Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220114


Dossier : IMM-1358-21

Référence : 2022 CF 40

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

DOUDOU MPUMUDJIE KIKEWA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 18 février 2021 par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la Commission] a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre d’une organisation criminelle et qu’il était donc interdit de territoire pour criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur soutient que, compte tenu de ses conditions de détention, de ses problèmes de santé mentale et de son incapacité à retenir les services d’un avocat efficace, la décision de la Commission de tenir une audience in absentia a porté atteinte à ses droits en matière d’équité procédurale puisque ses droits de participation ont été violés de manière injustifiée. Il affirme que la Commission n’aurait pas dû s’attendre à ce que sa représentante désignée présente des observations juridiques en son nom, d’autant plus qu’elle avait soulevé des doutes importants quant à sa capacité à le représenter en justice.

[3] Le demandeur ajoute que la décision de la Commission était déraisonnable non seulement parce qu’elle était entachée par le déni d’équité procédurale, mais aussi parce que la Commission a traité la preuve dont elle disposait de façon déraisonnable.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale et que la décision de la Commission était raisonnable. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte

[5] Le demandeur, un citoyen de la République démocratique du Congo âgé de 31 ans, est résident permanent depuis le 4 avril 2006.

[6] Le 19 février 2019, le demandeur et trois autres hommes ont été placés en détention et accusés de multiples infractions liées au vol d’identité devant la Cour provinciale de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. Le 14 août 2019, le demandeur a été reconnu coupable de vol d’identité, d’acquisition et de possession illégales de pièces d’identité d’une autre personne et de défaut de se conformer à une citation à comparaître. Le demandeur s’est vu infliger une peine d’emprisonnement de 175 jours et une probation de 18 mois relativement à l’accusation de vol d’identité, une peine d’emprisonnement de 175 jours et une probation de 18 mois relativement à l’accusation d’acquisition et de possession illégales de pièces d’identité d’une autre personne, ainsi qu’une peine d’emprisonnement de 67 jours plus une peine d’emprisonnement de 90 jours déjà purgée relativement à l’accusation de défaut de se conformer à une citation à comparaître.

[7] Le casier judiciaire du demandeur indique que celui-ci a déjà été condamné pour des infractions semblables dans d’autres régions du Canada (notamment à Longueuil, à Laval, à Montréal, à Edmonton et à Ottawa) et qu’il fait l’objet de deux mandats d’arrêt, en Saskatchewan et en Alberta.

[8] Le demandeur a purgé ses peines consécutives à l’établissement correctionnel de St. John’s (Terre-Neuve) connu sous le nom de Her Majesty’s Penitentiary. Il a ensuite été détenu pour des motifs liés à l’immigration.

[9] Durant la détention du demandeur, le ministre a avancé des allégations d’interdiction de territoire pour grande criminalité au titre de l’article 36 de la LIPR, et le demandeur a ultimement été déclaré interdit de territoire pour ce motif. Il a été condamné à une peine de cinq mois d’emprisonnement assortie de la possibilité d’interjeter appel, mais aucun appel n’a été déposé.

[10] En vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, le ministre a, par la suite, déféré la question de l’interdiction de territoire alléguée du demandeur à la Section de l’immigration pour enquête, cette fois-ci au titre de l’article 37 (criminalité organisée). Au moment de ce renvoi, le demandeur était toujours en détention et il avait commencé à souffrir de problèmes de santé mentale. Il avait été placé en isolement cellulaire et il était sous surveillance parce qu’il présentait un risque de suicide; on l’avait vu se frapper la tête contre le mur à plusieurs reprises.

[11] L’enquête devait avoir lieu le 15 juillet 2020, en même temps que le contrôle de la détention du demandeur. Cependant, plusieurs jours avant l’audience, le demandeur a manifesté un comportement préoccupant qui a entraîné la nomination de Julie Champagne, directrice de la Halifax Refugee Clinic, à titre de représentante désignée du demandeur [la représentante désignée]. Cette nomination a été faite par la Commission et avec le consentement de la représentante désignée en vue de l’instance fondée sur l’article 37 et du contrôle de la détention du demandeur.

