Date : 20211222
Dossier : T-1032-20
Référence : 2021 CF 1460
[TRADUCTION FRANÇAISE]
St. John’s (Terre‑Neuve‑et‑Labrador), le 22 décembre 2021
En présence de madame la juge Heneghan
ENTRE :
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DON PUBLICOVER
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demandeur
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et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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MOTIFS ET JUGEMENT
I.
INTRODUCTION
[1] M. Donald Publicover (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 5 août 2022 par laquelle l’honorable Bernadette Jordan, ancienne ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne (la ministre), a rejeté sa demande en vue de transférer son permis de pêche au homard de catégorie B.
[2] Conformément au paragraphe 303(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), le procureur général du Canada est désigné comme défendeur (le défendeur) dans la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.
II.
CONTEXTE
[3] Les détails suivants sont tirés du dossier certifié du tribunal déposé conformément à l’article 318 des Règles, ainsi que des affidavits déposés par les parties.
[4] Le demandeur a déposé son affidavit souscrit le 1er octobre 2020. Le défendeur a déposé l’affidavit de Mme Julia McCleave, conseillère principale, politique des permis pour la pêche, Pêches et Océans, à Dartmouth en Nouvelle‑Écosse, souscrit le 16 novembre 2020.
[5] Dans son affidavit, le demandeur a fait le récit de sa participation à la pêche au homard. Il a affirmé qu’il détient un permis de pêche au homard depuis 1960. Il a également témoigné de la chronologie de ses demandes à la ministre en vue de vendre son permis ainsi que des motifs qui l’ont incité à le faire.
[6] Le demandeur détient un permis de pêche au homard de catégorie B, qui lui permet de pêcher en Nouvelle‑Écosse. Il a obtenu le permis en 1960 et l’a renouvelé chaque année depuis, pêchant régulièrement du homard jusqu’en 2016.
[7] Depuis 2017, le demandeur a obtenu chaque année l’autorisation de recourir à quelqu’un d’autre pour pêcher avec son permis, conformément à la politique sur la désignation d’exploitants substituts pour des raisons médicales.
[8] Le demandeur et sa femme sont maintenant à la fin de la soixantaine. Ils sont parents de deux enfants adultes qui sont tous deux atteints de paralysie cérébrale. Ils ont besoin de soins tout au long de la journée.
[9] Une grande part du revenu du demandeur provient de son exploitation d’un camion de cuisine de rue. Il reçoit également environ 10 000 $ découlant de l’exploitation du permis.
[10] Le demandeur affirme que son revenu n’est pas suffisant pour prendre soin de ses enfants et répondre à leurs besoins spéciaux. Il souhaite transférer son permis afin de générer les fonds nécessaires pour s’occuper de ses enfants.
[11] Dans une lettre adressée à Pêches et Océans Canada le 28 août 2019, l’avocat du demandeur a indiqué que son client souhaitait vendre ou transférer son permis de catégorie B et a demandé si le ministère des Pêches et Océans (le MPO) [traduction] « l’autoriserait à vendre ou à transférer »
son permis.
[12] L’avocat du demandeur a envoyé une autre lettre le 16 avril 2020, adressée directement à la ministre. Dans cette lettre, l’avocat a demandé à la ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire, conformément à l’article 7 de la Loi sur les pêches, LRC 1985, c F-14, pour permettre au demandeur de transférer son permis à un tiers admissible.
[13] L’avocat du demandeur a envoyé une autre lettre à la ministre le 20 mai 2020 pour lui donner d’autres détails concernant la situation personnelle de son client.
[14] Dans une lettre du 29 juillet 2020, l’avocat du demandeur a corrigé un détail factuel figurant dans sa lettre du 20 mai 2020.
[15] Enfin, l’avocat du demandeur a écrit une lettre à la ministre le 23 juillet 2020 pour lui demander à quel moment elle pourrait prendre une décision concernant la demande de son client.
