Dossier : IMM-37-20
Référence : 2022 CF 66
TRADUCTION FRANÇAISE
Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2022
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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ELAGUNATHAN THAMILSELVAN
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, Elagunathan Thamilselvan, est né au Sri Lanka et s’est par la suite enfui. Il est citoyen du Royaume-Uni, où il a demandé et obtenu l’asile. Son épouse et ses deux enfants mineurs sont citoyens canadiens.
[2] L’épouse du demandeur a présenté une demande visant à parrainer ce dernier afin qu’il obtienne la résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial. À la suite d’une entrevue menée par un agent d’immigration canadien [l’agent], la Section de l’Immigration du Haut-commissariat du Canada a rejeté la demande de parrainage en 2010.
[3] L’agent a conclu que le demandeur était membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET], et qu’il avait donc des [traduction] « motifs raisonnables de croire »
qu’il était interdit de territoire au titre du paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Voir l’annexe A plus bas pour les dispositions applicables.
[4] L’épouse du demandeur a présenté une deuxième demande de parrainage en 2014. Un agent principal a également rejeté la deuxième demande plus de cinq ans plus tard en 2019. De même, l’agent principal a conclu que le demandeur était interdit de territoire, au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, parce qu’il était membre des TLET.
[5] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agent principal le 5 décembre 2019 [la décision]. Les questions en litige sont de savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale, et si la conclusion de l’agent principal concernant l’adhésion aux TLET était raisonnable. Il n’est cependant pas contesté que les TLET sont une organisation terroriste.
[6] Après avoir examiné les documents écrits des parties, ainsi que leurs observations orales, je conclus que la question déterminante est le manquement à l’équité procédurale. Pour les motifs plus détaillés qui suivent, j’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire.
II.
Le contexte additionnel
[7] Dans le cadre de la deuxième demande de parrainage en 2014, le demandeur a reçu une lettre d’équité procédurale en juin 2019. Cette lettre lui a donné l’occasion de répondre à l’interdiction de territoire au titre du paragraphe 34(1) de la LIPR parce qu’il avait admis avoir des liens avec les TLET, une organisation réputée avoir commis des actes de terrorisme.
[8] En réponse à la demande du conseil du demandeur visant la communication de tous les documents ayant donné lieu à la préoccupation relative à l’interdiction de territoire, le défendeur a transmis cinq pages de notes prises lors de l’entrevue relative au parrainage menée par l’agent en 2010. La dernière page des notes de l’entrevue mentionne la déclaration du demandeur concernant sa demande d’asile au Royaume-Uni, et le fait que le demandeur n’a pas contesté son contenu. La déclaration relative à la demande d’asile n’a toutefois pas été incluse dans la communication. La communication ne comprenait pas non plus l’évaluation relative à l’interdiction de territoire effectuée au titre de l’alinéa 34(1)f) par la Division des enquêtes pour la sécurité nationale [la DESN] de l’Agence des services frontaliers du Canada, datée du 21 mai 2019 [le rapport de la DESN]. Le rapport de la DESN n’a été mis au jour que dans le contexte de la demande de contrôle judiciaire du demandeur.
[9] Le demandeur a cherché à savoir si le défendeur s’appuierait sur la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile pour rendre sa décision quant à l’interdiction de territoire. Le défendeur a répondu qu’il ne s’appuierait pas sur cette déclaration parce qu’il n’en avait pas de copie.
[10] Le 15 août 2019, le demandeur a fourni des observations détaillées en réponse à la lettre d’équité procédurale, y compris une déclaration sous serment, des lettres de recommandation et des éléments de preuve démontrant que son épouse occupait deux emplois pour subvenir aux besoins de sa famille étant donné qu’il n’avait pas de statut ni de permis de travail.
[11] Une semaine plus tard, le défendeur a communiqué un nouveau document décrit comme [traduction] « une transcription des renseignements que [le demandeur avait] précédemment fournies au ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni dans le cadre de [sa] demande d’asile »
.
[12] Le demandeur a fait valoir que ce nouveau document communiqué portait atteinte à son droit à l’équité procédurale, puisqu’on lui avait explicitement dit que la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile ne serait pas invoquée. L’agent a répondu qu’il ne s’agissait pas de la transcription de la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile présentée au Royaume-Uni, mais de la transcription de l’entrevue menée par un agent des visas canadien en 2010 (c’est-à-dire l’agent). Pour corriger cette erreur, le demandeur a envoyé des parties de la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile au Royaume-Uni correspondant au nouveau document communiqué. En réponse, le défendeur a indiqué que les exigences en matière d’équité procédurale étaient respectées et qu’il s’appuierait sur la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile.
[13] Par la suite, le 5 décembre 2019, l’agent a rejeté la demande de parrainage à titre d’époux au motif que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) parce qu’il avait déjà été membre des TLET.
III.
La norme de contrôle
[14] Il n’y a pas de désaccord dans l’affaire dont je suis saisie en ce qui concerne la norme de contrôle applicable. Les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont considérés comme étant assujettis à un « exercice de révision […] [traduction] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée »
: Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54. L’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable »
, intrinsèquement souple et tributaire du contexte. Elle doit être établie eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 77. En somme, la cour de révision doit se concentrer sur la question de savoir si le processus était équitable et juste.
