Date : 20050126
Dossier : T-533-04
Référence : 2005 CF 122
Ottawa (Ontario), le mercredi 26 janvier 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL
ENTRE :
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
(FORCES ARMÉES CANADIENNES)
demandeur
et
RAYMOND IRVINE
défendeur
et
LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] En 1996, M. Irvine a quitté son poste d'adjudant (technicien en aéronautique) au sein des Forces armées canadiennes (FAC) parce qu'il était considéré comme inapte au service en raison de ses problèmes cardiaques. Cette décision a été prise parce que l'on a jugé que M. Irvine ne satisfaisait pas à la norme de l' « universalité de service » (la norme de l'universalité) qui est prévue par la loi et qui exige que tous les militaires canadiens maintiennent un certain état de santé. Ayant le sentiment d'avoir été victime de discrimination par suite de l'application de la norme de l'universalité, M. Irvine a déposé une plainte en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi), afin d'obtenir réparation.
[2] Dans sa première décision, le Tribunal saisi de la plainte a rendu une décision en faveur de M. Irvine en statuant que la décision médicale selon laquelle ce dernier ne respectait pas la norme de l'universalité ne satisfaisait pas au critère de l'accommodement établi en 1999 par la Cour suprême du Canada dans Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. British Columbia Government and Service Employees' Union (B.C.G.S.E.U.), [1999] 3 R.C.S. 3 (Meiorin).
[3] La décision du Tribunal a été contestée dans le cadre d'un contrôle judiciaire, et l'affaire a été renvoyée au même tribunal pour qu'il rende une nouvelle décision après avoir analysé l'application de l'arrêt Meiorin dans le contexte de la norme de l'universalité.
[4] Les parties conviennent que, dans sa deuxième décision, le Tribunal a procédé à cette analyse comme le lui demandait la Cour fédérale et a confirmé que le critère établi dans Meiorin était celui qui s'appliquait. Dans le présent contrôle judiciaire, les FAC ne contestent pas cet aspect de la deuxième décision du Tribunal, mais elles prétendent que ce dernier a outrepassé sa compétence lorsqu'il a appliqué l'arrêt Meiorin. Aussi, la question sur laquelle je dois me prononcer est la suivante : qu'est-ce que le Tribunal était habilité à faire lorsqu'il a appliqué l'arrêt Meiorin?
I. Considérations préliminaires
A. La norme de l'universalité
[5] La norme de l'universalité trouve sa source dans l'article 33 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N-5 :
Service
Obligation de la force régulière
33. (1) La force régulière, ses unités et autres éléments, ainsi que tous ses officiers et militaires du rang, sont en permanence soumis à l'obligation de service légitime.
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Service
Liability in case of regular force
33. (1) The regular force, all units and other elements thereof and all officers and non-commissioned members thereof are at all times liable to perform any lawful duty.
[...] |
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Définition de « service »
(4) Pour l'application du présent article, « service » s'entend, outre des tâches de nature militaire, de toute tâche de service public autorisée sous le régime de l'article 273.6. |
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Meaning of "duty"
(4) In this section, "duty" means any duty that is military in nature and includes any duty involving public service authorized under section 273.6. |
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L.R. (1985), ch. N-5, art. 33; L.R. (1985), ch. 31 (1er suppl.), art. 60; 1998, ch. 35, art. 8. |
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R.S., 1985, c. -5, s. 33; R.S., 1985, c. 31 (1st Supp.), s. 60; 1998, c. 35, s. 8.
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[6] Le Tribunal a écrit ce qui suit dans sa deuxième décision au sujet de l'historique de la norme de l'universalité :
L'universalité du service dans les Forces armées canadiennes exige que chaque membre soit apte à être « un soldat d'abord » . Le terme « universalité du service » désigne l'ensemble de principes qui régissent le service des membres au sein des FAC. La Cour d'appel fédérale a énoncé les principes en question dans trois arrêts rendus au début des années 90 (St.Thomas, Husband et Robinson). Dans chacune de ces instances, le litige gravitait autour de la question à savoir si une norme d'emploi militaire constituait une exigence professionnelle justifiée ( « EPJ » ).
Les trois principes essentiels de l'universalité du service sont les suivants :
1. Peu importe leur métier ou leur profession, les membres des FAC sont d'abord et avant tout des soldats.
2. Le soldat doit être prêt à servir en tout temps, en tout lieu et dans toutes les conditions.
3. L'obligation est universelle en ce sens qu'elle s'applique à tous les membres des FAC.
Dans chacun des cas faisant partie de cette trilogie, la Cour d'appel a soutenu que les normes médicales en cause étaient raisonnablement nécessaires pour assurer l'exécution efficace et économique des tâches militaires universelles. Il s'agissait donc à proprement parler d'EPJ. Ces affaires ont été tranchées en appliquant la méthode d'analyse à deux volets antérieure à Meiorin qui découlait de l'arrêt Central Alberta Dairy Pool et qui établissait une distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte. Comme il s'agissait de cas de discrimination directe, les FAC, une fois l'existence d'une EPJ établie, n'étaient pas tenues de composer avec les employés en question. Les FAC n'avaient pas d'obligation d'accommodement à l'égard des personnes qui ne satisfaisaient pas aux principes du service universel.
(Motifs de la deuxième décision du Tribunal, paragr. 30 à 32)
[7] L'arrêt Meiorin a fait progresser les droits de la personne au-delà de ce que permettaient les affaires faisant partie de la trilogie.
B. Le critère établi dans Meiorin
[8] Il est admis que, pour démontrer le bien-fondé de la plainte déposée par M. Irvine en vertu de la Loi, ce dernier et la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) devaient établir qu'il existait à première vue un cas de discrimination; que l'application de la norme de l'universalité avait eu un effet discriminatoire et que, en conséquence, les FAC devaient prouver que la conduite était justifiée; que la conduite pouvait être justifiée si la norme de l'universalité constituait une EPJ.
[9] Il est admis également que, selon l'arrêt Meiorin, trois critères doivent être remplis avant que la norme de l'universalité puisse être considérée comme une EPJ dans le cas de M. Irvine : premièrement, les FAC devaient démontrer qu'elles avaient adopté la norme de l'universalité dans un but rationnellement lié à l'exécution du travail de M. Irvine; deuxièmement, elles ont adopté la norme de l'universalité de bonne foi; troisièmement, elles ont prouvé que la norme de l'universalité était raisonnablement nécessaire à la réalisation de leur objectif, soit l'exécution efficace du travail en toute sécurité. Les parties s'entendent sur le fait que les deux premiers critères ne sont pas en cause en l'espèce. Pour établir que la norme de l'universalité était raisonnablement nécessaire, les FAC devaient démontrer qu'il était impossible de composer avec les employés possédant les mêmes caractéristiques que M. Irvine sans subir une contrainte excessive.
