Dossier : IMM-7281-19
Référence : 2022 CF 88
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2022
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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AMER OBEID
DOUA TAHA
ALMA OBEID
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Craignant d’être battus et menacés par le Hezbollah au Liban, le demandeur principal, Amer Obeid, son épouse, Doua Obeid, et leur fille mineure, Alma Obeid, tous citoyens du Liban, ont demandé l’asile à leur arrivée au Canada en 2016. La famille compte aussi un garçon mineur, Adam Amer Obeid, qui est citoyen canadien.
[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au Canada a rejeté leur demande d’asile en janvier 2017. La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Tripoli, au Liban. Voir l’annexe « A »
pour les dispositions législatives pertinentes. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la conclusion de la SPR quant à l’existence d’une PRI viable à Tripoli et a rejeté l’appel des demandeurs en janvier 2018.
[3] En août 2018, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, c’est-à-dire l’établissement au Canada, les difficultés auxquelles ils seraient exposés au Liban et l’intérêt supérieur de leurs enfants. Ils ont fait valoir que leur fils, Adam, souffre d’un trouble de la parole et qu’il est suivi par un orthophoniste. Dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur principal a déclaré que [traduction] « le Liban n’offre pas ce genre de thérapie efficace ou de thérapie tout court pour mon fils »
.
[4] Le 18 novembre 2019, l’agent a rejeté leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté les conclusions de la SPR et de la SAR, notamment que les demandeurs disposaient d’une PRI, qu’ils pouvaient solliciter l’aide de la police ou du système judiciaire au Liban et qu’ils n’avaient pas démontré que leur établissement au Canada justifiait une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. En ce qui concerne le facteur de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a indiqué que les enfants sont [traduction] « résilients et s’adaptent aux nouvelles situations »
et que, malgré l’écart entre le niveau de vie au Canada et au Liban, l’intérêt supérieur des enfants [traduction] « serait servi si les demandeurs continuaient de bénéficier des soins personnels et du soutien offerts par leurs parents au Liban »
. De plus, selon le raisonnement de l’agent, les éléments de preuve fournis par les demandeurs ne permettaient pas d’établir qu’Adam n’aurait pas accès à des services médicaux au Liban.
[5] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’agent.
[6] Il n’est pas contesté que la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée s’appliquer : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25. À mon avis, il n’existe en l’espèce aucune situation qui peut permettre de réfuter cette présomption : Vavilov, au para 17.
[7] Ayant examiné les documents des parties, dont leurs observations écrites et orales, de même que le droit applicable, je suis convaincue que les demandeurs se sont acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, au para 100. À mon avis, la question déterminante est le traitement par l’agent du facteur de l’intérêt supérieur des enfants. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.
II.
Analyse
[8] J’estime que l’agent a commis plusieurs erreurs dans son analyse du facteur de l’intérêt supérieur des enfants.
[9] Premièrement, l’agent a déclaré que [traduction] « vu leur jeune âge [...] ces enfants sont résilients et peuvent s’adapter aux nouvelles situations »
, mais n’a invoqué aucun élément de preuve à l’appui de cette conclusion [non souligné dans l’original]. Le fait que la fille des demandeurs adultes n’était âgée que de deux ans lorsque la famille est arrivée au Canada n’atteste pas, en soi, de sa résilience et de sa capacité d’adaptation. De plus, je juge la déclaration concernant le fils inintelligible ou opaque, en l’absence d’autres éléments, parce qu’il est né au Canada. Une hypothèse générale au sujet de la résilience et de la capacité d’adaptation des enfants, en référence seulement à l’âge, ne dénote pas, selon moi, un degré d’examen suffisant ou adéquat de l’intérêt supérieur des enfants en question. En d’autres termes, cela indique que l’agent a omis d’évaluer individuellement chaque enfant, alors qu’il aurait dû le faire.
[10] Deuxièmement, l’agent a mentionné par la suite que [traduction] « bien qu’il puisse être difficile pour eux de quitter le Canada, en fin de compte, ils retourneront au Liban avec leurs parents »
. L’agent a eu tort de fonder son analyse de l’intérêt supérieur des enfants sur la prémisse que les parents seraient renvoyés dans leur pays d’origine et que les enfants mineurs les accompagneraient : Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 17; Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582 au para 61.
[11] Troisièmement, pour effectuer une analyse adéquate de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent doit d’abord établir quel est l’intérêt supérieur des enfants (c’est-à-dire quel est l’intérêt supérieur de chaque enfant) : est-il préférable que l’enfant demeure au Canada, où les possibilités et le soutien offerts sur le plan social, économique et médical sont meilleurs, ou qu’il retourne dans son pays d’origine avec ses parents? Ce n’est qu’après avoir clairement défini ce qui est dans l’intérêt supérieur des enfants que l’agent peut apprécier ce résultat en tenant compte des autres éléments favorables et défavorables que révèle la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire : Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 [Sebbe] au para 16.
