Dossier : T137721
Référence : 2021 CF 1277
[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]
Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2021
EN PRÉSENCE DU JUGE EN CHEF
ENTRE :
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CHINA MOBILE COMMUNICATIONS GROUP CO., LTD., CHINA MOBILE INTERNATIONAL (CANADA) INC. ET CHINA MOBILE INTERNATIONAL (UK) LIMITED
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demanderesses
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et
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CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL), MINISTRE DE L’INNOVATION, DES SCIENCES ET DE L’INDUSTRIE ET GOUVERNEUR GÉNÉRAL EN CONSEIL
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défendeurs
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VERSION PUBLIQUE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS
(La version confidentielle de l’ordonnance et des motifs a été rendue le 3 décembre 2021.)
I.
Introduction
[1]
Au moyen de la présente requête, les demanderesses cherchent à faire suspendre l’effet du décret pris le 6 août 2021 par le gouverneur en conseil [le décret ordonnant l’examen ou le décret] jusqu’à ce que soit tranchée la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente qu’elles ont déposée relativement à ce décret [la demande de contrôle judiciaire].
[2]
Pour obtenir la suspension qu’elles sollicitent, les demanderesses doivent établir les trois éléments suivants : (i) l’existence d’une question sérieuse à juger; (ii) l’existence d’un préjudice irréparable qu’elles subiraient si la suspension était refusée; (iii) l’existence d’un plus grand préjudice pour elles si la suspension est refusée que le préjudice qui serait causé aux défendeurs si la suspension était accordée : RJRMacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334 [RJR]. Comme les défendeurs agissent dans l’intérêt du public, le préjudice qui les concerne est celui que subira le grand public si la suspension est accordée : RJR, précité, à la p 342. On donne aussi à cet exercice de pondération le nom de prépondérance des inconvénients.
[3]
Pour les motifs exposés ci‑après, j’estime que les demanderesses ont soulevé une question sérieuse à juger. J’estime également qu’elles ont démontré qu’elles subiront un préjudice irréparable si la suspension qu’elles demandent est refusée. Je conclus toutefois que les demanderesses n’ont pas établi que la prépondérance des inconvénients joue en leur faveur. Par conséquent, elles n’ont pas satisfait au critère qui permet de suspendre l’effet du décret. La requête sera par conséquent rejetée.
II.
Les parties
[4]
La demanderesse China Mobile Communications Group Co., Ltd. [CMCG] est une entreprise d’État chinoise qui fournit des services de communication mobile, notamment des services de téléphonie, de données, de messagerie texte, d’itinérance et de réseau, à des clients dans l’ensemble de la Chine.
[5]
La demanderesse China Mobile International (UK) Limited [CMI UK] est principalement responsable de l’exploitation des activités internationales de CMCG. CMI UK est une filiale en propriété exclusive de China Mobile International Limited [CMIL], laquelle est à son tour une filiale indirecte en propriété exclusive de CMCG.
[6]
La demanderesse, China Mobile International (Canada) Inc. [CMI Canada ou l’investisseur], est l’entreprise canadienne visée par l’examen, dont il est question plus loin, prévu sous le régime de la Loi sur Investissement Canada, LRC 1985, c 28 (1er supp) [la LIC]. Elle est une filiale en propriété exclusive de CMI UK. CMI Canada fournit des services de données et des services de soutien aux entreprises à CMIL, ainsi que des services de téléphonie mobile, notamment des forfaits d’appels prépayés. Elle vend des services de téléphonie, des services de voix sur IP, des services Internet, des services d’appels interurbains et des services sans fil, principalement à des clients qui ont un lien avec la Chine et le Canada. CMI Canada fournit ces services principalement dans le cadre d’une entente conclue avec Telus Communications Inc. [Telus] et aussi en sa qualité de revendeur des produits de Telus. De plus, les activités de CMI Canada reposent sur un cadre d’ententes conclues avec certaines autres entreprises canadiennes de télécommunications.
[7]
Le défendeur, le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie [le ministre], est responsable de l’application de la LIC et il est représenté dans le cadre de la présente requête par le procureur général du Canada.
III.
Le contexte
[8]
CMI Canada a commencé ses activités au Canada en 2016. En tant que nouvelle entreprise canadienne, elle était assujettie aux exigences en matière d’avis prévues à la partie III de la LIC, lesquelles sont résumées plus loin. Aucun avis n’a toutefois été donné sous le régime de la LIC avant que le directeur général de la Division de l’examen des investissements [la DEI] d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada communique avec CMI Canada à la fin du mois de septembre ou au début du mois d’octobre 2020. CMI Canada a ultérieurement déposé l’avis requis le 13 octobre 2020, environ quatre ans après le début de ses activités au Canada.
[9]
Le 27 janvier 2021, le gouverneur en conseil a émis un décret en vertu de la partie IV.1 de la LIC. Les dispositions de la partie IV.1 établissent un régime d’examen des investissements qui pourraient porter atteinte à la sécurité nationale. Le décret a été émis en vertu du paragraphe 25.3(1), lequel prévoit expressément l’examen des investissements pour ce motif.
[10]
Après deux prolongations du délai prescrit pour le processus d’examen, le gouverneur en conseil a émis le décret. Le décret exige notamment que CMCG se départisse de ses intérêts dans CMI Canada ou qu’elle liquide les activités de CMI Canada dans un délai de 90 jours. Le décret a été émis en vertu du paragraphe 25.4(1) de la LIC. Les risques pour la sécurité nationale identifiés dans l’un des paragraphes du décret sont les suivants :
a) le risque que China Mobile et ses filiales et entreprises subsidiaires soient soumises à l’influence ou aux demandes d’un gouvernement étranger ou à son contrôle;
b) le risque qu’elles perturbent ou compromettent de quelque manière que ce soit l’infrastructure essentielle de télécommunication du Canada;
c) le risque qu’elles aient accès à des renseignements personnels et à des données de télécommunication très sensibles qui pourraient être utilisés à des fins non commerciales, telles des applications militaires ou l’espionnage.
[11]
Faisant suite à la demande de CMI Canada pour l’obtention d’un délai supplémentaire de 90 jours pour liquider ses activités, le ministre a reporté l’échéance de 30 jours, soit jusqu’au 6 décembre 2021. Le ministre a ensuite reporté l’échéance au 5 janvier 2022, alors que CMI Canada lui a demandé un autre délai de 60 jours pour lui permettre de se conformer au décret.
[12]
Dans l’intervalle, le 7 septembre 2021, les demanderesses ont produit la demande de contrôle judiciaire. Elles sollicitent, dans leur demande, une ordonnance annulant la « décision »
du gouverneur en conseil selon laquelle les activités de CMI Canada [l’investissement] pourraient porter atteinte à la sécurité nationale [la décision]. À titre subsidiaire, les demanderesses sollicitent une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire au ministre et au gouverneur en conseil pour qu’ils rendent une nouvelle décision.
[13]
À l’appui de leur demande de contrôle judiciaire, les demanderesses soutiennent que le ministre a eu tort d’ordonner l’examen au titre de la partie IV.1 de la LIC en se fondant sur des facteurs non pertinents et sans lien avec la sécurité nationale. Elles soutiennent en outre que le ministre et le gouverneur en conseil ont conclu à tort que l’investissement porterait atteinte à la sécurité nationale vu le caractère insuffisant de la preuve étayant leur conclusion. Enfin, elles soutiennent que le gouverneur en conseil a commis une erreur parce qu’il n’a pas appliqué le bon critère juridique pour en arriver à sa décision : il a jugé que l’investissement [traduction] « pourrait »
porter atteinte à la sécurité nationale, plutôt que d’être convaincu conformément au sousalinéa 25.3(6)a)(i) de la LIC que l’investissement « porterait »
atteinte à la sécurité nationale.