[10] L'arrêt Meiorin fixe une norme élevée pour ce qui est de l'obligation d'accommodement au paragraphe 64 :
Les cours de justice et les tribunaux administratifs devraient tenir compte des diverses manières dont il est possible de composer avec les capacités d'un individu. Outre les évaluations individuelles visant à déterminer si la personne a les aptitudes ou les compétences requises pour exécuter le travail, il y a lieu de prendre en considération, lorsque cela est indiqué, la possibilité d'exécuter le travail de différentes manières tout en réalisant l'objet légitime lié à l'emploi que vise l'employeur. Les aptitudes, les capacités et l'apport potentiel du demandeur et de ceux qui sont dans la même situation que lui doivent être respectés autant qu'il est possible de le faire. Les employeurs, les cours de justice et les tribunaux administratifs devraient être innovateurs tout en étant pratiques lorsqu'ils étudient la meilleure façon de le faire dans les circonstances en cause.
C. Les faits
[11] Pour expliquer la décision prise par les FAC à l'égard de M. Irvine, il est utile de reproduire l'exposé des faits figurant dans les motifs rédigés par le juge Noël dans le cadre du premier contrôle judiciaire de la décision du Tribunal :
Monsieur Irvine a joint les rangs des FAC en 1967. Il s'est enrôlé comme technicien en aéronautique. En 1991, il a été promu au grade d'adjudant (adj), grade qu'il a conservé jusqu'en 1996.
En mars 1994, M. Irvine a eu une crise cardiaque et subi un pontage coronarien. En juillet 1994, il a été promu au grade d'adjudant-maître (adjum), sous réserve de la confirmation de sa cote médicale.
Le personnel médical des FAC attribue à chaque membre des FAC une cote médicale qui indique au personnel administratif les restrictions à l'emploi, le cas échéant. Il existe six cotes médicales, dont seules les cotes G (géographique - les endroits où le membre peut travailler) et O (restrictions professionnelles) sont pertinentes en l'espèce. À chaque cote est attribué un chiffre de 1 à 6; plus le chiffre est élevé, plus les restrictions sont grandes. Pour le poste correspondant au code de groupe professionnel militaire 513 (technicien en aéronautique) qu'occupait M. Irvine, la restriction à l'emploi est une cote médicale G3O3.
La cote médicale attribuée à M. Irvine, avant qu'il subisse sa crise cardiaque le 30 mars 1994, était G2O2, ce qui correspondait aux normes minimales pour son poste. Après sa crise cardiaque, sa cote a été temporairement abaissée à G4O4 afin que son état de santé se stabilise après l'intervention chirurgicale. Cet abaissement temporaire faisait en sorte que la cote médicale de M. Irvine se trouvait en deçà de la norme minimale pour son poste, soit G3O3. Au cours de la période d'environ seize mois pendant laquelle sa cote médicale était abaissée, M. Irvine a été examiné par divers médecins des FAC, après quoi sa cote médicale a été rehaussée à G4O3 en février 1995, puis à G3O3 le 14 juillet 1995.
Après que M. Irvine eut informé son gestionnaire de carrière qu'il avait à ce moment la cote médicale minimale requise pour réintégrer son poste et obtenir sa promotion, sa cote médicale a été abaissée de façon définitive à G4O3 le 1er septembre 1995 [par le Comité de la coronaropathie].
Étant donné que la cote permanente de G4O3 attribuée à M. Irvine était en deçà de la cote médicale minimale requise pour le poste qu'il occupait, son dossier a été transmis au Conseil de révision des carrières (médical). Ce dernier examine tous les cas dans lesquels un conseil médical abaisse de façon définitive la cote médicale d'un membre en deçà du minimum acceptable pour sa classification ou son métier. Le Conseil de révision des carrières peut recommander le maintien du membre au poste actuel, avec ou sans restrictions applicables à la carrière, sa mutation à une autre unité ou un autre métier, ou sa libération.
Le Conseil de révision des carrières a étudié le dossier de M. Irvine en avril 1996. Après avoir examiné les restrictions médicales établies par le Comité de la coronaropathie ainsi que les observations de M. Irvine et de son commandant, le Conseil de révision des carrières a approuvé sa libération en vertu du numéro 3(b) de l'article 15.01 des Ordonnances et règlements royaux parce qu'il était invalide et inapte à remplir les fonctions de son métier ou de son emploi, soit celui de technicien en aéronautique, et qu'il ne pouvait pas être employé à profit de quelque façon que ce soit en vertu des présentes politiques des Forces armées. Le Conseil de révision des carrières a décidé que M. Irvine ne satisfaisait pas aux exigences d'universalité du service :
[Traduction] Le paragraphe 33(1) de la [Loi sur la défense nationale] prévoit que tous les membres des FC sont soumis à l'obligation de service légitime. Les restrictions applicables à l'emploi limitent considérablement la capacité du membre à exécuter l'éventail complet des tâches militaires générales et empêchent ce dernier de les exécuter dans un théâtre opérationnel. Les FC ont établi des EPJ pour les adj TECH AERO qui exécutent leurs fonctions dans un environnement tactique et en mer et accomplissent des tâches ardues. Étant donné que les restrictions applicables à l'emploi de l'adj Irvine l'empêchent de faire ce qui précède et que le RECL [reclassement] n'est pas une option, la libération est la seule solution possible.
[Quartier général de la Défense nationale, Fiche de décision de carrière, dossier du demandeur, p. 323]
Le 23 avril 1997, M. Irvine a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant que les FAC avaient fait preuve de discrimination à son égard en raison de son invalidité, ce qui est contraire aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Sa plainte a été transmise au Tribunal canadien des droits de la personne.
Entre-temps, en août 2000, M. Irvine a eu une deuxième crise cardiaque.
Enfin, le 23 novembre 2001, après 19 jours d'audience, le Tribunal a rendu sa décision et statué que les FAC avaient fait preuve de discrimination contre M. Irvine en raison de son invalidité, en l'occurrence une coronaropathie. De plus, le Tribunal a statué que la discrimination ne pouvait être justifiée en vertu des paragraphes 15(1) et (2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, au motif que les normes médicales ne constituaient pas une exigence professionnelle justifiée. Même si les FAC avaient prouvé qu'il y avait un lien rationnel entre les normes et l'exécution de la tâche et que l'employeur les avait adoptées en croyant sincèrement qu'elles étaient nécessaires pour atteindre l'objectif lié à l'emploi, elles n'ont pu prouver que ces normes étaient raisonnablement nécessaires. Il a été jugé que les FAC n'avaient pas composé avec M. Irvine sans subir de contrainte excessive.
