Date : 20050907
Toronto (Ontario), le 7 septembre 2005
EN PRÉSENCE DU PROTONOTAIRE ROGER R. LAFRENIÈRE
ENTRE :
demandeur
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s'agit de la seconde requête présentée pour le compte de Sa Majesté la Reine (Sa Majesté) en vue d'obtenir une ordonnance radiant la déclaration du demandeur au motif qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable et que l'action est sans objet.
[2] Le demandeur poursuit Sa Majesté en dommages-intérêts pour négligence, ainsi qu'en vertu de l'article 24 de la Charte des droits et libertés (la Charte), pour violation des droits garantis au demandeur par la Charte, par suite du défaut de Sa Majesté de donner suite dans un délai raisonnable à sa demande d'établissement.
[3] Le 30 novembre 2004, la protonotaire Milczynksi a tranché la première requête de Sa Majesté. Compte tenu de l'admission du demandeur suivant laquelle l'acte de procédure était irrégulier, elle en a ordonné la radiation au motif qu'il ne contenait pas les faits substantiels et les détails nécessaires pour permettre au défendeur d'y répondre intelligemment. Toutefois, à la demande de son avocate, la protonotaire Milczynski lui a accordé l'autorisation de modifier sa déclaration dans un délai de 30 jours pour corriger les lacunes relevées par Sa Majesté. L'appel interjeté par Sa Majesté de l'ordonnance accordant l'autorisation de modifier la déclaration a été rejeté par la juge Simpson le 7 février 2005. Le demandeur a déposé et signifié une déclaration modifiée le 30 décembre 2004.
[4] La question à trancher dans la présente requête est de savoir si, compte tenu des faits articulés, le demandeur a établi une cause d'action valable. En d'autres termes, les allégations du demandeur sont-telles essentiellement suffisantes pour ouvrir droit à la réparation sollicitée?
Les faits
[5] S'agissant d'une requête en radiation, les faits articulés dans la déclaration doivent être tenus pour avérés (Operation Dismantle Inc. c La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, à la page 475). Les faits allégués dans l'acte de procédure modifié peuvent être résumés de la façon suivante.
[6] Le demandeur est un citoyen algérien qui est arrivé au Canada en septembre 1995 en tant que demandeur d'asile. Sa demande d'asile a été rejetée, mais cette décision a été annulée à l'issue d'un contrôle judiciaire. Le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu au demandeur le 27 novembre 1997.
[7] Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada en février 1998. Le demandeur avait des antécédents judiciaires au Canada et il a fait l'objet de rapports de la part du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS). Dans son rapport du 18 août 1999, le SCRS signalait que le demandeur avait omis de déclarer qu'il avait séjourné six mois en Angleterre avant de venir au Canada.
[8] La demande d'établissement du demandeur a été approuvée en principe le 6 septembre 2000. Insatisfait du rythme auquel Sa Majesté procédait au traitement de sa demande d'établissement, le demandeur a saisi la Cour d'une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire dans laquelle il réclamait un bref de mandamus. La demande d'autorisation a été rejetée le 24 mai 2000.
[9] Le demandeur a demandé à plusieurs reprises aux fonctionnaires de l'immigration de prendre une décision finale au sujet de sa demande d'établissement. Dans une lettre datée du 20 juillet 2001, des fonctionnaires de l'immigration ont informé l'ancien avocat du demandeur qu'il faudrait compter de six à huit mois de plus pour achever l'examen de la demande d'établissement du demandeur étant donné que ce dossier mettait en jeu la sécurité nationale. Le 9 septembre 2002, le demandeur a fait l'objet d'un autre rapport du SCRS indiquant que, lors de son entrevue, il avait été interrogé au sujet de ce qu'il savait de certains autres musulmans qui avaient vécu à Montréal.
[10] Le demandeur a introduit la présente action contre Sa Majesté en novembre 2003 en vue d'obtenir un jugement déclarant que le défaut de Sa Majesté de prendre une décision finale au sujet de sa demande d'établissement constituait une négligence et portait atteinte aux droits qui lui sont garantis par la Charte. Il a obtenu le statut de résident permanente le 24 juin 2004.