[16] Dans une lettre datée du 5 août 2020, la ministre a rendu sa décision. L’avant‑dernier paragraphe de sa lettre est ainsi rédigé :
[traduction]
Les mesures de conservation des ressources halieutiques et les mesures pour assurer la durabilité de la pêche profitent à toute la population canadienne ainsi qu’aux générations futures. Bien que je sois consciente que M. Publicover vit actuellement une situation difficile, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, je ne ferai aucune exception à la politique dans ce cas‑ci.
[17] Mme McCleave a organisé son affidavit en plusieurs rubriques :
- Pêche au homard dans les Maritimes dans les années 1960 et le début des années 1970 : adoption de mesures pour limiter la participation à la pêche
- Création de permis de pêche au homard de catégorie B
- Mesures de conservation du homard
- Exploitants substituts pour des raisons médicales et permis de pêche au homard de catégorie B
- Facteurs qui sous‑tendent la recommandation à la ministre
[18] Mme McCleave a parlé des aspects du régime réglementaire régissant la pêche au homard en Nouvelle‑Écosse, en commençant par les modifications apportées en 1969 au Règlement sur la pêche du homard, CRC 1978, c 817, art 10. Ces modifications visaient les bateaux qui étaient désignés comme bateaux de catégorie A ou bateaux de catégorie B.
[19] Selon Mme McCleave, les permis assignés aux bateaux de catégorie B étaient restreints, en ce qu’ils devaient être renouvelés chaque année et ne pouvaient être transférés. Ces permis allaient devenir [traduction] « invalides après le 31 mai 1975 »
.
[20] Mme McCleave a également parlé de l’adoption de la « politique sur le cumul d’emplois »
en 1975. Elle a affirmé que cette politique avait été mise en œuvre pour [traduction] « empêcher que des permis soient délivrés aux personnes qui ne sont pas entièrement dépendantes »
de la pêche au homard; ainsi, un moins grand nombre de pêcheurs pouvaient pêcher une plus grande quantité de homards, ce qui permettait de « soutenir les mesures de conservation en réduisant l’effort de pêche ».
[21] La politique sur le cumul d’emplois a été conçue pour favoriser la conservation des ressources, en limitant la délivrance des permis et en imposant un « gel »
sur la redélivrance des permis.
[22] D’autres modifications au processus de délivrance des permis ont été apportées en 1976, y compris la modification de la politique sur le cumul d’emplois en novembre 1976, en vue de reconnaître trois catégories de permis : la catégorie A, pour ceux déjà reconnus comme des pêcheurs légitimes, c’est‑à‑dire ceux qui participent pleinement à l’industrie de la pêche; la catégorie B, pour ceux occupant un emploi régulier, mais qui ont reçu des permis à titre de principal exploitant dans la pêche au homard en 1968 ou avant; et la catégorie C, pour ceux qui détiennent un permis de pêche au homard depuis 1968, mais qui ne sont pas admissibles aux permis de catégorie A ou B.
[23] Mme McCleave a affirmé que, selon le dossier le plus ancien qui a pu être retrouvé, le demandeur a obtenu un permis de catégorie B en 1979. Elle a également déclaré qu’à partir de février 1977, un permis de catégorie B pouvait être reclassifié à la hausse en un permis de catégorie C si le statut d’emploi du détenteur de permis avait changé. Elle a affirmé que le demandeur pouvait demander la reclassification de son permis de catégorie B en un permis de catégorie A, mais que rien dans le dossier n’indiquait qu’il avait déjà présenté une telle demande.
[24] Mme McCleave a également déclaré qu’une modification à la politique de délivrance des permis a été apportée en 1982 afin d’interdire la reclassification à la hausse des permis de pêche au homard, de sorte qu’il ne restait désormais que deux catégories de permis : ceux de catégorie A et ceux de catégorie B. Les permis de catégorie B ne sont pas transférables, ne peuvent être reclassifiés à la hausse et [traduction] « expirent à la retraite ou au décès du titulaire »
.