[14]
Dans leur demande de contrôle judiciaire, et conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], les demanderesses exigeaient que leur soient transmis tous les documents ou éléments matériels pertinents quant à la demande de contrôle judiciaire qui sont en la possession du ministre et du gouverneur en conseil [le dossier certifié du tribunal ou le DCT]. En réponse, les défendeurs ont transmis aux demanderesses une copie d’une lettre adressée à la Cour, signée par la greffière adjointe du Conseil privé. En bref, l’auteure de la lettre expliquait, conformément au paragraphe 318(2) des Règles, que les documents ou éléments matériels du DCT contiennent uniquement des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada qui ne peuvent, pour ce motif, être divulgués. Selon un résumé joint à ces documents ou éléments matériels, les renseignements répondent aux éléments définis aux alinéas 39(2)a), c) ou d) de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C5 [la LPC].
[15]
Conformément au paragraphe 39(1) de la LPC, la Cour est tenue de refuser la divulgation de tels renseignements sans les examiner ni tenir d’audition à leur sujet.
[16]
En réponse au refus des défendeurs de produire un quelconque élément du DCT, les demanderesses ont informé les défendeurs et la Cour qu’elles entendaient contester le privilège revendiqué au titre de l’article 39 de la LPC. La requête qu’elles ont présentée à cet égard sera instruite le 19 janvier 2022.
IV.
Les dispositions législatives pertinentes
[17]
La LIC constitue le principal mécanisme d’examen des investissements étrangers effectués au Canada. Son objet est énoncé à l’article 2 :
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[18]
Au titre de la partie IV de la LIC, les investissements effectués par des non‑Canadiens qui sont supérieurs à certains montants sont automatiquement sujets à un examen. Cette partie de la LIC n’est pas utile pour la présente requête.
[19]
Au titre de la partie III de la LIC, d’autres investissements font simplement l’objet d’un « avis »
. Parmi ces investissements figure la constitution d’une nouvelle entreprise canadienne : LIC, art 11.
[20]
L’avis de constitution d’une nouvelle entreprise canadienne doit être déposé avant que l’investissement ne soit effectué ou dans les trente jours qui suivent : LIC, art 12.
[21]
L’un des objets du régime d’avis est de donner au ministre la possibilité d’examiner si un investissement faisant l’objet d’un avis pourrait porter atteinte à la sécurité nationale. Si, après consultation du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [MSPPC], le ministre est d’avis que l’investissement pourrait porter atteinte à la sécurité nationale, il peut recommander au gouverneur en conseil de prendre un décret ordonnant l’examen de l’investissement : LIC, art 25.3(1).
[22]
Après avoir procédé à un examen de l’investissement et avoir consulté de nouveau le MSPPC, le ministre est tenu de renvoyer la question au gouverneur en conseil et de lui présenter ses conclusions et recommandations dans les deux cas suivants : (i) s’il est convaincu que l’investissement porterait atteinte à la sécurité nationale, et (ii) s’il n’est pas en mesure d’établir, sur le fondement des renseignements disponibles, si l’investissement porterait atteinte à la sécurité nationale : LIC, art 25.3(6)a). S’il est convaincu que l’investissement ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale, le ministre doit faire parvenir à l’investisseur un avis l’informant qu’aucune mesure supplémentaire ne sera prise à l’égard de l’investissement : LIC, art 25.3(6)b).
[23]
S’il est saisi de la question en application de l’alinéa 25.3(6)a), le gouverneur en conseil peut, dans le délai réglementaire, prendre par décret toute mesure relative à l’investissement qu’il estime indiquée pour préserver la sécurité nationale : LIC, art 25.4(1).
[24]
Le libellé complet des dispositions mentionnées précédemment est reproduit à l’annexe 1 des présents motifs.
V.
Analyse
[25]
Comme il est mentionné plus haut au paragraphe 2, pour que la présente requête soit accueillie, les demanderesses doivent démontrer les trois éléments suivants : (i) l’existence d’une question sérieuse à juger; (ii) l’existence d’un préjudice irréparable qu’elles subiraient si la suspension était refusée; (iii) l’existence d’un plus grand préjudice pour elles si la suspension est refusée que le préjudice qui serait causé au grand public si la suspension était accordée. Même si les demanderesses établissent chacun de ces trois éléments, la Cour conserve le pouvoir discrétionnaire de refuser d’accorder la suspension : Google Inc. c Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34 au para 22 [Google]; Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux) c Première Nation Musqueam, 2008 CAF 214 au para 37; Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F7, art 18.2.
[26]
Comme la suspension interlocutoire est une réparation en equity, l’évaluation de la Cour doit en définitive permettre d’établir si l’octroi d’une injonction serait « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire »
: Google, précité, aux paras 1, 23 et 25. Pour prendre une telle décision, la Cour devrait adopter une approche souple et éviter de traiter les trois volets du critère comme des compartiments étanches : Vancouver Aquarium Marine Science Centre v Charbonneau, 2017 BCCA 395 au para 38; Robert Sharpe, Injonctions and Specific Performance, édition à feuilles mobiles (Toronto, Carswell, 2018), au § 2.600.
A.
L’existence d’une question sérieuse à juger
[27]
Les exigences minimales permettant de conclure à l’existence d’une question sérieuse à juger sont peu élevées. En résumé, la Cour doit simplement être convaincue que les questions soulevées ne sont ni futiles ni vexatoires : RJR, à la p 335.
[28]
Selon les demanderesses, la demande de contrôle judiciaire soulève deux questions sérieuses à juger. Premièrement, elles soutiennent que la question de savoir si le ministre et le gouverneur en conseil ont appliqué le bon critère prévu par la loi lorsqu’ils se sont acquittés de leurs obligations respectives relativement à la prise du décret est une question sérieuse. Deuxièmement, elles affirment que la question de savoir si le ministre et le gouverneur en conseil ont été influencés par des facteurs non pertinents et s’ils ont, en conséquence, fait preuve de partialité est une question sérieuse.
[29]
En ce qui a trait à la première question, les demanderesses s’appuient sur le résumé des conclusions et des recommandations du ministre qui figurait dans l’un des paragraphes du préambule du décret : voir au paragraphe 10 des présents motifs. Elles soutiennent que selon le résumé, le ministre a peut-être renvoyé la question au gouverneur en conseil uniquement en raison de préoccupations au sujet de ce que CMI Canada pourrait faire. Toutefois, d’après l’alinéa 25.3(6)a) de la LIC, la question ne peut être renvoyée au gouverneur en conseil que si le ministre est convaincu que l’investissement porterait atteinte à la sécurité nationale ou s’il n’est pas en mesure d’établir, sur le fondement des renseignements disponibles, si l’investissement porterait atteinte à la sécurité nationale. Par conséquent, les demanderesses font valoir qu’une condition importante de la LIC préalable à l’exercice du pouvoir qui autorise le gouverneur en conseil à prendre le décret n’a peut-être pas été respectée.
[30]
En réponse, les défendeurs soutiennent que les demanderesses n’ont pas soulevé de question sérieuse à cet égard parce que le gouverneur en conseil a expressément mentionné dans l’un des paragraphes du décret que le ministre avait satisfait au critère énoncé à l’alinéa 25.3(6)a). Selon ce paragraphe, après avoir procédé à l’examen de tous les renseignements recueillis et de toutes les observations faites au cours de l’examen et après avoir consulté le MSPPC, le ministre était « convaincu que l’investissement porterait atteinte à la sécurité nationale en posant les risques ci-après [...] »
[caractère gras ajouté].
[31]
Même si le gouverneur en conseil dit dans le décret que le ministre était convaincu que l’investissement porterait atteinte à la sécurité nationale, j’estime que la question soulevée par les demanderesses est sérieuse étant donné que chacun des « risques »
qui a ensuite été mentionné dans le décret a été formulé en fonction de ce que CMCG et ses filiales et sociétés affiliées peuvent faire, parce qu’elles [traduction] « peuvent être soumises à l’influence, aux exigences ou au contrôle d’un gouvernement étranger »
[caractère gras ajouté]. En fin de compte, il est loisible à la Cour de décider qu’il est possible pour le ministre d’être convaincu qu’un investissement porterait atteinte à la sécurité nationale lorsqu’il a des préoccupations justifiées au sujet des risques lesquels relèvent davantage des possibilités plutôt que des probabilités. Toutefois, à ce stade‑ci, j’estime que la question n’est ni futile ni vexatoire.