[12] À l’audience du 15 juillet 2020, l’avocat du demandeur et la représentante désignée ont demandé un ajournement. Le demandeur, qui était présent, s’est opposé à la demande d’ajournement puisqu’il souhaitait que l’audience se poursuive. La Commission a accordé l’ajournement, et l’enquête a été reportée au 14 août 2020.

[13] Le 14 août 2020, invoquant des difficultés à communiquer avec son client en raison des protocoles et des restrictions liés à la COVID-19, l’avocat du demandeur a demandé un nouvel ajournement. La Commission a accepté d’ajourner l’audience au 27 août 2020.

[14] Le 27 août 2020, le demandeur ne s’est pas présenté à l’audience et aucune explication n’a été fournie. Son avocat, aussi absent, a présenté une lettre dans laquelle il expliquait qu’il était malade et qu’il ne pouvait pas être présent. La Commission a qualifié de non professionnel le comportement de l’avocat du demandeur, mais elle a néanmoins accepté d’ajourner l’audience au 25 septembre 2020, laquelle date a été fixée de façon péremptoire.

[15] Dans les jours qui ont précédé l’audience du 25 septembre 2020, l’avocat du demandeur a communiqué avec le défendeur pour l’informer que sa relation avec le demandeur avait pris fin. Il n’a toutefois pas communiqué avec la représentante désignée pour l’en informer.

[16] Le 25 septembre 2020, le demandeur était présent par téléphone, mais il a raccroché avant le début de l’audience, laissant sa représentante désignée le représenter. À l’audience, la représentante désignée a fait retirer du dossier le nom de l’avocat du demandeur, car il lui semblait évident que celui‑ci ne représentait plus adéquatement le demandeur.

[17] La Commission a déclaré qu’elle comptait poursuivre l’audience puisqu’elle avait précisé, le 27 août 2020, que la date du 25 septembre 2020 était péremptoire, que le demandeur ou son avocat soient présents ou non. Lorsque la Commission lui a demandé si elle était prête pour l’audience, la représentante désignée a répondu par l’affirmative. En outre, la représentante désignée a accepté de poursuivre sans délai l’instance par voie d’observations écrites à déposer à une date ultérieure, disant espérer pouvoir compter sur l’aide d’un avocat. La Commission a coté comme pièces divers documents produits par le demandeur, notamment des documents concernant ses condamnations au criminel et les mandats d’arrêt délivrés contre lui, un rapport de la GRC, un rapport de casier judiciaire d’un tiers (qui s’est avéré être un membre de l’organisation criminelle) et des articles de presse. La Commission a souligné qu’il n’y aurait aucun témoin, comme il en avait été discuté avec les parties. Un échéancier pour la présentation des observations écrites a été établi, avec l’accord de la représentante désignée.

[18] En novembre 2020, la représentante désignée a demandé une prorogation du délai pour la présentation des observations écrites au motif qu’elle avait besoin de l’aide d’un avocat pour les préparer. La prorogation de délai demandée a été accordée.

[19] Le 27 janvier 2021, la représentante désignée a présenté des observations écrites à la Commission au nom du demandeur. Les observations portaient sur l’allégation fondée sur l’article 37 dont était saisie la Commission et elles contenaient, en outre, une section qui expliquait l’absence de représentation juridique pour le demandeur et, plus précisément, les efforts déployés en vain par la représentante désignée afin de retenir les services d’un avocat pour le demandeur et les limites quant à la capacité de la représentante à présenter des observations juridiques.

[20] Le défendeur a aussi présenté des observations écrites à la Commission.

[21] Le 18 février 2021, la Commission a rendu sa décision dans laquelle elle a déclaré qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre d’une organisation criminelle au sens de l’article 37 de la LIPR. La Commission a jugé que l’organisation criminelle en question était simple et informelle, consistant en une cellule criminelle formée du demandeur et de trois autres hommes qui employaient le même modus operandi pour commettre divers crimes liés au vol d’identité au moyen de faux documents sophistiqués et de grande qualité. La Commission a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada et, par conséquent, une mesure de renvoi a été prise contre lui aux termes de l’alinéa 45d) de la LIPR.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[22] La présente demande soulève les deux questions suivantes :

  1. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?
  2. La décision de la Commission était-elle raisonnable?