[25] Mme McCleave a renvoyé à divers documents dans son affidavit, y compris aux politiques de délivrance des permis, qui étaient joints comme pièces à son affidavit.
[26] Mme McCleave a également mentionné l’exception à la politique générale du « propriétaire exploitant »
, c’est‑à‑dire le paragraphe 23(2) du Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53, qui donne à l’agent des pêches ou à un employé du MPO le pouvoir discrétionnaire d’autoriser une autre personne à exploiter le permis si le titulaire ne peut le faire [traduction] « en raison de circonstances indépendantes de sa volonté »
.
[27] Au paragraphe 27 de son affidavit, Mme McCleave a déclaré ce qui suit :
[traduction]
Au fil des ans, le MPO a élaboré des politiques pour encadrer l’application du paragraphe 23(2) du RPDG. Ces politiques ont donné lieu à la politique de 1996, qui prévoit au paragraphe 11(11) :
Si le titulaire d’un permis est affecté d’une maladie qui l’empêche d’exploiter son bateau de pêche, il peut être autorisé, sur demande et présentation de documents médicaux appropriés, à désigner un exploitant substitut pour la durée du permis. Cette désignation ne peut être supérieure à une période de cinq années.
[28] Mme McCleave a affirmé que le demandeur avait été autorisé à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales au moins pour la période de 1995 à 2005 et une autre fois pour la période de 2015 à 2020. Selon elle, [traduction] « il se pourrait que le recours à un exploitant substitut pour des raisons médicales ait été autorisé pour d’autres années »
. Toutefois, elle ne renvoie à aucun document pour appuyer cette affirmation.
[29] Dans la dernière partie de son affidavit, Mme McCleave explique son rôle dans la préparation de la recommandation à la ministre, sur laquelle reposait la décision défavorable.
[30] Mme McCleave a déclaré que le retrait des permis de catégorie B, qui a été ordonné en 1976 et demeure en vigueur, [traduction] « fait partie intégrante de la conservation du homard et des mesures de durabilité »
. Elle a également affirmé que le demandeur a bénéficié de la politique de l’exploitant substitut pour des raisons médicales pendant au moins 10 ans et qu’il a donc continué de recevoir un « revenu de pêche »
.
[31] Mme McCleave a affirmé qu’à sa connaissance, la politique sur la non‑redélivrance de permis de catégorie B a toujours été appliquée, et faire une exception à la politique viendrait contrecarrer les objectifs du ministère et les efforts déployés par le MPO pour [traduction] « assurer la durabilité des ressources »
, et mènerait « tous les titulaires de permis de catégorie B »
, ainsi que la succession des titulaires décédés, à demander des exceptions.
[32] Mme McCleave conclut son affidavit en affirmant que [traduction] « toute exception »
à la politique sur les permis de catégorie B aurait un « effet déstabilisant »
sur la gestion de la pêche au homard. Selon elle, la situation financière du demandeur « n’équivaut pas à des circonstances atténuantes qui justifieraient une exception à la politique »
.
[33] Le dossier certifié du tribunal a été préparé par Mme Jody Proctor, chef du cabinet du sous‑ministre du MPO. Il a été signé le 21 septembre 2020.
