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Date : 20211230


Dossier : IMM‑256‑21

Référence : 2021 CF 1482

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

PENG ZHANG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Aperçu

[1] Lorsqu’une décision est prise pour motifs d’ordre humanitaire, il existe une différence fondamentale et importante entre, d’une part, le fait de constater que la prise de mesures spéciales est exceptionnelle et, d’autre part, le fait d’exiger que le demandeur qui les sollicite fasse la preuve de l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant de telles mesures.

[2] Le second critère n’est pas le critère à appliquer. L’agent qui a examiné la demande de résidence permanente de M. Zhang fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a fait usage de ce critère inapproprié. L’agent a exigé de M. Zhang qu’il démontre que sa situation était « exceptionnelle », ce qui ne constitue pas le critère juridique à appliquer dans les décisions prises pour motifs d’ordre humanitaire. La décision est par conséquent déraisonnable.

[3] Elle l’est également en raison du fait que l’agent n’a pas tenu compte de la situation particulière et unique du demandeur. La décision doit donc être annulée et renvoyée pour être réexaminée par un autre agent, conformément aux présents motifs.

Contexte

[4] Le demandeur est citoyen de la Chine. Il est atteint d’une infirmité motrice d’origine cérébrale et est confiné à un fauteuil roulant. À part avoir noté que le demandeur est atteint d’une infirmité motrice d’origine cérébrale, l’agent n’expose pas les antécédents et les réalisations importantes de celui‑ci, lesquelles ont toutes été accomplies grâce au soutien et aux soins de ses parents, qui résident maintenant au Canada avec le seul autre membre de la famille immédiate du demandeur, son frère. Ce contexte particulier est résumé dans les observations déposées à l’appui de la demande sous la rubrique [traduction] « Contexte et historique », et il vaut la peine de l’exposer dans son intégralité afin d’apprécier les défis passés et actuels de la vie de M. Zhang et la manière dont ils ont été et continuent d’être abordés avec l’aide de sa famille :

[Traduction]

M. Zhang est né en Chine le 7 juin 1980. Il est l’aîné d’une fratrie de deux. À sa naissance, des complications ont étiré la durée de l’accouchement jusqu’à 20 heures et ont entraîné une apparente privation d’oxygène. Après la naissance, d’autres complications ont nécessité un retour à l’hôpital et un traitement. Plus tard, en observant son développement, ses parents ont remarqué qu’il ne se développait apparemment pas comme un bébé normal. À l’âge de neuf mois, il était incapable de se retourner et vers un an, il était incapable de se tenir debout ou de marcher comme le font les autres nourrissons à cet âge. Il a été emmené à l’hôpital où l’on a constaté qu’il souffrait de lésions cérébrales dues à un manque d’oxygène lors de l’accouchement prolongé. Son état a été diagnostiqué comme une infirmité motrice d’origine cérébrale; ses médecins ont indiqué qu’il n’existait pas de traitement ni de cure et qu’il aurait besoin de soins pour le reste de sa vie. Sa famille a fait de son mieux pour faire face à ce handicap et s’est efforcée de trouver tout ce qui pouvait lui être utile, ou pourrait améliorer la qualité de vie de leur fils. Les parents de M. Zhang ont été et continuent d’être très dévoués à leur fils. Au fil des ans, ce dernier a subi plusieurs chirurgies et traitements visant à améliorer sa condition physique et son bien‑être. Malgré ses handicaps physiques, M. Zhang a un esprit très vif et créatif, et il a déjoué les pronostics pour une personne dans sa situation, surtout en Chine où les personnes handicapées ne reçoivent pas autant de soutien ou d’encouragement qu’au Canada. Il a été très difficile de trouver une école qui l’accepte, mais grâce à la persévérance de ses parents, il a commencé l’école à l’âge de 10 ans. Sa mère l’emmenait chaque jour à l’école et le récupérait à la fin de la journée. Il a montré du talent pour la peinture et ses parents ont engagé un professeur de peinture pour l’encourager à le développer. Pendant ses études primaires, il a participé à de nombreuses expositions nationales et étrangères et reçu plusieurs récompenses. Il a fréquenté l’école secondaire régulière et a pu compter sur l’aide de sa famille et de ses amis, qui le déposaient et le récupéraient à l’école. Plus tard, un chauffeur a été engagé pour l’y conduire. En 2002, il a été accepté au collège des arts de l’université du Heilongjiang. Sa famille a engagé pour lui un accompagnateur à plein temps, de manière qu’il puisse se déplacer sur le campus où il devait fréquenter plusieurs bâtiments différents. Il a obtenu son diplôme en 2006 après avoir réussi son cursus de quatre ans avec des notes exceptionnelles. Il a également reçu une bourse d’études pour deux des années passées là‑bas. Après avoir obtenu son diplôme, il a été employé comme graphiste par la société Harbin Meihua Biotechnology Co., Ltd. Sa famille a continué à agir pour qu’il puisse se rendre là où il devait être dans le cadre de ses engagements professionnels et en revenir. Comme il est mentionné ci-dessus, la famille compte deux enfants. Le frère cadet du demandeur, Zheng Zhang, est arrivé au Canada pour étudier en 2004. Il a été parrainé par son épouse canadienne et est devenu résident permanent en octobre 2006. Il est devenu citoyen canadien en 2014. En 2011, le frère cadet de la famille Zhang a parrainé ses parents. La demande de parrainage des parents a été approuvée en 2016 et ceux‑ci sont arrivés au Canada en février 2017. Le demandeur a accompagné ses parents à leur arrivée au Canada en février 2017, et il est resté avec eux jusqu’en juillet de la même année. Il est alors retourné en Chine avec son frère et son père. Puis, il est revenu au Canada en octobre 2017 avec des amis et s’est rendu à Cancún, au Mexique, avec sa mère, son frère et sa belle‑sœur pendant une semaine. Depuis, il est au Canada avec un statut de visiteur valide.

