Date : 20211223
Dossier : T-1552-20
Référence : 2021 CF 1451
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 23 décembre 2021
En présence de madame la juge Go
ENTRE :
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TRUDY ARONSON
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demanderesse
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS
I.
Aperçu
[1] Mme Trudy Aronson [la demanderesse] est une agente artistique. Elle a de longs antécédents de manquements concernant ses déclarations de revenus, qu’elle attribue à ses problèmes persistants de santé mentale. En 2016, par l’intermédiaire d’un avocat, la demanderesse avait présenté une demande à l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] visant à obtenir un allègement fiscal des pénalités et des intérêts sur ses impôts personnels en raison de difficultés financières, au titre du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu [la LIR]. En décembre 2016, l’ARC lui avait accordé l’allègement, comme le permettait le paragraphe 220(3.1).
[2] En décembre 2017, la demanderesse avait présenté une autre demande à l’ARC pour solliciter une remise complète de tous les soldes dus sur son compte d’impôt personnel et son compte de TPS/TVH, y compris le principal de l’impôt, ainsi que les pénalités pour production tardive et les intérêts, le cas échéant. La demande avait été présentée au titre du paragraphe 19(1) de la loi britanno‑colombienne intitulée Financial Administration Act (Loi sur la gestion des finances publiques), au motif [traduction] « [qu’]une personne [avait] subi ou [était] susceptible de subir une grande injustice ou de grandes difficultés »
.
[3] L’ARC a examiné la demande présentée par la demanderesse, conformément au paragraphe 23(3) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11 [la LGFP]. Par la décision datée du 25 novembre 2020, M. Randy Hewlett, à titre de directeur général de la Direction de la politique législative, Direction générale des politiques législatives et des affaires réglementaires de l’ARC [le directeur général], a rejeté la demande présentée par la demanderesse [la décision]. Au moment de la décision, le solde de la dette fiscale de la demanderesse était de 132 051,63 $ pour les années 2018 et 2019.
[4] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Elle fait valoir que l’ARC a commis une erreur en ne tenant pas dûment compte des éléments de preuve médicale pertinents, et qu’elle a manqué à l’équité procédurale en raison du fait qu’elle a tardé à rendre sa décision. Le défendeur soutient que la décision de l’ARC était raisonnable et qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.
[5] Pour les motifs exposés ci-dessous, je juge que la décision était raisonnable. Je rejetterai donc la présente demande.
II.
Le contexte
A. Le contexte factuel
a)
Les antécédents médicaux de la demanderesse
[6] La demanderesse soutient que, depuis son enfance, elle a souffert d’une série de facteurs atténuants indépendants de sa volonté, y compris de multiples agressions sexuelles, la dépression, l’anxiété grave, les idées suicidaires, l’anorexie et la boulimie. Elle affirme qu’elle éprouve des difficultés financières, et le fardeau d’avoir à payer ses impôts compromet sa capacité de subvenir à ses besoins essentiels.
b)
Les décisions antérieures relatives à l’inobservation fiscale et à la remise
[7] Depuis, environ, 1994, la demanderesse ne respecte pas les exigences en matière de production de déclarations de revenus. Voici un résumé des antécédents de conformité de la demanderesse pour les années d’imposition entre 1994 et 2013 :
Année d’imposition
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Déclaration, cotisation et recouvrement
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1994
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Solde de l’impôt sur le revenu de 5 786,69 $, recouvré par saisie-arrêt en décembre 1995.
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1997
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Impôt dû impayé, mais retiré des mesures actives de recouvrement prises par l’ARC en 2003, alors que la dette s’élevait à 1 096,50 $.
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2000, 2001, 2002
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Déclarations de revenus produites tardivement.
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1998, 2001, 2002
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Revenu total déclaré de 1 $.
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2003-2013
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Aucune déclaration de revenus produite.
L’ARC avait émis des cotisations estimatives, conformément au paragraphe 152(7) de la LIR. Ces cotisations avaient relevé une dette fiscale impayée de 215 531,43 $, qui comprenait la taxe nette, les pénalités et les intérêts.
