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Date : 20211207


Dossier : IMM-4134-20

Référence : 2021 CF 1362

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

BENEDIQUE JEAN-BAPTISTE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Section d’appel des réfugiés (SAR) a conclu qu’il existe des raisons sérieuses de penser que Benedique Jean-Baptiste a été complice de torture par ses actions et ses connaissances en tant que membre de la Police nationale d’Haïti (PNH) entre 1996 et 1997. M. Jean-Baptiste savait que les interrogateurs de la PNH utilisaient des « moyens forts » contre les suspects causant des blessures visibles, et il a néanmoins continué son travail de policier en arrêtant des suspects et les remettant aux interrogateurs. La SAR a estimé que les interrogateurs ont torturé des suspects et que les actions de M. Jean-Baptiste comme policier constituaient une contribution consciente, significative et volontaire à cette torture. Elle a conclu que M. Jean-Baptiste est une personne visée à l’article 1Fa) de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 (entrée en vigueur : 22 avril 1954) [Convention sur les réfugiés] et qu’en vertu de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], il ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. La SAR a donc rejeté sa demande d’asile dans une décision datée le 3 août 2020.

[2] Dans sa décision, la SAR a entrepris une analyse détaillée des critères applicables aux allégations de crimes contre l’humanité et de complicité énumérés dans les arrêts de principe de la Cour suprême du Canada, soit Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 et Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40. Malgré cette analyse détaillée, je conclus que la SAR n’a pas examiné adéquatement une question centrale, à savoir si la preuve démontrait que les « moyens forts » appliqués par la PNH constituaient une infliction intentionnelle de « douleur ou des souffrances aiguës ». Ceci est un aspect critique de la définition de la torture.

[3] Étant donné la nature sérieuse d’une détermination de complicité dans la perpétration d’un crime contre l’humanité, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable et ne peut être maintenue. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’appel de M. Jean-Baptiste est renvoyé à la SAR pour réexamen.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[4] Les prétentions de M. Jean-Baptiste dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire soulèvent les questions suivantes :

  1. Est-ce que la SAR a erré en traitant la question d’exclusion selon l’article 98 de la LIPR avant de traiter la demande d’asile selon les articles 96 et 97 de la LIPR?
  2. Est-ce que la SAR a erré dans sa détermination que la PNH a commis un crime contre l’humanité, soit la torture?
  3. Est-ce que la SAR a erré dans sa détermination que M. Jean-Baptiste s’est rendu complice à ce crime?

[5] Ces questions se rapportent au bien-fondé de la décision de la SAR. Comme en conviennent les parties, ces questions requièrent l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon cette norme, la Cour tient compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » : Vavilov au para 15. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov aux para 85, 90, 99, 105–107. Les « contraintes juridiques » peuvent comprendre la jurisprudence canadienne pertinente ainsi que les principes du droit international coutumier et conventionnel : Vavilov aux para 111–114.

III. Analyse

A. La SAR n’a pas erré en traitant la question d’exclusion selon l’article 98 avant de traiter la demande d’asile

[6] La demande d’asile de M. Jean-Baptiste est fondée sur la crainte de danger aux mains des bandits qu’il aurait arrêtés dans le passé. M. Jean-Baptiste était policier auprès de la PNH entre son intégration en 1995 et sa fuite d’Haïti en 2013. Après le tremblement de terre qui a dévasté Haïti en janvier 2010, des bandits se sont échappés de prison et des attaques contre les policiers en « règlement de compte » ont commencé. En 2012, M. Jean-Baptiste et sa famille ont été agressés et menacés par les bandits qu’il avait appréhendés auparavant. En novembre 2013, une dizaine d’individus le recherchaient et il s’est échappé de justesse lors d’une fusillade. Il a quitté l’Haïti le lendemain.