[32]
Par conséquent, les demanderesses ont satisfait aux exigences peu élevées permettant de démontrer l’existence d’une question sérieuse à juger.
[33]
Même si ma conclusion me permet de passer au deuxième volet du critère applicable à la suspension, j’examine la deuxième question sérieuse soulevée par les demanderesses parce qu’elle est intimement liée à leurs observations concernant la prépondérance des inconvénients.
[34]
Les demanderesses soulèvent comme deuxième question sérieuse le fait pour le ministre et le gouverneur en conseil d’avoir été influencés par des facteurs non pertinents et d’avoir, en conséquence, fait preuve de partialité dans leur processus décisionnel. Leur allégation est fondée sur les deux motifs suivants : (i) leur point de vue selon lequel rien n’explique comment le ministre et le gouverneur en conseil auraient pu en arriver à conclure que l’investissement porterait atteinte à la sécurité nationale, et (ii) le climat politique de l’époque. S’appuyant sur le paragraphe 25 de la décision Adriaanse c MalmoLevine, 1998 CanLII 8809 (CF), [1998] ACF no 1912 [Adriaanse], elles soutiennent que les allégations de partialité constituent toujours des questions sérieuses.
[35]
En réponse, les défendeurs affirment que l’allégation de partialité est une simple affirmation, entièrement hypothétique et qu’elle n’a, par conséquent, aucun fondement.
[36]
Je partage cet avis. Les demanderesses invoquent à tort la décision Adriaanse, car dans cette affaire la preuve par affidavit produite dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire sousjacente étayait l’allégation de crainte raisonnable de partialité : Adriaanse, précitée, aux paras 11–12 et 19. En l’absence de certains éléments de preuve qui peuvent étayer une conclusion de crainte raisonnable de partialité dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, une simple allégation, sans plus, ne satisfait pas à l’exigence minimale peu élevée permettant d’établir l’existence d’une question sérieuse à juger. Sinon, les demandeurs pourraient toujours satisfaire à cette exigence minimale en invoquant simplement la partialité. Comme la Cour l’a souligné dans le passé, « […] une allégation de partialité, dont la demanderesse dit ici qu’elle constitue le fondement [d’une] demande sousjacente de contrôle judiciaire, ne constitue pas automatiquement une question sérieuse à trancher, que ce soit aux fins d’une audition sur le fond ou aux fins d’une requête en suspension »
: Première nation de Couchiching c Baum, 2010 CF 322 au para 17.
[37]
En bref, en l’absence d’éléments de preuve étayant une conclusion de crainte raisonnable de partialité dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, j’estime que la simple allégation de partialité n’est pas suffisante pour constituer une question sérieuse à juger.
[38]
J’ouvre une parenthèse pour souligner que je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la preuve au dossier étaye dans une certaine mesure les préoccupations qui ont été soulevées par le ministre et qui ont été mentionnées dans le décret : voir au paragraphe 10 des présents motifs. J’examine les éléments de preuve en question plus loin à la partie C des présents motifs.
B.
L’existence d’un préjudice irréparable
[39]
Le terme « irréparable »
a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. « C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre »
: RJR, précité, à la p 341.
[40]
Pour satisfaire à cet élément du critère, « la partie qui cherche à obtenir la suspension de l’instance doit présenter une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures démontrant qu’un préjudice irréparable sera subi si la requête en suspension n’est pas accordée »
: United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7 [US Steel]. En d’autres termes, « le requérant doit établir de manière détaillée et concrète qu’il subira un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural – qui ne pourra être redressé plus tard »
: Janssen Inc. c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24; Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c MI L.L.C., 2020 CAF 3 au para 11 [Western Oilfield]. En l’absence d’une telle preuve, cet élément du critère n’est pas respecté : US Steel, au para 13.
[41]
Les demanderesses disent qu’elles subiront un préjudice irréparable si CMCG est tenue de se départir de ses intérêts indirects dans CMI Canada ou de liquider les activités de CMI Canada avant que la décision sur la demande de contrôle judiciaire ne soit rendue. Je suis d’accord.
[42]
Les demanderesses doivent se conformer au décret, lequel exige que CMCG se départisse de ses intérêts ou procède à la liquidation au plus tard le 5 janvier 2022. Les parties s’entendent pour dire qu’elles ne seront pas en mesure de procéder à l’instruction de la demande de contrôle judiciaire avant cette date
[1]
.
[43]
Les demanderesses affirment que, en l’absence d’une suspension de l’effet du décret, elles subiront les préjudices irréparables suivants :
la perte de l’ensemble de leur clientèle canadienne et les coûts associés à la résiliation de leurs ententes avec les clients;
la perte de la licence octroyée à CMI Canada pour l’exploitation des services de télécommunication internationale de base [licence d’exploitation des STIB];
la perte de tous ses employés canadiens;
une atteinte à sa réputation découlant d’allégations concernant la sécurité nationale;
le manque à gagner et les coûts associés à la liquidation.
[44]
Les défendeurs soutiennent que les allégations des demanderesses à cet égard ne sont pas suffisantes pour les besoins de la présente requête parce qu’elles ne sont que de simples affirmations non étayées par des éléments de preuve. Ils soulignent que, dans les affaires invoquées par les demanderesses au soutien de leurs allégations, la partie requérante qui sollicitait la suspension avait déposé des éléments de preuve à l’appui de ses allégations de préjudice financier : Kobo Inc. c Le Commissaire de la concurrence, 2014 Trib conc 2 aux paras 25 et 39 [Kobo]; Danone Inc. c Canada (Procureur général), 2009 CF 44 aux para 2c) et 64; voir aussi Western Oilfield, précité, aux para 10–24.
[45]
Malgré l’absence d’éléments de preuve de la part d’un dirigeant, d’un cadre supérieur ou d’un employé des demanderesses, certains éléments de preuve appuient les allégations de préjudice irréparable des demanderesses : il s’agit du décret lui-même – lequel oblige CMCG à se départir de ses intérêts indirects dans CMI Canada ou à liquider les activités de CMI Canada. Il est logiquement possible d’inférer que le respect de cette exigence entraînera au moins certains des préjudices mentionnés plus haut au paragraphe 43, à savoir la perte de l’ensemble de la clientèle de CMI Canada, la perte de tous les employés, le manque à gagner qui ne peut être recouvré et la nécessité d’assumer au moins certains coûts irrécupérables associés au respect du décret. De tels types de préjudices sont depuis longtemps reconnus comme des formes acceptables de préjudices irréparables : TPG Technology Consulting Ltd c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2007 CAF 219 aux para 21–23, citant RJR, précité, à la p 341; voir aussi RJR, précité, à la p 342.
[46]
Il convient de souligner que c’est la nature du préjudice, plutôt que son étendue, qui est importante dans l’évaluation, par la Cour, du deuxième des trois volets du critère applicable à la suspension interlocutoire. Quoi qu’il en soit, le fait que la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve – mis à part le décret lui‑même – concernant l’étendue, l’ampleur ou d’autres détails des divers préjudices mentionnés par les demanderesses, est pertinent pour l’évaluation du troisième volet du critère, dont il est question ci‑après.
[47]
Les défendeurs soutiennent que les types de préjudices mentionnés par les demanderesses ne devraient pas être considérés comme étant des préjudices irréparables acceptables parce qu’ils découlent tous du fait que CMI Canada exerce ses activités au Canada depuis plusieurs années sans se conformer aux obligations que lui impose la LIC. Les défendeurs soutiennent que les demanderesses ne devraient pas être autorisées à bénéficier, à ce stade-ci, de l’inobservation de la loi.
