Dossier : IMM‑7673‑19
Référence : 2021 CF 1375
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2021
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE :
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AHMAD NASSER MAHMOUD ALDAHER
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que le demandeur, son épouse et leurs deux enfants mineurs n’ont ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 [la LIPR].
[2] Seul le demandeur a engagé la présente demande de contrôle judiciaire.
Le contexte
[3] Le demandeur, citoyen de la Jordanie, soutient qu’il travaillait à l’Université jordanienne des sciences et de la technologie [l’Université] à titre de chercheur et de technicien de laboratoire. En 2010, il a commencé à travailler avec un étudiant au programme de maîtrise nommé Muneer Abu Ismail [Muneer], et il prétend que les résultats d’une étude menée par celui‑ci ont été dissimulés par ses superviseurs universitaires. Le demandeur a toutefois remis les résultats à Muneer, qui les a publiés sans le consentement de l’Université et qui a également poursuivi cette dernière.
[4] Le demandeur allègue que l’Université et les enseignants qui le supervisaient ont commencé à soupçonner que c’était lui qui avait transmis subrepticement les données à Muneer. Ils l’ont ostracisé. Le 15 novembre 2012, il a reçu par téléphone des menaces de mort anonymes qui, a‑t‑il présumé, étaient liées à son travail.
[5] En décembre 2012, le demandeur s’est entretenu avec son beau‑père des problèmes qu’il avait à l’Université, espérant que celui‑ci userait de son influence à titre de membre du Parlement jordanien pour faire en sorte que l’Université publie le travail de recherche qu’il avait fait avec Muneer. Son beau‑père n’a pas cru à son histoire et lui a suggéré de laisser tomber l’affaire. En guise de représailles, le demandeur a dit à son beau‑père qu’il ne l’appuierait pas dans sa prochaine campagne de réélection. Son beau‑père, soutient‑il, s’est mis en colère et, quand il n’a pas voulu s’excuser, a commencé à faire pression sur sa fille pour qu’elle divorce de lui.
[6] Le demandeur prétend que, le 10 avril 2013, il est tombé dans une embuscade tendue par quatre hommes masqués, qui l’ont roué de coups et lui ont dit qu’il [traduction] « jouait avec le feu »
, que c’était son dernier avertissement et qu’il perdrait la vie s’il n’arrêtait pas. Il s’en est sorti avec une fracture au bras, des contusions et le nez ensanglanté. Des agents de police postés à l’hôpital lui ont posé des questions sur l’agression, mais il ne leur a pas dit qu’il pensait que l’incident était lié à son travail parce qu’il craignait d’être mis en détention. En mai 2013, le demandeur a pris l’avion à destination des États‑Unis.
[7] Son épouse s’est ensuite réinstallée au domicile de ses parents. Le demandeur soutient que ceux‑ci étaient en colère contre lui parce qu’il avait refusé de s’excuser et qu’ils étaient d’avis qu’il devait revenir vivre avec leur fille en Jordanie ou qu’elle devait divorcer de lui. Il allègue que son épouse a entendu par hasard ses parents formuler de vagues menaces sur le sort qui l’attendait s’il revenait en Jordanie.
[8] En 2015, son épouse s’est rendue aux États‑Unis pour un séjour de trois mois. Le demandeur soutient que lorsque son épouse est retournée en Jordanie, ses parents ont été contrariés par le fait qu’elle n’était pas parvenue à le convaincre de retourner en Jordanie avec elle et qu’elle était enceinte pour la deuxième fois. Dans l’exposé circonstancié qu’il a fait dans son formulaire de fondement de la demande d’asile [FDA], le demandeur soutient que son beau‑père a agressé son épouse en 2015. Dans son formulaire de FDA, l’épouse du demandeur soutient que son père (le beau‑père du demandeur) a été violent à son endroit entre 2013 et 2015 et que la situation a empiré après son retour des États‑Unis. L’épouse du demandeur a de nouveau quitté la Jordanie pour les États‑Unis en septembre 2017, avec les deux filles du couple, et elle y est restée environ six mois. Elle soutient qu’elle était une fois de plus enceinte à ce moment‑là, qu’elle avait des problèmes d’hémorragie et que sa propre mère était censée subir une intervention chirurgicale, de sorte qu’elle est repartie pour la Jordanie en février 2018. Elle allègue qu’en août 2018 son état de santé s’était amélioré et son père était souvent absent de la maison, ce qui fait qu’elle est repartie une troisième fois, arrivant au Canada le 20 août 2018.