[7] Ce récit n’a pas été jugé sur le fond ni par la Section de protection des réfugiés (SPR) ni par la SAR. Elles ont tous deux traité à titre préliminaire la question à savoir si M. Jean-Baptiste est exclu de la protection en vertu de l’article 98 de la LIPR et de l’article 1Fa) de la Convention sur les réfugiés. Ces dispositions se lisent comme suit :

LIPR

IRPA

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion – Refugee Convention

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

Convention sur les réfugiés

Refugee Convention

L’article premier

Article 1

F Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

F The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[8] M. Jean-Baptiste reproche à la SAR de ne pas avoir procédé à une analyse du risque auquel il ferait face advenant son retour en Haïti. Il prétend qu’une analyse de l’exclusion selon l’article 1Fa) sans trancher sur l’inclusion élimine une analyse des faits et de ses circonstances particulières.

[9] Je ne suis pas d’accord. Il ressort clairement de l’article 98 de la LIPR que la demande d’asile d’une personne visée à l’article 1F de la Convention sur les réfugiés ne peut être acceptée peu importe son fondement. En effet, la Cour d’appel fédérale a même indiqué que la SAR outrepassera sa compétence en tranchant sur le bien-fondé d’une demande d’asile lorsque l’article 98 s’applique : Xie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 250 au para 38; Han c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 432 aux para 39–41; Islam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 71 aux para 34–35; mais voir aussi Gurajena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 724 au para 5 au sujet de la possibilité de se prononcer sur cette question à titre de conclusion subsidiaire.

[10] La SAR a conclu que l’exclusion est « une étape préalable à franchir à cause du libellé de l’article 98 ». Cette conclusion est conforme à la jurisprudence et elle est raisonnable.

B. La conclusion de la SAR sur l’existence d’un crime contre l’humanité n’est pas raisonnable

(1) La preuve et la conclusion de la SAR

[11] La conclusion de la SAR que M. Jean-Baptiste est exclu en vertu de l’article 98 de la LIPR est fondée sur son témoignage devant la SPR. En particulier, M. Jean-Baptiste a témoigné que pour la première moitié de l’année 1996, il travaillait au sein de la PNH comme policier de grade deux dans une brigade d’intervention au commissariat de Petit-Goâve. Il a été ensuite affecté au commissariat de Delmas où il travaillait jusqu’au mois de mars 1997, premièrement à un point fixe et ensuite dans une brigade d’intervention. Dans le cadre de son travail, il arrêtait des suspects et les conduisait au commissariat où ils étaient détenus et interrogés.

[12] M. Jean-Baptiste a témoigné qu’il y avait des membres de la PNH aux commissariats qui utilisaient des « moyens forts » dans le cadre de leurs interrogations. M. Jean-Baptiste n’a jamais participé à de tels interrogatoires, mais il savait que ceux-ci se déroulaient « parce que ça se parle » et parce qu’il a parfois observé des blessures aux suspects suivant leurs interrogations. En particulier, deux occasions à Petit-Goâve et une occasion à Delmas, M. Jean-Baptiste a vu qu’un individu qu’il a amené avait subi « un changement » à la suite de l’interrogation, c’est-à-dire des blessures. Ceci dit, il était certain que ces types d’interrogatoires violents se produisaient de façon plus régulière.

[13] En appliquant les principes énoncés dans l’arrêt Mugesera, la SAR a conclu qu’un crime contre l’humanité a été commis par les membres de la PNH. Au paragraphe 119 de Mugesera, la Cour suprême a reconnu que les principes de droit international considèrent un acte criminel comme un crime contre l’humanité lorsque quatre conditions sont remplies :

1. Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise).