[11] Au paragraphe 10 de la déclaration modifiée, le demandeur allègue que les fonctionnaires de Sa Majesté [TRADUCTION] « ont délibérément négligé de traiter sa demande d'établissement dans un délai raisonnable, conscient que le préjudice que leur négligence pouvait causer au demandeur constituait une conséquence prévisible de cette négligence » . Le demandeur explique que, par suite de ce retard, il a eu de la difficulté à s'établir et à s'intégrer dans la société canadienne. Il affirme aussi qu'il a souffert de détresse psychologique, d'anxiété, de dépression, d'humiliation, de honte et de gêne en raison de ses difficultés d'intégration et de son incapacité à entretenir des relations en raisons des restrictions frappant ses déplacements.
[12] Le demandeur réclame des dommages-intérêts sur le fondement de la négligence de Sa Majesté et de sa violation des articles 2, 7, 12 et 15 de la Charte du fait de son retard [TRADUCTION] « indu, intentionnel et délibéré » à traiter sa demande d'établissement pour des raisons [TRADUCTION] « de ciblage racial ou ethnique » . Le demandeur allègue que les violations en question étaient toutes des conséquences logiquement prévisibles du retard de Sa Majesté et qu'elles ouvrent par conséquent droit à une action fondée sur la responsabilité civile délictuelle et sur la Charte.
Les principes de droit
[13] Le critère applicable en matière de radiation d'actes de procédure est de savoir s'il est évident et manifeste qu'il s'agit d'un cas qui ne soulève aucun doute (Hunt c. Carey Can. Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, à la page 980)
[14] L'article 174 des Règles des Cours fédérales (les Règles) énonce le principe fondamental suivant lequel tout acte de procédure doit contenir un exposé concis des faits substantiels sur lesquels une partie se fonde. Il s'ensuit que les faits qu'une partie doit prouver pour établir une cause d'action doivent être légalement complets.
[15] Lorsqu'une cause d'action déterminée est plaidée, la demande doit contenir des faits substantiels qui satisfont à tous les éléments nécessaires de la cause d'action. Sinon, il faudra inévitablement conclure que cette demande ne révèle aucune cause d'action valable (Howell c. Ontario (1998), 159 D.L.R. (4th) 566 (Cour div. Ont.)).
[16] Une déclaration devrait par ailleurs être radiée si elle est entachée d'un vice fondamental ou si le demandeur réclame une réparation pour des actes qui ne sont pas interdits par la loi.
Analyse
[17] Sa Majesté affirme que l'acte de procédure modifiée est entaché d'un vice fatal étant donné que le demandeur n'a pas articulé les faits essentiels donnant ouverture à une action en négligence ou en violation de la Charte. Sa Majesté maintient qu'en tout état de cause, elle n'est tenue à aucune obligation de diligence envers le demandeur eu égard aux circonstances de l'espèce, étant donné que la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) ne renferme aucune disposition l'obligeant légalement à accorder la résidence permanente dans un délai précis, surtout lorsque la sécurité nationale est en jeu.
[18] Le demandeur rétorque que les faits articulés dans sa déclaration modifiée sont suffisants pour satisfaire au critère applicable en matière de radiation d'actes de procédure et il rappelle que ce critère qui est exigeant. Le demandeur fait valoir que Sa Majesté demande essentiellement à la Cour de trancher les questions de fond qui opposent les parties dans le cadre d'une requête en radiation, ce qui ne convient pas lorsque la déclaration révèle l'existence d'une cause d'action.
[19] Je vais examiner à tour de rôle les deux arguments invoqués par Sa Majesté.
Insuffisance de faits substantiels
[20] En ce qui concerne l'insuffisance de faits substantiels, Sa Majesté affirme que le demandeur n'a aucune raison de prétendre qu'elle a agi de façon négligente ou violé les droits que la Charte lui reconnaît. Pour les motifs qui suivent, je conviens que, même lorsqu'on l'interprète de façon libérale, l'acte de procédure modifié est entaché d'un vice fatal. La simple affirmation que des préposés de Sa Majesté dont l'identité n'est pas précisée ont délibérément fait défaut de traiter la demande d'établissement du demandeur dans un délai raisonnable ne donne pas à mon avis ouverture à une cause d'action défendable en responsabilité civile délictuelle ou à un recours fondé sur la Charte.
