Date : 20211224
Dossier : IMM-209-20
Référence : 2021 CF 1470
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 24 décembre 2021
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE :
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ISAAC KIOI MBUGUA
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, M. Mbugua, conteste la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a prononcé le désistement de sa demande d’asile. Le commissaire coordonnateur de la SPR (le commissaire de la SPR) a conclu que les documents médicaux déposés par M. Mbugua pour expliquer son défaut de se présenter à l’audience relative à sa demande d’asile étaient vagues et ne respectaient pas les exigences des règles applicables à cet égard.
[2] M. Mbugua fait valoir que le commissaire de la SPR s’est intéressé exclusivement aux lacunes que présentaient les documents médicaux qu’il avait soumis au lieu de tenir compte d’autres facteurs pertinents, notamment qu’il était prêt à poursuivre sa demande d’asile. Je suis d’accord avec M. Mbugua. Le commissaire de la SPR n’a pas tenu compte du critère relatif au désistement établi par la jurisprudence ni des autres dispositions des règles de la SPR selon lesquelles d’autres éléments pertinents doivent être considérés, y compris le fait que le demandeur soit prêt à poursuivre les procédures.
[3] Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.
II.
Contexte factuel
[4] M. Mbugua est un citoyen du Kenya. Il a présenté une demande d’asile en janvier 2018. L’audience du demandeur devant la SPR devait avoir lieu le 9 décembre 2019.
[5] L’ancien conseil de M. Mbugua s’est présenté à l’audience à l’heure prévue, mais M Mbugua n’y était pas. Après dix minutes d’attente, le commissaire de la SPR (qui n’est pas le commissaire coordonnateur qui a rendu la décision faisant l’objet du contrôle) a permis au conseil de communiquer avec M. Mbugua. Lorsque l’audience a repris, l’ancien conseil de M. Mbugua a avisé le commissaire de la SPR que son client lui avait dit qu’il était malade et qu’il ne pouvait se présenter à l’audience ce matin-là.
[6] Le commissaire de la SPR a expliqué que M. Mbugua devrait fournir les documents médicaux appropriés, et il a remis l’audience à la semaine suivante, soit le16 décembre 2019, date à laquelle il a tenu une audience spéciale afin de décider s’il devait prononcer le désistement de la demande d’asile.
[7] M. Mbugua et son ancien conseil étaient tous deux présents à l’audience spéciale qui a eu lieu le 16 décembre 2019. M. Mbugua est arrivé avec quelques minutes de retard et a expliqué au commissaire de la SPR qu’une urgence dans le métro l’avait retardé de 20 minutes.
[8] M. Mbugua était absent lorsque l’audience a commencé. Le commissaire de la SPR a examiné les documents que M. Mbugua avait déposés afin de décider s’il devait les admettre malgré leur dépôt tardif. L’examen s’est poursuivi après l’arrivée de M. Mbugua, mais le commissaire de la SPR a décidé qu’il ne rendrait aucune décision définitive sur l’admissibilité desdits documents avant d’avoir décidé s’il devait prononcer le désistement de la demande d’asile. Il n’a donc rendu aucune décision définitive sur la divulgation des documents.
[9] M. Mbugua a témoigné que, le matin de l’audience relative à sa demande d’asile, il s’était évanoui. Il a expliqué qu’il avait tenté d’appeler son conseil, mais que le téléphone de ce dernier était éteint. Il avait pu lui parler lorsque le conseil l’avait appelé de la salle d’audience. M. Mbugua a témoigné qu’il avait consulté un médecin ce jour-là. Le médecin l’a informé qu’il faisait de l’hypertension et il l’a envoyé subir des analyses. M. Mbugua a fourni un billet de son médecin qui indiquait qu’il s’était rendu à la clinique, le 9 décembre 2019, et que son absence pour la journée était justifiée pour des raisons médicales. M. Mbugua a également fourni une copie de la demande d’analyse de suivi en laboratoire que lui avait donnée son médecin.