([2003] A.C.F. no 850, paragr. 2 à 11)
[12] Dans sa deuxième décision, le Tribunal a tiré les conclusions déterminantes suivantes sur sa compétence :
Compte tenu de l'ensemble de la jurisprudence et des dispositions des articles 7 et 10 de la Loi, il semble que le Tribunal ait compétence pour examiner les évaluations médicales discriminatoires ou arbitraires, hâtives, imprudentes ou insuffisantes par rapport à l'application de normes qualifiées d'EPJ. Prétendre le contraire minerait totalement l'objet de la législation en matière de droits de la personne. Ainsi, un mis en cause pourrait démontrer qu'une norme constitue une EPJ et justifier le congédiement du plaignant, malgré une application erronée -- discriminatoire, hâtive ou délibérée -- de la norme au plaignant. Autrement dit, l'intimé pourrait faire indirectement ce qu'on lui interdit directement de faire.
Dans le cas de M. Irvine, on ne remet pas en question le diagnostic de coronaropathie. Le diagnostic n'est pas contesté. Il s'agit plutôt de déterminer si les FAC ont mené au sujet de la preuve médicale une enquête adéquate, exhaustive et non discriminatoire qui soit suffisante pour justifier la restriction à l'emploi correspondant à la cote G4 et la libération à première vue discriminatoire de M. Irvine en raison de sa déficience. Est-ce que l'évaluation individuelle du cas de M. Irvine par les FAC, qui s'est soldée par l'attribution de la cote G4 (susceptible d'être libéré) par opposition à G3 (demeure apte à servir comme soldat) est conforme à l'exigence des tests individuels exécutés en fonction de la norme la plus conciliante, conformément à Meiorin et à la jurisprudence mentionnée de la Cour fédérale?
[Non souligné dans l'original]
(Motifs de la deuxième décision du Tribunal, paragr. 43 et 44)
[13] En fait, le Tribunal a conclu dans sa décision que, en attribuant la cote G4 à M. Irvine, les FAC n'ont pas effectué une évaluation individuelle conforme à leurs politiques les plus conciliantes.
[14] Ces conclusions soulèvent des questions de droit et de fait.
D. La norme de contrôle applicable à la décision du Tribunal
[15] Les parties conviennent que c'est la décision correcte qui s'applique comme norme aux conclusions de droit du Tribunal. Les FAC et la Commission ne s'entendent pas cependant sur la norme de contrôle qui doit s'appliquer aux conclusions de fait : les FAC prétendent que cette norme est la décision raisonnable, alors que la Commission soutient qu'il s'agit plutôt de la décision manifestement déraisonnable.
[16] Au soutien de leur prétention, les FAC invoquent la décision rendue par le juge Noël dans le cadre du premier contrôle judiciaire. S'appuyant sur l'arrêt Entrop c. Imperial Oil Ltd., 50 O.R. (3rd) 18, rendu par la Cour d'appel de l'Ontario, le juge Noël a conclu, sans toutefois effectuer d'analyse, que la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait est la décision raisonnable. L'arrêt Entrop avait trait à la décision d'une commission d'enquête visée par le Code des droits de la personne de l'Ontario.
[17] Pour étayer sa position, la Commission rappelle la décision rendue récemment par la Cour dans Quigley c. Ocean Construction Supplies Ltd., Marine Division, 2004 CF 631, où le juge Gibson a effectué une analyse pratique et fonctionnelle exhaustive de la norme de contrôle applicable à une décision rendue par un tribunal en vertu de la Loi et a conclu que c'est la décision correcte qui s'applique comme norme aux conclusions de droit, la décision raisonnable aux conclusions mixtes de droit et de fait et la décision manifestement déraisonnable aux conclusions de fait.
[18] De concert avec le juge Gibson, j'estime que, en l'espère, les conclusions de fait du Tribunal doivent être examinées en fonction de la décision manifestement déraisonnable. En conséquence, je rejette la prétention des FAC sur cette question. Toutefois, les FAC citent, dans leurs observations écrites, le libellé de l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale et soutiennent que le Tribunal a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait, en particulier en ce qui a trait à la preuve médicale. Je conviens qu'une conclusion de fait qui n'est pas étayée par la preuve au dossier est manifestement déraisonnable.
II. Examen des questions de droit
A. L'étendue de la compétence du Tribunal
[19] La principale question de droit soulevée par la présente demande consiste à déterminer si les conclusions tirées par le Tribunal relativement à sa compétence, qui sont exposées aux paragraphes 43 et 44 de sa deuxième décision (reproduits plus haut), sont correctes.
[20] Les parties conviennent que la décision déterminante dans le cas de M. Irvine est l'attribution de la cote G4O3 par le Comité de la coronaropathie. En d'autres termes, une fois que le Comité avait attribué cette cote, le Conseil de révision des carrières n'avait d'autre choix que de libérer M. Irvine. Il faut, par conséquent, se demander si le Tribunal était habilité à examiner la décision des FAC afin de déterminer si celles-ci avaient réussi à prouver qu'elles avaient effectué, au sujet de la preuve médicale, une enquête adéquate, exhaustive et non discriminatoire qui était suffisante pour justifier l'attribution de la cote G4 à M. Irvine. Les FAC prétendent que le Tribunal n'avait pas à décider ce qu'elles avaient le droit de faire à ce sujet.
[21] Le Tribunal a considéré qu'il avait compétence pour tirer deux conclusions de fait : une sur la question de savoir si des évaluations médicales discriminatoires avaient été effectuées et l'autre sur la question de savoir si des évaluations médicales arbitraires, hâtives, imprudentes ou insuffisantes avaient été réalisées. En ce qui concerne la première conclusion, il est admis que le Tribunal avait compétence pour décider si M. Irvine avait fait l'objet d'un traitement différent équivalant à de la discrimination pour un motif prohibé par la Loi ou, en d'autres termes, pour décider si la politique ou la pratique des FAC est discriminatoire. En ce qui concerne la deuxième conclusion toutefois, les FAC soutiennent que le Tribunal n'a pas compétence pour juger de la qualité de la décision médicale ayant mené à l'attribution de la cote G4O3. Selon elles, les décisions médicales prises à l'égard de M. Irvine relèvent de la pratique professionnelle sur laquelle des médecins raisonnables peuvent différer d'opinion. En ce qui a trait aux prétendues décisions déficientes prises dans le cadre de l'application de la norme de l'universalité, les FAC soutiennent que M. Irvine peut seulement soit déposer une plainte auprès de l'organisme réglementant la profession médicale soit présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale afin que celle-ci conclue qu'une erreur visée par la Loi sur la Cour fédérale a été commise.