[21] Dans le jugement Dow Chemical Co. c. Kayson Plastices & Chemicals Ltd. (1966), 47 C.P.R. 1 (Cour de l'Éch.), le président Jackett a jugé que la conclusion de droit qui n'est pas appuyée par des faits substantiels est viciée et peut être radiée au motif qu'elle constitue un abus de procédure. Le président Jackett a souligné qu'une procédure judiciaire n'est pas un exercice de conjecture qui permet à une partie de se contenter de plaider une conclusion de droit dans l'espoir que les faits appuyant cette conclusion apparaissent au cours de l'interrogatoire préalable :
[TRADUCTION] Les faits doivent être énoncés de manière à convaincre la Cour que, en supposant que leur énoncé soit vrai, la demanderesse a un motif d'action défendable. Cette dernière ne pourrait, en pareil cas, s'opposer à une demande en radiation en prétendant que, si elle est autorisée à interroger au préalable la défenderesse de façon illimitée, elle pourrait alors être en mesure de plaider une cause d'action.
[22] Les allégations de négligence articulées dans la déclaration modifiée, et en particulier aux paragraphes 10, 18 et 19, ne satisfont pas même de loin aux exigences des Règles et ce, malgré le fait que le demandeur se soit vu offrir la possibilité de rectifier son acte de procédure. Le demandeur affirme qu'il explique dans sa déclaration modifiée les démarches qu'il a entreprises pour s'assurer que sa demande soit traitée dans un délai raisonnable. Il affirme également que les fonctionnaires de Sa Majesté étaient conscients du préjudice que cause le fait de laisser dans l'incertitude pendant une période de temps prolongée une personne à qui le statut de réfugié a été reconnu et de la laisser dans le vague en ce qui concerne son statut et le lieu où il peut habiter sans danger.
[23] Les faits plaidés ne révèlent toutefois l'existence d'aucun fondement factuel qui justifierait l'allégation que Sa Majesté a agi par négligence ou, comme le demandeur l'affirme, qu'elle a « indûment » , « intentionnellement » et « délibérément » retardé le traitement de la demande d'établissement du demandeur. De fait, lorsqu'elle a été invitée à clarifier les allégations au cours du débat que j'ai présidé, l'avocate du demandeur a insisté pour dire qu'aucun autre éclaircissement n'était nécessaire.
[24] Les éléments essentiels du délit de négligence sont les suivants : une obligation de diligence, un manquement à cette obligation et un lien de causalité entre ce manquement et le préjudice et la perte effectivement subis. Tous les détails des allégations de négligence doivent être communiqués, notamment en ce qui concerne la nature, la date et l'auteur de chacun des actes fautifs en question et les faits pertinents les entourant (Lana International Ltd. c. Menasco Aerospace Ltd. (1996), 28 O.R. (3d) 343 (Div. gén.)).
[25] Il importe de se rappeler que les actes de procédure définissent non seulement les questions litigieuses à trancher au procès mais qu'ils servent aussi à délimiter la portée de l'interrogatoire préalable. Le tribunal devrait donc radier l'acte de procédure dont l'auteur ne dispose de toute évidence d'aucun élément de preuve à l'appui.
[26] On constate des irrégularités semblables dans les allégations de violation des articles 2, 7, 12 et 15 de la Charte, qui reposent toutes sur les mêmes faits généraux et incomplets. Pour ce qui est des articles 2 et 7 de la Charte, le demandeur ne précise pas en quoi le gouvernement a, par ses agissements, mis en jeu un ou plusieurs des droits protégés qu'il aurait violé, à savoir sa liberté d'expression, sa liberté d'association et son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Il n'a pas non plus plaidé de faits pour démontrer que la négation de ces droits allait à l'encontre des principes de justice fondamentale. Tels qu'ils sont plaidés, les faits ne donnent tout simplement pas lieu à l'application des articles 2 et 7.
[27] Pour donner lieu à l'application de l'article 12 de la Charte, le demandeur devait plaider que l'action concerne un traitement ou un châtiment infligé par l'État et que ce traitement est cruel et inusité. La simple interdiction frappant une conduite déterminée ne satisfait pas aux exigences de l'article 12 et ce, même si ses conséquences sont cruelles et inusitées. Une peine est cruelle et inusitée lorsqu'elle « est excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » (Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519). Le demandeur n'a fait état d'aucun acte commis par l'État dont il serait possible de concevoir qu'il constitue un traitement ou un châtiment ou un traitement cruel et inusité. Les allégations sont de simples affirmations dénuées de fondement factuel.