IV.
Analyse
[15] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que, dans les circonstances, le défaut de communiquer le rapport de la DESN constitue un manquement déterminant à l’équité procédurale. Le défendeur fait valoir que l’obligation d’équité n’est pas violée si le demandeur a eu la possibilité de répondre aux préoccupations [TRADUCTION] « que les documents »
ont soulevées dans l’esprit de l’agent principal, même des documents qui n’ont pas été remis au demandeur : Jahazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 242 aux para 51-55.
[16] La lettre d’équité procédurale mentionne que [traduction] « la participation avouée [du demandeur] dans les […] TLET »
pourrait obliger le défendeur à rejeter la demande de résidence permanente du demandeur pour interdiction de territoire au Canada, au titre du paragraphe 34(1) de la LIPR. Selon cette lettre, les TLET sont considérés comme une organisation terroriste. Elle mentionne en outre que [traduction] « certains membres pourraient être jugés interdits de territoire au Canada »
, et souligne le fait qu’il incombe au demandeur de démontrer qu’il n’est pas membre.
[17] Cependant, le rapport de la DESN ne fait pas que simplement résumer les déclarations faites par le demandeur lors de son entrevue de 2010 au Royaume-Uni, y compris le fait qu’il aurait été forcé à participer aux activités des TLET. Il présente des conclusions quant à la nature des tâches effectuées par le demandeur, et conclut que celui-ci [traduction] « a amélioré l’efficacité des TLET en fournissant un soutien fonctionnel »
. Le rapport de la DESN conclut que le demandeur était membre des TLET, une organisation qui s’est livrée à des actes terroristes, et que, par conséquent, il était interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Selon la DESN, il y avait donc [traduction] « des motifs raisonnables de croire que le demandeur [à ce moment-là] interdit de territoire au Canada »
, et la décision d’interdiction de territoire relevait uniquement du décideur.
[18] La Cour a statué que « [l]'équité procédurale dans le contexte d’une personne qui souhaite devenir résident permanent exige que les renseignements sur lesquels le gouvernement se fonde pour rendre sa décision soient mis à la disposition du demandeur et que celui-ci soit en mesure d’y répondre »
: Moghaddam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1063 [Moghaddam] au para 44, citant Maghraoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 883 [Maghraoui] aux para 22, 23. La Cour a déclaré dans cette dernière décision que « les principes d’équité procédurale exigent que l’on communique à un demandeur les renseignements sur lesquels on s’appuie pour prendre une décision, de façon à ce qu’il puisse présenter sa version des faits et corriger les erreurs ou les malentendus qui auraient pu s’y glisser »
: Maghraoui, au para 22.
[19] Outre la participation avouée du demandeur aux activités des TLET, la lettre d’équité procédurale ne communique pas les renseignements précis sur lesquels s’appuie le défendeur pour conclure que le demandeur pourrait être membre des TLET. Comme la Cour l’a conclu au paragraphe 48 de la décision Moghaddam, je juge que « [l]es préoccupations soulevées sont exposées très en détail dans le [rapport de la DESN], mais ces détails n’ont pas été communiqués au demandeur »
.
[20] De plus, la Cour d’appel fédérale a énuméré les facteurs suivants à prendre en considération pour déterminer si la communication d’un document tel que le rapport de la DESN était nécessaire pour garantir que la personne concernée a eu une possibilité raisonnable de participer d’une manière significative au processus de prise de décision :
(i) la nature et l’effet de la décision dans le cadre du régime législatif;
(ii) la question de savoir si, en raison de l’expertise de l’auteur du rapport ou d’autres circonstances, le rapport aura probablement une influence telle sur le décideur que la communication à l’avance est requise pour
« équilibrer les chances »
;(iii) le préjudice qui pourrait vraisemblablement découler d’une décision fondée sur une mauvaise compréhension ou sur un examen erroné des faits pertinents,
(iv) la mesure dans laquelle la communication à l’avance du rapport permettrait d’éviter le risque qu’une décision mal fondée soit rendue;
(v) les coûts que la communication à l’avance pourrait entraîner, dont ceux liés aux retards dans le processus de prise de décision.
Voir Bhagwandass c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49 [Bhagwandass] au para 22.
[21] La juge Dawson, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, a tenu compte des facteurs énumérés dans la décision Bhagwandass dans le contexte d’un mémoire de l’ASFC non communiqué recommandant une décision d’interdiction de territoire au titre de l’article 34 de la LIPR : Mekonen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1133 [Mekonen]. Lorsqu’elle s’est penchée sur les facteurs (i) et (iii), la juge Dawson a souligné la nécessité d’un degré d’équité procédurale plus élevé lorsque la loi ne prévoit pas de mécanisme d’appel et qu’une décision d’interdiction de territoire empêcherait, comme dans l’affaire dont je suis saisie, la famille de se réunir au Canada (sauf recours ministériel extraordinaire) : Mekonen, aux para 14 et 21.