[9] Le demandeur est entré au Canada le 4 septembre 2018, en passant par un point d’entrée depuis les États‑Unis.
[10] Le demandeur allègue qu’il craint que ses supérieurs à l’Université ou son beau‑père lui causent préjudice.
[11] La SPR a rejeté les demandes de la famille.
La décision faisant l’objet du présent contrôle
[12] La SPR a conclu que la question déterminante était la crédibilité.
[13] La SPR a jugé qu’il n’y avait aucune preuve convaincante que le demandeur était poursuivi par ses supérieurs à l’Université ou que ceux‑ci le referaient six ans plus tard. Elle a tiré une inférence défavorable du fait que le demandeur n’avait évoqué ses démêlés avec l’Université auprès d’aucun organisme non gouvernemental ou scientifique durant les six années qui s’étaient écoulées depuis son départ de la Jordanie.
[14] La SPR n’a pas jugé crédible que la police n’avait pas établi un dossier sur la grave agression dont il avait été victime. Elle a également conclu que les allégations du demandeur concernant les menaces téléphoniques et l’agression étaient de nature conjecturale, en ce sens que ces menaces ne comportaient aucune caractéristique particulière ni aucun détail qui les reliaient à l’université. Elle a estimé qu’il n’y avait aucun élément en lien avec le moment où les menaces avaient été proférées et celui où l’agression avait eu lieu qui les reliait à l’Université.
[15] La SPR a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que, si les supérieurs de l’Université du demandeur lui causaient préjudice ou le menaçaient, ils auraient également pris pour cible Muneer, car c’était lui le principal instigateur des mesures prises contre l’Université; cependant, il n’existait aucune preuve de préjudice ou de menaces à l’endroit de Muneer. Le demandeur, de façon déraisonnable, avait également omis d’obtenir une lettre d’appui de cet homme. La SPR a considéré qu’un dossier judiciaire et un article de presse faisant tous deux référence à une poursuite que Muneer avait engagée contre l’Université n’étaient pas une preuve crédible qui établissait l’existence de ce litige.
[16] La SPR a de plus conclu que le beau‑père du demandeur ne le poursuivait pas et qu’il ne le poursuivrait pas si le demandeur venait à retourner en Jordanie; de plus, son épouse n’était pas victime de persécution de la part de son père, et elle ne risquait pas de l’être, car ses allégations étaient fondées sur le risque que le demandeur disait courir aux mains de ses supérieurs à l’Université, un risque qui, d’après la SPR, n’était pas crédible.
[17] De plus, la SPR a conclu que les mesures prises par l’épouse du demandeur n’étaient pas crédibles parce qu’elles ne concordaient pas avec le comportement d’une personne persécutée par son père. Elle avait quitté la Jordanie à trois reprises et, à deux de ces reprises, elle était retournée vivre chez ses parents, tout en prétendant que son père la maltraitait. La SPR n’a pas non plus souscrit à son explication selon laquelle elle était retournée en Jordanie, plutôt que de demander l’asile aux États‑Unis, parce que la maison de son époux était malpropre et qu’elle ne pensait pas que les États‑Unis étaient un bon endroit où élever des enfants. La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le père de l’épouse du demandeur ne la persécutait pas en Jordanie.
Les questions en litige et la norme de contrôle applicable
[18] Toutes les préoccupations que soulève le demandeur en l’espèce ont trait à la question de savoir si la décision de la SPR est raisonnable. Les parties soutiennent – et j’en conviens – que lorsqu’un tribunal révise le fond d’une décision de nature administrative, il est présumé que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Aucune exception à cette présomption n’a été soulevée ni ne s’applique (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], aux para 23 et 25).
[19] Au stade du contrôle judiciaire, le tribunal «
doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Vavilov, au para 99).
La décision de la SPR est‑elle raisonnable?