[28] Pour ce qui est du paragraphe 15(1) de la Charte, aucun fait n'a été plaidé pour justifier une accusation de discrimination fondée sur la race ou l'origine ethnique (hormis une vague allégation) ou tout autre motif de discrimination.
[29] Pour pouvoir obtenir une réparation en vertu de l'article 24 de la Charte, le demandeur doit établir, au moyen d'un fondement factuel suffisant, que les droits ou libertés que lui garantit la Charte ont été violés ou lui ont été niés. Par ailleurs, l'État ne sera condamné à des dommages-intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte du fait de ses agissements que si le demandeur fait la preuve d'éléments tels que la mauvaise foi, la malveillance, une inconduite grave, une grossière négligence, l'insouciance volontaire ou toute conduite déraisonnable de la part d'un représentant du gouvernement. Or, le demandeur n'a plaidé en l'espèce aucun fait substantiel ou cause d'action qui permettrait de tirer une telle conclusion (Chrispen c. Prince Albert (City) Police Department, [1997] S.J. no 360; Alford c. Canada (Attorney General), [1997] B.C.J. no 251).
[30] Pour les motifs que je viens d'exposer, je conclus que la déclaration modifiée est entachée d'un vice fatal et qu'elle doit être radiée.
Absence d'obligation de diligence
[31] Même si, compte tenu des conclusions que je viens d'exposer, il n'est pas nécessaire que j'examine les arguments que Sa Majesté tire du défaut de plaider une obligation de diligence, je tiens par souci d'exhaustivité à formuler les observations suivantes.
[32] Suivant les articles 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, la responsabilité de l'État est une responsabilité du fait d'autrui et non une responsabilité directe. L'obligation de diligence à laquelle Sa Majesté est assujettie envers le demandeur est la même que celle à laquelle serait tenu un simple particulier. La loi oblige les personnes physiques à faire preuve de la diligence raisonnable nécessaire pour éviter les actes ou les omissions qui, selon ce qu'elles peuvent raisonnablement prévoir, seraient susceptibles de causer un préjudice à autrui. Pour qu'il y ait obligation de diligence, il faut qu'il existe un lien étroit entre le préjudice subi par le demandeur et la négligence commise par le défendeur, et il doit être raisonnablement prévisible que le demandeur subira un préjudice en raison des actes ou des omissions du défendeur.
[33] Les actes ou omissions reprochés aux fonctionnaires du ministre ont été commis par les fonctionnaires en question dans le cadre de leur emploi. Il semblerait que, même si le demandeur avait articulé des faits substantiels suffisants pour établir les manquements ou les dommages dont il se prétend victime, Sa Majesté n'aurait eu aucune obligation de diligence envers lui, eu égard aux circonstances particulières de l'espèce. Un simple retard ne saurait, sans plus de faits, constituer une cause d'action valable.
[34] L'existence d'une obligation de diligence constitue une question de droit qui peut être tranchée dans le cadre d'une requête en radiation (Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537; Edwards c. Barreau du Haut-Canada, [2001] 3 R.C.S. 562). Pour déterminer s'il existe une cause valable d'action en responsabilité civile délictuelle au vu des actes de procédure, il faut procéder à une analyse en deux étapes pour décider s'il existe une obligation selon la loi ou la common law. À la première étape, la question à se poser est de savoir si les circonstances révèlent l'existence d'un préjudice raisonnablement prévisible et l'existence d'un lien suffisamment étroit pour établir à première vue l'existence d'une obligation de diligence.
[35] Même si le demandeur a correctement plaidé la prévisibilité, un autre ingrédient serait nécessaire pour démontrer que le lien qui existe entre le demandeur et Sa Majesté est suffisamment étroit (Hill c. Chief Constable of West Yorkshire, [1989] A.C. 53 (C.L.)). Dans l'arrêt Cooper, la Cour suprême du Canada a expliqué qu'il fallait tenir compte de l'économie de la loi en vertu de laquelle les fonctionnaires de Sa Majesté sont nommés pour décider si la proximité requise pour créer une obligation légale de diligence existe. Si le demandeur bénéficie en l'espèce d'une telle obligation de diligence, c'est dans la loi qu'il faut la trouver, en l'occurrence dans la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.
