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Date : 20220126


Dossier : IMM‑480‑21

Référence : 2022 CF 81

[TRADUCTION FRANÇAISE]


Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

OLUWABUSOLAMI GANIAT ADELEYE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, madame Oluwabusolami Ganiat Adeleye, est une citoyenne du Nigéria. Elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision [la décision] rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada en décembre 2020. La SAR a confirmé le rejet, par la Section de la protection des réfugiés [la SPR], de la demande d’asile présentée par Mme Adeleye au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La SAR et la SPR ont toutes deux rejeté la demande d’asile présentée par Mme Adeleye au motif que celle‑ci disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable au Nigéria.

[2] Mme Adeleye demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Mme Adeleye allègue que la décision est déraisonnable à trois égards. Elle prétend que la SAR a commis des erreurs dans son analyse de la PRI, qu’elle s’est livrée à un examen microscopique des éléments de preuve documentaire objectifs sur la corruption qui règne au Nigéria et qu’elle a effectué une appréciation déraisonnable de sa santé mentale.

[3] La seule question en litige est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable. Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire de Mme Adeleye. À la lumière des conclusions tirées par la SAR, des éléments de preuve dont celle‑ci disposait et du droit qui s’applique, je n’ai aucun motif pour annuler la décision. Les motifs donnés par la SAR possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’y a par conséquent aucun motif qui justifie l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[4] Mme Adeleye est née au Nigéria le 24 février 1983. Elle est mariée et n’a pas d’enfant. Elle est la fille de monsieur Alhaji Ibrahim Saliu, homme d’affaires qui possédait de nombreuses propriétés au Nigéria.

[5] Mme Adeleye allègue que son père a été assassiné en juin 2015 par des membres de sa famille élargie lors d’une attaque au cours de laquelle elle a été agressée et a perdu conscience. De plus, elle allègue qu’une deuxième agression s’est produite en février 2016, au cours de laquelle elle a été agressée sexuellement et physiquement par des membres de sa famille élargie, ce qui a entraîné une fausse‑couche. Mme Adeleye prétend qu’elle a été la cible de ces agressions parce qu’elle a hérité de la succession de son père, qui fait l’envie de ses agents de persécution. Plus particulièrement, ses agents de persécution soutiennent qu’elle a en sa possession des documents importants sur les propriétés de son défunt père.

[6] En juin 2016, Mme Adeleye a quitté le Nigéria pour se rendre aux États‑Unis. Elle y est demeurée deux mois avant de retourner au Nigéria. Elle allègue qu’au cours de l’année subséquente, elle a fait l’objet d’agressions et de harcèlement répétés de la part de ses agents de persécution. L’époux de Mme Adeleye a rapporté une agression particulièrement violente à la police. Mme Adeleye soutient qu’elle a subi personnellement une troisième agression en novembre 2017 lorsqu’elle a été forcée d’arrêter son véhicule au bord de la route et qu’elle a été par la suite menacée, molestée et gardée en captivité pendant 48 heures. Elle a continué de recevoir des menaces, et elle croit que ses agents de persécution ont versé des pots‑de‑vin à la police nigériane. Elle prétend qu’elle souffre désormais du syndrome de stress post‑traumatique [le SSPT] à cause de ces événements.

[7] Mme Adeleye a finalement quitté le Nigéria pour se rendre aux États‑Unis une seconde fois. À partir des États‑Unis, elle est entrée au Canada et a demandé l’asile en 2019.

[8] En novembre 2019, la SPR a établi que Mme Adeleye n’avait pas qualité de réfugié ni qualité de personne à protéger en raison de l’existence d’une PRI viable à Abuja, au Nigéria. Dans ses motifs, la SPR a expliqué que Mme Adeleye n’avait pas démontré qu’il serait objectivement déraisonnable ou trop difficile pour elle de s’établir dans la ville proposée comme PRI compte tenu de sa situation particulière.

B. La décision de la SAR

[9] Mme Adeleye a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Dans sa décision rendue en décembre 2020, la SAR a jugé que la SPR avait eu raison de conclure que Mme Adeleye n’avait pas qualité de réfugié ni qualité de personne à protéger et a souscrit au raisonnement suivi par la SPR.