La position du demandeur
[20] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité en tirant des conclusions d’invraisemblance inadmissibles. Il ajoute que la décision de la SPR repose entièrement sur des conjectures liées à ce que d’autres personnes auraient fait si ces allégations étaient véridiques, et que la SPR ne s’est fondée sur aucune preuve, ou n’en a cité aucune, à l’appui de ses conclusions. Il affirme qu’un grand nombre des conclusions de la SPR sont des [traduction] « conclusions d’invraisemblance voilées »
et que le fait de tirer de telles conclusions sans un fondement probatoire fiable et vérifiable ne peut être rien de plus que de la « spéculation non fondée »
, faisant référence à la décision Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155 [Aguilar Zacarias] au para 11).
La position du défendeur
[21] Le défendeur soutient que la SPR a procédé à un examen minutieux et cohérent de la preuve du demandeur et qu’elle a conclu de manière raisonnable que ce qu’il alléguait n’était pas crédible. Les inférences défavorables quant à la crédibilité avaient trait à des questions essentielles aux allégations du demandeur, et les conclusions que tire la SPR au sujet de la crédibilité ont droit à la déférence. Il est d’avis que la SPR n’a pas tiré de conclusions d’invraisemblance voilées qui reposent sur des conjectures. Elle a plutôt tiré à cet égard des conclusions précises sur les faits suivants : l’absence d’efforts du demandeur pour faire état des problèmes qu’il avait censément avec l’Université après son départ de la Jordanie, l’absence d’un dossier de police concernant l’agression dont il avait été victime, le fait qu’il n’ait pas communiqué avec Muneer pour étayer son allégation, son omission de produire une preuve crédible quelconque sur l’état d’avancement du litige engagé contre l’Université, et l’absence d’une raison crédible pour la colère de son beau‑père à son égard. Le défendeur affirme que les arguments du demandeur sont assimilables à un désaccord avec la manière dont la SPR a soupesé la preuve, ainsi qu’à une invitation faite à la Cour pour qu’elle soupèse de nouveau la preuve en sa faveur, ce qui n’est pas le rôle qui lui incombe dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
Analyse
[22] À titre préliminaire, je signale que les observations du demandeur sont longues. Je les ai toutes lues et prises en considération, mais, dans les présents motifs, je ne traite pas de chacun des points précis qu’il a soulevés.
[23] De plus, les observations du demandeur ont généralement trait aux conclusions que la SPR a tirées quant à la crédibilité. Comme notre Cour l’a maintes fois indiqué, l’évaluation que l’on fait du témoignage d’un demandeur et de sa crédibilité ont droit à la déférence. Par exemple, comme l’a écrit le juge Gascon dans la décision Lunda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 704:
[36] Il est bien établi que la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de l’appréciation que fait la SPR de la crédibilité d’un demandeur d’asile (Dunsmuir au para 53; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF) au para 4). Les conclusions de la SPR sur la crédibilité exigent un degré élevé de retenue de la part des cours lors du contrôle judiciaire, compte tenu du rôle du juge des faits attribués au tribunal administratif (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux para 59, 89; Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 155 au para 9). Ces questions de crédibilité sont au cœur même de la compétence et de l’expertise de la SPR (Pepaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 938 au para 13), et elles ont d’ailleurs été décrites comme « l’essentiel » de sa compétence (Siad c Canada (Secrétaire d’État), 1996 CanLII 4099 (CAF), [1997] 1 CF 608 (CAF) au para 24; Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116 aux para 7, 8).
[24] Pour ce qui est des conclusions d’invraisemblance, dans la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani], le juge Gascon a réitéré les principes applicables :
[26] Enfin, la SPR a également le droit de tirer des conclusions au sujet de la crédibilité d’un demandeur en se fondant sur des invraisemblances, le bon sens et la rationalité. Elle peut rejeter une preuve si elle est incompatible avec les probabilités touchant l’ensemble de l’affaire ou si elle est marquée par des incohérences (Shahamati c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 415 (CAF) (QL), au para 2; Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1379, au para 25; Yin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 544, au para 59; Lubana au para 10). Une conclusion d’invraisemblance doit cependant être rationnelle, tenir compte des différences culturelles et être clairement exprimée (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 [Rahal], au para 44). Les conclusions et les inférences de la SPR sur la crédibilité d’un demandeur d’asile doivent toujours demeurer raisonnables et l’analyse doit être formulée dans des « termes clairs et non équivoques » (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 130 NR 236 (CAF) [Hilo], au para 6; Cooper, au para 4; Lubana, au para 9). Parmi les situations où il est possible de tirer des conclusions d’invraisemblance, mentionnons lorsque le témoignage du demandeur déborde le cadre de ce à quoi on pourrait raisonnablement s’attendre, ou lorsque les éléments de preuve documentaire démontrent que les événements n’auraient pas pu se produire comme il est allégué. Inversement, le simple fait de « jeter un doute » sur la crédibilité de la preuve sera insuffisant, car la SPR doit expliquer pourquoi la crédibilité est minée en ayant recours à des termes qui sont plus que vagues et généraux (Hilo, au para 6).