[36] La LIPR a notamment pour objet de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité (alinéa 3(1)h) de la LIPR). La loi n'oblige toutefois pas le ministre à rendre une décision dans un délai précis. De surcroît, la loi n'oblige pas le ministre à respecter une échéance quelconque en ce qui concerne le traitement des demandes de résidence permanente. Bien que la common law puisse imposer une obligation de diligence, les faits plaidés dans la déclaration modifiée ne donnent pas ouverture à une cause d'action.
[37] Dans l'affaire W. c. Home Office, [1997] E.W.J. no 3289, la Cour d'appel de l'Angleterre, qui était saisie d'une action en responsabilité civile délictuelle, s'est penchée directement sur la question de l'existence de l'obligation de diligence à laquelle étaient tenus les agents de l'immigration. La cour a d'abord examiné les pouvoirs conférés par la loi en les situant dans le contexte de l'économie générale de l'Immigration Act du Royaume-Uni et elle a conclu qu'il n'existait pas d'obligation de diligence dans les circonstances :
[TRADUCTION]
[21] Les pouvoirs que la Loi confère aux agents de l'immigration sont essentiellement ceux dont on peut obtenir la sanction par voie de contrôle judiciaire. Normalement, si la décision de remettre un immigrant en liberté est indûment retardée, c'est le bref de mandamus qui constitue la réparation appropriée. Dans ce dernier cas, la réparation ne consiste pas en la remise en liberté de l'immigrant, mais en la prise d'une décision sur l'opportunité de le remettre en liberté ou non. Si cette décision est entachée d'irrégularités, la réparation appropriée consiste là encore à solliciter un bref de prérogative, cette fois-ci un bref de certiorari. Dans les deux cas, il n'y a pas de cause d'action qui donnerait droit à des dommages-intérêts pour manquement à une obligation prévue par la loi. D'ailleurs, le demandeur ne se prétend pas victime d'un tel manquement en l'espèce.
[...]
[23] Il nous semble que l'application de chacun de ces principes au cas qui nous occupe est incompatible avec l'existence d'une obligation de diligence à laquelle l'agent d'immigration serait tenu envers l'immigrant qui est détenu.
[...]
[28] Le processus par lequel l'organisme chargé de prendre la décision recueille des éléments d'information et en arrive à une décision ne peut faire l'objet d'une action fondée sur la négligence, ne serait-ce qu'en raison du défaut de lien de proximité requis. En recueillant des renseignements et en en tenant compte, les défendeurs agissent conformément aux pouvoirs que la loi leur confère et à l'intérieur de cette sphère de leurs pouvoirs discrétionnaires où seul un abus de pouvoir délibéré pourrait ouvrir un recours de nature privée. Il serait incompatible avec l'exercice de leurs fonctions que les agents d'immigration soient tenus à une obligation de diligence envers les immigrants. Lorsqu'ils recueillent ces renseignements et qu'ils prennent des décisions au sujet des immigrants et notamment lorsqu'ils décident si ceux-ci doivent être détenus pendant qu'ils recueillent les renseignements en question, les agents d'immigration agissent en qualité de fonctionnaires auxquels les considérations susmentionnées s'appliquent. Ainsi que lord Moulton l'explique dans l'arrêt Everett c. Griffiths (précité) :
[TRADUCTION] Si, dans l'exercice d'une charge publique, une personne est tenue de prendre une décision qui, en raison de ses conséquences juridiques, a une incidence sur la liberté ou les biens d'autrui et qu'elle exerce cette charge et prend cette décision de bonne foi, j'estime que cette personne est protégée en vertu d'un principe fondamental de notre droit. Il serait en effet contraire à nos principes juridiques d'obliger cette personne à prendre une telle décision dans le cadre de l'exercice de sa charge publique pour ensuite la laisser sans défense face aux conséquences que cette décision peut avoir pour autrui, à condition toutefois qu'elle ait pris cette décision de bonne foi.
[29] Il se peut, que dans le contexte de cette affaire, lord Moulton ait songé à l'immunité contre une poursuite fondée sur la responsabilité civile délictuelle, mais il n'en demeure pas moins qu'il ne serait pas juste ou raisonnable d'imposer une responsabilité pour négligence dans le cas d'un agent d'immigration dans l'exercice de ses fonctions. [Non souligné dans l'original.]