[23] En ce qui concerne la première question, les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont considérés comme étant assujettis à la norme de la décision correcte ou à un « exercice de révision […] [traduction] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54]. L’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable », intrinsèquement souple et tributaire du contexte. Elle doit être déterminée eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 77]. La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), précité, au para 54].

[24] En ce qui concerne la deuxième question, les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable. Aucune exception à cette présomption n’a été soulevée et aucune ne s’applique [voir Vavilov, précité, aux para 23, 25].

[25] Au moment d’apprécier le caractère raisonnable d’une décision, la Cour doit se demander si la décision est suffisamment justifiée, transparente et intelligible. Pour répondre à ces exigences, la décision doit être fondée « sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et être « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». Tant le raisonnement suivi que le résultat de la décision doivent être raisonnables [voir Vavilov, précité, aux para 83, 85 et 99].

IV. Analyse

A. Y a-t-il eu manquement à l’obligation d’équité procédurale?

[26] Le demandeur affirme qu’une instance fondée sur l’article 37 impose une obligation d’équité procédurale plus exigeante (par rapport aux décisions sur dossier prises par le ministre), puisque la personne concernée a la possibilité de témoigner, de présenter des témoins et de procéder à des contre-interrogatoires pour évaluer la crédibilité et la fiabilité des témoignages. De meilleures protections procédurales doivent être offertes au demandeur étant donné la nature complexe et contradictoire de l’instance, l’absence de procédure d’appel devant la Section d’appel de l’immigration (qui pourrait tenir compte de considérations d’ordre humanitaire et tiendrait une nouvelle audience), de même que les possibles conséquences désastreuses de la décision pour le demandeur (notamment la perte du statut de résident permanent, un renvoi accéléré et la séparation de la famille pour une durée indéterminée).

[27] Le demandeur affirme que la décision de la Commission de tenir l’audience in absentia a porté atteinte à ses droits de participation, bien que sa représentante désignée ait comparu et participé à l’audience. Il soutient que la Commission était bien au fait de ses graves problèmes de santé mentale, mais qu’elle ne s’est pas intéressée à la question de savoir en quoi ces problèmes l’avaient empêché de participer utilement à l’instance, sujet qui avait été abordé par la représentante désignée dans ses observations. Il ajoute que les préoccupations de la représentante désignée quant aux effets inhibiteurs des problèmes de santé mentale dont il souffrait n’étaient pas anodines, puisque le problème de l’isolement cellulaire prolongé des détenus de l’immigration est réel et chronique.

[28] Le demandeur soutient que, si la représentante désignée et le ministre ont décidé de poursuivre sans délai l’instance par voie d’observations écrites, la Commission n’a, en fait, pas laissé le choix à la représentante désignée, qui s’est sentie obligée de présenter des observations en raison du désir de la Commission de poursuivre l’instance malgré l’absence d’un avocat.

[29] Le demandeur affirme que la Commission n’aurait pas dû décider d’agir de façon péremptoire et qu’elle n’aurait pas dû s’attendre à ce que la représentante désignée présente des observations juridiques en son nom, d’autant plus qu’elle avait soulevé des doutes importants quant à sa capacité à le représenter en justice. Le demandeur fait valoir que la Commission aurait dû tenir davantage compte des conditions déplorables dans lesquelles il était détenu et de son besoin de représentation juridique, plutôt que d’insister sur la rapidité du processus.

[30] Comme il a été mentionné précédemment, la nature de l’obligation d’équité procédurale peut varier selon le contexte. Plusieurs facteurs doivent être pris en compte au moment d’établir la portée de l’obligation d’équité procédurale, notamment : (a) la nature de la décision recherchée et le processus suivi; (b) la nature du régime législatif; (c) l’importance de la décision pour la personne visée; (d) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; (e) les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même [voir Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 22].

