Date : 20220201
Dossier : IMM‑3326‑20
Référence : 2022 CF 113
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 1er février 2022
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE :
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OLUWAFEMI SAMUEL AYORINDE
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur est citoyen du Nigéria. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] l’a exclu de la protection conférée aux réfugiés au motif qu’il avait commis un crime grave de droit commun en dehors du Canada.
[2] Le demandeur sollicite, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision du 8 juillet 2020 de la SPR. Il avance que cette décision est déraisonnable pour deux raisons. Premièrement, il soutient que la SPR a commis une erreur dans l’évaluation de la gravité des crimes. Deuxièmement, il fait valoir que la SPR a erronément tenu compte de sa conduite postérieure aux infractions pour évaluer la gravité de celles‑ci, donc du fait qu’il était retourné au Nigéria après avoir fui les États‑Unis pour se soustraire à la poursuite pénale. Quant à lui, le défendeur affirme que la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur était exclu de la protection conférée aux réfugiés.
[3] Je suis d’avis que la SPR a commis une erreur en évaluant la gravité des crimes et que cette erreur scelle le sort de la demande. Comme je l’explique plus loin, j’estime que la SPR était tenue d’établir où se situerait la peine du demandeur dans l’éventail des peines en cas de déclaration de culpabilité. Le défaut de le faire par la SPR rend la décision déraisonnable.
II.
Dispositions législatives et jurisprudence applicables
[4] La section Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et l’article 98 de la LIPR excluent une personne de la protection conférée aux réfugiés lorsque celle‑ci a commis un crime grave de droit commun en dehors du Canada :
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[5] L’alinéa 36(1)c) de la LIPR reconnaît qu’une infraction commise à l’extérieur du Canada relève de la « grande criminalité »
dans le cas où, commise au Canada, elle constituerait une infraction punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans :
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[6] Selon la jurisprudence, le décideur doit suivre une procédure à deux étapes lorsqu’il examine la question de l’exclusion. Premièrement, il doit établir si l’infraction, commise au Canada, aurait été passible d’un emprisonnement d’au moins 10 ans. Il existe alors la présomption que l’infraction est grave. Toutefois, la présomption peut être réfutée par le jeu de quatre facteurs dégagés dans l’arrêt Jayasekara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 404 [Jayasekara], à savoir (1) les éléments constitutifs du crime; (2) le mode de poursuite; (3) la peine prévue; et (4) les circonstances atténuantes et aggravantes (voir également Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 252 aux para 16‑18, où le juge Paul Favel a utilement résumé l’état de la jurisprudence).
III.
Contexte
[7] En 1994, le demandeur s’est rendu aux États‑Unis muni d’un visa de visiteur et d’un passeport nigérian authentique, mais délivré sous un faux nom. En janvier 1997, il a été arrêté pour trois actes délictueux graves de contrefaçon et de fraude. Le demandeur ne s’est pas présenté à l’audience préalable à la mise en accusation aux États‑Unis du fait de son retour au Nigéria en mars 1997. Un mandat d’arrestation (sous son pseudonyme) n’a toujours pas été exécuté aux États‑Unis.
[8] En 2002, le demandeur est entré de nouveau aux États‑Unis à titre de résident permanent, toujours muni d’un authentique passeport nigérian, mais sous un second pseudonyme. Il est ensuite retourné au Nigéria en 2012 après le rejet de sa demande de naturalisation aux États‑Unis pour fraude et fausses déclarations.
[9] Par la suite, le demandeur a quitté le Nigéria pour se rendre au Canada. Il a invoqué sa crainte d’être persécuté du fait de son orientation sexuelle. Il est arrivé en sol canadien le 22 mai 2012, muni d’un passeport nigérian, mais sous un troisième pseudonyme. Il a déposé sa demande d’asile le 18 juillet 2012.
IV.
Décision attaquée
[10] Au cours de l’audience de la SPR, le demandeur a témoigné qu’il avait perpétré les crimes dont on l’avait accusé en 1997 aux États‑Unis. La SPR a conclu que les crimes qui lui étaient reprochés constituaient également des infractions au Canada et étaient chacun passible d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans (art 380(1), 366(1) et 367, et 403(1) du Code criminel du Canada [le Code criminel] : soit respectivement la fraude (de plus de 5 000 $), le faux et la fraude à l’identité). Cette conclusion établit la présomption de grande criminalité.
[11] La SPR a ensuite entrepris une analyse des facteurs recensés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Jayasekara.
