Date : 20211223
Dossier : IMM-4177-21
Référence : 2021 CF 1464
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Vancouver (Colombie-Britannique), le 23 décembre 2021
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE :
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GURPREET SINGH
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La présente instance concerne la demande de contrôle judiciaire présentée par Gurpreet Singh (le demandeur) en vertu de l’article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi], à l’égard d’une décision (la décision) de la Section d’appel des réfugiés (la SAR ou le commissaire), datée du 28 mai 2021. Dans la décision, la SAR a rejeté l’appel interjeté par le demandeur à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR). La SAR a jugé que la SPR avait commis une erreur en concluant que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur (PRI), mais qu’elle avait néanmoins conclu à juste titre que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable.
I.
Contexte
[2] Le demandeur, citoyen indien célibataire, affirme avoir été pris pour cible par un gang de trafiquants de drogue connu sous le nom de Veeran Naal Sardari (le groupe VNS) établi dans l’État du Pendjab. Selon le demandeur, des membres du groupe VNS ont commencé à tenter de le recruter en 2014. Il allègue avoir été menacé de violence et de mort après qu’il eut refusé de joindre leurs rangs et demandé à ce que les autres membres du groupe le laissent tranquille. Le demandeur soutient également que, lorsqu’il a dénoncé le gang à la police, celle-ci l’a arrêté sur l’ordre du groupe VNS, l’a accusé de vendre de la drogue et l’a battu pendant plusieurs jours jusqu’à ce que son père réussisse à le libérer en versant un pot-de-vin à la police.
[3] Le demandeur s’est rendu au Canada, affirmant qu’il ne peut résider en toute sécurité dans aucune partie de l’Inde, car, pendant qu’il se cachait de la police et du groupe VNS après sa détention, i) il a continué à recevoir des menaces jusqu’à son départ pour le Canada en mai 2018, et ii) des policiers ont interrogés ses parents depuis son départ et ont déclaré qu’ils le tueraient si celui-ci revenait un jour
[4] Au cours de son audience devant la SPR, le demandeur a été interrogé au sujet d’une lettre (la lettre) rédigée par le chef du conseil du village, le sarpanch, qu’il avait présenté au soutien de sa demande. Dans la lettre, le sarpanch a indiqué i) qu’il connaissait le demandeur depuis plus de 20 ans; ii) que pendant ses études collégiales, le demandeur était un membre actif du groupe VNS; iii) que le groupe VNS s’occupait du service social et était antidrogue et que la police du Pendjab était contre les activités du groupe; iv) que le demandeur a été arrêté deux fois par la police et que bien qu’il soit intervenu pour remettre en liberté le demandeur, la vie de ce dernier était toujours menacée par la police en Inde.
[5] Dès la première instance administrative, la SPR a donné au demandeur l’occasion de répondre aux incohérences notables entre la lettre et son témoignage. Le demandeur a répondu que le sarpanch ne pouvait pas lire l’anglais et qu’il avait dû faire une erreur. La SPR, dans son refus, a conclu que la question de la PRI était déterminante, mais a également fait part de ses [traduction] « importantes réserves quant à la crédibilité [qu’elle avait] soulevées tout au long de l’audience »
. En appel, la SAR a de nouveau questionné le demandeur au sujet de la lettre, l’avisant de ses réserves quant à la crédibilité et lui donnant la possibilité d’y répondre au moyen d’observations supplémentaires ou de nouveaux éléments de preuve. Le demandeur n’a pas fourni d’autres documents, se contentant de répondre en présentant des observations supplémentaires postérieures à la mise en état et de réitérer ce qu’il avait dit lors de l’audience devant la SPR, à savoir le fait que l’auteur ne maîtrisait pas l’anglais et qu’il avait commis une erreur en écrivant la lettre et qu’il ne fallait lui accorder aucun poids.