[25] Sur cette toile de fond juridique, voyons maintenant les arguments du demandeur.
La poursuite des agents de persécution
[26] Le demandeur s’inscrit en faux contre la conclusion de la SPR selon laquelle il n’existe aucune preuve convaincante qu’il était poursuivi par ses supérieurs à l’Université. Pour arriver à cette conclusion, la SPR a fait remarquer que le demandeur, selon sa propre preuve, a remis à Muneer les résultats d’essai au cours du premier trimestre de 2011, Muneer a intenté une poursuite judiciaire en juin 2011, il a publié ses constatations en mai 2012, et le demandeur s’est exprimé publiquement à l’appui de Muneer en juillet 2012. C’est donc dire que la situation a atteint un point culminant en juin 2012. Bien que le demandeur ait déclaré qu’on ne lui a pas remis de projets sur lesquels travailler pendant cette période, la SPR a conclu qu’il convenait de signaler qu’à proprement parler il n’a pas été congédié ou rétrogradé. Il a pu obtenir de l’Université une lettre confirmant qu’il a été à son service depuis le 22 novembre 2009 jusqu’à sa démission le 5 août 2013. La SPR a jugé qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que les supérieurs de l’Université, s’ils persécutaient le demandeur, l’aient congédié et qu’il lui soit impossible d’obtenir une lettre de confirmation.
[27] La lettre en question est la preuve du demandeur, elle figure dans le dossier et elle confirme bel et bien qu’il a continué d’être au service de l’Université après les faits allégués. Elle atteste qu’il a travaillé à l’Université, dans le cadre d’un contrat annuel, depuis le 22 novembre 2009 jusqu’à sa démission le 5 août 2013, date qui, je le signale, est postérieure à son départ pour les États‑Unis en mai 2013.
[28] Le demandeur qualifie la conclusion de la SPR de conjecture à propos du comportement des autorités universitaires en tant qu’agent de la persécution dont il était victime, une conjecture qui est dénuée de tout fondement probatoire. Plus précisément, que la SPR émet l’hypothèse que, étant donné que le demandeur a pu obtenir la lettre de confirmation, son allégation de persécution de la part de ses supérieurs universitaires est sûrement une invention.
[29] Je conviens que cette conclusion est quelque peu conjecturale, mais ce n’est pas ce que la SPR a établi. La conclusion de la SPR au sujet de la lettre de confirmation est l’une des nombreuses autres qui l’ont amenée à déterminer en fin de compte que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’a rien fait pendant sa période de travail à l’Université qui aurait amené ses supérieurs à vouloir lui causer préjudice. Ce résultat reposait sur le fait qu’il avait continué de travailler à l’Université après que les faits en litige étaient survenus, de même que sur l’absence d’une preuve quelconque de préjudice, de tentatives ou de menaces liant l’Université ou ses supérieurs au demandeur ou à Muneer.
[30] Le demandeur est également d’avis que la conclusion de la SPR, à avoir que s’il était menacé ou poursuivi par ses supérieurs Muneer le serait aussi, était également une hypothèse quant aux mesures que l’agent de persécution pourrait prendre. Il indique qu’il y a des explications raisonnables pour lesquelles lui seul a pu avoir été visé, si c’est ce qui s’est produit. Par exemple, il avance l’hypothèse qu’on a pu l’avoir considéré comme plus vulnérable ou comme une cible plus facile, ou que c’est parce qu’il a tenté de faire intervenir son beau‑père.