[22] La Commission répond qu'il faut déterminer si la cote G4O3 a été attribuée par suite d' « évaluations médicales discriminatoires ou arbitraires, hâtives, imprudentes ou insuffisantes » afin de savoir si le troisième critère établi dans Meiorin était rempli, et non afin de vérifier si la décision comporte une erreur susceptible de contrôle, comme ce serait le cas dans le cadre d'un contrôle judiciaire.
[23] Pour démontrer que la prétention des FAC est déficiente, la Commission souligne que, comme l'application de la norme de l'universalité est discriminatoire à première vue, il incombe aux FAC de démontrer qu'elles disposent d'un moyen de défense à l'encontre de la plainte de M. Irvine en prouvant, par la décision médicale qu'elles ont rendue à son égard, que cette norme est une EPJ. Selon la Commission, étant donné qu'il faut démontrer que toutes les mesures d'accommodement possibles ont été prises, avant que la norme de l'universalité devienne une EPJ, et étant donné que la décision médicale doit être examinée afin de décider si toutes ces mesures ont été mises en oeuvre, il est contraire à Meiorin de déplacer le fardeau de la preuve et d'exiger de M. Irvine qu'il conteste la décision médicale au moyen d'un contrôle judiciaire.
[24] Je souscris aux arguments de la Commission tels qu'ils ont été présentés. Il est admis que l'attribution de la cote G4 à M. Irvine est l'élément clé de la décision sur lequel il fonde la plainte qu'il a déposée en vertu de la Loi. Il se trouve que cette décision s'appuyait sur une décision médicale. L'obligation imposée par l'arrêt Meiorin consistait à décider si des mesures d'accommodement suffisantes avaient été prises à l'égard de M. Irvine. Je pense, comme le Tribunal, que cette obligation ne peut être remplie sans une analyse minutieuse de la décision médicale.
[25] Par conséquent, j'estime que le Tribunal a énoncé correctement la question pertinente :
Est-ce que l'évaluation individuelle du cas de M. Irvine par les FAC, qui s'est soldée par l'attribution de la cote G4 (susceptible d'être libéré) par opposition à G3 (demeure apte à servir comme soldat) est conforme à l'exigence des tests individuels exécutés en fonction de la norme la plus conciliante, conformément à Meiorin et à la jurisprudence mentionnée de la Cour fédérale?
(Motifs de la deuxième décision du Tribunal, paragr. 44)
B. L'étendue de l'obligation d'accommodement
[26] Devant le Tribunal, il incombait aux FAC de démontrer qu'elles avaient satisfait au critère relatif à l'accommodement énoncé dans Meiorin afin d'établir que M. Irvine n'avait pas subi de discrimination du fait de l'application de la norme de l'universalité. Au paragraphe 44 de la décision faisant l'objet du présent contrôle (qui est reproduit ci-dessus), le Tribunal a conclu que les FAC devaient satisfaire à « la norme la plus conciliante » . Il a précisé ce qu'est cette norme au paragraphe 54 :
Les FAC se devaient de prendre toutes les mesures possibles afin d'évaluer de façon équitable sa capacité [de M. Irvine] d'obtenir avant sa libération la cote G3 afin de satisfaire aux principes liés à l'universalité du service. Il incombait aux FAC de démontrer que M. Irvine se serait vraisemblablement vu attribuer la cote G4 si de telles mesures avaient été prises. Compte tenu des faits de l'espèce, je ne puis conclure que les FAC se sont acquittés de ce fardeau.
[27] En ce qui concerne l'étendue des mesures d'accommodement exigées, les FAC font valoir deux arguments :
[TRADUCTION] ... même si l'évaluation, le diagnostic et le pronostic peuvent être considérés comme des éléments du processus d'accommodement, la norme doit être plus pratique et raisonnable que « tous les tests possibles » . La loi ne devrait pas exiger d'un employeur qu'il effectue des tests médicaux qui ne fourniront pas de renseignements pertinents et utiles. Selon le demandeur, le critère doit consister à se demander s'il y a des renseignements médicaux suffisants pour qu'un médecin compétent puisse raisonnablement former l'opinion en question.
(Mémoire des faits et du droit du demandeur, paragr. 84)
et
[TRADUCTION] La conclusion du Tribunal selon laquelle des mesures d'accommodement supplémentaires étaient nécessaires semble reposer sur l'hypothèse que les Forces canadiennes auraient pu arriver à d'autres décisions si des tests additionnels avaient été effectués. Or, cette hypothèse n'est pas étayée par la preuve.
Même si les Forces canadiennes avaient l'obligation d'effectuer des tests diagnostiques additionnels du plaignant avant de décider qu'il risquait fortement d'avoir un autre problème cardiaque, il faut qu'il y ait au moins certains éléments de preuve démontrant que ces tests auraient pu mener à un résultat différent.
(Mémoire des faits et du droit du demandeur, paragr. 105 et 106)
[28] En ce qui a trait au premier argument concernant [traduction] « tous les tests possibles » , j'estime qu'il n'est pas valable car il déforme le critère relatif à l'accommodement appliqué par le Tribunal. Ce dernier n'a pas dit que [traduction] « tous les tests possibles » doivent être effectués, mais que les FAC étaient tenues de prendre « toutes les mesures possibles afin d'évaluer de façon équitable » [non souligné dans l'original] l'état de santé de M. Irvine.
[29] Pour ce qui est du deuxième argument, je considère que la conclusion de droit du Tribunal selon laquelle il incombait aux FAC de démontrer que M. Irvine se serait vraisemblablement vu attribuer la cote G4 si des mesures d'accommodement plus grandes avaient été mises en oeuvre est correcte. Ainsi, les FAC avaient le fardeau de démontrer que le résultat aurait probablement été le même si des tests additionnels avaient été effectués. Par conséquent, je rejette la prétention selon laquelle il incombait à M. Irvine de prouver le contraire.
C. Conclusion
[30] Pour les motifs exposés ci-dessus, je ne relève aucune erreur de droit dans la décision faisant l'objet du présent contrôle.
III. Examen des questions de fait
[31] La preuve révèle que, jusqu'à ce que le Comité de la coronaropathie rende sa décision, la preuve médicale était plutôt favorable à l'attribution de la cote G3 à M. Irvine. Aussi, comme je l'ai indiqué précédemment, la décision du Comité de la coronaropathie de lui attribuer la cote G4 est un élément fondamental de la décision faisant l'objet du présent contrôle. Il est évident que le Tribunal était de cet avis, et il a passé beaucoup de temps à analyser la preuve dont le Comité de la coronaropathie disposait ainsi que la qualité de sa décision.