[48]
Je suis sensible à de tels arguments. Il s’agit toutefois d’un facteur dans l’octroi d’une réparation en equity qu’il vaut mieux examiner plus loin dans l’analyse, soit lors de l’examen du critère de la prépondérance des inconvénients, soit lors de l’évaluation finale qui consiste à examiner si l’octroi de la suspension serait juste et équitable dans toutes les circonstances : voir, p. ex., David Hunt Farms Ltd c Canada (Ministre de l’Agriculture), [1994] 2 CF 625 (CA) au para 24; Mosaic Potash Esterhazy Limited Partnership v Potash Corporation of Saskatchewan Inc., 2011 SKCA 120 au para 113c.
[49]
En résumé, pour les motifs exposés ci-dessus, j’estime que les demanderesses ont établi qu’elles sont susceptibles de subir un préjudice irréparable si la suspension qu’elles sollicitent n’est pas accordée. Par conséquent, je me livre ci-après à l’appréciation de la prépondérance des inconvénients.
C.
La prépondérance des inconvénients
[50]
À cette étape de l’évaluation, la Cour doit examiner « [...] laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond »
: RJR, précité, à la p 342. Dans le cadre de cet examen, « il faut tenir compte de l’intérêt public »
, lequel peut être invoqué par l’une ou l’autre des parties : RJR, précité, à la p 348.
[51]
Lorsqu’un organisme public applique une loi adoptée de façon valide, « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public »
: RJR, précité, à la p 346. De plus, ce préjudice pèse souvent lourdement dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients : Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 52. C’est le cas notamment lorsque la suspension demandée a pour effet de soustraire la partie qui la sollicite de l’application de la LIC : US Steel, précité, au para 23.
[52]
Lorsque les préjudices allégués par les parties requérantes et intimées sont à peu près égaux, il sera plus prudent d’adopter les mesures propres à maintenir le statu quo. Dans certaines situations, toutefois, cette méthode ne serait pas appropriée (RJR, précité, à la p 347), par exemple lorsque l’une des parties [traduction] « a déjà adopté la conduite dont se plaint l’autre partie »
: Sharpe, précité, au § 2.550.
[53]
Les demanderesses soutiennent que la prépondérance des inconvénients joue en leur faveur pour quatre raisons principales:
l’ampleur du préjudice irréparable qu’elles subiront;
l’intérêt public de ne pas dénuer de sens et d’efficacité le processus de contrôle judiciaire;
le fait, pour elles, d’échapper au préjudice causé par les différentes mesures des défendeurs qui ont nui aux efforts qu’elles ont déployés en vue de faire accélérer l’instruction de l’instance;
le fait que les mesures prises par les défendeurs eux‑mêmes relativement à la présente affaire démontrent qu’aucune urgence particulière n’est associée aux sanctions qu’ils cherchent à faire appliquer.
[54]
J’analyse ci-dessous chacune de ces observations avant d’examiner le préjudice qui, selon les défendeurs, serait causé à l’intérêt public si la suspension de l’effet du décret est accordée.
[55]
J’estime toutefois qu’il convient de réitérer que les demanderesses n’ont présenté aucun élément de preuve émanant d’un dirigeant, d’un cadre supérieur, d’un employé ou d’un expert à l’appui des préjudices en question. En l’absence de preuves claires et non conjecturales de tels préjudices, le poids qui peut être accordé à ces observations dans l’analyse globale de la prépondérance des inconvénients est nettement inférieur à ce qu’il serait si de telles preuves avaient été présentées. Cet exercice importe peu en l’espèce, car j’ai conclu qu’en tout état de cause, la prépondérance des inconvénients favorise les défendeurs.
(1)
Le préjudice irréparable causé aux demanderesses
[56]
La liste des préjudices irréparables mentionnés par les demanderesses est fournie plus haut au paragraphe 43.
[57]
S’agissant de la perte de la clientèle canadienne des demanderesses, les défendeurs font deux observations. Premièrement, ils affirment qu’on peut facilement inférer, à partir des renseignements fournis par CMI Canada, que les clients en question reviendraient faire affaire avec les demanderesses si elles obtenaient gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire et qu’elles rétablissaient ensuite leurs activités au Canada. En particulier, en réponse à l’une des questions posées par la DEI, CMI Canada a déclaré ce qui suit :
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[58]
Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que le passage qui précède démontre que les clients de CMI Canada semblent avoir de bonnes raisons pour revenir faire affaire avec elle si elle reprend ses activités au Canada plus tard. Cependant, il est vraiment difficile de savoir si elle pourra reprendre rapidement ses activités. Par conséquent, je suis disposé à accorder une certaine importance à cet élément dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients, mais pas autant que je le ferais (i) en l’absence des raisons qui motivent les clients de CMI Canada et (ii) si CMI Canada avait présenté des preuves détaillées et concrètes concernant ce préjudice irréparable.
[59]
S’agissant de la perte de la licence octroyée à CMI Canada pour l’exploitation des STIB, les demanderesses n’ont présenté aucun élément pour établir les difficultés, les délais et les incertitudes, le cas échéant, qui seraient associés à une nouvelle demande de licence dans l’éventualité où elles obtiendraient gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire. En l’absence de telles preuves, il est très difficile d’avoir une idée de l’importance de ce préjudice en particulier.
[60]
S’agissant de la perte des …. employés de CMI Canada, les défendeurs font remarquer que les demanderesses n’ont présenté aucun élément pour établir s’il serait possible pour eux de trouver des emplois ailleurs dans le réseau d’entreprises affiliées de CMCG, ou pour établir les difficultés ou les coûts qui seraient associés à l’embauche de nouveaux employés. Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que cet élément réduit le poids qui peut être normalement accordé à un tel préjudice dans la présente analyse.
[61]
S’agissant de l’atteinte à la réputation dénoncée par CMI Canada, les défendeurs soutiennent que les demanderesses ont déjà subi le principal préjudice qu’elles allèguent en raison des reportages diffusés au sujet de la prise du décret. Or, on peut raisonnablement inférer que le fait pour les demanderesses de se conformer au décret entraînera pour elles une autre atteinte à leur réputation. En plus de causer des inconvénients aux clients, l’observation du décret pourrait bien rendre certains d’entre eux moins enclins à faire affaire avec les demanderesses dans le futur. Néanmoins, on peut aussi raisonnablement s’attendre à ce qu’un nombre élevé de clients actuels de CMI Canada lui reviennent si elle ou une autre société affiliée à CMCG est autorisée à exercer ses activités au Canada une fois que la Cour aura statué sur la demande de contrôle judiciaire. Cela est d’autant plus vrai compte tenu de | dont il est question dans le passage cité au paragraphe 57. Par conséquent, même si j’accepte que le fait de ne pas accorder la suspension demandée causera une atteinte à la réputation des demanderesses, j’estime que cette atteinte n’a pas l’envergure qu’elles allèguent. En d’autres termes, le poids qui peut être accordé à cette catégorie de préjudice dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients est inférieur à ce qu’il pourrait être, surtout que les demanderesses n’ont présenté aucune preuve claire et non conjecturale à l’appui de leurs allégations.
[62]
J’en viens à présent à examiner l’allégation des demanderesses selon laquelle elles perdront des revenus et il leur sera impossible de les recouvrer si la Cour ne fait pas droit à leur demande de suspension.
[63]
Le fait pour les demanderesses de n’avoir fourni aucun élément de preuve rend particulièrement difficile l’évaluation de cette catégorie de préjudice à cette étape‑ci de l’analyse. Tout d’abord, il est difficile de bien saisir pourquoi la valeur future des revenus de CMI Canada ne serait pas reflétée dans le prix de la cession si les demanderesses choisissaient de se départir de leurs intérêts dans CMI Canada plutôt que de liquider ses activités. Quoi qu’il en soit, même si les activités étaient liquidées, la preuve produite au dossier de la Cour indique que les revenus perdus par les demanderesses pourraient être bien inférieurs à ce qu’elles prétendent.