[10] Le commissaire de la SPR a conclu que les documents médicaux que M. Mbugua avait soumis étaient insuffisants parce qu’ils étaient vagues et ne mentionnaient pas qu’il souffrait d’hypertension ou qu’il s’était évanoui. La demande d’analyse de laboratoire indique que la clinique a effectué un contrôle de la prostate, mais rien ne corrobore l’explication donnée par M. Mbugua pour justifier son absence à l’audience. Lorsque le commissaire lui a posé des questions sur l’incohérence qu’il y avait entre l’analyse demandée et la situation médicale décrite, M. Mbugua a expliqué qu’on lui avait aussi remis une demande d’analyse concernant le problème de pression artérielle et qu’il pouvait la produire. Le commissaire de la SPR a décidé qu’il ne tiendrait compte que des documents déjà déposés.
[11] S’appuyant sur le paragraphe 65(5) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [les Règles de la SPR], le commissaire de la SPR a conclu que les documents médicaux ne respectaient pas l’exigence selon laquelle la lettre devait mentionner les « particularités de la situation médicale qui ont empêché le demandeur [...] de se présenter à l’audience relative à la demande d’asile […] »
. Le commissaire de la SPR a conclu que M. Mbugua n’avait pas donné [traduction] « d’explication raisonnable pour ne pas avoir assisté à l’audience de la semaine dernière »
.
[12] Dans une décision écrite datée du 23 janvier 2020, le commissaire de la SPR a confirmé la décision qu’il avait rendue oralement à l’audience spéciale du 16 décembre 2019 et a prononcé le désistement de la demande d’asile de M. Mbugua.
III.
Questions en litige et norme de contrôle applicable
[13] La seule question que soulève le présent contrôle judiciaire concerne la décision du commissaire de la SPR de prononcer le désistement de la demande d’asile du demandeur. Les deux parties s’entendent pour dire que la décision est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait que l’on s’écarte de cette présomption.
IV.
Analyse
[14] La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) prévoit que la SPR peut prononcer le désistement d’une demande d’asile si elle estime que le demandeur « omet de poursuivre l’affaire, notamment par défaut de comparution, de fournir les renseignements qu’elle peut requérir ou de donner suite à ses demandes de communication »
(art 168(1) de la LIPR).
[15] La décision de prononcer le désistement d’une demande d’asile a de graves conséquences pour un demandeur, puisqu’il perd la possibilité de présenter sa demande d’asile au cours d’une audience devant la SPR. Une telle décision met fin à sa demande d’asile (Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1107 au para 9).
[16] Avant de prononcer le désistement d’une demande, la SPR doit donner au demandeur la possibilité d’expliquer pourquoi elle ne devrait pas le faire. En l’espèce, la SPR a tenu une audience spéciale, comme l’exige l’alinéa 65(1)b) des Règles de la SPR, le 16 décembre 2019. À cette audience, M. Mbugua a eu la possibilité d’expliquer pourquoi il n’avait pas comparu à l’audience qui devait avoir lieu la semaine précédente.
[17] Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour qu’avant de prononcer le désistement d’une demande d’asile, il importe de se demander « si la conduite du demandeur d’asile constitue une expression de l’intention de cette personne de ne pas souhaiter poursuivre sa demande avec diligence ou de ne pas s’intéresser à sa demande »
(Octave c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 597 au para 18 [Octave]; Nanava c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1118 au para 12 [Nanava]; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1099 au para 31 [Li].
[18] Les Règles de la SPR énoncent également que, pour décider si elle prononce le désistement de la demande d’asile, la SPR doit prendre en considération « l’explication donnée par le demandeur d’asile et tout autre élément pertinent, notamment le fait qu’il est prêt à commencer ou à poursuivre les procédures »
(art 65(4) des Règles de la SPR).
[19] Les Règles de la SPR fournissent également des directives sur les exigences applicables aux documents médicaux soumis par un demandeur qui allègue qu’il a omis de poursuivre l’affaire en raison d’une situation médicale. L’alinéa 65(6)a) des Règles de la SPR dispose que le certificat médical doit préciser « sans mentionner de diagnostic, les particularités de la situation médicale qui ont empêché le demandeur [...] de se présenter à l’audience relative à la demande d’asile »
. Le paragraphe 65(7) des Règles de la SPR prévoit que, à défaut de transmettre le certificat médical exigé, le demandeur doit inclure dans son explication des précisions quant aux raisons médicales fournies, la raison pour laquelle la situation médicale l’a empêché de se présenter à l’audience et les mesures qu’il a prises pour obtenir les documents médicaux.