[31] Compte tenu de ces facteurs, je conviens avec le demandeur que l’obligation d’équité procédurale à laquelle la Commission était tenue envers lui en l’espèce était plus exigeante. Cependant, j’estime que la Commission s’est dûment acquittée de cette obligation.

[32] Comme l’a reconnu la Cour d’appel fédérale au paragraphe 35 de l’arrêt Hillary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 51, « [l]e droit d’être représenté dans une procédure administrative s’entend normalement du droit d’une partie de nommer quelqu’un, souvent un conseiller juridique, pour mener l’affaire devant le tribunal en son nom ». En outre, le paragraphe 167(1) de la LIPR oblige la Commission à commettre d’office un représentant à une personne qui fait l’objet de procédures si elle est d’avis que cette personne n’est pas en mesure de comprendre la nature de la procédure. En l’espèce, la Commission a reconnu les graves problèmes de santé mentale du demandeur et, conformément à l’obligation que lui impose le paragraphe 167(2), elle a nommé la représentante désignée afin de veiller à ce que les intérêts du demandeur soient correctement représentés. Ainsi, je rejette l’affirmation du demandeur selon laquelle la Commission n’a pas tenu compte de l’incidence de ses graves problèmes de santé mentale sur sa capacité à participer à l’instance.

[33] Je conviens avec le demandeur que la représentante désignée ne remplaçait pas un avocat. Un représentant désigné et un avocat remplissent des rôles distincts. Comme il est mentionné dans le guide de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada intitulé « Guide du représentant désigné », le rôle principal d’un représentant désigné est de protéger et de faire avancer les intérêts de la personne en cause qu’il représente. En d’autres termes, il doit se mettre à la place du demandeur afin de bien connaître ses besoins et ses intérêts. Le représentant désigné a notamment pour fonction de retenir les services d’un avocat, de donner des instructions à l’avocat, de prendre des décisions concernant les procédures, d’aider à recueillir des éléments de preuve, de fournir des éléments de preuve et de témoigner, et d’agir dans l’intérêt supérieur du demandeur [voir Duale c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 150 au para 17].

[34] Contrairement à l’affirmation du demandeur, j’estime que la Commission n’a pas considéré que la représentante désignée remplaçait un avocat. Le rôle de la représentante désignée était de prendre les mesures que le demandeur aurait autrement prises dans le cadre de l’instance, notamment retenir les services d’un avocat et lui donner des instructions. Cependant, il convient de garder à l’esprit que le droit à l’avocat n’est pas absolu dans une procédure administrative [voir Mervilus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1206 au para 25]. Dans certaines circonstances, le demandeur ne sera pas représenté par un avocat et il sera alors obligé de préparer toutes les observations juridiques requises aux fins de l’instance. Lorsqu’un représentant désigné est nommé et que l’affaire est instruite sans le concours d’un avocat, il incombe au représentant désigné de présenter des observations juridiques au nom du demandeur, peu importe la complexité de l’affaire et le fait qu’il ait ou non une formation juridique. Par conséquent, j’estime qu’il n’était pas injuste ou déraisonnable pour la Commission d’exiger que la représentante désignée présente des observations écrites au nom du demandeur. Les exigences présentées à la représentante désignée étaient les mêmes que celles que la Commission aurait présentées à un demandeur non représenté.

[35] Si le demandeur reproche à la Commission d’avoir décidé de tenir l’audience, le 25 septembre 2020, même s’il n’était pas représenté par un avocat, et de s’être appuyée sur sa décision antérieure dans laquelle elle avait fixé péremptoirement la date d’audience au 25 septembre 2020, il est essentiel de souligner que la représentante désignée n’a jamais demandé que l’audience prévue pour cette date soit ajournée afin de pouvoir retenir les services d’un avocat ou de permettre au demandeur de participer à l’audience. La représentante désignée savait très bien qu’elle pouvait demander un ajournement, ce qu’elle avait d’ailleurs fait lors de l’audience du 15 juillet 2020. Plutôt que de solliciter un ajournement, la représentante désignée a demandé que le nom de l’avocat du demandeur soit retiré du dossier et elle a ensuite accepté de poursuivre l’instance sans le concours d’un avocat et en l’absence du demandeur. Bien que le demandeur affirme que la représentante désignée ait senti qu’elle n’avait pas d’autre choix que de poursuivre l’instance, je suis d’avis que rien dans la transcription de l’audience du 25 septembre 2020 n’appuie cette affirmation.