En mai 2015, l’ARC avait procédé à la saisie‑arrêt du compte bancaire de la demanderesse et recouvré 218 234,83 $.
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[8] En 2015, l’avocat de la demanderesse avait produit les déclarations de revenus en retard de la demanderesse pour les années 2003 à 2013, ainsi que sa déclaration de 2014. En février 2016, l’ARC avait émis de nouvelles cotisations et, en avril 2016, la demanderesse avait réglé sa dette restante de 6 100 $ en entier.
[9] En juin 2016, l’avocat de la demanderesse avait présenté une demande d’allègement pour les contribuables visant les années d’imposition 1993 à 2015. À ce moment-là, toutes les dettes fiscales impayées de la demanderesse avaient été réglées. Celle-ci avait par la suite produit une déclaration pour l’année d’imposition 2016, dans laquelle elle avait déclaré un revenu net de 168 519 $.
[10] En décembre 2016, l’ARC avait accordé la demande d’allègement des pénalités imposées à la demanderesse, seulement dans la mesure où le paragraphe 220(3.1) de la LIR ne confère pas le pouvoir d’accorder l’allègement des pénalités et des intérêts plus de 10 ans après la fin d’une année d’imposition. La demanderesse avait reçu un allègement de 65 252,79 $ en janvier et en mars 2017, et un allègement supplémentaire de 8 944,56 $ en juillet 2017.
[11] Les déclarations de revenus de la demanderesse pour les années d’imposition 2015, 2016 et 2017 avaient été produites tardivement et sans paiement. L’impôt payable pour ces années s’élevait à 26 673,97 $ pour 2015, à 57 022,20 $ pour 2016 et à 76 633,19 $ pour 2017. En 2018 et 2019, la demanderesse avait effectué des paiements volontaires totalisant 141 022,91 $ pour régler sa dette impayée. L’ARC avait déjà tenté de conclure une entente de paiement officielle avec la demanderesse concernant cette dette, mais de telles dispositions n’avaient jamais été prises, parce que la demanderesse n’avait pas divulgué les renseignements financiers demandés.
[12] Quant aux antécédents en matière de conformité relativement à la TPS/TVH de l’entreprise individuelle de la demanderesse, celle-ci n’avait pas produit de déclarations de TPS/TVH pour les années 2008 à 2014 avant 2015, ce qui avait entraîné une dette de 46 436,25 $. En 2016 et 2019, la demanderesse avait payé le solde dû pour les années 2010 à 2018.
c)
Les sommes impayées au moment de la décision
[13] Pour les années d’imposition 2018 et 2019, la demanderesse a produit ses déclarations de revenus à temps, mais sans paiement. L’impôt payable sur ces déclarations totalisait 55 558,25 $ pour 2018 et 56 899,36 $ pour 2019, plus les pénalités et les intérêts.
[14] En ce qui concernait les déclarations de TPS/TVH pour son entreprise individuelle, la demanderesse a produit une déclaration pour 2019, sans paiement, laissant un solde impayé. Avec les sommes d’impôt sur le revenu impayées, le solde total dû par la demanderesse était de 132 051,63 $, comme il a été souligné dans la décision.
B. La décision faisant l’objet du contrôle
[15] En décembre 2017, la demanderesse a sollicité une remise de l’impôt sur le revenu, ainsi que des pénalités et des intérêts connexes, en raison de sa maladie mentale persistante et de ses difficultés financières. En octobre 2018, la demanderesse a fourni des documents médicaux supplémentaires à l’ARC.
[16] La Section des remises et des délégations de la Direction de la politique législative de l’ARC a préparé un mémoire et présenté de vive voix le dossier au Comité des remises pour examiner la demande présentée par la demanderesse pour les années d’imposition 2017, 2018 et 2019. Le Comité a également examiné la possibilité d’une remise de la TPS/TVH due pour la période se terminant le 31 décembre 2019. Le 27 août 2020, le Comité des remises a décidé de ne pas recommander de remise. Le directeur général a adopté la recommandation et rendu la décision.
III.
