Dossier : IMM-2327-21
Référence : 2021 CF 1363
Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2021
En présence de monsieur le juge Pamel
ENTRE :
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Omar Ernesto HERRERA SALAS
Ana Cecilia MAGDALENO JIMENEZ
Dominik Yandel MAGDALENO JIMENEZ
Austin Neymar MAGDALENO JIMENEZ
Antvvan Elien MAGDALENO JIMENEZ
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
Les demandeurs, Omar Ernesto Herrera Salas, sa conjointe, Ana Cecilia Magdaleno Jimenez, et leurs trois enfants, tous citoyens du Mexique, demandent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [SAR] concluant qu’ils n’avaient pas démontré qu’ils seraient exposés à un risque prospectif et que l’implication politique de M. Salas était susceptible de mettre leur vie en danger s’ils devaient retourner au Mexique.
[2]
Pour les motifs exposés ci-dessous, j’accueille la demande de contrôle judiciaire. Je suis d’avis que la SAR a manqué à son obligation d’équité procédurale; la question du risque prospectif est une « nouvelle question » qui constituait un nouveau fondement de la décision de la SAR. Ainsi, elle était tenue d’en notifier les parties.
II.
Faits
[3]
M. Salas a travaillé dans le domaine de la construction pendant 10 ans, jusqu’en 2015, alors que son contrat en construction s’est terminé et qu’il a décidé de travailler pour le Parti révolutionnaire institutionnel [PRI] durant la campagne en vue des élections fédérales de 2018 à titre d’employé, plutôt qu’à titre de militant. Il a cessé de travailler pour le PRI au début de 2018, quelques mois avant que soient tenues les élections.
[4]
En mars 2017, M. Salas a commencé à être la cible de menaces liées à son emploi au PRI. Les auteurs de ces menaces se sont rendus sur son lieu de travail et ont menacé les employés sur place que si le PRI gagnait ses élections en 2018, ils le paieraient tous de leur propre vie.
[5]
M. Salas a commencé à avoir peur pour sa vie vers septembre 2017 lorsque certains de ses collègues ont commencé à disparaître ou à être retrouvés morts. Il a tout de même continué à travailler pour le PRI après s’être fait rassurer par son employeur. Cependant, après avoir reçu un appel, le 20 mars 2018, d’un homme non identifié qui l’a menacé de représailles s’il continuait de travailler pour le PRI, M. Salas a décidé de quitter son emploi et sa maison pour se cacher chez sa belle-mère avec sa conjointe et leurs enfants.
[6]
Le 10 mai 2018, M. Salas est parti seul du Mexique et est arrivé au Canada le 11 mai 2018. Mme Jimenez est restée avec les enfants au Mexique. Par la suite, elle a reçu deux messages anonymes vers la fin mai et à la mi-juin 2018 dans lesquels les auteurs voulaient savoir où se trouvait M. Salas et réclamaient qu’elle cesse de protéger son conjoint. Après que des inconnus se sont présentés à son travail, Mme Jimenez a quitté son emploi et retiré les enfants de leur école. Ils ont ensuite quitté le Mexique le 18 août 2018 et sont arrivés au Canada le 19 août 2018.
III.
Décisions des tribunaux inférieurs
[7]
La SPR a rejeté les demandes d’asile après avoir relevé, dans le récit écrit de M. Salas et son témoignage, plusieurs contradictions qui ont miné la crédibilité de ses allégations, et après n’avoir accordé aucun poids aux lettres déposées qui corroboraient son récit. La SPR n’a pas été satisfaite des réponses données par M. Salas lors de l’audience et a tiré de ces contradictions des inférences défavorables minant sa crédibilité. La SPR n’a donc pas cru, selon la prépondérance des probabilités, que M. Salas ait travaillé en politique ou été actif politiquement; selon la preuve, M. Salas travaillait pour le PRI en tant qu’employé du PRI, et non en tant que militant du parti.
[8]
Le témoignage de Mme Jimenez a été considéré comme crédible par la SPR, cependant elle n’a pas été en mesure de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les messages anonymes et la visite des hommes inconnus étaient liés au travail politique de son conjoint.
[9]
La SAR est arrivée à une conclusion différente de celle de la SPR; elle a reconnu qu’il était possible que des erreurs se soient retrouvées dans les documents que M. Salas a soumis et que M. Salas ait bel et bien été la cible de menaces en raison de son implication avec le PRI. Ayant écarté toutes préoccupations concernant la crédibilité de M. Salas, la SAR a poursuivi l’analyse et a plutôt conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré que l’implication politique de M. Salas était susceptible de mettre leur vie en danger s’ils devaient retourner au Mexique. En effet, la SAR a conclu que, puisque M. Salas avait mis un terme à son implication politique et que le PRI n’avait pas gagné les élections de 2018, les agents de persécution n’auraient aucun intérêt à toujours vouloir s’en prendre à M. Salas et à sa famille. De plus, la SAR est du même avis que la SPR en ce qui concerne les événements décrits par Mme Jimenez : elle n’a pas réussi à démontrer que les incidents qu’elle a vécus étaient liés aux activités politiques de son conjoint.