[32] J'ai déjà indiqué que la norme de contrôle qui s'applique aux conclusions de fait du Tribunal est la décision manifestement déraisonnable. Aussi, la première question à se poser est de savoir si ces conclusions sont étayées par la preuve.
[33] Avant de conclure que les FAC ne s'étaient pas acquittées du fardeau décrit au paragraphe 54 de sa deuxième décision, le Tribunal a tiré un certain nombre de conclusions de fait déterminantes quant à la décision médicale ayant mené à l'attribution de la cote G4. Je reproduis de nouveau le paragraphe 54 :
Les FAC se devaient de prendre toutes les mesures possibles afin d'évaluer de façon équitable sa capacité [de M. Irvine] d'obtenir avant sa libération la cote G3 afin de satisfaire aux principes liés à l'universalité du service. Il incombait aux FAC de démontrer que M. Irvine se serait vraisemblablement vu attribuer la cote G4 si de telles mesures avaient été prises. Compte tenu des faits de l'espèce, je ne puis conclure que les FAC se sont acquittés de ce fardeau.
[34] J'estime que les arguments invoqués par les FAC relativement aux conclusions de fait du Tribunal soulèvent trois questions au sujet de l'évaluation que ce dernier a faite de la preuve médicale.
A. Le Tribunal a-t-il tiré des conclusions de fait qui ne relevaient pas de son expertise?
[35] Dans sa plaidoirie, l'avocat des FAC a soulevé la question de savoir si le Tribunal avait l'expertise nécessaire pour examiner la preuve médicale de manière approfondie. En fait, les FAC soutiennent que le Tribunal a outrepassé son expertise en concluant qu'elles n'avaient pas, dans le cas de M. Irvine, effectué une évaluation individuelle conforme à leurs politiques les plus conciliantes. En d'autres termes, elles prétendent que le Tribunal a donné un avis médical alors qu'il n'était pas qualifié pour le faire. Je ne suis pas d'accord avec elles.
[36] J'estime que le Tribunal ne s'est pas servi d'une expertise médicale qu'il ne possédait pas lorsqu'il a conclu que les FAC n'avaient pas pris les mesures d'accommodement requises, mais qu'il a utilisé son expertise en matière d'analyse pour tirer des conclusions de fait reposant sur les avis médicaux fournis.
[37] Le Tribunal a soupesé les éléments de preuve contradictoires qui ont mené à l'attribution de la cote G4O3. J'estime qu'il n'a pas alors outrepassé les limites de son expertise, mais qu'il a soupesé des avis d'expert pour en arriver à une conclusion, ce qu'il était habilité à faire. Il a finalement conclu que certains tests qui auraient dû être effectués ne l'avaient pas été. À mon avis, le Tribunal possédait l'expertise nécessaire pour tirer cette conclusion.
[38] En conséquence, je rejette l'argument des FAC sur la question de l'expertise.
B. Les conclusions de fait du Tribunal étaient-elles étayées par la preuve au dossier?
[39] Le Tribunal a tiré les conclusions de fait déterminantes suivantes au paragraphe 50 de la décision faisant l'objet du présent contrôle :
Le 30 août 1995, le Comité de la coronaropathie s'est penché sur le dossier médical de M. Irvine. Il a noté que le médecin-conseil [le docteur Kafka] avait recommandé la cote G4O3 tout en indiquant que la cote G3 pourrait être attribuée si son niveau de lipides baissait, et que le médecin-chef de la base [le docteur Buchholtz] avait recommandé la cote G3O3 ( « surveillance médicale étroite » ). Le Comité de la coronaropathie était donc confronté à deux cotes de restriction à l'emploi qui pouvaient s'avérer contradictoires : celle recommandée par le Dr Buchholtz, le chef, Médecine, qui avait examiné M. Irvine, et celle proposée par le Dr Kafka, qui avait procédé à un examen du dossier de M. Irvine. Il n'existe guère de preuves, voire aucune preuve, que le Comité de la coronaropathie ait soigneusement tenu compte du fait que le Dr Kafka était disposé à recommander la cote G3 dans la mesure où l'intéressé améliorerait son niveau de cholestérol LDL et se soumettrait à un nouveau test d'effort Mibi et à une angiographie. Il n'existe guère de preuves, voire aucune preuve, que le Comité de la coronaropathie ait soigneusement examiné le degré de cohérence entre les deux opinions et leurs assises respectives. Il n'existe guère de preuves, voire aucune preuve, que le Comité de la coronaropathie ait décidé de prendre des mesures pour examiner la possibilité que M. Irvine puisse satisfaire aux exigences de la cote G3, envisagée par ses propres médecins. Le Comité de la coronaropathie a plutôt décidé, sommairement et arbitrairement, de l'évaluer comme inapte à servir dans deux éléments ou plus et recommandé G4 comme cote médicale permanente.
[Non souligné dans l'original]
[40] Les FAC conteste la décision du Tribunal :
[TRADUCTION] La preuve médicale ne permettait pas au Tribunal de qualifier de sommaire et d'arbitraire le travail du Comité de la coronaropathie. La conclusion du Tribunal selon laquelle des tests additionnels étaient nécessaires repose sur des hypothèses. La preuve n'indiquait pas que le Comité avait été négligent, qu'il n'avait pas tenu compte de tous les renseignements pertinents ou qu'il s'était formé une opinion en dépit des éléments de preuve contraires. Pour ces motifs, le Tribunal ne pouvait pas conclure que les Forces canadiennes avaient agi arbitrairement, à la hâte ou de manière imprudente, que les restrictions médicales n'étaient pas appropriées ou que des évaluations additionnelles auraient pu mener à un autre résultat.
(Mémoire des faits et du droit du demandeur, paragr. 102)
[41] Deux questions sont abordées dans ces extraits : l'attention que le Comité de la coronaropathie a portée à la preuve médicale et le niveau d'accommodement accordé à M. Irvine dans la décision de ce comité.
1. L'attention que le Comité de la coronaropathie a portée à la preuve médicale
[42] La personne à qui la cote G4 est attribuée a besoin de services médicaux et est, pour cette raison, inapte à une affectation dans un poste isolé sur le plan médical. Dans le cas de M. Irvine, le Comité de la coronaropathie devait déterminer si son état de santé justifiait la cote G4. Aussi, le Comité s'est surtout attardé à la question de savoir si le risque que M. Irvine subisse une autre crise cardiaque était élevé. Comme il a conclu que c'était le cas, il lui a imposé la cote G4.