Les questions en litige
[17] La demanderesse sollicite un contrôle judiciaire en invoquant plusieurs motifs : (1) l’exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire qui ne peut résister à un examen approfondi, (2) le fait d’avoir négligé des éléments de preuve pertinents et de ne pas avoir tenu dûment compte de la preuve médicale pertinente, et (3) le manquement aux règles d’équité procédurale et de justice naturelle, car il n’y a pas eu d’adaptation à la situation d’urgence relative à l’état mental de la demanderesse, ou cette situation n’a pas été prise en considération.
[18] Le défendeur soutient, et je suis d’accord, que la seule question dont je suis saisie est de savoir si la décision de ne pas recommander la remise de la dette fiscale de la demanderesse était raisonnable.
IV.
Les questions préliminaires
[19] À titre préliminaire, conformément au paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], le défendeur approprié en l’espèce est le procureur général du Canada, et non le ministre du Revenu national. L’intitulé sera modifié en conséquence.
[20] Lors de l’audience, le défendeur a soulevé une question préliminaire concernant l’avis de demande de la demanderesse. Invoquant les alinéas 301d) et e) des Règles, le défendeur soutient que la demanderesse n’a pas énoncé, dans son avis de demande, les motifs invoqués de façon complète et concise.
[21] Le défendeur affirme qu’il a subi un préjudice de deux façons en raison de l’avis de demande déficient. Premièrement, la demanderesse a allégué, dans son avis de demande, que le directeur général [traduction] « n’a[vait] pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter »
, sans préciser comment. La demanderesse l’a finalement fait lorsqu’elle a déposé son mémoire des faits et du droit, dans lequel elle alléguait que la manière dont l’ARC l’avait traitée était en deçà des principes d’équité procédurale, en raison du temps qu’il avait fallu pour examiner sa demande. Elle alléguait également qu’aucun représentant de l’ARC n’avait parlé avec son avocat, malgré plusieurs tentatives faites par celui-ci pour communiquer avec l’ARC afin de faire le point sur le dossier. Le défendeur soutient qu’il n’est pas en mesure de présenter une preuve relative au retard, puisque ce sujet a été soulevé pour la première fois dans le mémoire de la demanderesse, après l’expiration du délai de dépôt des affidavits des parties.
[22] Deuxièmement, en raison du manque de détails dans l’avis de demande, le défendeur a encore une fois subi un préjudice, car il a dû passer en revue tous les documents relatifs aux dossiers de la demanderesse auprès de l’ARC, plutôt que se concentrer uniquement sur les documents que la demanderesse invoquerait dans la demande de contrôle judiciaire.
[23] Citant le paragraphe 45 de l’arrêt Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 [JP Morgan], le défendeur soutient « [qu’i]ntenter une poursuite en formulant des allégations totalement infondées dans l’espoir de les étoffer par la suite constitue un abus de procédure »
.
[24] Toutefois, le défendeur reconnaît le fait que la Cour n’acceptera de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli »
, et qu’elle « doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande »
(JP Morgan, au para 47, citant David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588 à la p 600 (CA); Rahman c Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117 au para 7; Donaldson c Western Grain Storage By‑Products, 2012 CAF 286 au para 6; Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959). Le défendeur a donc choisi de ne pas présenter de requête en radiation, mais plutôt de demander à la Cour d’examiner quel redressement, le cas échéant, serait approprié en l’espèce.
[25] Dans sa réponse, la demanderesse indique qu’elle ne souscrit pas à la prétention selon laquelle l’avis de demande était déficient de quelque façon que ce soit, car tous les motifs étaient énoncés, et les documents qui allaient être invoqués étaient énumérés. La demanderesse soutient qu’elle énonce ses arguments plus clairement dans le mémoire, et que le défendeur n’a subi aucun préjudice.