IV.
Questions en litige
[10]
La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions :
a) La SAR a-t-elle respecté les principes d’équité procédurale en poursuivant l’analyse du risque prospectif au Mexique sans en notifier le demandeur?
b) La décision de la SAR, selon laquelle les demandeurs n’ont pas démontré qu’il existe une possibilité sérieuse qu’ils soient persécutés advenant leur retour au Mexique, est-elle raisonnable?
V.
Norme de contrôle
[11]
La question qui se pose dans le cadre d’une question d’équité procédurale est de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 32-56).
[12]
De plus, la décision de la SAR doit être examinée selon la norme de contrôle du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 170 [Vavilov]; Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 aux para 5-6). Le rôle de la Cour est donc d’examiner la décision de la SAR et de déterminer si celle-ci est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov aux para 85-86).
VI.
Analyse
A.
La SAR a violé les principes d’équité procédurale
[13]
Les demandeurs prétendent que l’analyse par la SAR de la question du risque prospectif au Mexique était une nouvelle question, et que la SAR a violé les principes d’équité procédurale lorsqu’elle aurait soulevé cette question après avoir écarté les préoccupations concernant la crédibilité de M. Salas, et ce, sans permettre aux demandeurs de présenter leurs observations.
[14]
La question déterminante selon la SPR était la crédibilité de M. Salas. En conséquence, les demandeurs n’ont soumis que des arguments en lien avec la crédibilité de M. Salas et considèrent ne pas avoir eu l’opportunité de soumettre leurs arguments sur la question du risque prospectif qu’ils courent au Mexique. Les demandeurs s’appuient sur une décision de la Cour fédérale dans l’affaire Bouchra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1063 [Bouchra], pour soutenir leur argument selon lequel toute nouvelle question ne peut être considérée par la SAR sans que celle-ci en donne avis à une personne qui recherche le statut de réfugié ou personne ayant besoin de protection.
[15]
La mesure d’équité procédurale est fonction des cinq critères exposés à l’origine dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 :
(1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi par l’organisme public pour y parvenir;
(2) la nature du régime législatif et les dispositions législatives précises en vertu desquelles agit l’organisme public;
(3) l’importance de la décision pour les personnes visées;
(4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision;
(5) la nature du respect dû à l’organisme.
[16]
Dans les cas de protection des réfugiés, l’importance de la décision et les attentes légitimes des parties militent en faveur d’un degré plus élevé d’équité procédurale. Comme l’a indiqué M. le juge Roy dans l’affaire Bouchra au paragraphe 34 :
Le régime législatif n’empêche aucunement de donner un avis à l’appelant. Les attentes d’un justiciable sont que son appel sera considéré pour ce qu’il est, c’est-à-dire une contestation des motifs en soutien de la décision. Personne ne doute de l’importance de la décision prise au sujet d’une demande d’asile. Comme le disait la Cour d’appel pour le 2e Circuit dans Lennon v INS., 527 F.2d 187 (1975), la déportation n’est certes pas une sanction pénale, mais elle dépasse en sévérité beaucoup des sentences les plus draconiennes en droit criminel. Cela, me semble-t-il, engendre une mesure d’équité procédurale plus grande. Dans Baker (précité), la Cour explique bien la raison d’être :
22 Bien que l’obligation d’équité soit souple et variable et qu’elle repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés, il est utile d’examiner les critères à appliquer pour définir les droits procéduraux requis par l’obligation d’équité dans des circonstances données. Je souligne que l’idée sous-jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur.
[Je souligne.]
[17]
De plus, le fait que la SAR agit, sauf exception, sans audience en se fondant sur le dossier devant la SPR n’exclut pas de se conformer aux règles relatives au principe de l’équité procédurale (Bouchra au para 36; Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 au para 19 [Kwakwa]).
[18]
Lorsqu’une nouvelle question est soulevée par la SAR à l’appui de sa décision, elle doit généralement en aviser les parties et leur offrir la possibilité de produire des observations sur cette question (Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 aux para 66-67). La Cour suprême a défini ce qui constitue une nouvelle question dans l’affaire R c Mian, 2014 CSC 54 au para 30 :
[30] Une question est nouvelle lorsqu’elle constitue un nouveau fondement sur lequel on pourrait s’appuyer — autre que les moyens d’appel formulés par les parties — pour conclure que la décision frappée d’appel est erronée. Les questions véritablement nouvelles sont différentes sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties (voir Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712, par. 39) et on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties. Vu cette définition, dans le cas de nouvelles questions, il faudra aviser les parties à l’avance pour qu’elles puissent en traiter adéquatement.