Décision

[5] L’agent a rendu sa décision le 4 janvier 2021. Il a mentionné que le demandeur avait fondé sa demande sur les facteurs suivants : l’établissement au Canada, les liens familiaux au Canada et les conditions de vie défavorables en Chine en raison de son handicap.

[6] L’agent a noté que le demandeur avait noué des amitiés au cours des quelque trois années qu’il avait passées au Canada. Il a reconnu que le demandeur avait eu une offre d’emploi, mais a estimé que seul le degré d’établissement actuel pouvait être pris en compte. L’agent a exprimé sa sympathie quant au fait que la famille du demandeur résidait au Canada et a accordé [traduction] « un certain poids favorable » à ses liens familiaux mais, dans l’ensemble, il n’a pas considéré [traduction] « l’établissement du demandeur comme exceptionnel ». [Non souligné dans l’original.]

[7] L’agent n’était pas convaincu que la séparation physique du demandeur d’avec ses parents et amis au Canada aurait pour effet de rompre les liens déjà noués avec eux. L’agent a également mentionné que [traduction] « les éléments de preuve sont insuffisants pour appuyer le fait que les relations susmentionnées sont caractérisées par un degré d’interdépendance et de confiance tel que, advenant une séparation, il serait justifié de prendre des mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire ».

[8] L’agent a pris acte d’une lettre d’évaluation soumise par le demandeur et écrite par un psychologue qui, selon l’agent, indiquait que le demandeur [traduction] « éprouverait des difficultés s’il retournait en Chine, en raison du fait qu’il comptait sur ses parents pour l’aider dans ses déplacements physiques ».

[9] Je fais ici une pause pour noter que le dossier contient deux lettres du psychologue et qu’aucune d’elles ne contient pareille déclaration. Le rapport du psychologue, daté du 11 février 2019, fait plutôt état de la dépendance de M. Zhang à l’égard de ses parents et des difficultés de mobilité auxquelles il est confronté en Chine, par rapport au Canada :

[Traduction]

Avant le déménagement de ses parents, M. Zhang résidait avec eux en Chine. Ainsi, lorsqu’ils sont venus au Canada, le patient les a accompagnés en tant que visiteur, étant donné sa dépendance à leur égard pour ses activités quotidiennes. […]

[…]

[C]ompte tenu du temps que M. Zhang a passé au Canada, il s’y est bien installé et s’est bien adapté au mode de vie et au climat différent. Plus important encore, il bénéficie d’un sentiment d’indépendance et d’autonomie qui ne lui était pas accessible en Chine. Plus précisément, M. Zhang a fait remarquer que de nombreux espaces publics en Chine ne sont dotés que d’escaliers, sans rampe ni ascenseur. Par conséquent, le patient était confiné à la maison, ne pouvant s’aventurer à l’extérieur que lorsque les membres de sa famille l’y aidaient.

En revanche, il existe au Canada des règlements en matière d’accessibilité pour garantir que les personnes ayant des problèmes de mobilité ne rencontrent pas d’obstacles pour accéder aux services. Grâce à son fauteuil roulant électrique, M. Zhang peut se déplacer seul, faire des achats au centre commercial et faire de simples déplacements en toute autonomie. Cela renforce la confiance de M. Zhang et le remplit d’un sentiment de fierté et d’accomplissement.