[64]
Selon les renseignements que les demanderesses ont fournis à la DEI en 2020, les revenus totaux de CMI Canada en 2019 s’élevaient à |||||||||||| $. Toutefois, environ | % de ces revenus provenaient de la vente de services à une société de portefeuille affiliée. Ces chiffres concordent en grande partie avec ceux des années précédentes, lorsque les revenus de CMI Canada provenaient majoritairement de tels services. La même tendance était prévue pour 2020. Par conséquent, la perte de revenus par CMI Canada s’accompagnera probablement d’une importante baisse correspondante des dépenses de la société affiliée susmentionnée. En ce qui concerne les ventes de CMI Canada à d’autres clients, elles semblent provenir en grande partie de la revente de cartes SIM pour téléphones mobiles et de forfaits prépayés. Comme je l’ai mentionné plus haut, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’une certaine partie des clients de CMI Canada reviennent faire affaire avec l’entreprise (ou avec toute autre entité qui pourrait être constituée au Canada par les autres demanderesses) si les demanderesses obtiennent gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire. Les demanderesses, qui n’ont présenté aucun élément de preuve relativement à ces points ou à des points connexes, ne se sont pas acquittées du fardeau qui leur incombait de présenter des éléments de preuve clairs et non conjecturaux concernant l’ampleur des revenus qu’elles perdront si la suspension n’est pas accordée et si elles obtiennent finalement gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, j’estime qu’il y a lieu de minimiser largement le poids accordé à cette catégorie de préjudice.
[65]
Il en va de même pour les coûts associés à la résiliation des contrats et à la liquidation des activités de CMI Canada. En l’absence de tout élément de preuve concernant l’ampleur de ces coûts, il est très difficile de leur accorder plus qu’une importance négligeable dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.
[66]
En résumé, j’estime qu’il convient d’accorder un certain poids aux préjudices irréparables que les demanderesses ont mentionnés. Toutefois, en l’absence de preuves claires et non conjecturales démontrant ces préjudices de façon détaillée et concrète, il est très difficile d’avoir une bonne idée de l’ampleur des préjudices réellement subis. Par conséquent, le poids qui peut être accordé aux préjudices dans l’analyse globale de la prépondérance des inconvénients est inférieur à ce qu’il aurait été si de tels éléments de preuve avaient été présentés. Cette mesure vaut également pour les types de préjudices qui peuvent être inférés logiquement, comme la perte de l’ensemble de la clientèle de CMI Canada, la perte de ses employés, les revenus perdus qui ne peuvent être recouvrés et la nécessité de payer au moins certains coûts non recouvrables associés à l’obligation de se conformer au décret.
(2)
Les considérations relatives à l’intérêt public soulevées par les demanderesses
[67]
Les demanderesses soutiennent qu’il est dans l’intérêt public de suspendre l’effet du décret et ce, pour trois raisons. Premièrement, elles soutiennent que l’efficacité du processus de contrôle judiciaire sera réduite si la suspension n’est pas accordée, compte tenu du préjudice irréparable qu’elles subiront. Elles affirment en outre qu’une telle situation ira à l’encontre de la volonté du législateur, qui a explicitement préservé le droit au contrôle judiciaire à l’égard des décisions prises en vertu de la partie IV.1 de la LIC : LIC, art 25.6.
[68]
On peut brièvement répondre à cet argument en disant qu’il n’est d’aucun secours aux demanderesses si elles ne sont pas en mesure d’établir que la prépondérance des inconvénients les favorise tout de même. Dans la mesure où les demanderesses pourront démontrer l’existence d’un préjudice irréparable si la suspension demandée n’est pas accordée, il n’en sera tenu compte qu’une seule fois.
[69]
Il est bien établi que l’efficacité réduite du contrôle judiciaire en l’absence d’une suspension ne constitue pas en soi un motif qui permet d’accorder la suspension. Ce principe vaut même si le refus d’accorder la suspension rend la demande de contrôle judiciaire théorique : Novopharm Limited c Pfizer Canada Inc., 2010 CAF 258 au para 12; US Steel, précité, au para 17; Société canadienne de consultants en immigration c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 669 au para 31.
[70]
Bien entendu, dans le contexte actuel, mon refus d’accorder la suspension ne rendrait pas théorique la demande de contrôle judiciaire. Contrairement aux affaires invoquées par les demanderesses, le fait pour elles d’être déboutées de leur présente requête n’aura pas des répercussions profondes sur l’utilité de la demande de contrôle judiciaire : Kobo, précité, au para 48.
[71]
La deuxième raison pour laquelle les demanderesses affirment que l’intérêt public milite en faveur de l’octroi de la suspension demandée relativement au décret est qu’il est dans l’intérêt public de trancher les importantes questions en litige qui ont été soulevées dans la demande de contrôle judiciaire. Je reconnais que l’intérêt du public à ce que les importantes questions en litige soient tranchées avant que la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire (ou un appel) ne devienne beaucoup moins utile peut, dans certains cas, militer en faveur de l’octroi de la suspension : Tervita Corporation c Commissaire de la concurrence, 2012 CAF 223 au para 19. Toutefois, le poids qui peut être accordé à ce facteur, par rapport aux préjudices soulevés par la partie adverse, doit être évalué en fonction des faits particuliers de chaque espèce.
[72]
Dans le présent contexte, ce poids n’est pas important. Cela s’explique en partie par le fait que la demande de contrôle judiciaire continuera à avoir des conséquences potentielles très importantes pour les demanderesses. Elle pourrait notamment permettre aux demanderesses, au bout du compte, de rétablir leurs activités au Canada et de redresser une grande partie des préjudices qu’elles qualifient désormais d’irréparables. Quoi qu’il en soit, comme je l’explique plus loin, il convient d’accorder aux considérations relatives à l’intérêt public relevé par les défendeurs beaucoup plus de poids que celui qui peut être accordé à l’intérêt public précis relevé par les demanderesses.
[73]
La troisième considération relative à l’intérêt public relevé par les demanderesses touche l’argument de partialité examiné aux paragraphes 34 à 38. À cet égard, les demanderesses affirment qu’il n’est pas dans l’intérêt public de soumettre les parties à une audience qui pourra s’avérer nulle pour crainte raisonnable de partialité. Toutefois, les affaires sur lesquelles elles s’appuient se distinguent de l’espèce. Plus précisément, dans la décision Adriaanse, une preuve par affidavit a été déposée pour étayer la crainte raisonnable de partialité alléguée : Adriaanse, précitée, aux paras 1112 et 19. Aucune preuve de cette nature n’a été déposée en l’espèce. Par conséquent, je ne suis pas disposé à accorder le moindre poids à ce facteur de l’« intérêt public »
, d’autant plus que les défendeurs ont présenté des éléments de preuve qui étayent les préjudices en matière d’intérêt public qu’ils allèguent dans le cadre de la présente requête.
[74]
En résumé, pour les motifs exposés précédemment et ci‑après, j’estime que le poids qui peut être accordé dans le cadre de l’analyse de la prépondérance des inconvénients à deux des facteurs relatifs à l’intérêt public relevés par les demanderesses est négligeable, et celui qu’il convient d’accorder au troisième a peu d’importance par rapport aux considérations relevées par les défendeurs.
(3)
Le fait, pour les demanderesses, d’échapper au préjudice causé par les différentes mesures des défendeurs
[75]
Les demanderesses affirment que dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients, le fait que les différentes mesures prises par le gouvernement fédéral leur causeront un préjudice si la suspension qu’elles demandent ne leur est pas accordée constitue un facteur qui joue en leur faveur. En particulier, elles soutiennent que le privilège revendiqué par les défendeurs au titre de l’article 39 de la LPC (voir au paragraphe 14 des présents motifs) a largement freiné les efforts qu’elles ont déployés pour que la demande de contrôle judiciaire soit instruite rapidement. Elles affirment également que les défendeurs ont refusé à maintes reprises de répondre à leurs demandes pour que l’effet du décret soit suspendu avec le consentement des parties jusqu’à l’issue de la demande de contrôle judiciaire.
[76]
Les défendeurs n’ont pas beaucoup tardé à revendiquer le privilège au titre de l’article 39 de la LPC. Ils l’ont fait trois semaines après le dépôt de la demande de contrôle judiciaire. À moins que la revendication de privilège ne soit jugée entièrement ou partiellement non fondée, le temps qui doit y être consacré ne doit pas peser contre les défendeurs dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.