[38] Même en supposant que le demandeur soit en mesure d'établir l'existence d'une obligation de diligence prima facie, il est évident et manifeste qu'il ne peut franchir la seconde étape de l'analyse de l'arrêt Cooper, compte tenu des faits allégués. La question à la deuxième étape est de savoir s'il existe des considérations de politique générale résiduelles qui justifient l'exonération de la responsabilité. Ces considérations ne portent pas sur le lien existant entre les parties, mais sur l'effet que la reconnaissance d'une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général.
[39] À mon avis, à défaut de mauvaise foi, de négligence grossière ou de retard injustifié, il ne serait pas juste, équitable ou raisonnable que la loi impose une obligation de diligence à ceux qui sont chargés de la mise en oeuvre administrative des décisions en matière d'immigration comme celles qui ont été prises dans le cas du demandeur.
[40] Premièrement, il n'y a rien dans l'économie de la loi qui permette de penser que les simples erreurs commises dans le traitement des demandes d'établissement qui entraînent des retards devraient ouvrir droit à une indemnité. C'est le contraire qui est vrai.
[41] Deuxièmement, d'autres recours sont ouverts à ceux qui demandent la résidence permanente, en l'occurrence le bref de mandamus et le contrôle judiciaire. Une injonction pourrait être demandée en cas de présumée erreur ou inexécution.
[42] Troisièmement, ainsi que la Cour suprême l'a signalé dans l'arrêt Cooper, le risque de responsabilité indéterminée serait grandement à craindre si l'on reconnaissait en common law une obligation de diligence entre Sa Majesté et un demandeur sur le seul fondement des conséquences négatives qu'un retard pourrait avoir sur ce dernier, plutôt que sur la base d'une faute effectivement commise par des fonctionnaires de l'immigration. La catégorie de personnes qui bénéficieraient de l'obligation de diligence est vaste : elle englobe toux ceux qui demandent la résidence permanente au Canada. Imposer une obligation de diligence donnerait lieu à la présentation de nouvelles demandes, ce qui : a) exigerait un investissement de temps et d'argent pour contester ces demandes; b) épuiserait les ressources publiques si les demandeurs obtenaient gain de cause. D'ailleurs, comme la Cour suprême l'a rappelé dans l'arrêt Cooper, il faut tenir compte des répercussions qu'une obligation de diligence aurait sur l'ensemble des contribuables canadiens.
[43] Quatrièmement - et cet aspect est le plus important -, imposer une obligation de diligence entraverait l'efficacité du système de contrôle en matière d'immigration. Ainsi que la Cour d'appel de l'Angleterre l'a dit dans l'arrêt W. c. Home Office en résumant les principes applicables (citant les propos de lord Browne-Wilkinson dans W. (Mienors) c. Bedfordshire CC, [1995] 2 A.C. 633) :
[TRADUCTION] [...] une obligation de diligence prévue par la common law ne saurait être imposée dans le cas d'une obligation d'origine légale si l'observation de cette obligation de diligence prévue par la common law était incompatible avec l'exécution régulière d'obligations prévues par la loi ou aurait tendance à décourager l'exécution de ces obligations.
[44] Une obligation de common law ne doit pas être incompatible avec l'exécution, par l'autorité concernée, de ses attributions légales de la manière prévue par le législateur ou aller de quelque autre manière à l'encontre de l'intention présumée du législateur.
Dispositif
[45] Je conclus donc que la déclaration modifiée ne contient pas d'exposé concis des faits substantiels sur lesquels seraient fondées les présumées causes d'action. Il est par ailleurs évident et manifeste que, telle qu'elle est plaidée, la déclaration modifiée ne révèle aucune cause d'action valable. Comme le demandeur a déjà eu l'occasion de corriger les lacunes qui ont été décelées, mais qu'il ne s'est pas prévalu de cette possibilité, j'estime qu'il est juste et approprié de radier la déclaration modifiée, sans possibilité de modification.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La déclaration modifiée est radiée, sans possibilité de modification.
2. Le demandeur est condamné à payer au défendeur les dépens de la requête, qui sont par la présente fixés à la somme de 1 000 $.
« Roger R. Lafrenière »
Protonotaire
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-2065-03
INTITULÉ : KARIM BENAISSA
c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 19 AVRIL 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE
DATE DES MOTIFS : LE 7 SEPTEMBRE 2005
COMPARUTIONS :
Barbara Jackman POUR LE DEMANDEUR
Stephen H. Gold POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jackman & Associates POUR LE DEMANDEUR
Avocats
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada