 2022 CF 128
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 3 février 2022
En présence de madame la juge Go
ENTRE :
|
MICHAEL VUU
|
demandeur
|
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] M. Michael Vuu [le demandeur] a présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire [la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire] au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Il sollicite le contrôle judiciaire du rejet de cette demande [la décision] par un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada.
[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande, car je conclus que l’agent a fait une évaluation déraisonnable de l’établissement du demandeur au Canada.
II.
Le contexte
A.
Le contexte factuel
[3] Le demandeur est un citoyen australien qui approche la quarantaine. Durant sa jeunesse, il a été victime de violence familiale et a souffert de dépression, au point de s’enfuir de chez lui et de vivre dans la rue. À un moment donné, il a tenté de se suicider. Sa tante et ses cousins vivant au Canada, avec qui il parlait fréquemment au téléphone et sur l’application FaceTime, l’ont encouragé à venir ici, et il est arrivé avec un visa vacances-travail en 2010. Ce visa a ensuite été prolongé jusqu’en 2017. Le demandeur n’a pas quitté le Canada depuis 2010, mis à part pour un voyage de 13 jours en Europe.
[4] Le demandeur a travaillé comme coiffeur au Canada de 2010 à 2016. Depuis, il subvient à ses besoins grâce à ses économies, car il n’a pas été en mesure de travailler légalement après l’expiration de son visa de travail. Sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire contenait de nombreuses lettres de soutien de sa tante, de son neveu, de cousins, d’anciens clients devenus amis et de collègues.
B.
La décision faisant l’objet du contrôle
[5] Par une décision datée du 7 janvier 2021, l’agent a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur. L’agent a conclu que la situation personnelle du demandeur et son établissement au Canada ne suffisaient pas à justifier une dispense pour motifs d’ordre humanitaire, entre autres parce que le demandeur n’avait pas présenté [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer l’existence d’une relation d’interdépendance »
entre lui et sa famille et ses amis, qu’il n’était [traduction] « pas rare que des personnes au Canada occupent un emploi, paient des impôts et forgent des liens et des amitiés au sein de leur communauté »
, et que le demandeur [traduction] « peut poursuivre avec succès sa carrière en Australie »
.
III.
Les questions en litige et la norme de contrôle applicable
[6] Le demandeur soulève trois arguments à l’appui de sa demande : (1) l’agent a déraisonnablement évalué son interdépendance avec sa famille et ses amis au Canada, (2) l’agent a déraisonnablement utilisé sa capacité d’adaptation pour ne pas tenir compte de son établissement, et (3) l’agent a déraisonnablement omis de tenir compte de son établissement au motif qu’il était courant.
[7] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[8] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux : Vavilov, aux para 12-13. La cour de révision doit trancher la question de savoir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable est une décision qui est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences : Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135.
[9] Pour qu’une décision soit déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle contient des lacunes suffisamment capitales ou importantes : Vavilov, au para 100. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable.
IV.
Analyse
[10] Je conviens avec le demandeur que l’agent a déraisonnablement omis de prendre en compte son établissement au motif qu’il n’était [traduction] « pas rare »
, sans fournir de justification à cette conclusion.
[11] L’agent a utilisé l’expression [traduction] « pas rare »
à plusieurs reprises dans la décision, affirmant [traduction] « [qu’]il n’est pas rare qu’une personne qui réside au Canada depuis environ 10 ans tisse des liens au sein de sa communauté »
, « [qu’]il n’est pas rare qu’une personne qui réside au Canada depuis longtemps forge ce genre de relations »
, et « [qu’]il n’est pas rare que des personnes qui résident au Canada occupent un emploi, paient des impôts, tissent des liens et nouent des amitiés au sein de leur communauté »
.
[12] Le demandeur fait valoir que sa situation n’est pas courante : il a connu des difficultés importantes en Australie, il réside au Canada depuis 10 ans, il a un emploi rémunéré, il gagne un revenu élevé, il n’a pas travaillé sans autorisation, il entretient une relation d’interdépendance avec des membres de sa famille proche, et il a forgé de nombreuses amitiés qui peuvent également être décrites comme interdépendantes.
[13] Le demandeur invoque la décision Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 993 [Joseph] au para 29, où le juge Annis a conclu que l’agent n’avait pas expliqué « en quoi le fait de résider au Canada depuis dix ans, d’avoir une expérience d’emploi fructueuse, de compter de nombreux Canadiens parmi les proches parents, et de participer pleinement à la vie communautaire ne démontrait pas un degré d’établissement suffisant pour qu’il soit jugé que le renvoi entraînerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives »
.
[14] Le demandeur invoque également la décision Jamrich c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 804 au para 29, dans laquelle le juge Blais a conclu qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que l’établissement « n’[était] pas supérieur à celui auquel on peut s’attendre à l’égard d’un réfugié qui aurait eu les mêmes possibilités au Canada »
et ne pouvait être considéré « suffisamment différent ou important pour que l’on puisse dire que la famille Jamrich est mieux établie que toute autre famille qui réside au Canada en attendant que se déroule le processus de détermination du statut de réfugié »
.
[15] En bref, le demandeur soutient que la conclusion de l’agent concernant l’établissement n’était pas justifiée et que le défendeur n’a pas indiqué où la justification figurait dans la décision.
[16] Le défendeur réitère que l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire est hautement discrétionnaire et qu’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire ne constitue pas une autre voie d’immigration au Canada, citant l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 23 et 25, et la décision Meniuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1374, au para 43.
[17] Pour commencer, je constate que, même si l’agent a indiqué qu’il avait accordé [traduction]« un certain poids positif »
à l’établissement du demandeur, il a nuancé son évaluation en soulignant à maintes reprises que l’établissement n’était [traduction] « pas rare »
, sans expliquer pourquoi.
[18] Comme je l’ai récemment mentionné dans la décision Quiros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1412 aux para 18 à 21 [Quiros], l’agent chargé d’examiner des motifs d’ordre humanitaire commet une erreur lorsqu’il énumère simplement les facteurs relatifs à l’établissement du demandeur avant de conclure que son établissement n’est pas exceptionnel ou extraordinaire, vraisemblablement en raison d’une certaine « norme »
ou « attente »
, sans préciser quelles sont ces normes ou ces attentes. À mon avis, on peut conclure à la même erreur en l’espèce si l’on remplace les mots « pas exceptionnel ou extraordinaire »
par les mots « pas rare »
.
[19] Si l’on compare la présente affaire avec l’affaire Quiros, l’erreur est encore plus prononcée en l’espèce, vu le nombre élevé d’éléments de preuve que le demandeur a présentés non seulement au sujet des relations étroites qu’il avait établies avec sa famille, ses amis, d’anciens clients et des collègues au Canada, mais aussi au sujet des épreuves qu’il avait personnellement surmontées dans le passé.
[20] Commençons par les relations avec la famille et les amis. Le dossier contient une lettre de soutien de sa cousine, T. Phuong, une mère monoparentale ayant un handicap et trois enfants, qu’il aide à accomplir des tâches pratiques. Dans cette lettre, la cousine mentionne ceci : [traduction] « ce serait dévastateur de voir [le demandeur] quitter notre vie »
. Le dossier contient une autre lettre d’une amie du demandeur, M. Lynn, qui le décrit comme une présence [traduction] « essentielle »
dans sa famille et un mentor pour ses enfants. Elle affirme que le demandeur a été d’un grand soutien pour l’un de ses fils souffrant de dépression nerveuse. De plus, une lettre de l’ami du demandeur, D. Pilz, décrit le demandeur comme faisant partie de la famille, affirmant que ses enfants le qualifient d’« oncle »
. Le demandeur emmène les enfants à leurs programmes parascolaires, et il passe ses vacances avec la famille. Enfin, d’autres lettres d’appui rédigées par des amis décrivent le demandeur comme faisant partie de la famille.
[21] L’agent a examiné ces lettres et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer une interdépendance entre le demandeur et sa famille et ses amis. Même si l’on admet que ce ne sont pas toutes ces relations qui constituent une interdépendance, l’agent n’a jamais expliqué pourquoi il n’est [traduction] « pas rare qu’une personne qui réside au Canada depuis longtemps noue ces types de relations »
[non souligné dans l’original]. Comme le montrent les lettres de soutien en l’espèce, le demandeur a établi des relations étroites avec ses nombreux parents, amis (y compris d’anciens clients) et collègues, qui se sont sentis obligés d’écrire des lettres de soutien profondément personnelles pour témoigner de leur gratitude, de leur amour et de leur respect envers le demandeur. À mon avis, il était déraisonnable de la part de l’agent de qualifier de « courants »
les liens que le demandeur a créés avec ces personnes compte tenu des éléments de preuve convaincants dénotant le contraire.