[34] Le dossier certifié du tribunal comprend les documents suivants :
- Un bordereau de transmission de correspondance, daté du 31 juillet 2020, envoyé à Bernadette Jordan, confirmant le transfert d’une lettre adressée à M. Richard W. Norman, associé au cabinet Cox et Palmer, pour signature;
- Un formulaire de correspondance ministérielle, dossier no 2020‑001‑01028;
- Une lettre non datée et non signée adressée à M. Norman faisant référence à ses lettres du 16 avril 2020, du 20 mai 2020 et du 29 juin 2020;
- Une lettre datée du 16 avril 2020 de la part de M. Norman à l’honorable Bernadette Jordan, ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne;
- Un courriel daté du 16 avril 2020 de la part de Bernadette Jordan à Neil Macisaac et la ministre, dans lequel on fait référence à la lettre jointe de Richard Norman;
- Une lettre datée du 20 mai 2020 de la part de M. Norman à l’honorable Bernadette Jordan, ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne, dans laquelle il fait un suivi au sujet de sa lettre du 16 avril 2020;
- Un courriel daté du 20 mai 2020 de la première adjointe de Bernadette Jordan adressée à la ministre, dans lequel elle fait référence à la lettre jointe de Richard Norman;
- Une lettre datée du 29 juin 2020 de la part de M. Norman à l’honorable Bernadette Jordan, ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne;
- Un courriel daté du 29 juin 2020 de la part de l’adjointe principale de Bernadette Jordan à la ministre, dans lequel elle fait référence à la lettre jointe de Richard Norman;
- Une lettre datée du 23 juillet 2020 de la part de M. Norman à l’honorable Bernadette Jordan, ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne, dans laquelle il fait un suivi au sujet de ses lettres du 16 avril 2020, du 20 mai 2020 et du 29 juin 2020;
- Un courriel daté du 23 juillet 2020 de la part de l’adjointe principale de Bernadette Jordan à la ministre, dans lequel elle fait référence à la lettre jointe de Richard Norman.
III.
OBSERVATIONS
i)
Les observations du demandeur
[35] Le demandeur fait valoir que la ministre a entravé son pouvoir discrétionnaire en rejetant sa demande d’exception à la politique sur le cumul d’emplois de 1976 et, subsidiairement ou autrement, qu’elle a rendu une décision déraisonnable.
ii)
Les observations du défendeur
[36] Le défendeur soutient que la ministre n’a pas entravé son pouvoir discrétionnaire et que sa décision est raisonnable.
IV.
DISCUSSION ET DISPOSITIF
[37] La décision de la ministre est assujettie à la norme de la décision raisonnable; voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, [2019] ACS no 65 (CSC).
[38] La question de l’entrave au pouvoir discrétionnaire est assujettie à la norme de la décision raisonnable; voir l’arrêt Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, 38584 (25 juillet 2019).
[39] La décision de la ministre sur le fond est également susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.
[40] Selon le paragraphe 99 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov (2019), [2019] ACS no 65 (CSC), la norme de la décision raisonnable oblige la Cour à se demander si la décision faisant l’objet du contrôle « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
.
[41] L’affidavit déposé par le défendeur, au nom de la ministre, porte principalement sur l’élaboration et la mise en œuvre des mesures conçues pour conserver le homard à titre de ressources et pour gérer l’accès à cette pêche.
[42] Le pouvoir de la ministre de gérer la pêche au homard découle de l’alinéa 2.1a) de la Loi sur les pêches, LRC 1985, c F-14 (la Loi) :
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[43] Le paragraphe 7(1) de la Loi accorde à la ministre le pouvoir discrétionnaire absolu de délivrer des permis de pêche :
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[44] Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la ministre peut délivrer le permis en vertu de la Loi ou peut refuser de délivrer le permis; voir l’arrêt Anglehart et al c Canada (Procureur général), [2019] 1 RCF 504, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, 38294 (21 mars 2019).
[45] Le vaste pouvoir discrétionnaire de la ministre en matière de permis a été examiné par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Comeau’s Sea Food Ltd. c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 RCS 12.
[46] Dans l’arrêt Carpenter Fishing Corp. c Canada, [1998] 2 CF 548 (CAF), la Cour d’appel fédérale a fait observer que les politiques ne sont pas des règlements et n’ont pas force de loi.
[47] Le demandeur conteste la décision de la ministre de rejeter sa demande en vue de transférer son permis de catégorie B.