[43] La conclusion du Tribunal selon laquelle le Comité de la coronaropathie n'a pas effectué un examen minutieux de la preuve avant d'attribuer la cote G4 est un élément déterminant de sa décision. Il ressort clairement de la décision que le Tribunal ne cherchait pas à savoir s'il y avait eu négligence. Il a plutôt évalué la décision afin de déterminer si elle était déficiente eu égard aux normes établies.
[44] Il existait deux séries de normes à l'époque où le Comité de la coronaropathie a rendu sa décision. Les normes médicales de 1979 (les normes de 1979) prévoyaient l'attribution de cotes numériques en fonction de critères spécifiques et ne laissaient aucune marge de manoeuvre. De nouvelles normes adoptées en septembre 1995 (les lignes de conduite de 1995) ont toutefois mis l'accent sur une approche individualisée et descriptive des limitations d'un membre. Ces lignes de conduite ont aussi modifié le processus décisionnel :
Les médecins militaires étaient soumis à plus de lignes directrices et à moins de normes pour évaluer la validité médicale des membres des FAC et déterminer leur capacité d'emploi. Les nouvelles lignes de conduite mettaient l'accent sur la consultation et l'évaluation en équipe, et les médecins militaires devaient discuter entre eux et avec des spécialistes, la DSTSS et les superviseurs de l'intéressé. On y retrouvait des questions destinées à amener le médecin militaire à prendre en compte un certain nombre d'éléments dans le cadre de son évaluation.
(Motifs de la première décision du Tribunal, paragr. 20)
[45] Le Tribunal a constaté que le Comité de la coronaropathie avait rendu sa décision en conformité avec les normes de 1979, alors qu'il aurait dû appliquer les lignes de conduite de 1995. Les FAC soutiennent toutefois que la décision a été rendue en conformité avec les lignes de conduite plus conciliantes de 1995. Par conséquent, comme le Tribunal et les FAC invoquent ces lignes de conduite, je pense qu'il convient de considérer, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, que le Comité de la coronaropathie les a appliquées pour rendre sa décision. En fait, ces lignes de conduite et la preuve indiquant que le Comité de la coronaropathie s'y est conformé constituent l'élément central des décisions du Tribunal.
[46] Les lignes de conduite de 1995 prévoient ce qui suit :
Dans chaque cas, le conseil tente également d'établir un pronostic ou de déterminer la probabilité de récurrence d'un événement cardiaque important, p. ex., un infarctus du myocarde, dans un avenir prévisible. Le conseil prend en compte de nombreux facteurs, y compris :
a. le caractère récent des symptômes et de l'événement cardiaque;
b. les types d'activités, y compris leur intensité, leur durée et leur fréquence, qui provoquent les événements ischémiques;
c. la fréquence et le degré de soins médicaux nécessaires pour traiter la maladie de manière appropriée;
d. les restrictions à l'emploi attribuables aux effets secondaires des médicaments cardiaques pris par le militaire;
e. la possibilité d'exacerbation de l'ischémie si le militaire ne pouvait prendre ses médicaments pour une raison quelconque;
f. les résultats des examens, comme une angiographie coronaire ou une épreuve d'effort sur tapis roulant, utilisés pour déterminer l'étendue de la maladie et la capacité fonctionnelle du militaire; et
g. la présence de facteurs de risque comme l'hypertension, le tabagisme, les antécédents familiaux et d'autres affections généralisées comme le diabète ou la dyslipidémie.
[Non souligné dans l'original]
(Dossier de demande du demandeur, vol. III, p. 540)
[47] Le Tribunal a considéré que le Comité de la coronaropathie n'a pas soigneusement tenu compte des lignes de conduite de 1995 lorsqu'il a évalué la probabilité de récurrence d'un événement cardiaque important. Il a écrit ce qui suit en particulier :
... M. Irvine ne manifestait pas de signes d'ischémie; [...] il avait obtenu de bons résultats lors du test d'effort sur tapis roulant et [...] il aurait dû avoir l'occasion de subir un autre test avant sa libération, selon l'évaluation conditionnelle préliminaire du Dr Kafka; [...] même s'il présentait un certain nombre de facteurs de risque, M. Irvine ne manifestait pas d'autres signes comme l'hypertension ou le diabète. Il n'existe pas non plus suffisamment de preuves que le Comité a fait mesurer la fraction d'éjection de M. Irvine et a examiné soigneusement les résultats, ce qui aurait été utile pour déterminer à la fois sa capacité fonctionnelle et le risque de rechute, particulièrement à la lumière des résultats d'un test d'effort Mibi.
(Motifs de la deuxième décision du Tribunal, paragr. 51)
[48] Dans la logique de leur argument exposé ci-dessus selon lequel le Comité de la coronaropathie n'a pas agi de manière sommaire ou arbitraire, les FAC font valoir ce qui suit :
[TRADUCTION] Il n'est pas essentiel que le dossier d'évaluation indique que les sept critères énumérés dans les lignes de conduite de 1995, servant à déterminer la probabilité de récurrence, ont été explicitement pris en considération. Les membres du Comité sont des médecins pleinement qualifiés. L'un était un cardiologue. Ces médecins ont établi le diagnostic médical approprié en tenant compte de la preuve qui, à leurs yeux, était pertinente. Aucune preuve ne permet de croire que le résultat aurait pu être différent si d'autres facteurs avaient été pris en compte. En outre, rien ne permet de douter de la fiabilité de leur conclusion simplement parce qu'ils n'ont pas examiné eux-mêmes l'adj Irvine.
(Mémoire des faits et du droit du demandeur, paragr. 98)
[49] Je n'accorde aucun poids aux arguments des FAC. À mon avis, le Tribunal était habilité à juger la décision du Comité de la coronaropathie à l'aide du libellé précis des lignes de conduite de 1995 et à conclure comme il l'a fait, sur la foi de la preuve, que cette décision était déficiente. J'estime que la conclusion du Tribunal n'est pas manifestement déraisonnable.
2. Le niveau d'accommodement accordé à M. Irvine dans la décision du Comité de la coronaropathie
[50] Le Tribunal devait trancher la question de fait suivante : les FAC ont-elles satisfait au critère juridique de l'accommodement décrit dans la partie I des présents motifs? Ainsi qu'il ressort du paragraphe 47 de ces motifs, le Tribunal s'est intéressé à trois questions d'ordre médical : la fraction d'éjection, le test d'effort sur tapis roulant et l'examen au MIBI. Il a conclu que les FAC ne s'étaient pas acquittées du fardeau de preuve qui leur incombait. La question est de savoir si cette conclusion est étayée par la preuve.