[10] La SAR a d’abord établi que les agents de persécution n’avaient pas la motivation voulue pour retrouver Mme Adeleye si celle‑ci retournait au Nigéria en 2021. En effet, la SAR a fait remarquer que Mme Adeleye n’avait fourni aucune preuve que les agents de persécution avaient déployé des efforts pour la contacter depuis l’été 2017. En fait, les agents de persécution ont pu contacter Mme Adeleye pendant son retour d’un an au Nigéria en 2016‑2017 uniquement parce qu’elle n’avait pas changé d’adresse ni de numéro de téléphone. La SAR a estimé que les éléments de preuve ne montraient pas que les agents chercheraient Mme Adeleye dans tout le pays si elle était renvoyée au Nigéria en 2021.

[11] La SAR s’est ensuite penchée sur l’argument d’équité procédurale qui a été avancé à l’égard de la décision de la SPR. Mme Adeleye a soutenu qu’elle n’avait pas eu la possibilité de répondre aux conclusions de la SPR quant à la traçabilité de ses opérations bancaires, des appels passés et reçus sur son téléphone cellulaire et de son permis de conduire. La SAR a conclu que l’enregistrement audio de l’audience contredisait cette observation et que Mme Adeleye avait eu la possibilité de clarifier les réponses qu’elle avait données à certaines questions. La SAR a jugé qu’il n’y avait eu aucun manquement à l’équité procédurale lors de l’audience devant la SPR.

[12] Au sujet de la traçabilité des activités de Mme Adeleye, la SAR a apprécié les observations formulées par celle‑ci selon lesquelles ses agents de persécution pouvaient soudoyer des responsables et fonctionnaires nigérians pour accéder à des bases de données confidentielles. Elle a établi que les éléments de preuve documentaire relatifs au pays n’étayaient pas une telle affirmation, même s’ils portaient à conclure que le versement de pots‑de‑vin et la corruption étaient largement répandus au Nigéria. De plus, elle a conclu que les affirmations formulées par Mme Adeleye quant à la traçabilité de ses renseignements étaient de nature hypothétique.

[13] Enfin, la SAR a pris en compte l’affirmation de Mme Adeleye selon laquelle son renvoi au Nigéria serait grandement néfaste pour sa santé mentale. La SAR a établi qu’il ressortait clairement des éléments de preuve objectifs sur la situation dans le pays que Mme Adeleye aurait accès à des traitements pour la santé mentale dans la ville proposée comme PRI, et qu’aucun facteur propre à sa situation n’établissait que sa vie et sa sécurité seraient compromises si elle déménageait à Abuja. Dans son analyse, la SAR a accordé peu de poids à un rapport psychologique [le rapport] présenté par Mme Adeleye.

C. La norme de contrôle

[14] Il est bien établi que la Cour doit appliquer la norme de la décision raisonnable lorsqu’elle examine les conclusions de la SAR concernant l’existence d’une PRI viable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 [Singh] au para 17; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 au para 11). Ce principe a été confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], lorsque celle‑ci a établi une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme qui s’applique dans tous les contrôles judiciaires portant sur le bien‑fondé des décisions administratives. Aucune des situations permettant à une cour de révision de s’écarter de cette présomption ne s’applique en l’espèce. Les parties ne le contestent pas.

[15] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit alors se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99). Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur « doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [En italique dans l’original.] (Vavilov, au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov, au para 87).

[16] Le contrôle doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, la cour de révision doit, pour savoir si la décision est raisonnable, d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit adopter une approche empreinte de déférence et intervenir « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13). Il est important de se rappeler que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a pour point de départ la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct des décideurs administratifs (Vavilov, aux para 13, 75). La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable repose sur « le respect du choix d’organisation institutionnelle de la part du législateur qui a préféré confier le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice » (Vavilov, au para 46). Donc, la cour de révision interviendra uniquement en ce qui concerne les conclusions de fait du décideur administratif dans des « circonstances exceptionnelles », lorsque le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » Vavilov, aux para 125–126).

III. Analyse

[17] Mme Adeleye soulève trois arguments principaux dans sa contestation de la décision de la SAR. J’aborderai les arguments un à un.

A. La SAR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle dans l’analyse de la PRI?

[18] Mme Adeleye soutient d’abord que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en effectuant une analyse de la motivation de ses agents de persécution, même si elle avait jugé que son témoignage était crédible. Invoquant les décisions Nimako c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 540 [Nimako] et Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 145 [Hamid], Mme Adeleye soutient que la SAR ne peut analyser la motivation des agents de persécution d’un demandeur que lorsqu’elle a jugé que le témoignage de celui‑ci n’était pas crédible. Autrement dit, elle prétend qu’il serait déraisonnable de confirmer, d’une part, la crédibilité de ses allégations et, d’autre part, d’établir que ses agents de persécution n’étaient pas motivés à la retrouver.