[31] Selon l’exposé circonstancié du formulaire de FDA du demandeur, le travail de recherche a été réalisé par Muneer et le demandeur mettait à l’essai des échantillons dans le cadre de ce travail. Muneer a écrit au président de l’Université afin d’obtenir des fonds pour un brevet ainsi que des subventions pour poursuivre le travail de recherche. Muneer a publié les résultats de recherche en 2012 sans le consentement de l’Université et il a intenté une poursuite contre des membres de cette dernière. D’après l’exposé circonstancié du demandeur, Muneer était le personnage central du conflit avec l’Université, comme la SPR l’a conclu. Je conviens toutefois que la SPR avance une hypothèse quand elle dit qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que si le demandeur était persécuté, Muneer le soit lui aussi. Cela dit, la conclusion de la SPR est compatible avec les « probabilités touchant l’ensemble de l’affaire »
(Lawani, au para 26), ainsi qu’il est analysé plus en détail ci‑après.
L’absence d’une lettre de Muneer
[32] Fait important, la SPR a également conclu que le demandeur n’avait pas communiqué avec Muneer pour obtenir une lettre de soutien. Elle indique que même si le demandeur a déclaré un moment donné que ses travaux de recherche et la manière dont l’Université le traitait étaient très importants à ses yeux, il a plus tard dit qu’il avait rompu tout lien avec Muneer parce qu’il voulait chasser de son esprit ce qui s’était passé. Il a ajouté qu’il ne lui était pas venu à l’esprit d’obtenir de Muneer une lettre de soutien. La SPR a conclu qu’il ressortait de la preuve du demandeur qu’il aurait été vraisemblablement possible de trouver Muneer – car il continuait de travailler dans le milieu universitaire – et que ce dernier aurait probablement collaboré en produisant une telle lettre étant donné que le demandeur avait soutenu Muneer à grands frais pour lui‑même. La SPR a rejeté l’explication du demandeur selon laquelle il ne lui était pas venu à l’esprit de demander une lettre de soutien, car Muneer occupait une place centrale dans l’allégation du demandeur et qu’il avait obtenu de son frère et d’un avocat en Jordanie des lettres de soutien qui n’avaient rien à voir avec cette question centrale.
[33] Autrement dit, le demandeur n’avait pas fourni d’importants éléments de preuve corroborants qui, s’y serait‑on raisonnablement attendu, auraient été produits dans les circonstances. Si, comme c’est le cas en l’espèce, on devrait raisonnablement disposer d’une preuve corroborante pour établir des éléments essentiels d’une allégation et que rien n’explique de manière raisonnable son absence, le décideur peut tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité en se basant sur le manque d’efforts du demandeur pour obtenir une telle preuve (Lawani, au para 25; Ismaili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 84 aux para 33 et 35; Luo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 823 au para 20).
[34] Bien que le demandeur conteste cette conclusion, et qu’il affirme notamment que le raisonnement de la SPR au sujet des lettres de soutien d’autres personnes qui n’ont pas joué un rôle de premier plan dans les faits liés à l’Université [traduction] « illustre le sophisme que constitue le fait de tirer une conclusion quant à la crédibilité en se fondant sur la croyance que des demandeurs sont du même avis que le commissaire quant à la preuve qui est pertinente – ou pas – pour établir une demande »
, cela est dénué de tout fondement. Il incombe à un demandeur d’établir ce qu’il allègue et il appartient à la SPR d’évaluer et de soupeser les éléments de preuve produits (Luo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 823 au para 18; Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 231 au para 56; Dag c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 375 aux para 14‑15).
[35] L’aspect crucial de la demande du demandeur est son allégation de persécution de la part de l’Université, par suite du travail de recherche de Muneer et des faits qui s’y rattachent. Les lettres de son frère et d’un avocat n’ont aucun lien avec l’Université et traitent principalement d’une perquisition qui aurait été faite au domicile du demandeur pour y trouver des artefacts illicites. La lettre de l’avocat indique ceci : [traduction] « il n’existe aucune responsabilité juridique et il n’assume aucune responsabilité après que la police d’Irbid Ouest a effectué une perquisition et n’a rien trouvé qui contrevenait à la loi »
et que la consultation de l’avocat a été accordée à propos de cette question.
[36] À l’inverse, si les faits s’étaient passés comme le demandeur l’allègue, une lettre de Muneer aurait établi l’aspect central de la demande de protection du demandeur.