[48] Le demandeur ne conteste pas les politiques qui sous‑tendent les activités du MPO ni la manière dont la ministre s’est déchargée de ses responsabilités découlant de la Loi. Il conteste plutôt l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à la ministre à l’article 7 de la Loi.
[49] La question déterminante consiste à savoir si la ministre a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire en rejetant la demande du demandeur visant le transfert de son permis.
[50] Dans le cadre du contrôle judiciaire en l’espèce, le défendeur a déposé l’affidavit de Mme McCleave. Cette dernière a affirmé, entre autres, qu’elle a rédigé la réponse de la ministre à la demande d’exception du demandeur.
[51] Mme McCleave a décrit l’objet de la politique, ainsi que [traduction] « les circonstances qui sous‑tendent la recommandation à la ministre »
.
[52] Bien que dans son affidavit, Mme McCleave fournit davantage de détails au sujet de la décision de la ministre, son affidavit ne fait pas partie de la décision.
[53] L’affidavit de Mme McCleave semble conçu pour compléter le dossier dont disposait la ministre.
[54] À cet égard, je renvoie à l’arrêt Leahy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2014] 1 RCF 766, où la Cour d’appel fédérale a affirmé ce qui suit au paragraphe 145 :
À cet égard, l’avocat doit être conscient des limites des affidavits produits à l’appui dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Ils ne peuvent servir à étoffer les motifs du décideur ou les motiver davantage après le fait. Ils peuvent faire la lumière sur des éléments factuels et contextuels qui n’apparaissent pas ailleurs dans le dossier, mais qui étaient manifestement connus du décideur. Ils peuvent aussi fournir au tribunal de révision des indices généraux, par exemple sur la manière dont la demande de renseignements a été traitée, dont les documents ont été recueillis ou dont l’évaluation a été effectuée. Voir de manière générale Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255, [2009] 2 R.C.F. 576, aux paragraphes 45 à 47; Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 40 à 42; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22.
[55] Dans son mémoire des faits et du droit, le défendeur fait les observations suivantes au paragraphe 53 :
[traduction]
De même, dans le cas qui nous occupe, la ministre a affirmé ce qui suit dans sa lettre : « Bien que je sois consciente que M. Publicover vit actuellement une situation difficile, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, je ne ferai aucune exception à la politique dans ce cas‑ci ». L’expression « toutes les circonstances pertinentes » renvoie au dossier dont disposait la ministre.
[56] Le « dossier »
dont disposait la ministre est le dossier certifié du tribunal. Ce n’est pas la longue liste de documents qui sont joints comme pièces à l’affidavit de Mme McCleave.
[57] Au paragraphe 33 de son affidavit, Mme McCleave a exprimé son opinion au sujet de demandes que pourraient présenter d’autres personnes à qui on a refusé le transfert de permis :
[traduction]
[…] De plus, permettre la redélivrance de ces permis, à moins de circonstances atténuantes, pourrait mener tous les titulaires de permis de catégorie B, ainsi que la succession de pêcheurs décédés qui détenaient anciennement un permis de catégorie B, à demander une telle exception.
[58] Toutefois, Mme McCleave ne dit pas ce qu’elle considère comme des [traduction] « circonstances atténuantes »
, et elle ne renvoie pas non plus à cet élément dans les documents de politique.
[59] La pièce F jointe à l’affidavit de Mme McCleave est la politique actuelle en matière de permis de pêche au homard, qui se trouve dans la Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’Est du Canada de 1996. Le chapitre 7 de cette politique s’intitule « Processus et mécanismes d’appel »
. Le sous‑alinéa 35(7)c)(ii) prévoit ce qui suit :
35. Structure du processus d’appel
(7) L’Office des appels relatifs aux permis de pêche de l’Atlantique n’entend que les appels présentés par des pêcheurs dont les appels ont été refusés suite à des audiences tenues par un comité d’appel régional relatif à la délivrance des permis.