[36] La Cour estime que la représentante désignée a déployé des efforts considérables (mais vains) pour retenir les services d’un avocat afin de l’aider à présenter des observations écrites au nom du demandeur. Il demeurait loisible à la représentante désignée de demander une nouvelle prorogation de délai pour présenter ses observations écrites (elle en avait déjà demandé et obtenu une) de façon à poursuivre ses efforts pour qu’un avocat représente ou assiste le demandeur. Or, elle n’en a rien fait.

[37] Même si la Commission avait péremptoirement fixé la date de l’audience au 25 septembre 2020, ce fait à lui seul ne permet pas de trancher la question de savoir si l’affaire devait être instruite à cette date. Il était loisible à la Commission de réexaminer sa décision antérieure puisqu’elle ne peut pas faire abstraction de ses obligations en matière d’équité procédurale [voir Gargano c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1385 au para 19]. Cependant, étant donné (i) les trois ajournements qui avaient déjà été accordés à la demande du demandeur, (ii) le fait que la représentante désignée n’ait pas demandé l’ajournement de l’audience du 25 septembre 2020 et (iii) le fait que la représentante désignée ait consenti à poursuivre l’instance, j’estime que la Commission n’est pas à blâmer pour avoir poursuivi l’audience le 25 septembre 2020 ou pour avoir rendu sa décision après la présentation des observations écrites de la représentante désignée.

[38] Compte tenu de l’ensemble des circonstances, je suis convaincue que la Commission n’a pas manqué à ses obligations en matière d’équité procédurale envers le demandeur puisque ce dernier, par l’entremise de sa représentante désignée, s’est vu offrir une occasion valable de présenter sa position pleinement et équitablement.

B. La décision de la Commission était-elle raisonnable?

[39] Le demandeur affirme que la décision de la Commission était déraisonnable pour deux raisons. Tout d’abord, le demandeur soutient que la décision de la Commission ne tient pas compte de manière significative des principales préoccupations en matière d’équité procédurale qu’il a soulevées, alors que la représentante désignée a consacré une section entière de ses observations aux conditions contraignantes découlant de la mise en isolement cellulaire du demandeur et aux répercussions de l’incapacité de ce dernier à retenir les services d’un avocat efficace sur ses droits de participation. Le demandeur fait valoir que la Commission s’est contentée de faire un compte rendu factuel de l’historique procédural, sans expliquer pourquoi la rapidité l’emportait sur les préoccupations qu’il avait soulevées au sujet de l’équité procédurale.

[40] Je ne souscris pas à la façon dont le demandeur décrit les motifs de la décision de la Commission. Au paragraphe 33 de sa décision, la Commission a expliqué pourquoi l’audience avait eu lieu en l’absence du demandeur, et ces explications ne peuvent être qualifiées de simple compte rendu factuel. En outre, comme la représentante désignée n’a présenté aucune demande visant à obtenir l’ajournement de l’audience du 25 septembre 2020 ou à faire reporter la présentation des observations écrites, j’estime qu’il n’incombait pas à la Commission de fournir, à l’égard de sa décision de poursuivre l’audience, une explication plus détaillée que celle fournie et d’une nature à laquelle on se serait attendu dans un cas où un ajournement aurait été demandé [voir Siloch c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 10 (CAF); Sandy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1468].

[41] Le deuxième argument avancé par le demandeur est que la décision est déraisonnable du fait que la Commission a traité la preuve de façon déraisonnable. Le demandeur affirme que si ses activités sont la seule preuve de l’existence du groupe criminel organisé, ou que si sa participation à ces mêmes activités est la seule preuve de son appartenance au groupe, cela pourrait créer une « circularité déraisonnable », comme l’a dit la Cour au paragraphe 83 de la décision Pascal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 751. Il soutient que la Commission s’est fortement appuyée sur les rapports du caporal Emberley concernant son arrestation et les accusations portées contre lui à Terre-Neuve, et que le défendeur n’a fourni aucun autre élément de preuve relativement à la création ou à l’historique de ce groupe.