Le comportement après le départ / le risque encouru au retour
[37] Le demandeur soutient que la SPR se livre à des conjectures et a tiré, de manière déraisonnable, une inférence défavorable quant à la manière dont il s’est comporté après son départ de la Jordanie. C’est‑à‑dire, ce défaut de poursuivre son litige avec l’Université ou de poursuivre ses recherches.
[38] Cet argument est invoqué en lien avec la conclusion de la SPR selon laquelle il n’existe aucune preuve convaincante que le demandeur serait poursuivi par ses supérieurs à l’Université s’il retournait en Jordanie. La SPR a conclu que si le demandeur allait causer préjudice à la réputation de l’Université ou de ses supérieurs, il aurait dans ce cas pu le faire pendant les six années où il avait vécu aux États‑Unis. Il a toutefois déclaré qu’il n’avait parlé à aucun organisme non gouvernemental ou scientifique des problèmes qu’il avait à l’Université. Et, si, comme il l’a dit, la question de la manière dont l’Université le traitait était pour lui d’une grande importance, il aurait dans ce cas été raisonnable de s’attendre à ce qu’il prenne des mesures à cet égard pendant qu’il se trouvait à l’étranger. La SPR a tiré une inférence défavorable de son omission de le faire.
[39] Le demandeur renvoie à un segment de son témoignage dans lequel il dit qu’il a essayé de trouver des lieux de recherche aux États‑Unis, mais qu’il n’avait pas de fonds et de [traduction] « sécurité sociale »
, c’est‑à‑dire le statut d’immigrant. Il laisse entendre qu’il était préoccupé par l’idée de reprendre sa vie aux États‑Unis et que cela rend la conclusion de la SPR déraisonnable.
[40] Je ne vois pas en quoi cet argument est lié au souci de la SPR quant au fait que le demandeur n’avait pas poursuivi son litige avec l’Université pendant les six années qu’il avait passées aux États‑Unis et qu’il n’y avait de ce fait aucune raison de croire que l’Université et ses supérieurs le poursuivraient à son retour. C’est‑à‑dire qu’il n’y avait aucun motif ou aucune raison de le persécuter s’il retournait en Jordanie. L’argument du demandeur ne traite pas non plus de son allégation de conjecture ou du caractère déraisonnable de la conclusion de la SPR, à savoir que s’il retournait en Jordanie il ne courrait aucun risque aux mains de l’Université ou de ses supérieurs.
[41] L’inférence défavorable de la SPR en matière de crédibilité repose sur le témoignage du demandeur selon lequel le litige avec l’Université était très important à ses yeux. Il était loisible à la SPR de conclure que si l’Université empêchait le demandeur de poursuivre les recherches en question et s’il avait été menacé de mort en lien avec le projet de recherche, le demandeur aurait, dans ce cas, mis ces faits en lumière pendant qu’il séjournait aux États‑Unis et qu’il avait la possibilité de le faire. La SPR n’a pas souscrit à son explication contradictoire selon laquelle il voulait simplement chasser de son esprit les faits allégués.
Le rapport de police
[42] Le demandeur affirme ensuite que la SPR a avancé une hypothèse à propos des pratiques policières en Jordanie. Elle lui a demandé s’il avait essayé d’obtenir une copie du rapport de police. Il a dit que non parce que la police n’avait rien mis par écrit. La SPR a jugé qu’il n’était pas crédible que la police n’ait pas établi un dossier sur une agression aussi grave. Le demandeur conteste cette conclusion au motif que la SPR n’a fait état d’aucune preuve objective à l’appui de sa conclusion. Il soutient que la preuve sur la situation en Jordanie indique que, dans ce pays, la police, loin de suivre des [traduction] « pratiques exemplaires »
, viole les droits de la personne et qu’il y a beaucoup de corruption. S’appuyant sur cela, le demandeur est d’avis que la SPR n’avait aucune raison, fondée sur des données probantes, de considérer avec scepticisme son témoignage selon lequel la police n’avait pas établi un dossier écrit sur son agression.
[43] La preuve relative à la situation dans le pays à laquelle le demandeur fait référence porte sur des abus des droits de la personne et la corruption de la police, mais, comme l’a confirmé le demandeur quand il a comparu devant moi, cette preuve ne traite pas de l’établissement des rapports de police. Il n’est donc pas question ici d’une situation semblable à celle d’Aguilar Zacarias, où il existe dans le dossier une preuve abondante que les procédures policières officielles n’ont pas été suivies.