[77]
Le silence des défendeurs face aux demandes répétées pour que l’effet du décret soit suspendu, avec le consentement des parties, semble avoir duré environ six semaines, soit du 29 septembre 2021 au 9 novembre 2021. À cette date, les défendeurs ont fait savoir que le texte du décret ne confère pas au ministre le pouvoir de proroger le délai pour d’autres raisons que celles qui y sont énoncées. Ces raisons sont strictement l’incapacité de CMCG de se départir de ses intérêts dans CMI Canada ou de liquider les activités de CMI Canada, malgré sa bonne foi. Compte tenu de la nouveauté associée aux questions juridiques soulevées par les demandes des demanderesses pour que l’effet du décret soit suspendu avec le consentement des parties, il est compréhensible que la réponse à ces demandes prenne un certain temps. Je conviens toutefois avec les demanderesses que les six semaines constituaient un intervalle quelque peu excessif dans les circonstances.
[78]
Néanmoins, cet intervalle n’a finalement pas contribué à retarder la mise au rôle de la demande de contrôle judiciaire et de la requête des demanderesses visant à contester le privilège revendiqué par les défendeurs au titre de l’article 39 de la LPC. L’audition de cette requête, dont la date est fixée au 19 janvier 2022, est imminente, et les parties s’entendent pour dire que la demande de contrôle judiciaire ne devrait pas être mise au rôle avant que la Cour ait statué sur la requête relative au privilège. Par conséquent, j’estime que le temps dont les défendeurs ont eu besoin ne devrait pas peser contre eux dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.
(4)
Le fait qu’il n’y aurait pas urgence d’agir pour donner effet au décret
[79]
Les demanderesses font valoir que la conduite des défendeurs démontre qu’il n’est pas urgent d’agir pour donner effet au décret avant que la Cour statue sur la demande de contrôle judiciaire. Plus précisément, les demanderesses affirment que le ministre a pris toutes les mesures de prolongation possibles au cours de l’examen de l’investissement et qu’il a ensuite accepté d’accorder deux prolongations conformément au décret. Elles soutiennent en outre que CMI Canada exerce ses activités au Canada sans problème depuis des années.
[80]
À mon avis, ces éléments ne sont d’aucune utilité pour les demanderesses dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients. Rien dans la preuve ne démontre que les diverses prolongations du délai prescrit pour le processus d’examen incombant au ministre qui ont été accordées, soit unilatéralement, soit avec le consentement des parties, n’étaient pas légitimement requises aux fins de cet examen. À cet égard, je tiens à faire remarquer que la DEI a envoyé trois demandes de renseignements distinctes aux demanderesses entre le 15 octobre 2020 et le 28 janvier 2021, avant que le ministre les informe de la prise du décret. Une quatrième demande de renseignements a ensuite été présentée, le 23 mars 2021. Après la communication des réponses le 13 avril 2021, les demanderesses ont consenti à ce que la période d’examen soit prolongée jusqu’au 12 juillet 2021. Les demanderesses ont ensuite été invitées à fournir d’autres renseignements, qu’elles ont fournis le 17 juin 2021. Rien dans la chronologie de ces divers échanges ne montre que les défendeurs n’ont pas fait preuve de diligence dans leur examen de l’investissement.
[81]
Le décret a été pris sept semaines plus tard, soit le 6 août 2021. Compte tenu de la nature des préoccupations du ministre en matière de sécurité nationale, cette période de sept semaines n’était pas excessive. Autrement dit, cette période n’est pas suffisamment longue pour peser contre les défenderesses dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.
[82]
Pour ce qui est de l’acceptation partielle du ministre aux deux demandes de prorogation du délai visant à permettre aux demanderesses de se conformer au décret, j’estime qu’il n’y a pas lieu de la faire peser contre le ministre dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.
[83]
De même, dans les circonstances particulières de la présente affaire, le fait pour les demanderesses d’avoir exercé leurs activités au Canada pendant plusieurs années sans problème apparent ne devrait jouer ni en défaveur des défendeurs ni en faveur des demanderesses dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients. Il importe de souligner que ces circonstances comprennent les faits suivants : CMI Canada a été créée en 2015; elle obtenu sa licence d’exploitation des STIB peu après, puis a commencé à exercer ses activités au Canada vers la fin de 2016, en contravention de la LIC. Pourtant, elle n’a déposé l’avis visé à la partie III de la LIC qu’en octobre 2020, après que la DEI a commencé à se renseigner. J’examine ce point un peu plus loin.
[84]
Je me permets de faire remarquer que, compte tenu de la nature des préoccupations du ministre en matière de sécurité nationale, il serait difficile d’établir que CMI Canada exerce vraiment ses activités au Canada [traduction] « sans problème »
depuis le début.
(5)
Le résumé des facteurs qui militent en faveur des demanderesses
[85]
En bref, certains facteurs favorisent les demanderesses dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients : (i) le fait que les demanderesses subiront une partie du préjudice irréparable si la suspension qu’elles sollicitent n’est pas accordée, et (ii) l’intérêt du public à ce que la question sérieuse – dont j’ai conclu à l’existence – soulevée par les demanderesses soit tranchée avant qu’une entreprise canadienne ne doive liquider ses activités ou qu’elle se départisse de ses intérêts. Toutefois, pour les motifs que j’ai exposés, le poids qui peut être accordé à ces facteurs dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients est nettement inférieur à celui auquel prétendent les demanderesses.
(6)
Le préjudice allégué à l’intérêt public
[86]
Les défendeurs disent qu’en leur qualité d’autorités publiques qui veillaient à faire respecter une loi valide en prenant les mesures qui sont au cœur de la requête, ils bénéficient du principe selon lequel « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public »
: RJR, précité, à la p 346. Ils ajoutent que ce préjudice devrait peser lourdement dans la balance : voir au paragraphe 51 des présents motifs. Ils font valoir qu’il est entendu que les demanderesses n’ont établi aucun avantage public faisant contrepoids.
[87]
Je suis du même avis. L’un des objets de la LIC consiste à instituer un mécanisme d’examen des investissements effectués au Canada par des non‑Canadiens qui sont susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale : LIC, art 2. Cet élément suffit pour conclure que la LIC « a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable »
: US Steel, précité, au para 23. Il est également suffisant pour que soit appliqué le principe selon lequel les mesures prises pour mettre en application la LIC pèsent lourdement : US Steel, précité, au para 23.
[88]
En plus d’invoquer les principes énoncés plus haut, les défendeurs ont fourni quelques éléments de preuve pour justifier leurs préoccupations concernant le fait que CMI Canada facilite les activités d’espionnage et d’ingérence étrangère au Canada exercées par la République populaire de Chine [la RPC]. Tout d’abord, ils soulignent que CMI Canada [traduction] « est en définitive détenue et contrôlée par le gouvernement de la RPC, une entité étrangère qui représente une menace stratégique pour le Canada et qui exerce des activités préjudiciables à la sécurité nationale et à la prospérité économique du Canada et d’autres pays qui partagent les mêmes valeurs »
.
[89]
Le contrôle indirect que la RPC exerce sur CMI Canada est confirmé dans l’avis que CMI Canada a déposé auprès de la DEI en octobre 2020. Ce contrôle indirect est exercé par la commission d’administration et de supervision des actifs, une société d’État qui contrôle CMCG.
[90]
Quant aux éléments qui justifient leurs préoccupations au sujet de l’influence indirecte que la RPC exerce sur CMI Canada, les défendeurs s’appuient sur des données provenant de tierces parties. Ils renvoient plus particulièrement au rapport de 2020 du Centre de la sécurité des télécommunications intitulé Évaluation des cybermenaces nationales [le rapport du CST] : dossier de requête du défendeur, onglet D. Dans l’avant‑propos du rapport, le ministre de la Défense nationale dit : « Les cyberprogrammes parrainés par des États sondent nos infrastructures essentielles à la recherche de vulnérabilités. »
Il ajoute : « [...] Internet se trouve à la croisée des chemins, puisque des pays comme la Chine et la Russie s’efforcent de changer la façon dont nous régissons le cyberespace et d’en faire un outil susceptible de conférer à l’État un pouvoir de censure, de surveillance et de contrôle. »
Dans le résumé du rapport figure le passage suivant :
Bien que la cybercriminalité représente la menace la plus importante, les programmes parrainés par la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord posent les plus graves menaces stratégiques pour le Canada. Les cybermenaces parrainées par des États sont habituellement les menaces les plus sophistiquées auxquelles sont confrontés les Canadiens et les entreprises canadiennes.