[19] Je ne souscris pas aux observations formulées par Mme Adeleye.

[20] En premier lieu, j’estime que Mme Adeleye interprète incorrectement les motifs de la décision de la SAR et ce que ceux‑ci disent en réalité. La SPR et la SAR ont jugé que Mme Adeleye était crédible au sujet de la persécution qu’elle a subie par le passé, ce qui veut dire qu’elles croyaient que celle‑ci avait livré un récit authentique quant aux événements décrits et que sa crainte de persécution était réelle. Toutefois, la SAR a conclu que Mme Adeleye n’avait pas établi que ses agents de persécution étaient toujours motivés, quelques années après les événements prétendument à l’origine de sa crainte, à la chercher dans tout le pays. Lorsqu’un décideur administratif propose une PRI viable, il incombe au demandeur d’asile de démontrer que la proposition est déraisonnable et qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution dans tout le pays (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1994] 1 CF 589 (CAF) [Thirunavukkarasu] au para 12; Manzoor‑Ul‑Haq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1077 au para 24; Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 aux para 43‑44). En l’espèce, Mme Adeleye ne s’est tout simplement pas acquittée du fardeau qui lui incombait. J’ajouterais que la SAR a estimé que la seule raison apparente pour laquelle les agents de persécution de Mme Adeleye avaient pu harceler celle‑ci pendant son séjour d’une année au Nigéria en 2016‑2017 après son retour des États‑Unis était qu’elle n’avait pas changé d’adresse et qu’elle avait gardé le même numéro de téléphone.

[21] Selon le critère reconnu applicable à la PRI, les moyens dont disposent les agents de persécution et leur motivation représentent un aspect que doit apprécier le décideur. Cela suppose la conduite d’une analyse prospective, qui est menée du point de vue des agents de persécution, et non pas de celui du demandeur d’asile. Il est vrai que la crainte de Mme Adeleye et la persécution que celle‑ci a subie par le passé doivent être prises en considération. Cependant, les moyens dont disposent les agents de persécution et leur motivation constituent un élément distinct, séparé. Autrement dit, ce sont deux facettes différentes de la même médaille. En l’espèce, la SAR ne disposait tout simplement pas de preuve que, depuis la fin de 2017 et l’événement le plus récent de persécution de novembre 2017 mentionné par Mme Adeleye, ses agents de persécution avaient les moyens et la motivation de la retrouver. Le fait que la SAR a jugé que Mme Adeleye était crédible en ce qui concernait ses allégations relatives à des agressions s’étant produites il y a quelque trois ans ne l’a pas empêchée d’établir si, au moment de la décision jusqu’en 2021, ses agents de persécution avaient toujours les moyens et la motivation de la retrouver. Il n’y avait aucun élément de preuve à cet effet.

[22] En second lieu, je partage l’avis du ministre, selon qui l’invocation par Mme Adeleye des décisions Nimako et Hamid est mal fondée et selon qui ces décisions n’aident guère sa cause. La décision Nimako, pas plus que la décision Hamid, n’appuie le principe voulant que, dès que le demandeur d’asile est jugé crédible, le décideur ne peut pas contester la motivation future des agents de persécution. Mme Adeleye confond la crédibilité d’un demandeur avec la motivation de ses agents de persécution de le retrouver, tandis que ces deux éléments commandent deux analyses distinctes. En résumé, je ne crois pas que la SAR et la SPR ne peuvent pas prendre en considération les moyens dont disposent les agents de persécution et leur motivation lorsque la crédibilité d’un demandeur d’asile n’est pas en cause. Dans la décision Nimako, la demanderesse avait été jugée crédible, et la SPR (de même que la Cour) était aussi convaincue que le conjoint de fait de la demanderesse était toujours déterminé à la trouver, ce qui signifie que le critère de la motivation avait été établi par les éléments de preuve présentés par la demanderesse (Nimako, au para 7; Feboke, aux para 43‑44). Le décideur a jugé que la demanderesse était crédible, mais aussi qu’elle avait produit des éléments de preuve démontrant que son agent de persécution était toujours motivé à la retrouver. Ce contexte est très différent de l’espèce, où la SAR n’a relevé aucune preuve montrant que les agents de persécution étaient toujours motivés à trouver Mme Adeleye (Feboke au para 44).