[10] Plutôt que d’examiner cette information et le fait que le demandeur a acquis au Canada une indépendance dont il jouit, l’agent note seulement que le rapport du psychologue [traduction] « n’indique pas que le demandeur doit rester au Canada ». [Non souligné dans l’original.] L’agent a estimé que les informations contenues dans la demande [traduction] « n’indiquent pas que [le demandeur] serait incapable de résider seul en Chine ».

[11] En ce qui concerne le risque encouru et les conditions défavorables dans le pays, l’agent conclut en affirmant que [traduction] « bien que la Chine puisse présenter des aspects économiques et de soutien différents et que cet environnement ne soit donc pas comparable à celui du Canada », il « ne croi[t] pas qu’il s’agisse d’une circonstance exceptionnelle pour justifier de lever tout ou partie des critères applicables ». [Non souligné dans l’original.] L’agent a noté que les exemptions pour motifs d’ordre humanitaire ne visent pas à compenser la [traduction] « différence de niveau de vie existante entre le Canada et les autres pays ». Il n’était pas convaincu que le demandeur avait [traduction] « établi que les difficultés liées à son état de santé devaient se voir octroyer plus qu’un certain poids ».

[12] L’agent a noté que [traduction] « [m]ême s’il est peut‑être difficile pour le demandeur de retourner en Chine après avoir passé un certain temps au Canada », ce dernier a vécu la majeure partie de sa vie en Chine, et il a estimé que le demandeur avait « fourni des preuves insuffisantes pour établir qu’il lui serait impossible de se réintégrer dans la communauté et la société ». [Non souligné dans l’original.]

Question en litige

[13] La seule question en litige est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

Discussion et analyse

[14] J’estime que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable pour deux raisons. Premièrement, l’agent a appliqué le mauvais critère en se concentrant sur la question de savoir si l’établissement du demandeur ou les difficultés auxquelles il ferait face correspondaient au seuil du caractère « exceptionnel », plutôt que de déterminer si les circonstances dans leur ensemble justifiaient la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire. Deuxièmement, l’analyse par l’agent de la situation personnelle du demandeur est formulée comme s’il s’agissait d’un individu comme les autres, originaire de Chine et rentrant au pays sans les membres de sa famille immédiate. Plutôt que de se demander s’il existe des motifs d’ordre humanitaire permettant de prendre des mesures spéciales, l’agent se concentre sur la question de savoir si le demandeur serait en mesure de se réinstaller en Chine. Une personne qui n’est pas en mesure de se réinstaller dans son pays d’origine a certainement des raisons d’ordre humanitaire lui permettant de bénéficier de mesures spéciales; toutefois, certaines personnes qui sont, elles, en mesure de se réinstaller peuvent aussi mériter l’octroi de telles mesures, si les conditions de leur réinstallation le justifient.

1. Le critère relatif à la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire

[15] La prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire est prévue au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27, lequel est ainsi libellé :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate Considerations – request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire – sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 –, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada – sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 – qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible – other than under section 34, 35 or 37 – or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada – other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 – who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[16] Le critère juridique applicable aux motifs d’ordre humanitaire est décrit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], où cette dernière adopte l’approche énoncée par la Commission d’appel de l’immigration dans l’arrêt Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351 [Chirwa].

[17] Il a été observé dans Chirwa que cette disposition donnait « le pouvoir d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux » (Chirwa, p 364). La juge Abella, au paragraphe 15 de l’arrêt Kanthasamy, note que lors des travaux du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la politique de l’immigration en 1975, Janet Scott, première présidente de la Commission d’appel de l’immigration, a expliqué l’importance de pouvoir se prémunir contre l’iniquité que constituait l’expulsion dans certains cas :

[...] on a bien reconnu que l’expulsion affecterait plus certaines personnes que d’autres [...], à cause de certaines circonstances, et la Commission a reçu l’autorité de mitiger la sévérité de la loi selon le cas. L’article 15 en est un humanitaire et équitable, donnant le pouvoir à la Commission de faire ce que ne peut faire le législateur, c’est‑à‑dire s’occuper de cas particuliers.

[Non souligné dans l’original.]

[18] Au paragraphe 21 de l’arrêt Kanthasamy, la juge Abella énonce l’objectif de la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire et le critère juridique à appliquer :

Mais comme le montre l’historique législatif, la série de dispositions « d’ordre humanitaire » formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration avaient un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Chirwa, p. 364).