[Caractères gras dans l’original.]
[91]
Cette préoccupation est ensuite examinée plus en détail à la page 11 du rapport du CST.
[92]
Les défendeurs renvoient également au rapport public de 2020 du Service canadien du renseignement de sécurité intitulé Des renseignements et des conseils fiables pour un Canada sûr et prospère [le rapport du SCRS] : dossier de requête du défendeur, onglet I. Le passage suivant est tiré de la page 22 de ce rapport :
L’espionnage nuit aux intérêts canadiens en raison de la perte de technologies de pointe ou d’informations sensibles et exclusives, et de la communication sans autorisation d’informations gouvernementales classifiées et sensibles. Si les administrations municipales ainsi que les ordres de gouvernement fédéral et provinciaux suscitent leur intérêt, des États étrangers comme la République populaire de Chine et la Russie prennent aussi pour cible des organisations non gouvernementales au Canada – dont des établissements d’enseignement, le secteur privé et la société civile. En 2020, la République populaire de Chine, la Russie et d’autres États étrangers ont continué de recueillir secrètement des informations politiques, économiques et militaires au Canada au moyen d’activités ciblées, liées à la menace, à l’appui de leurs propres objectifs de développement. Pour y arriver, ils profitent de la nature ouverte, transparente et collaborative de la société, de l’économie et du gouvernement du Canada, souvent en chargeant des « agents de collecte non professionnels », dont certains n’ont reçu aucune formation officielle en renseignement ou presque (p. ex. des chercheurs, des organismes privés ou d’autres tiers), de recueillir des informations et de l’expertise précieuses pour leur compte.
Par ailleurs, des gouvernements étrangers continuent d’utiliser les ressources de leur État et leurs relations avec des organismes du secteur privé pour tenter de se livrer au Canada à des activités d’ingérence clandestines, trompeuses ou menaçantes qui, dans bien des cas, visent à soutenir des programmes politiques étrangers ou à influencer de façon trompeuse des politiques, des processus démocratiques et des représentants du gouvernement du Canada. À titre d’exemple d’activités suscitant des préoccupations considérables, citons les auteurs de menace affiliés à la République populaire de Chine qui cherchent à exploiter les libertés fondamentales, protégées par ailleurs par la société et le gouvernement du Canada, afin de servir les intérêts politiques du Parti communiste chinois.
[Caractères gras ajoutés.]
[93]
En plus de ce qui précède, les défendeurs renvoient à une allocution du directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), datée du 9 février 2021 : dossier de requête du défendeur, onglet J – Allocution de M. David Vigneault, directeur du SCRS, au Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale [l’allocution du directeur du SCRS]. Aux pages 6 et 7 de son allocution, M. Vigneault a déclaré :
Ce n’est pas un secret, le Service s’intéresse surtout aux activités des gouvernements de pays comme la Russie et la Chine.
[…]
Je tiens à préciser ici que la menace n’émane pas de la population chinoise, mais du gouvernement de la Chine qui exécute une stratégie visant à faire des gains géopolitiques sur tous les fronts (économie, technologie, politique et armée). Ainsi, il exploite tous les éléments de pouvoir étatique dont il dispose pour mener des activités qui menacent directement notre souveraineté et notre sécurité nationale. Nous devons tous renforcer nos défenses.
[Caractères gras ajoutés.]
[94]
Outre les sources nationales mentionnées, les défendeurs s’appuient également sur un avis et ordonnance [Memorandum Opinion and Order] rendu par la Commission fédérale des communications des États-Unis [United States Federal Communications Commission] le 10 mai 2019 [la décision de la FCC] : dossier du défendeur, onglet L. Voici le texte du premier paragraphe de cette décision :
[traduction]
La République populaire de Chine (gouvernement chinois) a en définitive la propriété et le contrôle de China Mobile International (USA) Inc. (China Mobile États‑Unis). Dans le présent avis et ordonnance (l’ordonnance), nous rejetons la demande présentée par China Mobile États‑Unis en vue d’obtenir l’autorisation visée à l’article 214 pour la prestation de services de télécommunications internationales entre les États‑Unis et d’autres pays. Après avoir examiné la preuve au dossier dans la présente instance, nous sommes d’avis que, en raison d’un certain nombre de facteurs liés à la propriété et au contrôle de China Mobile États‑Unis par le gouvernement chinois, l’octroi de la demande présenterait des risques importants et graves pour la sécurité nationale et l’application de la loi qui ne peuvent être mitigés au moyen d’une entente d’atténuation. Par conséquent, l’octroi de la demande ne serait pas dans l’intérêt public.
[Caractères gras ajoutés. Notes de bas de page omises.]
[95]
Le passage suivant concernant la vulnérabilité de China Mobile ÉtatsUnis face à l’exploitation, à l’influence et au contrôle du gouvernement chinois est particulièrement utile pour la présente requête :
[traduction]
19. En somme, nous estimons que l’argument de China Mobile États‑Unis selon lequel elle ne risque pas d’être soumise à l’exploitation, à l’influence et au contrôle du gouvernement chinois parce qu’elle est constituée et basée aux États‑Unis est peu convaincant. Rien dans le dossier ne permet d’affirmer que China Mobile ne serait pas traitée de la même façon que les autres entreprises d’État chinoises ou que China Mobile États‑Unis – en sa qualité de filiale de China Mobile – ne serait pas soumise à un tel contrôle. Le risque que le gouvernement chinois exerce un contrôle encore plus grand sur China Mobile et China Mobile États‑Unis que sur d’autres entreprises d’État est appréciable, vu que China Mobile est la propriété exclusive du gouvernement chinois, et vu la taille et la portée de China Mobile et de ses filiales, ainsi que l’importance des services de télécommunications offerts en Chine et dans le monde et les possibilités qu’offrent ces services. À la lumière de ces conclusions, nous concluons qu’il est très vraisemblable que China Mobile États‑Unis succombe, si l’autorisation qu’elle demande lui était accordée, à l’exploitation, à l’influence et au contrôle du gouvernement chinois.
[Caractères gras ajoutés. Note de bas de page omise.]
[96]
Je tiens à souligner, pour les besoins du dossier, que les défendeurs ont renvoyé à une autre publication du SCRS, qui était fournie à l’onglet H de leur dossier de requête. Cette publication présentait les points de vue exprimés par des experts du monde entier lors d’un atelier tenu le 6 mars 2018. Le nom des personnes qui ont exprimé les divers points de vue n’était toutefois pas mentionné. Aux fins de la présente requête, j’estime qu’il n’est pas approprié de s’appuyer sur des renseignements contenus dans la publication en question : Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c Facebook, Inc., 2021 CF 599 au para 36.
[97]
Les défendeurs disent également que [traduction] « la législation de la RPC en matière de sécurité nationale fait en sorte que China Mobile et ses filiales, comme CMI Canada, doivent se conformer aux demandes de Pékin en matière de renseignement »
. À l’appui de leur affirmation, ils citent la décision de la FCC, qui reconnaît que [traduction] « les lois chinoises exigent que les citoyens et les organisations – y compris les entreprises d’État – apportent leur collaboration, leur aide et leur appui aux efforts de collecte de renseignement chinois partout dans le monde »
: décision de la FCC, au para 17. Les défendeurs n’ont toutefois présenté aucune preuve d’expert étayant leur argument fondé sur le droit chinois. Par conséquent, je m’abstiens de tenir compte de cette partie des observations des défendeurs : International Air Transport Association c Canada (Office des transports), 2020 CAF 172 au para 14. Compte tenu du contrôle indirect exercé par le gouvernement chinois sur CMI Canada, il est inutile, pour les besoins de la présente requête, de tirer des conclusions concernant le droit chinois. Ma conclusion à cet égard est renforcée par le fait que les deux administrateurs de CMI Canada, ses cadres supérieurs et deux de ses quatre autres employés les mieux rémunérés sont des citoyens chinois.