[44] En l’espèce, le demandeur n’a pas cherché à obtenir une copie du rapport de police et il présume qu’un tel rapport n’a pas été établi. Vu la preuve du demandeur selon laquelle la police s’est présentée à l’hôpital après son agression et qu’il n’a pas cherché à obtenir une copie du rapport ou à obtenir une confirmation de la police qu’il n’existait aucun rapport, il était loisible à la SPR d’arriver à la conclusion qu’elle a tirée quant à la crédibilité.
[45] En résumé, bien que le demandeur tente de faire passer le raisonnement de la SPR comme étant entièrement conjectural, je ne suis pas d’accord. Là encore, c’est au demandeur qu’il incombe de prouver la totalité des éléments de sa demande.
[46] Et, fait important, outre ce qui précède, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un lien entre l’appel téléphonique anonyme de menaces de mort ou l’agression et l’université. De plus, il n’y a eu aucun élément déclencheur qui aurait mené à l’appel téléphonique fait en novembre 2012 ou à l’agression commise en guise de [traduction] « dernier avertissement »
le 10 avril 2013. C’est‑à‑dire qu’à ce moment‑là les résultats de recherche avaient déjà été publiés, la poursuite intentée contre l’Université avait commencé et le demandeur avait déjà fait publiquement état de son soutien envers Muneer. La SPR a donc conclu qu’il n’y avait aucun élément en lien avec le moment où les menaces avaient été proférées et celui où l’agression avait été commise qui les reliait à l’Université.
La preuve concernant la poursuite judiciaire de Muneer
[47] La SPR a également conclu que le demandeur n’avait produit aucune preuve crédible quant à l’état d’avancement du litige que Muneer avait censément engagé. Elle a fait remarquer que, d’après le témoignage du demandeur, il y avait eu à propos de ce litige de nombreux articles de journaux et beaucoup d’activité sur Internet. Cependant, le seul article qu’il a produit n’était pas daté et semblait avoir été écrit en même temps que les faits en question. Le demandeur a dit qu’il avait obtenu cet article à la suite d’une recherche faite par Google en juillet 2019. Quand on lui a demandé pourquoi il n’avait rien produit de plus récent, il a répondu qu’il essayait de chasser l’affaire de son esprit. La SPR a reconnu que le demandeur avait également produit un document qu’il avait, soutenait‑il, demandé à son frère d’obtenir pour lui au tribunal. Elle a fait remarquer que d’après le témoignage du demandeur, cinq mois avant l’audience de la SPR son frère s’était présenté au tribunal, où il avait appris que l’affaire était soit portée en appel soit reportée depuis 2016. La SPR a mentionné que le document produit faisait référence à une affaire de conciliation criminelle, qu’il comportait fort peu d’informations et que, à première vue, rien ne le rattachait à la poursuite judiciaire censément intentée en 2012.
[48] Le demandeur allègue que la conclusion de la SPR selon laquelle il n’existe aucune preuve crédible du litige est déraisonnable. D’après lui, il était absurde que la SPR demande pourquoi il n’avait rien obtenu de plus récent car il avait fait ses recherches par Google deux ou trois mois à peine avant la date de l’audience et il avait produit ce qu’il avait trouvé. À mon avis, cela n’établit pas que la conclusion de la SPR est déraisonnable. Comme il a été indiqué plus tôt, d’après le propre témoignage du demandeur, il y avait beaucoup de nouvelles et une vaste couverture Internet au sujet des faits en question. Ceux‑ci ont eu lieu en 2011‑2012. On aurait pu raisonnablement s’attendre à ce que la recherche que le demandeur a faite par Google en 2019 fasse ressortir de nombreux résultats datant de cette période, ainsi que des faits ultérieurs. Au lieu de cela, le demandeur n’a produit qu’un article non daté, publié censément par Zad Jordan News, et qui, comme le signale la SPR, rend compte d’une poursuite engagée et semble avoir été écrit au même moment où ce fait est survenu.