[Non souligné dans l’original.]

[19] À mon avis, le critère dont il est question au paragraphe 25(1) et la question à se poser se formulent ainsi : Étant entendu que la prise de mesures pour échapper à la rigidité de la loi est exceptionnelle, les circonstances propres au demandeur sont‑elles de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager ses malheurs?

[20] Certaines décisions de la Cour formulent cette question et le critère différemment, en particulier les décisions qui exigent que la situation d’un demandeur soit comparée à celle d’autres personnes. Il est difficile de trouver l’origine de cette série de décisions. La déclaration du juge en chef au paragraphe 20 de l’arrêt Huang c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 265, en est la meilleure illustration :

Autrement dit, la personne qui demande une dispense pour considérations d’ordre humanitaire doit « établir les motifs exceptionnels pour lesquels on devrait lui permettre de demeurer au Canada » ou être autorisée à obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire depuis l’étranger : Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, au paragraphe 90. Il s’agit juste d’une autre façon de dire que la personne qui demande une telle dispense doit faire la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances qui sont de nature exceptionnelle, par rapport à d’autres personnes qui demandent la résidence permanente depuis le Canada ou l’étranger : Jesuthasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 142, aux paragraphes 49 et 57; Kanguatjivi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 327, au paragraphe 67.

[Non souligné dans l’original.]

[21] Cet énoncé du critère a été respecté et semble avoir été invoqué par les agents chargés de prendre des décisions relativement à la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire.

[22] À mon avis, l’exigence de comparaison énoncée ne trouve pas appui dans Kanthasamy. Elle semble fondée sur l’observation de Mme Scott, dans le passage cité précédemment, selon laquelle ces mesures exceptionnelles prennent acte qu’il « [est] bien reconnu que l’expulsion affecterait plus certaines personnes que d’autres [...] à cause de certaines circonstances [...] ». Voir Kanguatjivi c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 327, au para 67, citant Kanthasamy au para 15.

[23] Il existe une différence importante entre le fait de souligner que ces mesures exceptionnelles sont prévues parce que la situation personnelle particulière de certains est telle que l’expulsion les frappe plus durement que d’autres, et le fait d’affirmer que l’octroi de pareilles mesures est possible uniquement pour ceux qui font la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances exceptionnelles par rapport à d’autres. Le premier explique la raison d’être de l’exemption, tandis que le second vise à identifier les personnes susceptibles de bénéficier d’une dispense. Le second impose à l’exception une condition qui n’a pas lieu d’être.

[24] Une fois que l’exception est établie par la loi, comme c’est le cas au paragraphe 25(1), elle est accessible à tous, mais ne sera accordée qu’à ceux dont la situation particulière est de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager leurs malheurs. Elle requiert uniquement l’examen de la situation personnelle d’un demandeur. Elle n’exige pas qu’une analyse comparative soit effectuée.

[25] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense de l’obligation de présenter une demande « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». Ainsi, la seule question qui doit être posée est si une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est justifiée à l’égard du présent demandeur.

[26] Dans Damian c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 1158 [Damian], au paragraphe 21, le juge McHaffie a examiné l’emploi par un agent des termes « exceptionnelle » et « extraordinaire » dans une décision pour motifs d’ordre humanitaire :

Ainsi, dans la mesure où des termes tels qu’« exceptionnelle » ou « extraordinaire » sont utilisés de façon purement descriptive, leur utilisation semble être conforme à celle qu’en fait la majorité dans l’arrêt Kanthasamy, bien que cette utilisation puisse ne pas ajouter grand‑chose à l’analyse. Toutefois, si tant est que ces termes visent à importer, dans l’analyse des motifs d’ordre humanitaire, une norme juridique différente de celle établie dans les décisions Chirwa et Kanthasamy (qui suppose l’existence de faits « de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” »), cela semble contraire aux motifs énoncés par la majorité. Étant donné la possibilité que des termes tels qu’« exceptionnelle » et « extraordinaire » soient utilisés au‑delà du simple descriptif pour entraîner l’application d’une norme juridique plus stricte, il serait peut‑être plus utile de s’en tenir à l’approche adoptée dans l’arrêt Kanthasamy, plutôt que d’ajouter des qualificatifs supplémentaires.

[Non souligné dans l’original.]