[26] Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans JP Morgan, il y a deux justifications d’un critère rigoureux pour radier un avis de requête : a) le pouvoir de radiation dont dispose la Cour n’est pas conféré par les Règles, mais plutôt par « la compétence absolue qu’ont les cours de justice pour restreindre le mauvais usage ou l’abus des procédures judiciaires »
; b) le fait que les demandes de contrôle judiciaire « doivent être introduites rapidement et être instruites “à bref délai” »
, et qu’une « requête totalement injustifiée — de celles qui soulèvent des questions de fond qui doivent être avancées à l’audience — fait obstacle à cet objectif »
: JP Morgan, au para 48. Compte tenu du raisonnement ci-dessus, il est donc quelque peu ironique que le défendeur ait attendu à la dernière minute pour soulever des préoccupations au sujet de l’abus de procédure potentiel concernant l’avis de demande de la demanderesse et que, une fois la question soulevée, il ait choisi de ne pas préciser le redressement qu’il sollicite, le cas échéant. Cela soulève la question de savoir pourquoi le sujet a été abordé en premier lieu.
[27] Cela dit, je note que, dans l’ensemble, les motifs de contrôle judiciaire qui se trouvent dans l’avis de demande sont formulés de façon générale. Cependant, à l’exception d’un aspect, je ne juge pas que l’avis de demande est déficient au point tel que cela justifie le redressement exceptionnel consistant à le radier, en tout ou en partie. Lu dans son ensemble, l’avis de demande contient suffisamment de détails pour indiquer que la demanderesse sollicite un contrôle de la décision, au motif qu’elle a été rendue sans tenir compte des éléments du dossier. L’avis de demande énonce également les documents à l’appui que la demanderesse allait invoquer, y compris les éléments de preuve médicale, qui serviraient de balise pour comprendre la principale objection de la demanderesse à l’égard de la décision.
[28] À mon avis, la principale lacune est l’absence de précision concernant le manquement allégué à l’équité procédurale. Le défendeur n’aurait pas su, en examinant l’avis de demande, la nature précise de l’allégation, ce qui l’a empêché de présenter une réponse détaillée et satisfaisante.
[29] À la lumière de cette lacune, je juge approprié de ne pas tenir compte de l’argument de la demanderesse relatif à l’équité procédurale.
[30] Même si j’examinais cet argument, je constate qu’il n’y a rien dans le dossier pour étayer l’allégation de la demanderesse. Celle-ci n’a renvoyé à aucun élément de preuve donnant à entendre que le temps pris par l’ARC pour traiter sa demande d’allègement était exceptionnellement long, ou que l’avocat de la demanderesse a communiqué de quelque façon que ce soit avec l’ARC sans recevoir de réponse.
V.
La norme de contrôle
[31] La norme de contrôle présumée s’appliquer au bien-fondé d’une décision administrative est le caractère raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). Afin de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au para 100). Il incombe à la demanderesse d’établir que la décision était déraisonnable.
VI.
Analyse
A. Le cadre législatif et les lignes directrices applicables
[32] Voici le libellé du paragraphe 23(2) de la LGFP, qui confère au ministre du Revenu national le vaste pouvoir discrétionnaire de recommander la remise des sommes versées au titre de la LIR :
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[33] Le paragraphe 222(1) de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E-15 [la LTA], reproduit ci-dessous, exige que les propriétaires d’entreprises individuelles comme la demanderesse détiennent en fiducie la TPS/TVH de leurs opérations de vente, en vue de la verser à l’ARC :
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[34] L’ARC publie également un Manuel des employés sur les remises [le Manuel], qui énumère certains des facteurs qui sont pris en considération pour veiller à ce que les fonctionnaires de l’ARC examinent les demandes de remise de façon équitable et uniforme. Le Manuel recommande quatre facteurs démontrant les cas où la remise devrait être accordée : (i) une situation extrêmement difficile, (ii) des mesures ou des conseils incorrects de la part des fonctionnaires de l’ARC, (iii) des difficultés financières auxquelles s’ajoute une circonstance atténuante, et (iv) des résultats non voulus découlant des dispositions législatives. Le Manuel remplace le Guide de l’ARC sur les remises, daté d’octobre 2014, mais les facteurs du Manuel reflètent ceux contenus dans le Guide (voir la référence au Guide de l’ARC sur les remises dans la décision Boivin c Canada (Procureur général), 2019 CF 210 [Boivin], au para 21).