2. L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.

3. L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

4. L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

[14] Quant à la première condition, l’acte prohibé, la SAR a noté que la torture est définie dans la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, ch 24 [LCCHCG] comme suit :

par torture, on entend le fait d’infliger intentionnellement une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, à une personne se trouvant sous sa garde ou sous son contrôle; l’acception de ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légales, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles;

torture means the intentional infliction of severe pain or suffering, whether physical or mental, upon a person in the custody or under the control of the accused; except that torture shall not include pain or suffering arising only from, inherent in or incidental to, lawful sanctions;

[15] Je note que la SAR a indiqué que la définition ci-dessus se trouve à l’article 7(2) de la LCCHCG. Plus précisément, cette définition de la torture est incluse à l’article 7(2)e) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale [Statut de Rome], qui se retrouve en annexe à la LCCHCG. Cette légère erreur n’a aucune importance étant donné la stipulation dans le paragraphe 4(4) de la LCCHCG que les crimes visés à l’article 7 du Statut de Rome sont, au 17 juillet 1998, des crimes selon le droit international coutumier.

[16] La SAR a résumé le témoignage de M. Jean-Baptiste au sujet des « moyens forts » utilisés aux interrogations, tel que décrit au paragraphe [12] ci-dessus. Elle a souligné que M. Jean-Baptiste a noté des blessures aux détenus à trois reprises et qu’il était certain que cela se produisait plus fréquemment. Elle a conclu que « [l]a SPR n’a donc pas erré en concluant que la torture a été pratiquée par la PNH lors de la période de référence ».

[17] La SAR a aussi confirmé la conclusion de la SPR quant à la deuxième condition que le témoignage de M. Jean-Baptiste démontrait que la torture était pratiquée dans le cadre d’une « attaque généralisée ou systématique ». Citant Mugesera, la SAR a noté qu’en tant que « type de comportement entraînant des actes de violence », la torture est comprise dans la définition d’une attaque généralisée ou systématique : Mugesera au para 153. Elle a conclu que le témoignage de M. Jean-Baptiste était à l’effet que « la torture était pratiquée par la PNH dans la plupart des commissariats en Haïti » et qu’il avait lui-même vu les résultats sous forme de blessures aux détenus à trois reprises à deux commissariats différents. Le fait que la torture était « une pratique courante et répandue dans presque tous les commissariats en Haïti » a mené la SAR à conclure qu’elle a été commise dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.

[18] Quant aux deux derniers critères de Mugesera, la SAR a aussi confirmé les conclusions de la SPR que les membres de la population haïtienne détenus dans les cellules constituaient une population identifiable de civils ciblée par l’attaque et que la PNH comme auteur de l’attaque était au courant de la torture pratiquée dans ses commissariats. La SAR est arrivée donc à la conclusion que la PNH a commis « des actes de torture, ce qui est un crime contre l’humanité selon la [LCCHCG], au moins pendant la période entre janvier 1996 et mars 1997 ».

(2) L’agent de la fonction publique en tant qu’auteur du crime contre l’humanité

[19] M. Jean-Baptiste critique la conclusion de la SAR que les abus policiers auxquels il était témoin constituent la torture. Premièrement, il prétend que la PNH, comme service de police nationale, avait un but légitime de protéger la population et ne pouvait pas donc commettre la torture de façon généralisée ou systématique.

[20] Je rejette cet argument. Il n’y a aucun doute qu’une police nationale peut commettre de la torture et peut commettre un crime contre l’humanité. Malheureusement, la preuve de cette contention se voit partout dans le monde. Elle a aussi été confirmée par cette Cour qui a accepté à plusieurs reprises des allégations de crime contre l’humanité en forme de torture commis par un service de police : Popoola c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 305 aux para 5, 9; Khachatryan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 167 aux para 25–29; Bedi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1550 aux para 2, 28–29; Hadhiri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1284 aux para 3, 22–23, 33.

[21] Cette conclusion est confirmée par la définition de la torture dans l’article premier de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants [Convention contre la torture]. Cette définition, qui est incorporée par référence dans l’alinéa 97(1)a) de la LIPR, est similaire à celle du Statut de Rome mais elle fait aussi référence aux fins de la torture. En particulier, la définition dans la Convention contre la torture comprend l’infliction de douleur ou de souffrances aiguës à fin d’obtenir « des renseignements ou des aveux » par un « agent de la fonction publique » :

1 Aux fins de la présente Convention, le terme torture désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant de sanctions légitimes inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles.