[27] L’agent emploie en l’occurrence le terme « exceptionnel » à deux reprises dans la décision : Lorsqu’il parle de l’établissement, l’agent dit qu’il ne considère pas [traduction] « l’établissement du demandeur comme exceptionnel ». Plus loin, lorsqu’il mentionne les difficultés qu’occasionnerait un retour en Chine, l’agent écrit que [traduction] « bien que la Chine puisse présenter des aspects économiques et de soutien différents et que cet environnement ne soit donc pas comparable à celui du Canada, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une circonstance exceptionnelle pour justifier de lever tout ou partie des critères applicables ».

[28] Ces passages démontrent que l’agent croyait, dans son travail, que le demandeur était tenu de faire la preuve de l’existence de difficultés ou d’un établissement « exceptionnels ». Or, cela ne constitue pas le critère applicable à une décision pour motifs d’ordre humanitaire. Comme l’a indiqué le juge McHaffie dans l’affaire Damian, les exemptions aux exigences de la LIPR pour motifs d’ordre humanitaire sont « exceptionnelles », en ce sens qu’elles fonctionnent comme des exceptions à la règle générale. Il n’est pas requis qu’un facteur individuel, tel que l’établissement ou le degré de difficulté, soit exceptionnel. Il n’est pas non plus requis que la situation du demandeur dans son ensemble atteigne le seuil d’exception en comparaison avec d’autres. Ce qui est requis, c’est que la situation personnelle du demandeur justifie la prise de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire.

[29] Le raisonnement de l’agent démontre qu’il n’a pas porté son attention sur la question pertinente, à savoir si la situation du demandeur inciterait une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager le demandeur de ses malheurs. Par conséquent, je conclus que sa décision était déraisonnable.

2. La situation personnelle du demandeur

[30] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’agent, en évaluant la vie passée du demandeur en Chine et la réussite de son établissement au Canada, n’a pas correctement pris en compte le rôle important joué par la famille de ce dernier. L’agent a pris note de la réussite scolaire et professionnelle du demandeur, de son indépendance financière et de sa capacité à s’établir au Canada, et il a estimé que cela laissait entendre que le demandeur serait probablement capable de s’établir de nouveau à son retour.

[31] Toutefois, tout au long de sa vie en Chine et de son séjour au Canada, le demandeur a bénéficié du soutien de sa famille. S’il devait rentrer au pays, ce ne serait plus le cas. En fait, il n’aurait alors même plus de maison où retourner. Cela constitue un changement important de sa situation.

[32] L’agent n’a pas examiné la question de savoir si le demandeur serait toujours en mesure de se réinstaller en Chine, ou même de mener une vie convenable compte tenu de ce changement. Il était déraisonnable de ne pas prendre en considération la manière dont la séparation familiale affecterait ses perspectives de réinsertion et sa qualité de vie.

[33] Ce manquement et cette orientation inappropriée rendent la décision déraisonnable.

Conclusion

[34] Le demandeur cite, entre autres décisions, mon jugement dans l’affaire Ullah c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 815. L’une des décisions faisant l’objet d’un contrôle était une décision défavorable rendue au sujet d’une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[35] En ce qui concerne la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire, j’avais constaté que l’agent s’était posé la mauvaise question :

Dans le contexte de l’espèce, l’agent aurait dû se demander comment il se serait senti s’il avait été un homme paraplégique en fauteuil roulant qui était atteint d’un état de stress post‑traumatique et qui arriverait au Pakistan sans endroit où vivre, sans famille pour subvenir à ses besoins quotidiens comme le bain et le traitement des plaies de lit, sans revenu, sans perspective d’emploi et dénué de la capacité de prendre soin de lui‑même?

[36] Dans le contexte de la situation personnelle de M. Zhang, je reformulerais cette question comme suit :

Dans le contexte de l’espèce, l’agent aurait dû se demander comment il se serait senti s’il avait été un homme paraplégique en fauteuil roulant souffrant d’une infirmité motrice d’origine cérébrale, arrivant en Chine sans endroit où vivre, sans soutien familial pour ses besoins quotidiens, sans revenu, sans perspective immédiate d’emploi, faisant face à de multiples obstacles physiques à sa mobilité et dénué de la capacité de prendre soin de lui‑même?

[37] À mon avis, et tout en reconnaissant que cette décision ne m’appartient pas, ces circonstances sont de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager M. Zhang de ces malheurs.

[38] Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑256‑21

LA COUR DÉCLARE que cette demande est accueillie, que la décision est annulée, que la demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire permettant de présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada est renvoyée afin qu’elle soit examinée par un autre agent, et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑256‑21

 

INTITULÉ :

PENG ZHANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

POUR LE DEMANDEUR

Alex Kam

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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