B. La décision de ne pas recommander la remise était-elle raisonnable?
[35] Le mémoire de la demanderesse et ses observations présentées lors de l’audience contiennent principalement des énoncés généraux de droit, tout comme son avis de demande.
[36] La demanderesse fait valoir que la décision ne fait pas explicitement état du raisonnement personnel du directeur général, et ne peut donc pas être considérée comme ayant un fondement rationnel. Bien que la décision énonce que le directeur général a examiné tous les renseignements présentés par la demanderesse, celle-ci fait valoir qu’il n’a pas tenu suffisamment compte des avis médicaux au dossier. La demanderesse soutient que le directeur général ne pouvait pas conclure que son état de santé était insuffisant pour accorder la demande de remise sans examiner plus profondément, contester ou contredire la preuve médicale fournie. Elle soutient également que le directeur général était tenu d’accorder plus de poids aux avis médicaux. Dans l’ensemble, la demanderesse fait valoir que l’ARC n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de façon correcte ou raisonnable.
[37] Avec égards, les arguments de la demanderesse doivent être rejetés.
[38] Tout d’abord, le paragraphe 23(2) de la LGFP est une disposition hautement discrétionnaire et, comme le soutient le défendeur, [traduction] « lorsque l’appréciation des faits, les connaissances spécialisées et les politiques prédominent, les issues possibles acceptables qui s’offrent au ministre sont vastes »
. À cet égard, le défendeur renvoie à l’interprétation suivante qu’a donnée la Cour d’appel fédérale du paragraphe 23(2) de la LGFP dans l’arrêt Première Nation Waycobah c Canada (Procureur général), 2011 CAF 191 :
[18] Le libellé du paragraphe 23(2) (« déraisonnable ou injuste » ou « l’intérêt public justifie la remise ») n’indique pas non plus que l’intention du législateur était qu’il devait normalement y avoir remise dans le cas où le paiement entraînerait un préjudice financier grave. Il s’agit de termes très larges qui permettent au ministre de prendre en considération l’effet général qu’aurait une remise, y compris – par exemple – l’intérêt public à l’égard de l’intégrité du système fiscal, de sa bonne administration et de l’équité à l’égard des autres contribuables. Le décideur doit considérer les intérêts divergents pour déterminer si, à la lumière des faits particuliers, la perception de la taxe serait déraisonnable, injuste ou contraire à l’intérêt public.
[39] Par conséquent, le défendeur soutient que la situation de la demanderesse (y compris toute difficulté) doit être appréciée en fonction d’intérêts publics concurrents pour déterminer si une remise doit être accordée. En outre, il fait valoir que la décision est conforme au Manuel, et que la Cour d’appel fédérale a déclaré que la conformité à des énoncés de politique ou à des lignes directrices non contestés avait été considérée comme une indication, quoique non concluante, du caractère raisonnable : Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266 au para 54.
[40] L’observation du défendeur cadre avec l’approche adoptée par notre Cour lors de l’examen de décisions relatives aux demandes de remise.
[41] Des décisions de la Cour confirment que la remise de taxes, d’intérêts ou de pénalités dus constitue une mesure exceptionnelle et extraordinaire : Meleca c Canada (Procureur général), 2020 CF 1159 [Meleca] au para 21, citant Fink c Canada (Procureur général), 2019 CAF 276 [Fink] au para 1; Escape Trailer Industries Inc c Canada (Procureur général), 2020 CAF 54 [Escape Trailer Industries].
[42] De plus, la Cour a également confirmé que le Guide de l’ARC sur les remises servait à aider les fonctionnaires à déterminer si la perception de l’impôt ou l’application des pénalités pourrait être perçue comme déraisonnable, injuste ou contraire à l’intérêt public : Internorth Ltd c Canada (Revenu national), 2019 CF 574 au para 22; Meleca, au para 25. Enfin, les décisions relatives aux remises accordées au titre de la LGFP sont hautement discrétionnaires, et la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de ces décisions : Meleca, au para 23; Boivin, au para 32.