[20] En l’espèce, le commissaire de la SPR s’est fondé exclusivement sur les dispositions qui concernent les exigences applicables aux documents médicaux déposés dans l’instance relative au désistement. Il n’a pas examiné si le demandeur était prêt à poursuivre sa demande ni si les mesures qu’il avait prises indiquaient qu’il « [ne souhaitait pas] poursuivre sa demande avec diligence »
(Octave, au para 18).
[21] Dans le présent cas, la preuve au dossier révèle que : 1) le demandeur a déposé un Formulaire de fondement de la demande d’asile; 2) le conseil du demandeur s’est présenté à la première audience et s’attendait à poursuivre la demande; 3) le demandeur a communiqué avec son conseil au cours de la première audience pour lui expliquer qu’il ne sentait pas bien et qu’il ne pouvait pas se présenter; 4) le demandeur s’est rendu dans une clinique le jour de l’audience à laquelle il ne s’est pas présenté et a fourni un billet du médecin qui justifiait son absence pour la journée pour des raisons médicales; 5) même s’il l’a fait en retard, le demandeur a tenté de déposer des documents à l’appui de sa demande; 6) le demandeur a comparu avec son conseil à l’audience spéciale et il a expliqué qu’il s’était évanoui le jour de la première audience et que d’autres documents sur sa situation médicale auraient dû être joints aux documents déposés et pourraient être fournis; 7) le demandeur était prêt à poursuivre sa demande d’asile le jour de l’audience spéciale, une semaine après la date à laquelle la première audience devait avoir lieu.
[22] Le commissaire de la SPR a passé sous silence la question de savoir si le demandeur était prêt à poursuivre la demande ou s’il ressortait de sa conduite qu’il « [ne souhaitait pas] »
poursuivre sa demande avec diligence, même si, selon la jurisprudence de la Cour et le paragraphe 65(4) des Règles de la SPR, il s’agit d’un facteur déterminant. Le défendeur n’a aucunement fait allusion ou répondu aux arguments avancés par le demandeur et à la jurisprudence de la Cour que celui‑ci a invoquée à l’appui de la procédure de désistement; il n’a pas non plus expliqué pourquoi la SPR n’avait pas à prendre en compte les autres dispositions relatives à la procédure de désistement, notamment le paragraphe 65(4) des Règles de la SPR.
[23] Comme la Cour l’a fait dans les décisions Octave (para 23, 24) et Nanava (para 12), je conclus que le commissaire de la SPR a adopté une démarche trop restrictive en s’intéressant exclusivement aux lacunes que présentaient les documents médicaux, et en ne prenant pas en compte d’autres facteurs, notamment que M. Mbugua était prêt à poursuivre sa demande.
[24] À l’instar du juge Norris dans la décision Li, je conclus que de priver M. Mbugua d’une instruction sur le fond de sa demande d’asile par la SPR est disproportionné par rapport au fait qu’il a « omis de poursuivre l’affaire »
, en particulier « dans le contexte des objectifs de la LIPR en ce qui concerne les réfugiés »
(para 38).
[25] Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
[26] Comme l’a indiqué le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada est désigné à tort comme défendeur dans la demande. Il sera ordonné, avec effet immédiat, de modifier l’intitulé pour que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme défendeur.
[27] La demande de contrôle judiciaire de M. Mbugua est accueillie. La décision par laquelle la SPR a prononcé le désistement de la demande est annulée et, comme dans la décision Octave (para 27) et la décision Nanava (para 16), il est enjoint à la SPR de faire en sorte que la demande d’asile présentée par le demandeur soit instruite sur le fond par un autre commissaire.
JUGEMENT dans le dossier IMM-209-20
LA COUR STATUE :
La demande est accueillie.
La décision par laquelle la SPR a prononcé le désistement de la demande d’asile du demandeur est annulée.
Il est enjoint à la SPR de faire en sorte que la demande d’asile présentée par le demandeur soit instruite sur le fond par un autre commissaire.
L’intitulé est modifié afin que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné à titre de défendeur.
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claudia De Angelis
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-209-20
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INTITULÉ :
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ISAAC KIOI MBUGUA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 16 décembre 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE SADREHASHEMI
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DATE DES MOTIFS :
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Le 24 décembre 2021
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COMPARUTIONS :
Isaac Kioi Mbugua
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Pour le demandeur
Pour son propre compte
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Aleksandra Lipska
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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