[23] Pour ce qui est de la décision Hamid, la Cour a établi qu’il n’était pas contradictoire que la SAR juge que les agents de persécution n’étaient plus motivés à trouver le demandeur d’asile, étant donné que la crédibilité de celui‑ci était contestée (Hamid, aux para 33–36). Cependant, contrairement à ce que prétend Mme Adeleye, la décision Hamid ne soutient pas la thèse contraire, soit qu’il serait contradictoire que la SAR se penche sur la motivation des agents de persécution lorsqu’elle ne conteste pas la crédibilité d’un demandeur d’asile. Rien dans la décision Hamid ne permet de tirer une telle conclusion. La décision Hamid appuie seulement la thèse voulant qu’un agent puisse apprécier le risque auquel est exposé un demandeur dans l’endroit proposé comme PRI sans avoir jugé de sa crédibilité, ce qui met en lumière le fait que les deux analyses sont indépendantes l’une de l’autre. Dans cette affaire, la SAR n’a relevé aucune preuve que le présumé agresseur s’intéressait toujours au demandeur; elle a conclu que ce dernier ne faisait que le soupçonner.

[24] Comme je l’ai souligné dans la décision Singh, l’analyse d’une PRI repose sur le principe voulant que la protection internationale ne puisse être offerte aux demandeurs d’asile que dans les cas où le pays d’origine est incapable de fournir à la personne qui demande l’asile une protection adéquate partout sur son territoire (Singh au para 26). Il est bien établi que la protection internationale est une mesure de dernier recours : un demandeur d’asile doit d’abord tenter d’obtenir la protection de son propre pays et, au besoin, se relocaliser dans son pays avant de demander la protection d’un pays tiers. Il incombe à un demandeur d’asile de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans tout son pays d’origine et qu’il est déraisonnable de s’établir dans une PRI (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), [Ranganathan] au para 13, citant Thirunavukkarasu aux para 12‑15). Dans la décision, la SAR renvoie expressément au test bien établi pour déterminer la viabilité d’une PRI, et rien ne peut lui être reproché au niveau du critère juridique retenu pour son analyse.

[25] Les conclusions de la SAR sur l’existence d’une PRI sont essentiellement de nature factuelle : elles reposent sur une preuve documentaire considérable, et elles sont au cœur même de ses connaissances spécialisées dans les questions d’immigration et de protection des réfugiés. Il est bien reconnu que la SAR profite des connaissances spécialisées de ses membres pour apprécier la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de son champ d’expertise. Dans de telles circonstances, la norme de la décision raisonnable impose à la Cour une grande déférence à l’égard des conclusions de la SAR. Les cours de révision n’ont pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier ni les conclusions de faits de la SAR pour y substituer les leurs (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Elles doivent plutôt considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53) et se contenter de se demander si les conclusions revêtent un caractère irrationnel ou arbitraire. En ce qui concerne Mme Adeleye, je conclus sans hésiter que la décision de la SAR quant à la PRI et la façon dont celle‑ci a examiné la motivation des agents de persécution possèdent toutes les caractéristiques d’une analyse raisonnable.

B. La SAR a‑t‑elle effectué un examen microscopique de la preuve?

[26] À titre de deuxième motif de contestation de la décision rendue par la SAR, Mme Adeleye affirme que la SAR a effectué une analyse microscopique des éléments de preuve objectifs au sujet de la prévalence de la corruption au Nigéria. Elle est particulièrement préoccupée par la conclusion de la SAR quant à l’absence de preuve se rapportant expressément à la possibilité d’accéder à des données confidentielles en versant des pots‑de‑vin. Mme Adeleye affirme que la SAR n’a donc pas pris en compte la totalité des éléments de preuve dont elle disposait.

[27] Encore là, je ne suis pas de cet avis.

[28] Je reconnais que, à première vue, la distinction établie par la SAR entre la corruption répandue qui règne au Nigéria et l’absence de preuve corroborant expressément la possibilité de soudoyer des fonctionnaires corrompus pour avoir accès à des données confidentielles peut sembler bizarre. Je partage toutefois l’avis du ministre selon qui les réserves de la SAR concernant les arguments présentés par Mme Adeleye avaient précisément trait à son incapacité d’établir que ses agents de persécution exerçaient les fonctions, disposaient des ressources ou avaient le profil voulus pour produire ses renseignements confidentiels, arguments qu’elle a expressément fait valoir (Saliu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 167 au para 54).