[12] En se penchant sur les éléments constitutifs des crimes et le mode de poursuite, la SPR a noté que le demandeur n’avait pas été poursuivi aux États‑Unis du fait de son retour au Nigéria, mais qu’il avait été inculpé de trois chefs d’actes délictueux graves plutôt que de délits. La SPR a conclu qu’elle ne pouvait pas apprécier la peine prévue puisque le demandeur n’avait pas été reconnu coupable.
[13] La SPR a examiné le contexte factuel et a conclu que le demandeur avait volontairement perpétré les infractions à l’âge de 30 ans et qu’il les avait commises par appât du gain. Elle a dégagé comme circonstances aggravantes la participation aux activités d’une organisation criminelle et le fait d’avoir tiré profit des crimes. Elle a refusé de tenir compte de l’absence d’antécédents criminels du demandeur depuis 1997 à titre de circonstance atténuante, mais a reconnu que le caractère non violent des crimes en était une.
[14] La SPR a conclu que les circonstances ne permettaient pas de réfuter la présomption de grande criminalité et a statué qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait commis un crime grave de droit commun en dehors du Canada.
[15] La SPR s’est penchée sur les nombreux pseudonymes du demandeur et a jugé qu’ils l’empêchaient d’établir son véritable nom selon la prépondérance des probabilités. Toutefois, elle était convaincue que le demandeur était la même personne qui avait commis les actes criminels aux États‑Unis.
V.
Norme de contrôle
[16] Les parties conviennent que les questions soulevées dans la demande sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Jung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 464 au para 28 [Jung]). Une décision raisonnable doit être fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable est censé tenir dûment compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87).
VI.
Analyse
A.
Dans le cadre de son analyse relative à la question de savoir si la présomption de grande criminalité avait été réfutée, la SPR a commis une erreur en omettant de se demander où se situerait la peine applicable à la conduite criminelle du demandeur dans l’éventail des peines
[17] Le demandeur soutient qu’un large éventail de peines potentielles s’applique pour les infractions en cause. Les crimes de faux et de fraude à l’identité sont passibles d’un emprisonnement maximal de 10 ans chacun et la fraude de plus de 5 000 $ est punissable d’une peine maximale de 14 ans. Toutes ces infractions englobent une vaste gamme de conduites blâmables potentielles. En particulier, la fraude qui dépasse 5 000 $ comprend des conduites qui font intervenir des sommes s’échelonnant de 5 000 $ à 1 000 000 $ avant que la disposition sur la peine minimale de deux ans d’emprisonnement ne trouve à s’appliquer (paragraphe 380(1.1) du Code criminel).
[18] En l’espèce, le demandeur a été inculpé d’infractions mettant en jeu des sommes de l’ordre de 8 000 $ US. Selon le demandeur, la SPR était tenue de chercher à savoir s’il aurait reçu une peine située à l’extrémité inférieure, au milieu ou à l’extrémité supérieure de l’éventail des peines en cas de déclaration de culpabilité, et ce, afin de déterminer si son comportement relevait de la grande criminalité en l’absence de déclaration de culpabilité ou de peine.
[19] Le défendeur rétorque que la SPR n’a pas commis d’erreur. Cette dernière a analysé en profondeur les facteurs établis dans l’arrêt Jayasekara et, quoiqu’elle n’ait pas explicitement abordé les éventails des peines applicables aux crimes en cause, rien n’indique qu’elle n’était pas au courant des larges fourchettes des peines. Le défendeur fait également valoir que rien ne garantit que le demandeur aurait reçu une peine située à l’extrémité inférieure de l’éventail parce que la valeur pécuniaire en jeu est seulement un des facteurs à prendre en compte dans la détermination de la peine. Enfin, le défendeur plaide que la jurisprudence invoquée par le demandeur se distingue de l’espèce. La SPR a examiné tous les éléments constitutifs de la conduite criminelle du demandeur et a tiré une conclusion raisonnable de grande criminalité.
[20] La Cour suprême du Canada a déclaré que lorsque la peine applicable à l’infraction du demandeur d’asile se situait ou se situerait à l’extrémité inférieure d’un large éventail des peines au Canada, on ne saurait exclure ce demandeur de façon présomptive par application de l’article 1Fb) (Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 au para 62 [Febles]).