[49] Quant au document judiciaire, le demandeur soutient qu’il était parfaitement absurde de la part de la SPR de conclure qu’il était de peu d’utilité car ce document fait référence au fait que le demandeur a agi comme témoin, ce qui, de pair avec l’article de presse, fournit une preuve importante qui corrobore ses allégations. Le document judiciaire non daté indique ce qui suit :
[traduction]
À qui de droit :
Après examen du dossier de conciliation criminelle portant le no 2016/3232, il a été conclu que le plaignant dans cette poursuite est Mounir Taleb Saleh Abu Ismail à l’encontre des défendeurs (Université des sciences et de la technologie et membres du corps professoral) et qu’Ahmed Naser Mahmoud Al Daher a agi comme témoin dans cette poursuite.
[50] À mon avis, la SPR n’a pas évalué ce document de manière déraisonnable. Il ne s’agit pas d’un document judiciaire déposé qui introduit une action et qui en énonce le sujet. Ce document ne dit pas quand l’action a été engagée et, vu que le demandeur a quitté la Jordanie en 2013, il est difficile de voir comment celui‑ci aurait pu agir comme témoin dans le cadre de l’action, comme le document le laisse supposer. Celui‑ci n’étaye pas non plus le témoignage du demandeur selon lequel son frère a appris que l’affaire était soit portée en appel, soit reportée depuis 2016.
Conclusion
[51] Certes, les motifs de la SPR auraient pu être mieux formulés. Il n’y a toutefois pas lieu de les juger au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 91). Et même si le demandeur conteste la moindre constatation de la SPR, si on considère la conclusion de la SPR dans son ensemble et qu’on la lit conjointement avec le dossier, je ne suis pas convaincue qu’elle n’est pas justifiée, intelligible et transparente. Se fondant sur ses constatations, la SPR a conclu que le demandeur ne s’exposerait pas à un risque sérieux de persécution s’il retournait en Jordanie, car il n’était pas poursuivi par les agents de persécution qu’il avait mentionnés et ceux‑ci n’avaient aucun mobile pour le faire. De ce fait, il n’était pas un réfugié au sens de la Convention, pas plus qu’il n’avait besoin de protection.
[52] Et, comme l’a conclu la SPR, l’allégation du demandeur selon laquelle son épouse et lui s’exposaient également à un risque de préjudice de la part de son beau‑père était fondée sur son allégation concernant l’Université. Comme la SPR n’a pas souscrit à l’allégation du demandeur selon laquelle l’Université ou ses supérieurs le persécutaient, elle a également jugé qu’il n’y avait aucune raison pour laquelle il aurait demandé l’aide de son beau‑père. Et, de ce fait, il n’aurait pas subi les foudres de celui‑ci pour avoir refusé de s’excuser et refusé de soutenir sa campagne électorale.
[53] Comme je conclus que la décision de la SPR au sujet de l’allégation de persécution de la part de l’Université est raisonnable, l’argument connexe et dépendant que le demandeur a invoqué à propos du fait que son beau‑père était son agent de persécution doit être rejeté.
[54] Enfin, il ressort des observations du demandeur que son épouse n’est pas partie à la présente demande parce qu’elle a obtenu l’autorisation d’interjeter appel auprès de la SAR. Même si le demandeur affirme dans de longues observations que la SPR a commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité de son épouse parce qu’elle n’a pas évalué comme il faut ses allégations de violence familiale, je ne suis pas convaincue qu’il faille traiter de ces arguments dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, qui ne vise que le demandeur. Quoi qu’il en soit, comme l’épouse du demandeur affirme que son père a été violent à son endroit parce qu’il était en colère contre le demandeur et parce que celui‑ci était parti pour les États‑Unis, cette allégation découle au départ, elle aussi, de l’allégation de persécution du demandeur de la part de l’Université et de ses supérieurs, une allégation à laquelle la SPR n’a pas souscrit.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑7673‑19
LA COUR ORDONNE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.
Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée, ou il ne s’en pose aucune.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
Traduction certifiée conforme
[Claude Leclerc]
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑7673‑19
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INTITULÉ :
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AHMAD NASSER MAHMOUD ALDAHER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE VIA Zoom
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 23 NovembrE 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE STRICKLAND
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DATE DES MOTIFS :
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LE 8 DÉCEMBRE 2021
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COMPARUTIONS :
Esther Lexchin
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POUR LE DEMANDEUR
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Christopher Araujo
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocats
Jared Will & Associates
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Ministère de la Justice
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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