[6] Dans sa décision, la SAR a conclu que, en l’absence de nouveaux éléments de preuve, elle ne pouvait convoquer d’audience compte tenu du paragraphe 110(6) de la Loi. À la lumière de l’enregistrement audio qu’il a écouté, le commissaire de la SAR a fait remarquer que la SPR avait déjà examiné les préoccupations quant à la crédibilité et qu’elle ne jouissait d’aucun avantage certain au moment d’évaluer la crédibilité. La SAR s’est dissociée de la SPR, concluant que, avant même d’aborder la question de la PRI, la SPR avait raison de soulever la question de la crédibilité, mais qu’elle avait commis une erreur en omettant de donner des détails sur ces préoccupations. La SAR l’a donc fait. La SAR a ensuite examiné la lettre, soulignant qu’elle était rédigée en anglais, qu’elle n’était pas traduite d’un document source original et que son contenu figurait sous un en-tête qui était écrit en anglais.
[7] La SAR a conclu que la lettre semblait cohérente et authentique et qu’elle contredisait complètement la thèse du demandeur, plus particulièrement en ce qui a trait à l’appartenance du demandeur au groupe VNS, à la nature du groupe et à la relation entre le groupe VNS et la police. La SAR a conclu que rien ne pouvait faire contrepoids aux réserves quant à la crédibilité et que la présomption de véracité qui s’appliquait au demandeur avait été réfutée.
II.
Analyse
[8] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable. La cour qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable analyse celle‑ci en quête des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, pour établir si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur celle-ci (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 99). Tant le résultat de la décision que le raisonnement suivi doivent être raisonnables : Vavilov, au para 83.
[9] La question dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de savoir s’il était raisonnable pour la SAR, sans convoquer d’audience, de conclure que le demandeur manquait de crédibilité. Le demandeur conteste la conclusion de la SAR pour deux raisons.
[10] Premièrement, il soutient que la SPR avait un avantage certain par rapport à la SAR pour ce qui est d’évaluer la crédibilité, et que la SPR n’a pas jugé qu’il s’agissait de la question déterminante. Il fait valoir que si la SAR avait des doutes quant à la crédibilité du demandeur, elle aurait dû soit tenir une audience, comme le demandait ce dernier, soit renvoyer l’affaire devant la SPR en lui demandant de tenir une audience sur la crédibilité. Deuxièmement, le demandeur allègue que la conclusion de la SAR sur la crédibilité est erronée.
[11] Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], la Cour d’appel fédérale [la CAF], au paragraphe 70 de ses motifs, a reconnu qu’étant entendu que la SAR doive parfois faire preuve d’une certaine retenue avant de rendre sa propre décision, la question de savoir si les circonstances commandent pareille retenue doit être appréciée au cas par cas. La CAF a demandé à la SAR d’évaluer si la SPR est dans une position avantageuse pour tirer des conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit. L’affaire ne peut être renvoyée à la SPR pour réexamen que si la SAR conclut qu’elle ne peut rendre une décision définitive sans entendre les témoignages de vive voix présentés à la SPR (Huruglica, au para 103).
[12] En l’espèce, la SAR a examiné l’ensemble du dossier écrit et l’enregistrement audio de l’audience de la SPR et a raisonnablement conclu que la SPR n’avait aucun avantage certain par rapport à la SAR pour ce qui est d’évaluer la crédibilité. La Cour a conclu à plusieurs reprises que, lorsque la SAR a pu entendre des enregistrements des témoignages et qu’elle a également pu examiner le dossier écrit et les conclusions de la SPR, elle peut raisonnablement conclure à l’absence d’un avantage certain lors de l’évaluation de la crédibilité et tirer sa propre conclusion (Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145, aux para 89-90); Odia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 363 au para 5; Keqaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 563 au para 30).