[19]
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration cite la décision dans l’affaire Baez De La Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 457 [Baez De La Cruz], pour appuyer ses prétentions que le risque prospectif est une étape inhérente à toute demande d’asile et que les demandeurs avaient le fardeau de démontrer l’existence de ce risque. Ainsi, le risque prospectif n’était pas une question nouvelle, mais plutôt un élément central de la demande de protection que la SAR était tenue d’analyser en tenant compte de la preuve qui était déjà devant la SPR.
[20]
Dans l’affaire Baez De La Cruz, M. le juge Martineau a déclaré au paragraphe 10 :
D’autre part, la SAR avait compétence pour examiner la question de risque prospectif. En l’espèce, la SAR n’a pas violé l’équité procédurale en déterminant que, même si elle croyait le demandeur sur tous les éléments mis en preuve, elle tirerait tout de même la conclusion que le demandeur n’a pas démontré selon la prépondérance des probabilités qu’il pourra faire face à un risque prospectif (para 69 de la décision de la SAR). Il ne s’agit pas d’une question nouvelle, comme le prétend le demandeur, l’existence d’un risque prospectif est toujours un élément central du droit à la protection prévue à l’article 97 de la LIPR (Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678 au para 40).
[Je souligne.]
[21]
Je ne peux retenir les prétentions du ministre. Tout d’abord, dans l’affaire Baez De La Cruz, la SAR a accepté les conclusions de la SPR sur les questions de crédibilité, mais la question du risque prospectif avait en fait été évaluée par la SPR. Bien qu’elle ait conclu que la question décisive était la crédibilité, la SPR avait néanmoins abordé la question du risque prospectif dans sa décision. La SAR a élargi les questions décisives pour y inclure le risque prospectif. Dans ce contexte, je suis tout à fait d’accord avec le juge Martineau pour dire que le risque prospectif n’était pas une nouvelle question qui avait été soulevée pour la première fois dans la décision de la SAR.
[22]
En l’espèce, au contraire, la SAR était en désaccord avec la SPR sur les questions de crédibilité, de sorte qu’on ne peut pas dire, comme dans l’affaire Baez De La Cruz, que la SAR aurait pu rejeter l’appel dans cette affaire simplement sur la base de ses conclusions en matière de crédibilité. En outre, bien que j’accepte que le risque prospectif soit une étape inhérente à toute demande d’asile, nulle part dans la décision de la SPR le risque prospectif des demandeurs n’est soulevé, et encore moins évalué.
[23]
Je ne suis pas d’accord avec le ministre pour dire que les nouvelles questions ne peuvent pas être liées à un élément central des demandes de protection; or, les questions de crédibilité sont également des pierres angulaires des demandes de statut de réfugié, et si une conclusion relative à la crédibilité ne peut pas constituer de nouvelles questions, cela serait incompatible avec les décisions dans Bouchra et Kwakwa, pour n’en nommer que quelques-unes.
[24]
M. le juge Gascon dans l’affaire Kwakwa a résumé l’enjeu de cette façon, au paragraphe 25 :
Une « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel.
[25]
En l’espèce, la question du risque prospectif que les demandeurs courent au Mexique était un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’est appuyée la SAR pour soutenir le caractère valide de la décision portée en appel, et pour cette raison, une lettre d’équité procédurale aurait dû être envoyée aux demandeurs.
[26]
Il est tout à fait possible que les conclusions de la SAR soient justifiées, et que rien dans la preuve ne permette d’établir que l’implication politique de M. Salas serait susceptible de mettre la vie des demandeurs en danger advenant un retour au Mexique; cependant, je suis d’accord avec M. le juge Gascon, dans l’affaire Kwakwa, qu’il est essentiel que les demandeurs aient au moins la possibilité d’aborder la question afin de bénéficier du plein droit de recours auquel ils ont droit en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.
VII.
Conclusion
[27]
Puisque la SAR a commis un manquement à l’équité procédurale, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Étant donné mes conclusions sur la question de l’équité procédurale, je n’ai pas besoin d’aborder la question du caractère raisonnable de la décision de la SAR.
JUGEMENT au dossier IMM-2327-21
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de la Section d’appel des réfugiés est cassée et l’affaire renvoyée pour réexamen par un autre tribunal.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Peter G. Pamel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2327-21
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INTITULÉ :
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OMAR ERNESTO HERRERA SALAS, ANA CECILIA MAGDALENO JIMENEZ, DOMINIK YANDEL MAGDALENO JIMENEZ, AUSTIN NEYMAR MAGDALENO JIMENEZ, ANTVVAN ELIEN MAGDALENO JIMENEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 30 novembre 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE PAMEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 7 décembre 2021
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COMPARUTIONS :
Me Susan Ramirez
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Pour leS demandeurS
|
Me Patricia Nobl
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Susan Ramirez, avocate
Montréal (Québec)
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Pour leS demandeurS
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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