[29] En l’espèce, Mme Adeleye n’alléguait pas que la corruption régnant au Nigéria constituait un problème de façon générale. Elle a expressément prétendu que le versement de pots‑de‑vin avait permis à ses agents de persécution d’accéder aux données concernant ses transactions bancaires, les appels passés et reçus sur son téléphone cellulaire et son permis de conduire afin de la retrouver. Mme Adeleye elle‑même a axé ses allégations sur ces manifestations précises de soudoiement et de corruption au Nigéria. Il était donc tout à fait raisonnable que la SAR cherche dans la preuve documentaire sur le pays des éléments se rapportant à ces recours particuliers aux pots‑de‑vin et à la corruption pour obtenir de l’information à laquelle on n’a pas droit. La SAR n’a rien trouvé à ce sujet et elle a conclu que les affirmations de Mme Adeleye selon lesquelles les enregistrements relatifs à ses opérations bancaires, son téléphone cellulaire ou son permis de conduire pourraient être utilisés de manière fiable pour la trouver relevaient de l’hypothèse. Il incombait à Mme Adeleye de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour étayer ses affirmations au sujet du versement de pots‑de‑vin, mais elle ne l’a pas fait.

[30] De plus, je ne crois pas que l’analyse effectuée par la SAR peut être qualifiée de [traduction] « microscopique ». Ainsi que je l’ai affirmé dans la décision Paulo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 990 [Paulo], l’approche d’un décideur administratif ne peut se voir taxée d’être « microscopique » (et appeler l’intervention d’une cour de révision) que lorsqu’elle s’accroche à des éléments qui sont sans pertinence, périphériques ou accessoires à la revendication des demandeurs d’asile (Paulo, aux para 59–61). Une analyse ne devient pas « microscopique » ou trop zélée parce qu’elle est exhaustive, ciblée ou approfondie. Bien au contraire, une telle approche traduit plutôt la rigueur à laquelle on est en droit de s’attendre d’une analyse d’un décideur administratif. J’ajouterais que cette rigueur est de mise pour satisfaire l’exigence d’une décision « justifiée » établie par l’arrêt Vavilov. L’analyse d’un décideur administratif ne bascule dans le « microscopique » que lorsqu’elle dérive vers des éléments secondaires et périphériques et qu’elle sombre alors dans un examen de contradictions anodines ou non pertinentes eu égard à l’objet de la demande d’asile.

[31] En l’espèce, l’analyse effectuée par la SAR ne portait aucunement sur des contradictions ou incohérences non pertinentes, anodines ou accessoires quant aux allégations de corruption des fonctionnaires au Nigéria formulées par Mme Adeleye. Bien au contraire, les facteurs figurant dans les motifs de la SAR se rapportaient à des événements précis qui étaient au cœur des allégations formulées par Mme Adeleye à l’appui de sa demande d’asile et de sa crainte de ses agents de persécution. L’analyse effectuée par la SAR portait expressément sur le type précis de soudoiement et de corruption allégués par Mme Adeleye, et la SAR a conclu que les éléments de preuve figurant dans le dossier n’étayaient pas ses allégations à cet égard.

[32] La démarche effectuée par la SAR n’avait rien de déraisonnable.

C. La SAR a‑t‑elle apprécié de façon déraisonnable la santé mentale de Mme Adeleye?

[33] Enfin, Mme Adeleye prétend que la SAR a déraisonnablement apprécié l’importance du rapport quand il s’agissait de recenser les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle était renvoyée dans la ville proposée comme PRI. Elle affirme que la SAR a outrepassé sa compétence en se fondant sur son propre avis médical sans réserve au sujet de sa santé mentale. Mme Adeleye dénonce particulièrement le fait que la SAR a choisi d’accorder peu de poids au rapport à la lumière de son retour au Nigéria après son séjour initial aux États‑Unis en 2016. Elle soutient que la SAR était tenue de prendre en compte le rapport médical, qui était signé par un professionnel de la santé accrédité, et de soupeser ledit rapport en fonction du reste du dossier de preuve. De plus, Mme Adeleye affirme que la SAR a défini la question à trancher comme étant celle de l’accès à des soins pour la santé mentale au Nigéria, tandis que les difficultés excessives que lui causerait le renvoi dans son pays constituent le facteur pertinent en ce qui concerne la PRI.