1 For the purposes of this Convention, torture means any act by which severe pain or suffering, whether physical or mental, is intentionally inflicted on a person for such purposes as obtaining from him or a third person information or a confession, punishing him for an act he or a third person has committed or is suspected of having committed, or intimidating or coercing him or a third person, or for any reason based on discrimination of any kind, when such pain or suffering is inflicted by or at the instigation of or with the consent or acquiescence of a public official or other person acting in an official capacity. It does not include pain or suffering arising only from, inherent in or incidental to lawful sanctions.

2 Cet article est sans préjudice de tout instrument international ou de toute loi nationale qui contient ou peut contenir des dispositions de portée plus large.

2 This article is without prejudice to any international instrument or national legislation which does or may contain provisions of wider application.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[22] Il ressort clairement de cette définition que le droit pénal international envisage l’utilisation de torture par un organisme investigateur comme un service de police. Le premier argument de M. Jean-Baptiste ne révèle pas d’erreur de la part de la SAR.

(3) L’analyse du caractère aigu des douleurs et souffrances

[23] Deuxièmement, M. Jean-Baptiste souligne la nature grave d’un « crime contre l’humanité » et prétend que cette notion ne peut pas inclure toutes actions commises de temps en temps par les policiers d’un pays, y compris « quelques coups donner lors d’une arrestation ».

[24] Il faut préciser que M. Jean-Baptiste ne cherche pas à défendre les actions abusives des policiers. La Cour doit aussi souligner que n’importe quel abus, soit physique ou mental, par les policiers est odieux et évidemment à condamner. Néanmoins, je suis d’accord que selon le droit canadien et international ce n’est pas toute action abusive ou violente de la part d’un agent de police qui constitue la torture ou un crime contre l’humanité. Comme le prétend M. Jean-Baptiste, et comme la Cour suprême a confirmé, « [l]’on ne saurait banaliser le crime contre l’humanité en y assimilant une situation de fait ne justifiant pas l’opprobre général inhérent à la sanction pénale internationale » : Mugesera au para 141.

[25] Qu’est-ce qui rend alors l’abus policier un crime contre l’humanité? La réponse se trouve dans la définition de la torture et dans la définition d’un crime contre l’humanité. Notamment, la définition de torture, soit celle du Statut de Rome qu’on trouve dans la LCCHCG ou celle de la Convention contre la torture qu’on retrouve incorporée dans la LIPR, requiert l’infliction de douleur ou de souffrance « aiguë » (en anglais, « severe »). Même si ce terme comporte une certaine subjectivité, il demeure un aspect important de la définition de torture.

[26] La question de douleur ou de souffrance « aiguë » n’a pas reçu beaucoup de considération directe dans la jurisprudence canadienne. Dans l’affaire X (Re), 2003 CanLII 55309 (CA CISR), sub nom IOS (Re), [2003] RPDD No 108 (QL), la SPR a noté comme suit :

La torture se distingue des autres formes de préjudice par la sévérité de la douleur ou des souffrances infligées. La torture constitue une forme aggravée et délibérée de traitements ou de peines cruels, inhumains ou dégradants. Le terme « torture » est réservé aux traitements délibérés occasionnant une souffrance particulièrement cruelle, principalement des actes par lesquels une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont infligées intentionnellement. Telle est la définition établie par la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’affaire Irlande.

[Je souligne.]