[21] Dans l’arrêt Jayasekara, il est reconnu que la détermination de la peine et les circonstances entourant la perpétration de l’infraction sont des facteurs pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer si la présomption de grande criminalité est réfutée. Si aucune sentence n’a été prononcée, les facteurs énoncés dans l’arrêt Jayasekara n’empêchent pas l’examen de la question de savoir où la conduite peut se retrouver dans l’éventail des peines. Comme je l’ai noté plus haut, la Cour suprême a statué que la conduite sanctionnée par une peine parmi les plus légères de l’éventail est pertinente pour ce qui est d’apprécier la gravité d’un crime (Febles, au para 62).
[22] Notre Cour a reconnu qu’un large éventail de peines (de 0 à 14 ans) est prévu pour le crime de fraude de plus de 5 000 $ et que les demandeurs dont les crimes se situeraient au bas de cette échelle sont en droit de s’attendre à ce que la SPR en tienne compte (Jung, aux para 48‑49). La Cour a également conclu, en citant l’arrêt Febles, qu’un décideur commet une erreur dans son évaluation de la gravité lorsqu’il consulte « uniquement les peines maximales possibles »
et omet d’« examiner sérieusement »
la question de savoir si le demandeur se verrait infliger une peine parmi les plus légères d’un large éventail des peines (Tabagua c Canada, 2015 CF 709 aux para 15‑16; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1329 aux para 32‑33).
[23] Le défendeur soutient que cette jurisprudence se distingue de l’espèce parce que la SPR a tenu compte de l’ensemble des facteurs énoncés dans l’arrêt Jayasekara dans la présente instance. Je ne suis pas d’accord. Ces facteurs doivent être examinés à la lumière de la jurisprudence qui a suivi. Lorsqu’aucune sentence n’a été prononcée et qu’il existe un large éventail des peines, l’arrêt Febles exige que l’on détermine où dans l’éventail des peines peut se retrouver la peine applicable à la conduite reprochée du demandeur. Bien que je convienne avec le défendeur que beaucoup de facteurs influencent la détermination d’une peine, la SPR n’est pas pour autant exemptée de son obligation de s’attaquer à la question de savoir si la conduite du demandeur entraînerait l’imposition d’une peine située à l’extrémité inférieure d’un large éventail des peines.
[24] Le défendeur soutient que la décision ne démontre pas que la SPR n’était pas au courant du large éventail des peines. Or, les lacunes potentielles d’une décision ne sont pas comblées pour autant lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au raisonnement suivi qu’au résultat de la décision. Le défaut de traiter explicitement d’une question essentielle à l’affaire dont est saisi le décideur porte atteinte au caractère raisonnable de la décision. C’est ce qui s’est produit en l’espèce.
[25] Selon la jurisprudence citée plus haut, la SPR était tenue d’examiner et de déterminer si le demandeur se verrait infliger une peine parmi les plus légères d’un large éventail des peines. Le défaut de le faire rend la décision déraisonnable.
B.
La SPR n’a pas tenu compte de la conduite postérieure aux infractions pour évaluer leur gravité
[26] Le demandeur affirme que la SPR a tenu compte de sa conduite postérieure aux infractions, à savoir sa fuite des États‑Unis, pour évaluer leur gravité. Je ne suis pas de cet avis.
[27] La SPR a explicitement reconnu que l’évaluation de la gravité des infractions ne devait pas comprendre de faits subséquents à leur perpétration ni de facteurs étrangers à celle‑ci. Dans son examen des faits entourant les crimes, la SPR a noté que le demandeur était retourné au Nigéria pour éviter d’être poursuivi pénalement aux États‑Unis. Sa fuite au Nigéria n’est pas mentionnée dans la partie de la décision qui traite des circonstances atténuantes et aggravantes sous‑jacentes aux infractions.
[28] L’examen de la décision de la SPR dans son ensemble et dans son contexte, qui s’impose, m’amène à conclure que la mention du retour au Nigéria visait à établir le contexte de l’affaire, mais que la SPR n’en a pas fait usage pour évaluer la gravité des infractions.
VII.
Conclusion
[29] La demande est accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑3326‑20
LA COUR STATUE :
La demande est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.
Aucune question n’est certifiée.
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« Patrick Gleeson »
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Juge
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Traduction certifiée conforme
Semra Denise Omer
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑3326‑20
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INTITULÉ :
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OLUWAFEMI SAMUEL AYORINDE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 13 JANVIER 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE GLEESON
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DATE DES MOTIFS :
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LE 1ER FÉVRIER 2022
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COMPARUTIONS :
Dov Maierovitz
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POUR LE DEMANDEUR
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Rachel Hepburn‑Craig
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
EME Professional Corp.
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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