[22] Plus important encore, l’agent n’a pas remis en question l’allégation du demandeur selon laquelle il avait été victime de mauvais traitements et de violence, il avait souffert de dépression, avait vécu dans la rue et avait déjà tenté de se suicider. N’importe lequel de ces événements traumatisants pourrait marquer à jamais la personne touchée. Pourtant, nulle part dans la décision, l’agent n’a expliqué pourquoi il n’est [traduction] « pas rare »
qu’une personne comme le demandeur, compte tenu de son expérience passée, puisse refaire sa vie et [traduction] « occuper un emploi, payer des impôts et forger des liens et des amitiés au sein de sa communauté »
.
[23] Le défendeur soutient qu’en l’espèce, l’agent a examiné tous les éléments de preuve et a conclu que, dans les circonstances, une dispense n’était pas justifiée. Invoquant les décisions De Sousa c Canada (Citoyenneté et de Immigration), 2019 CF 818 aux para 27-30 et Thiyqgarasa c Canada (Citoyenneté et de Immigration), 2019 CF 111 aux para 28 et 32, le défendeur fait valoir que le simple fait que le demandeur soit établi au Canada ne justifiait pas nécessairement une dispense, puisque la preuve ne démontrait pas un niveau d’établissement exceptionnel.
[24] Je suis d’accord avec le défendeur sur un point : l’établissement, en soi, ne justifierait pas l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. La question de savoir s’il y a lieu de prendre une « mesure à vocation équitable »
pour des motifs d’ordre humanitaire dépend plutôt de la question de savoir si les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne »
, à laquelle on peut répondre grâce à une « évaluation des difficultés »
: Kanthasamy, aux para 21 et 22.
[25] Par conséquent, une décision devient déraisonnable lorsqu’un agent ne tient pas compte de la situation particulière d’un demandeur pour trancher la question de savoir si une dispense est justifiée : Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 [Zhang] au para 24.
[26] Dans la décision Zhang, après avoir examiné la jurisprudence, le juge Zinn a résumé la nature essentielle d’une mesure fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et a mis en garde contre l’imposition d’une norme comparative pour évaluer une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire :
[23] Il existe une différence importante entre le fait de souligner que ces mesures exceptionnelles sont prévues parce que la situation personnelle particulière de certains est telle que l’expulsion les frappe plus durement que d’autres, et le fait d’affirmer que l’octroi de pareilles mesures est possible uniquement pour ceux qui font la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances exceptionnelles par rapport à d’autres. Le premier explique la raison d’être de l’exemption, tandis que le second vise à identifier les personnes susceptibles de bénéficier de l’exemption. Le second impose à l’exception une condition qui n’a pas lieu d’être.
[Souligné dans l’original.]
[27] Autrement dit, la question n’est pas tant de savoir si l’établissement du demandeur n’est « pas courant »
ou « pas ordinaire »
, mais plutôt de savoir si les circonstances particulières de l’affaire, y compris l’établissement du demandeur, sont telles qu’elles justifient l’octroi d’une mesure à vocation équitable pour des motifs d’ordre humanitaire.
[28] En l’espèce, comme l’agent n’a pas procédé à une évaluation individualisée de la demande du demandeur à la lumière de toutes ses circonstances personnelles, comme il a évalué les réalisations du demandeur en fonction d’une norme non précisée et non définie de niveau d’établissement « courant »
et comme il n’a pas justifié son évaluation, il a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’établissement du demandeur au Canada.
[29] Puisque j’ai conclu que la décision était déraisonnable pour ce motif, je n’ai pas besoin d’examiner les autres arguments soulevés par le demandeur.
V.
Conclusion
[30] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
[31] Il n’y a aucune question à certifier.
JUGEMENT dans IMM-384-21
LA COUR STATUE :
- La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
- L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
- Il n’y a aucune question à certifier.
« Avvy Yao-Yao Go »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mélanie Vézina
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-384-21
|
INTITULÉ :
|
MICHAEL VUU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 18 JANVIER 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE GO
|
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
|
LE 3 FÉVRIER 2022
|
COMPARUTIONS :
Dov Maierovitz
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Margherita Braccio
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dov Maierovitz
Avocat
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|