[51] Le docteur Leach était le seul cardiologue au sein du Comité de la coronaropathie. Ses réponses aux questions qui lui ont été posées à l'audience devant le Tribunal ont permis d'en savoir plus au sujet des examens. L'avocat de la Commission l'a interrogé au sujet de l'indication fondamentale que donnent les données relatives à la fraction d'éjection au sujet de la probabilité de récurrence d'un événement cardiaque important :
[TRADUCTION]
Q : [...] par rapport à ce que vous pouvez en déduire au sujet de la fonction du ventricule gauche, la fraction d'éjection est-elle la donnée la plus importante que vous souhaitez obtenir au sujet du ventricule gauche?
R : Oui, en effet, c'est une donnée importante.
Q : Pouvez-vous indiquer d'autres données qui sont importantes?
R : La gravité de la maladie et l'état des artères elles-mêmes sont aussi des données importantes, car c'est ce qui fait que le coeur peut fonctionner normalement ou non.
Q : Si vous voulez savoir si le ventricule gauche fonctionne, qu'allez-vous vérifier? La fraction d'éjection?
R : C'est une donnée qui est utilisée couramment, que tout le monde peut comprendre et qui permet de se former une sorte d'image mentale indiquant si le coeur fonctionne bien.
Q : Diriez-vous qu'il s'agit du principal indicateur?
R : Vous voulez dire, du principal indicateur pour savoir si le coeur fonctionne bien?
Q : Non - pour savoir si le ventricule gauche fonctionne bien.
R : Ça permet d'évaluer le degré d'efficacité du coeur.
Q : Je crois que ce que j'essaie de savoir, c'est quelle est l'importance relative de cet indicateur par rapport à d'autres indicateurs sur le ventricule gauche.
R : Oui, c'est une donnée que nous utilisons pour déterminer comment traiter un patient. Ça aide aussi à établir un pronostic.
(Dossier de demande du demandeur, vol. VII, p. 2478 et 2479)
Il a répondu ce qui suit à une question posée par l'avocat des FAC concernant l'utilisation des tests d'effort sur tapis roulant :
[TRADUCTION]
R : Ils peuvent nous donner une idée générale du pronostic, mais c'est tout. Un test d'effort normal ne signifie pas que la maladie ne progressera pas et n'indique pas quand un événement pourrait ou non se produire.
(Dossier de demande du demandeur, vol. VI, p. 2061)
Il a indiqué ce qui suit en répondant aux questions de l'avocat de la Commission concernant l'utilisation de l'examen au MIBI :
[TRADUCTION]
Q : Parmi les outils d'investigation à la disposition d'un cardiologue, si je comprends bien, il y a l'intervention effractive que l'on appelle « angiographie » ?
R : Oui.
Q : Il y a d'autres outils, comme un test d'activité physique?
R : Oui.
Q : Une épreuve d'effort en d'autres mots?
R : Oui.
Q : Et je crois comprendre qu'il y a autre chose, ce que l'on appelle sous forme abrégée l' « examen au MIBI » .
R : Oui.
Q : Et il s'agit d'un outil d'investigation, n'est-ce pas?
R : Oui, c'est bien ça.
Q : Et il est similaire, si je comprends bien, à une épreuve d'effort physique, mais il permet d'enregistrer les résultats [...].
R : C'est un autre type d'évaluation de la fonction cardiaque. L'épreuve d'effort est une évaluation fonctionnelle. [...] C'est une autre façon d'évaluer l'irrigation sanguine du coeur, et ce qu'ils font dans ce type de test, c'est qu'ils soumettent le coeur à un effort. Ils peuvent faire travailler le coeur par des moyens médicaux, c'est-à-dire avec des médicaments, ou ils peuvent le faire travailler à l'aide d'un exercice sur un tapis roulant ou un vélo. Ce test fournit alors un peu plus d'information de nature fonctionnelle au sujet de la circulation sanguine dans le coeur.
L'angiogramme est une évaluation structurelle qui fournit de l'information au sujet de l'anatomie, mais pas du fonctionnement.
(Dossier de demande du demandeur, vol. VI, p. 2124 et 2125)
[...]
Q : [...] Attardons-nous un instant à l'examen au MIBI; cet examen, si je comprends bien, peut générer la fraction d'éjection pour la fonction du ventricule gauche chez un patient. Est-ce exact?
R : Oui, il le peut.
(Dossier de demande du demandeur, vol. VI, p. 2128)
[52] Le docteur Leach a cependant indiqué aussi dans son témoignage que le Comité de la coronaropathie ne disposait pas de données sur chacune des trois questions au moment où il a rendu sa décision dans le cas de M. Irvine. Son témoignage sur les données relatives à la fraction d'éjection a été fourni en réponse aux questions posées par l'avocat de la Commission et est reproduit ci-dessous. Le docteur Leach y confirme que la décision du Comité de la coronaropathie était fondée uniquement sur un [traduction] « résumé » du dossier médical de M. Irvine :
[TRADUCTION]
Q : Il n'y a rien dans ce résumé qui indique que la coronaropathie a évolué à la suite du pontage?
R : Non.
Q: Rien dans ce résumé n'indique qu'il y ait une maladie du greffon?
R : C'est exact.
Q : Dans les réponses que vous avez données à maître Graham [avocat de la partie adverse] sur ces trois points, vous avez fait référence à de l'information tirée de l'angiogramme effectué en août 2000?
R : Oui, nous avons parlé de l'angiogramme qui a été effectué après le deuxième infarctus. Effectivement.
Q : Cela vous a fourni l'information dont vous aviez besoin pour être en mesure d'affirmer qu' « il y a évolution de la coronaropathie et [que] ce patient souffre d'une maladie du greffon » ?
R : À ce moment-là, oui, absolument.
Q : Mais sans l'information de l'année 2000, vous n'auriez pas pu faire ces affirmations, n'est-ce pas?
R : Non. J'aurais quand même pu dire que cela me préoccupait, mais même si ce n'était pas encore arrivé, cela ne voudrait toujours pas dire que ce n'est pas une possibilité. Voilà le problème.
Q : Encore une fois, ce sont des préoccupations que vous auriez à l'égard de tout patient souffrant de coronaropathie. C'est exact?
R : Oui.
Q : Il y a un article de revue [dont vous êtes l'auteur] [...]. Dans la colonne de droite au bas de la page, sous le titre « Prognostic Stratification - Prognosis Modification » , la deuxième phrase va comme suit : « Les meilleurs indicateurs en vue d'établir un pronostic sont la fonction du ventricule gauche et la gravité de la coronaropathie. »
R : Oui.
Q : [...] En 1995, vous nous avez dit que vous ne connaissiez pas la fraction d'éjection de M. Irvine. C'est exact?