[27] L’affaire Irlande à laquelle la SPR se réfère est la décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans Irlande c Royaume-Uni, n° 5310/71 (18 janvier 1978), [1978] ECHR 1 [Irlande I]. Dans cette affaire, la CEDH examinait les actions des autorités du Royaume-Uni en Irlande du Nord envers ses détenus. En particulier, la CEDH avait la preuve des battements violents et des « cinq techniques » d’interrogation, y compris la station debout contre un mur et la privation de sommeil et de nourriture : Irlande I aux para 96, 110–116, 120–121, 129–130. La CEDH a noté la distinction entre « des violences qui, bien que condamnables selon la morale et très généralement aussi le droit interne des États contractants » et celles qui constituent la torture. Ce dernier terme « marqu[e] d’une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances » : Irlande I au para 167. La majorité de la CEDH a conclu que l’utilisation des « cinq techniques » ne constituait pas la torture : Irlande I au para 167 et conclusion finale 4. Elle a tiré la même conclusion au sujet des battements, constatant que « l’intensité des souffrances qu’ils pouvaient provoquer n’atteignait pas le niveau particulier impliqué par la notion de torture telle que la comprend la Cour » : Irlande I au para 174 et conclusion finale 7. La CEDH a été invitée récemment à réviser son jugement dans Irlande I au sujet des « cinq techniques » à la lumière des nouveaux faits, mais elle a refusé : Irlande c Royaume-Uni, n° 5310/71 (20 mars 2018), [2018] ECHR 247 aux para 130–137 [Irlande II].

[28] Ceci n’est pas pour dire que la portée de la définition de la torture est restée inchangée depuis 1978. Au contraire, comme l’a dit la juge O’Leary dans son opinion dissidente dans Irlande II, le droit international a évolué depuis ce temps : Irlande II au para 10, citant A & Ors v Secretary of State for the Home Department (No 2), [2005] UKHL 71 au para 53, citant à son tour Selmouni c France, n° 25803/94 (28 juillet 1999) (CEDH) au para 101. Dans Selmouni, la CEDH a estimé que le caractère « aigu » des douleurs et souffrances « dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. » : Selmouni au para 100; voir aussi le jugement du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) dans Le Procureur c Milorad Krnojelac, IT-97-25-T, Jugement (15 mars 2002) aux para 179–187, 219–307 (Chambre de première instance), varié par la Chambre d’appel, IT-97-25-A (17 septembre 2003) aux para 166–172. Comme l’a expliqué la Cour suprême dans Mugesera, les décisions des tribunaux internationaux comme le TPIY ne lient pas les cours canadiennes, mais vu l’expertise de ces tribunaux, les cours et les tribunaux canadiens qui appliquent les dispositions de droit interne qui incorporent le droit international coutumier ne devraient pas les écarter à la légère : Mugesera au para 126; Vavilov au para 114.

[29] La SAR n’a pas examiné ni déterminé la question à savoir si la preuve devant elle établissait, selon la norme applicable des « raisons sérieuses de penser », que la PNH a infligé la douleur et la souffrance qui monte au niveau d’acuité couvert par la définition de torture. Elle a fait référence aux « moyens forts » d’interrogation et aux « blessures », ainsi qu’aux prépondérances de l’activité, mais n’a pas tranché cette question fondamentale à la définition de la torture. Ces questions sont aussi pertinentes à l’analyse des connaissances de M. Jean-Baptiste et sa complicité dans la perpétration d’un crime contre l’humanité.

[30] Ceci n’est pas une simple lacune superficielle ou accessoire : Vavilov au para 100. Au contraire, elle va au cœur de la conclusion de la SAR que la PNH a pratiqué la torture aux commissariats à Petit-Goâve et à Delmas pendant que M. Jean-Baptiste y faisait les arrestations. Je suis convaincu que cette lacune ou déficience est suffisamment capitale pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov au para 100.

[31] À cet égard, il est important de noter qu’une détermination qu’un demandeur est exclu en vertu de l’article 98 de la LIPR et l’article 1F de la Convention sur les réfugiés porte de graves conséquences. En plus d’empêcher la considération de la demande d’asile, une telle exclusion signifie qu’une demande de protection lors d’un examen des risques avant renvoi (ERAR) peut seulement avoir comme résultat de surseoir une mesure de renvoi et non de conférer l’asile au demandeur : LIPR, arts 112(3), 114(1). Ces conséquences entraînent une responsabilité accrue à la SAR de s’assurer que leurs motifs démontrent que les conséquences sont justifiées : Vavilov aux para 133–135.