[12] L’agent a bel et bien examiné l’intérêt supérieur du fils à la lumière de son trouble de la parole. Indépendamment de la question de savoir s’il l’a fait de façon raisonnable, je conclus que l’agent n’a pas du tout examiné l’intérêt supérieur de la fille, sauf pour mentionner son âge.
[13] L’agent a plutôt conclu que [traduction] « [q]uels que soient les ajustements que les enfants devront faire dans leur vie au Liban, ils les feront en bénéficiant du soutien de leurs parents »
et qu’il [traduction] « serait dans l’intérêt supérieur des enfants de continuer de profiter des soins personnels et du soutien offerts par leurs parents au Liban »
[non souligné dans l’original].
[14] À première vue, cette conclusion de l’agent témoigne de son omission de définir l’intérêt et les besoins des enfants, puis de les examiner avec beaucoup d’attention : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (CanLII), [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy] au para 39. De plus, cette conclusion ne démontre pas, selon moi, que l’agent a décidé du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi des parents exposera chaque enfant et qu’il a pondéré ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi des parents : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 au para 6. L’agent s’est plutôt contenté de conclure ainsi : [traduction] « Je ne suis pas convaincu qu’un retour au Liban aurait des répercussions négatives importantes sur l’intérêt supérieur des enfants »
.
[15] Bien que je convienne avec le défendeur que l’intérêt supérieur des enfants n’est pas un facteur qui l’emporte nécessairement sur tous les autres, je ne suis pas d’accord avec son affirmation selon laquelle l’agent a accordé un poids considérable à ce facteur. Selon moi, l’intérêt supérieur des enfants n’a été qu’un facteur examiné parmi une multitude d’autres facteurs d’ordre humanitaire applicables dans les circonstances. L’agent a omis d’accorder un poids considérable à l’intérêt supérieur de l’enfant, comme l’a prescrit la Cour suprême dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 à la page 864. De plus, « [p]uisque l’enfant peut éprouver de plus grandes difficultés qu’un adulte aux prises avec une situation comparable, des circonstances qui ne justifieraient pas une dispense dans le cas d’un adulte pourraient néanmoins la justifier dans le cas d’un enfant »
: Kanthasamy, précité, au para 41.
[16] J’estime que l’agent a omis d’appliquer le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui dépend fortement du contexte, en tenant compte de l’âge de chaque enfant, de ses capacités, de ses besoins, de son degré de maturité et de son degré de développement : Kanthasamy, précité, au para 35. L’agent n’a pas défini les intérêts et les besoins des enfants de façon significative. Les motifs de l’agent reposent plutôt sur l’hypothèse voulant que la famille retournerait au Liban et que l’intérêt supérieur des enfants serait préservé grâce aux soins et au soutien de leurs parents, alors qu’il aurait fallu définir cet intérêt et lui accorder un poids considérable : Zima c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 986 au para 22.
[17] En outre, le fait que l’agent a estimé qu’il ne disposait pas d’éléments de preuve objectifs établissant qu’Adam ne pourrait pas obtenir de services médicaux au Liban démontre, selon moi, que l’agent a escamoté « la question à laquelle il était chargé de répondre : Quel est l’intérêt supérieur de [chaque] enfant? »
: Sebbe, précitée, au para 16. Comme il est mentionné au même paragraphe de la décision Sebbe, laisser entendre que l’intérêt de l’enfant à demeurer au Canada est neutralisé si l’autre pays offre un niveau de vie minimal est abusif.
[18] Compte tenu de ma conclusion déterminante quant au traitement déraisonnable par l’agent du facteur de l’intérêt supérieur des enfants, je n’examinerai pas les autres questions que sont l’existence d’une PRI et l’établissement au Canada.
III.
Conclusion
[19] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille donc la demande de contrôle judiciaire des demandeurs. La décision contestée est annulée et l’affaire devra être réexaminée par un autre agent ou décideur.
[20] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier et j’estime que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-7281-19
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie.
La décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du 18 novembre 2019 est annulée et l’affaire devra être réexaminée par un autre agent ou décideur.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Philippe Lavigne-Labelle
Annexe « A » : Dispositions législatives pertinentes
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-7281-19
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INTITULÉ :
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AMER OBEID, ALMA OBEID, DOUA TAHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 8 JUILLET 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 26 janvier 2022
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COMPARUTIONS :
Rylee Raeburn-Gibson
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POUR LES DEMANDEURS
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Neeta Logsetty
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Rylee Raeburn-Gibson
Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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