[43] En appliquant ces principes en l’espèce, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la décision établit rationnellement un lien entre la preuve à la conclusion tirée, conformément aux exigences d’une décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Vavilov. Contrairement à l’observation de la demanderesse selon laquelle la preuve médicale a été négligée, la décision fait état des problèmes de santé de la demanderesse avec certains détails, y compris le fait qu’elle avait [traduction] « connu des problèmes de santé mentale et physique prolongés en raison d’abus survenus tout au long de son enfance, et qu’elle souffr[ait] d’anxiété, d’anorexie, de nervosité, de boulimie et d’idées suicidaires »
. La décision fait également référence à un certain nombre de documents liés à la santé qui avaient été déposés avec la demande de remise, y compris des contrats de service avec des préposés aux soins personnels, des documents d’admission à un programme pour troubles de l’alimentation, des notes en consultation externe sur les antécédents au sein de ce programme, etc. La décision prend acte du fait que la demanderesse avait déclaré avoir réalisé des progrès quant à sa santé mentale et physique, mais que sa situation fiscale était une [traduction] « source d’inquiétude constante »
, et qu’elle avait [traduction] « évité de subir des interventions dentaires majeures (pour des problèmes résultant de son anorexie) en raison de la somme qu’elle [devait] à l’ARC »
. La décision fait également référence à la position de la demanderesse selon laquelle elle n’avait pas été en mesure de traiter d’affaires fiscales pendant des décennies en raison de [traduction] « ses problèmes de santé »
.
[44] Puisqu’il y a un compte rendu aussi détaillé des problèmes de santé de la demanderesse, je juge que l’argument de celle-ci selon lequel la décision fait fi de la preuve médicale pertinente est sans fondement.
[45] Quant à la question de savoir si la décision ne tient pas suffisamment compte de la preuve médicale pertinente, le défendeur soutient qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 91, citant Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1. Je suis d’accord.
[46] De plus, je juge que la décision tient suffisamment compte de la preuve médicale de la demanderesse. La décision note que, pour que les problèmes de santé de la demanderesse soient considérés comme un facteur atténuant pour les besoins d’une remise, [traduction] « il devrait y avoir une corrélation directe entre une maladie et l’incapacité d’un contribuable à respecter ses obligations fiscales, ainsi qu’une justification appropriée à l’appui d’une telle conclusion »
. Cette conclusion reflète la section du Manuel traitant des [traduction] « difficultés financières associées à une circonstance atténuante »
, qui mentionne que ce facteur [traduction] « peut s’appliquer lorsqu’il existe un lien direct entre la maladie grave d’une personne et son incapacité à respecter ses obligations en matière d’impôt ou de production »
.
[47] Compte tenu du Manuel, il était donc raisonnable pour l’ARC d’examiner si les problèmes de santé avaient directement entraîné l’incapacité de la demanderesse à respecter ses obligations fiscales. La décision traite de cette question en examinant les antécédents de manquements de la demanderesse en matière de production de déclaration de revenus, et son refus de fournir des renseignements financiers complets aux fonctionnaires de l’ARC. La décision a aussi noté que les soldes de la demanderesse à ce moment-là étaient principalement composés de [traduction] « l’impôt fédéral sur le revenu, correctement évalué, et [de] la TPS/TVH non remise détenue en fiducie »
. Ensuite, la décision apprécie l’affirmation de la demanderesse selon laquelle ces dettes provenaient de circonstances indépendantes de sa volonté, et conclut que ce n’était pas le cas, parce que [traduction] « les dettes liées à l’impôt fédéral sur le revenu et à la TPS/TVH n’étaient pas causées par sa maladie, mais provenaient d’une obligation imposée par la loi de payer l’impôt sur ses gains et de verser la TPS/TVH perçue auprès de clients ».
[48] Le défendeur soutient que cette conclusion est conforme au paragraphe 222(1) de la LTA, qui prévoit que ces sommes sont détenues en fiducie pour la Couronne. Elle est aussi conforme au Manuel, qui explique que la remise n’est généralement pas recommandée si la dette est détenue en fiducie pour la Couronne. Je suis d’accord.