[32] Je conclus donc que la décision de la SAR est déraisonnable et que l’appel de M. Jean-Baptiste doit être renvoyé pour réexamen.

[33] Avant de ce faire, j’ajoute une observation sur la décision récente de cette Cour dans Verbanov, qui a été rendue après la décision de la SAR : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Verbanov, 2021 CF 507. Les parties devant moi n’ont pas soulevé cet arrêt, mais elle a une pertinence à la décision de la SAR étant donné sa référence à la LCCHCG et à l’arrêt Mugesera. Dans Verbanov, la Section d’appel de l’immigration (SAI) a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que les agents de police moldave avaient commis des actes de torture. Par contre, la SAI a conclu que les actes de torture ne constituaient pas un crime contre l’humanité parce que les actes n’ont pas été perpétrés en application d’une politique de l’État : Verbanov aux para 37–46. La Cour suprême a conclu dans Mugesera qu’une telle politique n’était pas une exigence d’un crime contre l’humanité, mais n’a pas écarté la possibilité que le droit international évolue et pose un jour cette condition : Mugesera aux para 157–158. La SAI dans Verbanov a conclu, avec référence au Statut de Rome et à la LCCHCG qui l’incorpore, que le droit pénal international a évolué depuis le contexte de Mugesera et que l’existence d’une politique de l’État était nécessaire pour établir une « attaque généralisée ou systématique » : Verbanov aux para 40–41.

[34] Le juge Grammond de cette Cour a confirmé la décision de la SAI. Il a conclu que la décision de la SAI était conforme au droit pénal international, étant donné que la conduite alléguée a été tenue après l’entrée en vigueur du Statut de Rome et de la LCCHCG : Verbanov au para 52. Il a noté que Mugesera porte sur des faits qui se sont produits en 1992, tandis que les évènements en question dans Verbanov dataient de 2007 à 2011 : Verbanov aux para 29, 55.

[35] Dans le cas en l’espèce, les actes datent de 1996 à 1997, soit cinq ans après les faits dans Mugesera, mais juste avant l’adoption du Statut de Rome le 17 juillet 1998. Tel que discuté par le juge Grammond, « les États membres souhaitaient que celui-ci reflète le droit international coutumier tel qu’il existait alors, et non qu’il crée de nouveaux principes » : Verbanov au para 18. La définition de « crime contre l’humanité » dans le Statut de Rome, et en particulier la définition d’une « attaque lancée contre une population civile » comprend l’exigence que l’attaque soit « en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque » : Statut de Rome, arts 7(1), 7(2)a), Annexe à la LCCHCG.

[36] La SAR s’est tournée vers la définition de « torture » qui se trouve dans le Statut de Rome et donc dans la LCCHCG. Toutefois, la SAR n’a pas considéré ni la définition de « crime contre l’humanité » ni la définition d’une « attaque lancée contre une population civile » figurant dans la même loi. Ce sont, à mon avis et à la lumière des décisions de la SAI et de cette Cour dans Verbanov, des questions pertinentes pour la SAR à trancher lors de son réexamen.

[37] Ayant conclu que la décision de la SAR sur l’existence d’un crime contre l’humanité n’est pas raisonnable, je n’ai pas à trancher sur la question de complicité.

IV. Conclusion

[38] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’appel de M. Jean-Baptiste est renvoyé à la SAR pour réexamen.

[39] Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et aucune ne l’est.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4134‑20

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée le 3 août 2020 est annulée et l’appel de Benedique Jean-Baptiste est renvoyé à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour réexamen.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4134-20

 

INTITULÉ :

BENEDIQUE JEAN-BAPTISTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 juin 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 dÉcembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Sabine Venturelli

 

Pour LE DEMANDEUR

 

Me Zoé Richard

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Sabine Venturelli

Montréal (Québec)

 

Pour lE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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