[34] Les arguments présentés par Mme Adeleye ne me convainquent pas. J’estime plutôt que la SAR n’a pas commis d’erreur dans l’approche qu’elle a adoptée qui justifie l’intervention de la Cour.

[35] Il ressort clairement de la décision que la SAR a pris en compte minutieusement le rapport quand elle a tiré ses conclusions. Ce type de preuve psychologique est souvent capital lorsqu’il s’agit de déterminer si l’endroit proposé comme PRI est approprié à la lumière de la situation du demandeur (Okafor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1002 au para 13), et il est certain qu’un décideur ne peut pas faire fi de cette preuve à la légère (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 49; Lainez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 914 au para 42). Il n’en reste pas moins qu’il incombe au demandeur d’établir que l’endroit proposé en tant que PRI n’offre pas un refuge adéquat (Thirunavukkarasu, au para 12; Manzoor‑Ul‑Haq, au para 24).

[36] En l’espèce, Mme Adeleye interprète incorrectement les conclusions de la SAR quant au rapport en affirmant que celle‑ci a outrepassé sa compétence et a donné des avis médicaux sans réserve. Rien dans la décision ne permet d’étayer l’argument selon lequel la SAR a tiré ses conclusions sur les éléments de preuve psychologiques en fonction de ses propres opinions médicales ou qu’elle a indûment diminué la valeur du rapport. En fait, la SAR n’a pas nié l’existence des problèmes de santé mentale de Mme Adeleye, et elle a présenté une description raisonnable du contenu du rapport. Elle a ensuite pris en compte la corrélation entre les éléments de preuve documentaire objectifs et l’information contenue dans le rapport, qui ressort davantage dans la conclusion tirée par la SAR selon laquelle Mme Adeleye pourra recevoir des traitements pour la santé mentale à Abuja. Cette conclusion est, en fait, au cœur de l’analyse effectuée par la SAR et [traduction] « l’accès à des traitements dans l’endroit proposé comme PRI » est un critère reconnu par la jurisprudence en tant que mesure valide du caractère adéquat d’un endroit proposé comme PRI (Alves Dias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 722 au para 22; Hernandez Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1259 au para 12).

[37] De plus, il ressort du rapport lui‑même que le psychologue qui l’a rédigé ne savait pas que, après les agressions de 2015 et 2016 prétendument à l’origine du SSPT et des problèmes de santé mentale de Mme Adeleye, celle‑ci était déjà retournée au Nigéria de son propre chef. Le rapport mentionne clairement les événements traumatisants vécus par Mme Adeleye avant son premier retour au Nigéria à partir des États‑Unis et, en recommandant que Mme Adeleye évite de retourner au Nigéria, il est manifeste que le fait qu’elle y soit déjà retournée vers la fin de 2016 n’avait pas été révélé au psychologue. Dans ces circonstances, il était assurément raisonnable que la SAR accorde peu de poids aux conclusions du rapport, étant donné qu’un fait d’une grande importance ne figurait pas dans l’opinion médicale. En résumé, le rapport n’était pas suffisant pour établir que le choix de la ville d’Abuja proposé en tant que PRI était déraisonnable.

[38] Le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné, fardeau qui incombe au demandeur d’asile, est très exigeant (Elusme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 225 au para 25; Jean‑Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 au para 21; Pineda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1446 au para 14). Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr, et la preuve qu’il doit apporter à cet égard doit être réelle et concrète (Ranganathan, au para 15). Mme Adeleye n’a pas produit une telle preuve en ce qui concerne sa santé mentale.

IV. Conclusion

[39] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Adeleye est rejetée. Je ne relève rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SAR ou dans les conclusions que celle‑ci a tirées. J’estime plutôt que l’analyse effectuée par la SAR possède les caractéristiques nécessaires de justification, de transparence et d’intelligibilité et que la décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce.

[40] Aucune partie n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑480‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

 

Traduction certifiée conforme
Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑480‑21

 

INTITULÉ :

OLUWABUSOLAMI GANIAT ADELEYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Jonathan Gruszczynski

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Patricia Nobl

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Canada Immigration Team

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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