[42] Le demandeur ajoute que ses antécédents criminels ne constituent pas un élément de preuve pertinent puisqu’ils ne permettent pas de conclure à la criminalité organisée ni à l’existence du groupe qui, selon le défendeur, constituait une organisation criminelle.

[43] Le demandeur affirme, en outre, que le recours par la Commission à des articles de presse (justifié par le fait que les articles n’étaient pas contredits par d’autres éléments de preuve) et à des rapports criminels de tiers était déraisonnable, d’autant plus qu’il n’a pas eu la possibilité de vérifier ces éléments de preuve ou de produire sa propre preuve en raison de son statut de partie non représentée et de ses conditions de détention.

[44] Enfin, le demandeur soutient que la conclusion de la Commission selon laquelle le groupe organisé était simple, informel et sans hiérarchie, et la conclusion selon laquelle le demandeur jouait « un rôle prédominant au sein du groupe » sont intrinsèquement incohérentes. En outre, le demandeur affirme que, faute d’explications quant à la raison pour laquelle le rôle qu’il aurait joué a été qualifié de prédominant, la décision manque de transparence.

[45] J’estime que le demandeur n’a pas démontré de manière satisfaisante en quoi le fait que la Commission se soit appuyée sur les rapports rédigés par le caporal Emberley a donné lieu à une circularité déraisonnable. Il n’a pas non plus expliqué pourquoi les rapports n’étaient pas suffisants pour étayer la conclusion de la Commission. Quoiqu’il en soit, j’estime que, examinés dans leur ensemble, les motifs montrent que la Commission ne s’est pas appuyée uniquement sur les rapports du caporal Emberley pour conclure à l’existence de l’organisation et à l’appartenance du demandeur à celle-ci. Ainsi, je suis d’avis qu’il n’était pas déraisonnable pour la Commission de s’appuyer sur ces rapports.

[46] Le demandeur affirme que ses antécédents criminels ne sont pas pertinents, mais j’estime que la Commission a expliqué la pertinence de cet élément de preuve de façon convenable et intelligible au paragraphe 53 de sa décision.

[47] En ce qui a trait aux autres arguments du demandeur concernant la preuve, notamment les articles de presse et les rapports criminels de tiers, je suis d’avis que le demandeur n’a pas établi qu’il était déraisonnable pour la Commission de s’appuyer sur ces documents. Je rejette l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’a pas eu la possibilité d’examiner ces éléments de preuve. La représentante désignée a pris la décision, au nom du demandeur, de poursuivre l’instance par voie d’observations écrites uniquement, renonçant ainsi à la possibilité d’examiner la preuve et d’y répondre. En outre, en ce qui concerne les articles de presse, la Commission a expressément souligné qu’elle en serait arrivée à la même conclusion avec ou sans ces articles.

[48] En ce qui a trait à l’affirmation du demandeur selon laquelle la décision manquait de transparence du fait qu’elle était intrinsèquement incohérente, je ne vois aucune incohérence dans la décision. La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur jouait un rôle prédominant ou important au sein de l’organisation (qui me paraît raisonnable au vu de la preuve) et la conclusion selon laquelle l’organisation dans son ensemble était simple, informelle et sans hiérarchie ne sont pas incohérentes. Ainsi, j’estime que le demandeur n’a pas établi que la décision ne satisfait pas aux critères de transparence ou d’intelligibilité.

V. Conclusion

[49] Pour les motifs qui précèdent, je conclus qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale et que la décision de la Commission était raisonnable puisqu’elle était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle était justifiée au regard de la preuve et des principes juridiques applicables.

[50] En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[51] Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1358-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1358-21

INTITULÉ :

DOUDOU MPUMUDJIE KIKEWA c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

Gabriella Utreras Sandoval

Pour le demandeur

Kaitlin Stephens

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Halifax Refugee Clinic

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.