[13] Il convient également de souligner qu’en l’espèce, la SAR n’a pas substitué ses propres conclusions concernant la crédibilité à celles de la SPR. Bien que la SPR et la SAR aient toutes deux convenu que la crédibilité constituait un enjeu, la SAR a simplement conclu que c’était la question de la crédibilité, plutôt que celle de la PRI, qui était déterminante quant à l’issue de la demande d’asile. En ce qui concerne l’audience, le paragraphe 110(3) de la LIPR établit une règle générale selon laquelle la SAR procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la SPR, à moins que de nouveaux éléments de preuve qui lui sont présentés soulèvent, notamment, une question importante en ce qui concerne la crédibilité (voir l’annexe A). Malgré avoir eu deux occasions de fournir des éléments de preuve convaincants et d’expliquer les incohérences relevées dans la lettre, le demandeur n’a fait ni l’un ni l’autre. La décision était à la fois équitable et transparente.
[14] Deuxièmement, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en tirant une conclusion au sujet de la crédibilité qui était uniquement fondée sur l’absence d’éléments de preuve corroborants, citant la décision Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452 [Ndjavera]. Le demandeur fait fausse route en invoquant la décision Ndjavera. Il est vrai que la décision Ndjavera établit le principe selon lequel nul n’est tenu de corroborer ses allégations. Toutefois, le juge Rennie, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, a également déclaré que si elle a une raison valable de douter de la crédibilité du demandeur d’asile, la Commission peut alors tirer une conclusion défavorable à l’égard du manquement à présenter des éléments de preuve corroborants (Ndjavera, au para 7).
[15] Dans la présente affaire, ce n’est pas la simple absence d’éléments de preuve corroborants qui a été jugée déterminante par la SAR. La SAR s’est plutôt appuyée sur le fait que la lettre présentée par le demandeur contredisait le fondement de sa demande d’asile. La SAR a clairement souligné cette distinction au paragraphe 27 de la décision :
[27] L’appelant n’a présenté aucun autre élément de preuve documentaire à l’appui de sa demande d’asile ou de son appel, et il n’a appelé aucun témoin. Ce n’est pas un problème en soi, mais cela signifie que je n’ai pas beaucoup d’autres éléments de preuve qui pourraient faire contrepoids aux préoccupations quant à la crédibilité décrites ci-dessus. J’ai pris en considération la trousse de renseignements fournie par les organismes qui ont déféré le dossier, de même que les renseignements sur les conditions dans le pays. Aucun des autres éléments de preuve ne soulève de préoccupations supplémentaires quant à la crédibilité, mais, à mon avis, ils ne permettent pas non plus de compenser les graves problèmes dont il est question ci-dessus.
(Je souligne)
[16] Dans la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani], le juge Gascon a expliqué que la présomption de véracité dont jouissent les demandeurs d’asile est réfutable lorsque la preuve ne concorde pas avec le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile. C’est exactement la situation en l’espèce. Les éléments de preuve documentaire que le demandeur a présentés à l’appui de sa demande d’asile ont en fait miné son témoignage sous serment.
III.
CONCLUSION
[17] Étant donné que le demandeur a omis à deux reprises de fournir une réponse satisfaisante aux réserves qui étaient soulevées, la SAR a raisonnablement refusé la demande d’asile du demandeur en se fondant sur des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Je ne vois aucune raison d’intervenir.
JUGEMENT dans le dossier IMM-4177-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Les parties n’ont soulevé aucune question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
Aucuns dépens ne seront adjugés.
« Alan S. Diner »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mélanie Lefebvre
ANNEXE « A » du jugement et des motifs dans le dossier IMM-4177-21
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier :
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IMM-4177-21
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INTITULÉ :
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GURPREET SINGH c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 15 décembre 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS
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LE JUGE DINER
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DATE DES MOTIFS :
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Le 23 décembre 2022
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COMPARUTIONS :
Me Aman Sandhu
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Pour le demandeur
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Peter Bell
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sandhu Law Office
Surrey (Colombie-Britannique)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie-Britannique)
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Pour le défendeur
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