[98]
En réponse aux éléments de preuve présentés par les défendeurs, les demanderesses observent que CMI Canada (i) ne possède ni n’exploite aucune installation de transmission de télécommunications au Canada, (ii) n’a pas d’accès privilégié ni direct à une infrastructure de télécommunications essentielle, (iii) n’a pas accès à des données de télécommunications et (iv) n’a pas accès à des renseignements personnels, outre les coordonnées de base, non vérifiées et limitées (nom, adresse de courriel, adresse de livraison) ainsi que les renseignements sur les paiements.
[99]
Cependant, à mon avis, le rapport du CST, le rapport du SCRS, l’allocution du directeur du SCRS et la décision de la FCC étayent de façon fiable et objective les préjudices mentionnés par les défendeurs au chapitre de l’intérêt public. Je m’abstiens délibérément de faire des commentaires sur la question de savoir si ces éléments de preuve démontrent, suivant le sous‑alinéa 25.3(6)a)(i) de la LIC, que l’exploitation continue de CMI Canada au Canada « porterait »
atteinte au Canada. Cette question sera examinée dans le cadre du contrôle judiciaire. Toutefois, aux fins de la présente requête, j’estime que ces éléments de preuve étayent suffisamment les allégations des défendeurs concernant le fait que CMI Canada facilite les activités d’espionnage et d’ingérence étrangère au Canada exercées par la RPC.
[100]
Il convient de souligner que la Cour suprême du Canada a avisé les tribunaux, lorsqu’ils évaluent la prépondérance des inconvénients, de se garder de tenter de déterminer si l’octroi d’une injonction entraînerait réellement le préjudice à l’intérêt public allégué par l’autorité publique. La Cour suprême a expliqué qu’une telle approche « amènerait en réalité le tribunal à examiner si le gouvernement gouverne bien, puisque l’on se trouverait implicitement à laisser entendre que l’action gouvernementale n’a pas pour effet de favoriser l’intérêt public et que l’interdiction ne causerait donc aucun préjudice à l’intérêt public »
: RJR, précité, à la p 346.
[101]
En plus de ce qui précède, il est utile de souligner que tous les renseignements personnels et commerciaux de nature délicate appartenant aux clients de CMI Canada sont conservés dans un centre de données situé à Hong Kong, où ils peuvent être stockés pour une durée maximale de six ans après l’année à laquelle ils se rattachent. Cet élément est confirmé dans le dossier de requête des demanderesses, à la page 118.
[102]
En résumé, pour les différents motifs exposés plus haut, j’estime que les défendeurs ont présenté des éléments de preuve fiables et objectifs pour étayer les préjudices qu’ils ont mentionnés au chapitre de l’intérêt public. Ces préjudices sont graves et un poids important doit leur être accordé dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.
(7)
La conclusion en ce qui concerne la prépondérance des inconvénients
[103]
Les demanderesses ont établi qu’elles subiront un préjudice irréparable si la suspension qu’elles sollicitent n’est pas accordée et qu’elles obtiennent finalement gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire. La perte permanente de certains clients, employés et revenus de CMI Canada est l’un des éléments de ce préjudice, sans compter une certaine atteinte à la réputation et la perte de la licence d’exploitation des STIB par CMI Canada. Toutefois, en l’absence d’éléments de preuve clairs et non conjecturaux étayant d’une manière détaillée et concrète la nature irréparable de ces préjudices, il est très difficile d’avoir une bonne idée de l’ampleur des préjudices qui seront réellement subis si la suspension n’est pas accordée. Par conséquent, le poids que les préjudices invoqués peuvent avoir dans l’ensemble de l’analyse de la prépondérance des inconvénients est inférieur à ce qu’il serait si de tels éléments de preuve avaient été présentés.
[104]
Je suis également disposé à accorder un certain poids à l’intérêt du public à ce que la question sérieuse – dont j’ai conclu à l’existence – soulevée par les demanderesses soit tranchée avant qu’une entreprise canadienne ne doive liquider ses activités ou qu’elle se départisse de ses intérêts.
[105]
J’estime que, dans l’ensemble, le poids qui peut être accordé aux facteurs soulevés par les demanderesses est bien inférieur au poids plus important que j’ai accordé aux graves préjudices en matière d’intérêt public mentionnés par les défendeurs et établis au moyen d’éléments de preuve fiables et objectifs. Autrement dit, les préjudices en matière d’intérêt public associés à la possibilité que la RPC exerce son contrôle indirect sur CMI Canada pour faciliter les activités d’espionnage et d’ingérence étrangère au Canada sont beaucoup plus importants que le préjudice que subiront les demanderesses – dont elles ont fait la preuve – si la suspension qu’elles sollicitent n’est pas accordée.
[106]
Ces éléments permettent de conclure qu’il serait « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire »
de refuser d’accorder la suspension sollicitée par les demanderesses : voir au paragraphe 26 des présents motifs.
[107]
Je tiens toutefois à souligner, pour les besoins du dossier, qu’un autre facteur dont la Cour tient compte pour accorder une réparation en equity favorise les défendeurs dans le cadre de la présente requête : le fait que CMI Canada a exercé ses activités pendant plusieurs années en contravention de la LIC. Même si elle a demandé une licence d’exploitation des STIB en 2015, et a ensuite commencé à exercer ses activités en 2016, CMI Canada n’a déposé l’avis prévu à la partie III de la LIC qu’en octobre 2020, bien qu’elle eût dû le faire avant de commencer à exercer ses activités, ou dans les 30 jours suivants. Le fait que les demanderesses ne connaissaient peut-être pas les exigences de la LIC n’est pas une excuse, particulièrement compte tenu du fait que CMCG est une entité de grande taille et complexe qui compte parmi ses rangs des conseillers juridiques experts. La même observation vaut pour l’argument des demanderesses selon lequel des aspects de leurs activités sont à la disposition du public. De même, le fait que la LIC prévoit qu’une entreprise peut exercer des activités au Canada après avoir déposé un avis et jusqu’à ce qu’elle soit tenue d’y mettre fin n’aide pas CMI Canada, puisqu’elle n’est dans cette position que depuis le 13 octobre 2020.
D.
Conclusion
[108]
Pour les motifs exposés précédemment, la requête sera rejetée.
[109]
Étant donné que les parties n’ont formulé aucune demande au sujet des dépens, aucune ordonnance ne sera rendue à cet égard.
ORDONNANCE dans le dossier T137721
LA COUR ORDONNE ce qui suit :
La requête est rejetée.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Paul S. Crampton »
Juge en chef
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois
ANNEXE 1 — Dispositions législatives pertinentes
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T137721
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INTITULÉ :
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CHINA MOBILE COMMUNICATIONS GROUP CO., LTD. ET AUTRES c PGC ET AUTRES
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 24 NOVEMBRE 2021
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
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LE JUGE EN CHEF CRAMPTON
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DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS CONFIDENTIELS :
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LE 3 DÉCEMBRE 2021
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DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS PUBLICS :
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LE 7 DÉCEMBRE 2021
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COMPARUTIONS :
Erica J. Baron
Akiva Stern
Nikiforos Iatrou
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POUR LES DEMANDERESSES
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Sean Gaudet
Ani Mamikon
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDERESSES
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LES DÉFENDEURS
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[1]
Entre autres choses, la Cour doit statuer sur la requête préliminaire par laquelle les demanderesses contestent le privilège revendiqué par des défendeurs à l’égard des documents ou des éléments matériels dont disposait le gouverneur en conseil lorsqu’il a pris le décret. Les défendeurs ont fait savoir qu’ils ne seront pas en mesure de procéder à l’instruction de cette requête avant le 19 janvier 2022, date à laquelle l’instruction a été fixée.