[…]
c) L’Office formule des recommandations au Ministre sur les appels refusés conformément à l’application du processus d’appel régional et, pour ce faire :
[…]
ii. détermine si des circonstances atténuantes justifient de déroger aux politiques, méthodes ou procédures établies.
[60] La Cour cherche à comprendre pourquoi Mme McCleave a fait référence aux « circonstances atténuantes »
, puisque celles‑ci semblent être un facteur à examiner dans le cadre d’un appel d’une décision en matière de délivrance de permis.
[61] Rien ne démontre que le demandeur a interjeté appel, et la présente instance ne porte que sur le contrôle judiciaire d’une décision discrétionnaire par laquelle la ministre a rejeté la demande de transfert d’un permis.
[62] À mon sens, la décision de la ministre était déraisonnable, puisque les motifs ne répondent pas à la norme établie dans l’arrêt Vavilov, précité, selon lesquels ils doivent être « transparents, intelligibles et justifiés »
.
[63] Le demandeur a demandé une exception à la politique pour lui permettre de transférer son permis de catégorie B à un pêcheur admissible. Il n’a pas sollicité une exception aux exigences d’admissibilité.
[64] Dans sa décision, la ministre décrit les motifs qui justifient la catégorisation des permis de pêche au homard, qui sont la conservation et la durabilité de la pêche au homard. Elle affirme que la règle de non‑transférabilité des permis de pêche au homard [traduction] « fait partie intégrante de ces mesures de conservation et de durabilité »
.
[65] Dans l’arrêt Vavilov, précité, la Cour suprême a expliqué l’importance que les motifs soient adaptés aux questions et préoccupations soulevées et a affirmé, au paragraphe 128 :
[…] le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise.
[66] À mon avis, la décision de la ministre ne répond pas à la demande du demandeur visant le transfert de son permis. En particulier, la ministre n’explique pas en quoi permettre au demandeur de transférer son permis à un pêcheur admissible contrecarre les objectifs de la politique.
[67] De plus, la ministre ne tient pas compte de la situation personnelle du demandeur. Elle rejette la demande en une seule phrase, sans expliquer pourquoi la situation personnelle du demandeur ne justifie pas qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire :
[…] Bien que je sois consciente que M. Publicover vit actuellement une situation difficile, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, je ne ferai aucune exception à la politique dans ce cas‑ci.
[68] À mon sens, cette conclusion n’est pas raisonnable.
[69] Dans l’arrêt Vavilov, précité, la Cour suprême affirme ce qui suit au paragraphe 95 :
[…] les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet. Il serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie.
[70] La décision de la ministre ne répond pas à la norme de la décision raisonnable telle qu’elle a été établie dans l’arrêt Vavilov, précité.
[71] Compte tenu de ma conclusion précédente, il ne m’est pas nécessaire d’examiner les observations au sujet de l’entrave au pouvoir discrétionnaire conféré à l’article 7 de la Loi.
[72] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens, la décision de la ministre est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision.
JUGEMENT dans le dossier T-1032-20
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens, que la décision de la ministre est annulée et que l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision.
Le demandeur a droit aux dépens de la demande. Si les parties n’arrivent pas à s’entendre, de brèves observations peuvent être formulées au plus tard le 10 janvier 2022. Les parties peuvent fixer la date limite pour la signification et le dépôt des observations.
« E. Heneghan »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mylène Boudreau
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1032-20
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INTITULÉ :
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DON PUBLICOVER c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE HALIFAX (NOUVELLE‑ÉCOSSE) ET ST. JOHN’S (TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 22 JUIN 2021
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MOTIFS ET JUGEMENT :
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LA JUGE HENEGHAN
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DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
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LE 22 DÉCEMBRE 2021
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COMPARUTIONS :
Richard W. Norman
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POUR LE DEMANDEUR
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Ami Assignon
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Cox & Palmer
Halifax (Nouvelle‑Écosse)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Halifax (Nouvelle‑Écosse)
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POUR LE DÉFENDEUR
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