[49] En plus de l’exigence prévue par la loi concernant la retenue et la remise de la TPS/TVH, la conclusion du directeur général selon laquelle les dettes de la demanderesse n’étaient pas causées par sa maladie était, à mon avis, tout à fait raisonnable à la lumière de la preuve dont il disposait. Comme il est mentionné dans la décision, le revenu de commissions brut de la demanderesse en 2016 et 2017, pendant la période de sa crise de santé documentée, était [traduction] « l’un des revenus les plus élevés de sa carrière jusqu’à ce moment-là »
. Il s’agissait de la même période au cours de laquelle la demanderesse affirme que sa santé s’était détériorée. Par conséquent, je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’y avait aucun élément de preuve démontrant que les problèmes de santé de la demanderesse l’avaient empêché de remettre une partie de ce revenu en impôt.
[50] Je juge également qu’il était raisonnable pour le directeur général d’avoir conclu que la demanderesse n’avait pas vécu de situation financière extrêmement difficile, compte tenu de son revenu déclaré. Le Manuel définit les difficultés extrêmes comme des [traduction] « difficultés d’une gravité telle que la personne n’a pas les moyens financiers de les résoudre ».
Bien que le Manuel ne précise pas une mesure exacte des difficultés extrêmes, il exige une comparaison du revenu annuel de la personne qui fait la demande de remise par rapport au seuil de faible revenu établi par Statistique Canada pour la région géographique où réside la personne. En concluant que la demanderesse ne souffrait pas de difficultés financières extrêmes, la décision tient raisonnablement compte du seuil de faible revenu pour sa famille (y compris son mari et son fils adulte). La décision note aussi que le revenu total de son ménage était supérieur au seuil de faible revenu depuis 2002, et [traduction] « nettement supérieur au seuil de faible revenu depuis 2007 »
, en tenant uniquement compte des gains de la demanderesse. Compte tenu du fait que le revenu de commissions brut déclaré de la demanderesse se situait entre 214 899 $ et 269 266 $ pour les années 2016 à 2019, cette conclusion était raisonnable.
[51] La demanderesse fait valoir que le recours du directeur général au pouvoir discrétionnaire était [traduction] « déraisonnable »
et [traduction] « ne [pouvait] pas résister à un examen approfondi »
, que le directeur général n’a pas [traduction] « explicitement rendu compte de son raisonnement personnel »,
et [traduction] « [qu’]aucun élément de preuve n’a été fourni pour étayer sa décision »
. Ces arguments doivent être rejetés à la lumière de tous les éléments de preuve mentionnés dans la décision, non seulement sur les antécédents de santé et de production de déclaration de revenus de la demanderesse, mais également sur ses gains au moment où elle avait présenté sa demande de remise.
[52] La demanderesse soutient que le directeur général ne pouvait pas conclure que son état de santé était insuffisant pour accorder la demande de remise sans examiner plus profondément, contester ou contredire la preuve médicale fournie. Cet argument est malavisé. Il incombe à la demanderesse de présenter une preuve suffisante pour appuyer sa demande d’allègement fondée sur des motifs médicaux, et non pas au directeur général de présenter une preuve pour contester ou contredire la sienne.
[53] Compte tenu de tout ce qui précède, je juge qu’il n’y a aucune raison de modifier la décision.
[54] Bien qu’il ait sollicité le rejet de la demande avec dépens dans son observation écrite, le défendeur n’a présenté aucun argument sur les dépens lors de l’audience. Comme il n’y a pas eu d’observation formulée à cet égard, je n’adjugerai aucuns dépens.
VII.
Conclusion
[55] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[56] Aucuns dépens ne seront adjugés.
JUGEMENT dans le dossier T-1552-20
LA COUR STATUE :
La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Avvy Yao-Yao Go »
Juge
Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1552-20
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INTITULÉ :
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TRUDY ARONSON c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 1er décembre 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE GO
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DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :
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Le 21 décembre 2021
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DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS MODIFIÉS :
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Le 23 décembre 2021
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COMPARUTIONS :
Brigitte DioGuardi
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Pour la demanderesse
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Dominik Longchamps
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
DioGuardi Law
Ottawa (Ontario)
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Pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur
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