R : Nous n'avions pas cette donnée. Il n'y avait pas de donnée à notre disposition. [...]
Q : Vous nous avez dit plus tôt aujourd'hui que ce résumé ne vous donnait aucune information au sujet de la gravité de la coronaropathie.
R : Le résumé ne décrit pas l'anatomie coronarienne. Le résumé ne décrit pas la fonction ventriculaire. [...]
(Dossier de demande du demandeur, vol. VII, p. 2493 à 2496)
Le docteur Leach a répondu ce qui suit aux questions posées par l'avocat de la Commission au sujet de l'absence de données sur l'examen au MIBI :
[TRADUCTION]
Q : Si l'on se rend dans le haut de la page suivante [de l'article du docteur Leach], la première phrase qui apparaît sur cette page va comme suit : « Les données de la Coronary Artery Surgery Study (CASS) de 1984 appuient ces conclusions. De plus, ces données indiquent que si le patient atteint le premier palier ou moins de l'épreuve sur tapis roulant de BRUCE et obtient un sous-décalage du segment ST de plus de 1 mm, ses chances de survivre cinq ans sont de 72 %, mais que ce pourcentage passe à 95 % si le troisième palier ou plus est atteint avec un sous-décalage du segment ST de moins de 1 mm. »
R : Oui.
Q : Dans le cas de M. Irvine, il n'y a pas de signe de sous-décalage du segment ST?
R : Exact.
Q : Et vous venez de mentionner qu'il a atteint le quatrième palier de l'épreuve de BRUCE?
R : Exact.
Q : Donc, selon les données de la CASS, cela lui donne une survie supérieure à 95 % -
R : Sur cinq ans. [...]
Q : Et cela concerne la mortalité, j'imagine.
A : La mortalité, c'est exact.
Q : Regardons la chose selon le point de vue inverse. Il y a donc une probabilité de 5 % qu'il décède au bout de cinq ans?
R : Exact.
Q : Cinq pour cent ou même moins?
R : Oui. Je dirais jusqu'à 5 %. Si ce type d'analyse avait été effectué en août 1995, on aurait pu dire qu'il avait 95 % de chances de survivre ou de demeurer en vie jusqu'en août 2000.
R : Mes suppositions sont fondées sur ce seul critère, mais la mortalité n'est pas la seule chose que nous prenons en compte. Ce n'est qu'une chose parmi la liste d'événements à considérer.
Q : Ma question ne porte que sur l'énoncé dont il est question ici et au sujet duquel vous avez écrit.
R : En se fondant uniquement sur cet énoncé? Oui.
Q : Un examen au MIBI ou même une ventriculographie isotopique vous aurait fourni davantage d'information que vous n'en aviez en août 1995 au sujet de la fonction du ventricule gauche, n'est-ce pas?
R : Je crois que l'examen par imagerie nucléaire qu'ils ont effectué a fourni de l'information au sujet de la fonction ventriculaire.
Q : Je suis désolé. Quand était-ce?
R : Ils n'ont pas déterminé la fraction d'éjection, mais ils font état d'une anomalie importante.
Q : Vous n'êtes pourtant pas en mesure de nous dire aujourd'hui si vous avez vraiment eu accès à cette information en 1995. C'est ce que vous avez dit précédemment.
R : Je n'arrive pas à me rappeler, tout cela remonte à de nombreuses années, mais je présume que l'information y était.
(Dossier de demande du demandeur, vol. VII, p. 2501)
Le docteur Leach a indiqué ce qui suit au sujet de l'absence de données relatives au test d'effort, en réponse aux questions de l'avocat des FAC :
[TRADUCTION]
Q : Si je comprends bien votre réponse, il s'agit [les données indiquées dans le passage ci-dessus] d'une estimation du risque de mortalité, n'est-ce pas?
R : Oui.
Q : Cette estimation n'indique rien au sujet du risque de morbidité. Est-ce exact?
R : Oui.
Q : Qu'est-ce que la morbidité?
R : La morbidité est, je pense, tout événement, outre la mortalité, qui affecte la personne par suite de la maladie.
Q : Êtes-vous en mesure de dire comment le risque de morbidité serait basé sur cette étude?
R : Je pense que, en général, on pourrait dire que le risque de morbidité serait inférieur, mais il est très difficile à estimer parce que tout ce que démontre le test d'effort, c'est que la circulation artérielle est suffisante à un moment donné pour nourrir le coeur à ce moment-là. [...]
Q : Vous avez dit que le risque de morbidité serait inférieur, en d'autres termes, qu'il serait moins important. C'est exact?
R : Si le test d'effort a été très bien exécuté, je supposerais seulement que les données relatives à la morbidité correspondent à celles concernant la mortalité.
(Dossier de demande du demandeur, vol. VII, p. 2516)
[53] J'estime qu'il y avait des éléments de preuve sur lesquels le Tribunal pouvait s'appuyer pour conclure que les FAC n'avaient pas pris toutes les mesures possibles pour évaluer de façon équitable l'état de santé de M. Irvine et, en conséquence, qu'il y avait des éléments de preuve permettant de conclure que les FAC ne s'étaient pas déchargées du fardeau de démontrer que la cote G4 aurait vraisemblablement été attribuée à M. Irvine si des mesures d'accommodement plus importantes avaient été mises en oeuvre. J'estime donc que les conclusions du Tribunal ne sont pas manifestement déraisonnables.
C. Conclusion
[54] Pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que le Tribunal n'a pas commis d'erreur de fait susceptible de contrôle dans sa décision.
ORDONNANCE
Par conséquent, étant donné que je n'ai relevé aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision du Tribunal, la demande est rejetée.
Les parties s'étant entendues sur la question, je ne rends aucune ordonnance concernant les dépens.
_ Douglas R. Campbell _
Juge
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes, LL.B
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-533-04
INTITULÉ : LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (FORCES ARMÉES CANADIENNES)
c.
RAYMOND IRVINE et LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
LIEU DE L'AUDIENCE : EDMONTON (ALBERTA)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 14 DÉCEMBRE 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE CAMPBELL
DATE DES MOTIFS : LE 26 JANVIER 2005
COMPARUTIONS :
J. Sanderson Graham POUR LE DEMANDEUR
Raymond Irvine (pour son propre compte) POUR LE DÉFENDEUR
(RAYMOND IRVINE)
Patrick O'Rourke et Philippe Dufresne POUR LA DÉFENDERESSE
(CCDP)
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
John H. Sims, c.r. POUR LE DEMANDEUR
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
Commission canadienne des droits POUR LA DÉFENDERESSE
de la personne (CCDP)
Ottawa (Ontario)