[22] En ce qui concerne le facteur (ii) énoncé dans la décision Bhagwandass, le fait que le rapport de la DESN n’est pas simplement informatif est, à mon avis, révélateur. Malgré la déclaration selon laquelle la décision d’interdiction de territoire relève uniquement du décideur, je juge plutôt que le rapport de la DESN est « un outil d’assistance judiciaire destiné […] à avoir une influence telle sur le décideur que la communication à l’avance est requise pour "équilibrer les chances"»
: Mekonen, au para 19. C’est particulièrement le cas lorsqu’il n’a pas été démontré qu’il existe des préoccupations liées à la sécurité nationale ou toute préoccupation aussi grave qui militerait contre la communication du document.
[23] En ce qui concerne le facteur (iv), contrairement à la situation dans l’affaire Mekonen, le rapport de la DESN contient des discussions sur ce que la DESN considère être du « terrorisme »
et une « adhésion »
. Bien que la lettre d’équité procédurale souligne la question de l’adhésion, je conclus que le demandeur a été privé de la possibilité d’examiner la perception que la DESN avait de ces concepts et d’y répondre, concepts qui sous-tendent sa conclusion selon laquelle le demandeur était membre des TLET, même s’il avait affirmé qu’il avait été forcé d’accomplir certaines tâches.
[24] Enfin, compte tenu du long délai de traitement de la deuxième demande de parrainage du demandeur, à mon avis, la communication du rapport de la DESN aurait occasionné relativement peu de coûts ou de retards, voire aucun, surtout si cela avait été fait en réponse à la requête du demandeur visant la communication de tous les documents qui avaient donné lieu à la préoccupation relative à l’interdiction de territoire.
[25] Je juge également problématique le morcellement de la communication par l’agent principal, puisque le demandeur a fait des observations en réponse à la lettre d’équité procédurale sur la base de la déclaration explicite selon laquelle l’agent principal ne s’appuierait pas sur la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile au Royaume-Uni. L’agent principal a essentiellement fait savoir qu’il n’avait pas de copie de la demande d’asile présentée au Royaume-Uni et que, par conséquent, il ne pouvait pas l’examiner. Cela dit, je ne suis pas convaincue que le recours ultérieur de l’agent principal à cette partie de la déclaration du demandeur faite dans le cadre de la demande d’asile au Royaume-Uni constitue un manquement à l’équité procédurale.
[26] L’agent principal a confirmé, le 12 novembre 2019, qu’il s’appuierait sur la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile au Royaume-Uni fournie par le demandeur (pour corriger la mauvaise interprétation que l’agent principal avait faite des notes de l’entrevue entre l’agent et le demandeur, qui étaient en fait des extraits de l’entrevue du demandeur avec les agents préposés aux demandes d’asile au Royaume-Uni). Bien que ce ne soit pas idéal, le demandeur a eu plusieurs semaines avant que la décision ne soit rendue le 5 décembre 2019 pour fournir des observations supplémentaires après avoir répondu à la lettre d’équité procédurale à la mi-août en ce qui concerne la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile au Royaume-Uni. Il ne l’a cependant pas fait, comme le démontre la lettre du conseil du demandeur, datée du 29 novembre 2019, qui réitérait brièvement les préoccupations en matière d’équité procédurale.
[27] Je conclus que la correspondance entre les parties depuis la fin de l’été et tout au long de l’automne 2019, jusqu’à la décision rendue par l’agent principal le 5 décembre 2019, a permis de corriger la mauvaise interprétation de l’agent principal concernant la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile au Royaume-Uni que le demandeur avait en sa possession : Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 134 au para 36; Micourt v Canada (Citizenship and Immigration), 2014 CanLII 97726 (CF), à la p 5.
[28] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que l’agent principal a manqué à l’équité procédurale en ne communiquant pas le rapport de la DESN au demandeur, mais qu’il ne l’a pas fait en s’appuyant sur la déclaration faite dans le cadre de la demande d’asile au Royaume-Uni que le demandeur lui avait fournie. À la lumière de ma conclusion déterminante quant au manquement à l’équité procédurale, je refuse d’examiner les questions restantes, y compris le caractère raisonnable de la décision rendue par l’agent principal le 5 décembre 2019.
V.
Conclusion
[29] La demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur sera accueillie. La décision rendue par l’agent principal le 5 décembre 2019 sera annulée, et l’affaire devra être renvoyée à un autre agent ou décideur pour nouvelle décision.
[30] Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier, et je suis convaincue qu’aucune ne se pose dans les circonstances.
JUGEMENT dans le dossier IMM-37-20
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est accueillie.
La décision rendue par l’agent principal le 5 décembre 2019 est annulée, et l’affaire devra être renvoyée à un autre agent ou décideur pour nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mélanie Vézina
Annexe A : Dispositions applicables
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27
Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-37-20
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INTITULÉ :
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ELAGUNATHAN THAMILSELVAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 16 août 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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Le 19 janvier 2022
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COMPARUTIONS :
Robert I. Blanshay
Natalie Gilliard
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POUR LE DEMANDEUR
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David Cranton
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Robert I. Blanshay
Natalie Gilliard
Blanshay Law
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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