Date : 20211203
Dossier : IMM-5596-20
Référence : 2021 CF 1354
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 3 décembre 2021
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE :
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DAVID MABIRIZI
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] La seule question en litige soulevée dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si l’évaluation de l’identité du demandeur par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] était raisonnable. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] en concluant qu’elle n’était pas non plus convaincue que le demandeur avait établi qu’il était véritablement David Mabirizi. Ni la SPR ni la SAR ne se sont penchées sur le bien-fondé de la demande d’asile du demandeur. La seule question que les deux tribunaux devaient trancher était si celle de savoir si le demandeur avait établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était bel et bien la personne qu’il prétendait être, c’est-à-dire David Mabirizi, un citoyen de l’Ouganda né le 25 décembre 1999.
[2] Pour les raisons qui suivent, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’évaluation de la SAR des principaux documents présentés pour corroborer qu’il est bel et bien David Mabirizi, soit son certificat de naissance et son passeport, n’était pas transparente et intelligible, et qu’elle était donc déraisonnable.
[3] La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’appel du demandeur est renvoyé à la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision.
II.
Contexte factuel
[4] Le demandeur est entré au Canada muni d’un passeport ougandais au nom de David Mabirizi. Quelques mois plus tard, il a présenté une demande d’asile sous ce même nom.
[5] Dans sa demande d’asile, le demandeur a indiqué que son père avait présenté, en 2012, une demande de visa d’étudiant au Canada pour lui, mais sous un faux nom (Anthony Kasujja). Le demandeur a par la suite utilisé ce nom dans des demandes de visa d’étudiant présentées au Canada et aux États-Unis en 2016 et en 2017. Aucune demande d’immigration n’a toutefois été acceptée à ce nom et le demandeur a affirmé qu’il n’avait jamais voyagé sous le nom d’Anthony Kasujja ni eu de passeport à ce nom. Les renseignements biométriques que le ministre a fournis à la SPR ont confirmé que les empreintes digitales du demandeur correspondaient à celles d’Anthony Kasujja, un homme ayant présenté aux États-Unis une demande de visa rejetée en 2016.
[6] En somme, après avoir examiné les documents corroborants et le témoignage du demandeur, la SPR a conclu qu’il ne s’était pas acquitté du fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était en fait David Mabirizi, citoyen de l’Ouganda. Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la SAR. Cette dernière a souscrit à la décision globale de la SPR, mais a suivi un raisonnement différent pour l’évaluation de certaines des pièces d’identité corroborantes.
III.
Questions en litige et norme de contrôle
[7] La seule question soulevée dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la SAR a examiné de manière raisonnable les documents corroborants produits par le demandeur pour établir son identité en tant que David Mabirizi.
[8] Pour le contrôle de la décision de la SAR, j’appliquerai la norme de la décision raisonnable. Dans Canada (Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable lorsqu’une cour contrôle une décision administrative sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de déroger à cette présomption.
IV.
Analyse
[9] La preuve de l’identité du demandeur est une question fondamentale dans toute demande d’asile. Comme l’explique le juge Barnes dans Jin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 126, il essentiel de présenter des documents pour établir son identité, car en l’absence de tels documents, « il ne peut y avoir de fondement solide permettant de vérifier les allégations de persécution, ou même d’établir la nationalité réelle d’un demandeur »
(au para 26; voir aussi Edobor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 1064 au para 8 [Edobor]). Si un demandeur omet d’établir son identité, sa demande d’asile sera rejetée, et il n’est donc pas nécessaire d’examiner le bien‑fondé de sa demande. Il incombe au demandeur d’asile de prendre des mesures raisonnables pour prouver son identité en présentant des documents acceptables (article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256; article 106 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]; Edobor, au para 11).
[10] En l’espèce, tant la SPR que la SAR avaient des doutes sur l’identité de la personne que le demandeur prétendait être dans sa demande d’asile, puisqu’il avait déjà utilisé un passeport au nom d’Anthony Kasujja pour présenter d’autres demandes d’immigration.
[11] Le demandeur a déclaré devant la SPR qu’il était David Mabirizi. Il a également produit nombre de documents pour établir son identité en tant que David Mabirizi. À ce titre, il conteste l’évaluation que la SAR a faite de divers documents corroborants. Je suis d’avis que la façon dont la SAR a traité du certificat de naissance et du passeport au nom David Mabirizi est un facteur déterminant de la présente demande.
A.
Certificat de naissance au nom de David Mabirizi
[12] Le raisonnement de la SAR pour parvenir à sa conclusion sur le poids qu’il convient d’accorder au certificat de naissance du demandeur ne repose pas sur une analyse rationnelle. Bien qu’elle ait conclu que ce document est probant et qu’elle n’est pas « disposée à conclure qu’[il] est faux »
, la SAR lui a accordé « peu de poids »
. La conclusion de la SAR à l’égard du poids à conférer au certificat ne découle pas de sa propre analyse sur la valeur probante et l’authenticité du document.
[13] Les documents délivrés par un gouvernement étranger sont présumés valides (Ramalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 10 au para 5; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 576 au para 85). Cette présomption est réfutable.
[14] La SPR a conclu que la présomption relative à la validité du certificat de naissance était réfutée parce que le mot anglais « registration »
était mal orthographié (« registeration ») dans un document produit en série. En raison du doute soulevé par cette coquille, la SPR a conclu que le certificat de naissance était faux et qu’elle ne pouvait donc lui accorder aucun poids.
[15] La SAR n’a pas souscrit à la conclusion de la SPR. Elle a signalé que « l’anomalie soulignée par la SPR »
constitue « une préoccupation »
, mais qu’il « n’est pas complètement improbable, dans un pays du tiers monde comme l’Ouganda, et ce, même si la langue officielle du pays est l’anglais, que le texte sur un formulaire préimprimé puisse être mal écrit »
. La SAR a aussi souligné que la de preuve établit que « des documents frauduleux sont facilement accessibles en Ouganda »
, mais elle a finalement conclu « qu’il n’[était] pas entièrement impossible qu’un certificat de naissance ougandais authentique puisse contenir une erreur et [qu’elle n’était] pas disposé[e] à conclure que [l]e document [était] frauduleux »
.
[16] La SAR a ensuite déclaré ce qui suit : « Compte tenu des circonstances soulignées plus haut, j’estime ne pouvoir accorder que peu de poids à ce document. »
Elle ne donne aucune autre explication pour justifier sa décision d’accorder peu de poids au document. Son seul motif est le doute que soulevait la coquille, « registeration »
, relevée sur un formulaire préimprimé.
[17] À première vue, le certificat de naissance est un document d’une grande valeur probante. La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle il s’agit d’un document essentiel pour établir l’identité du demandeur. La seule préoccupation soulevée avait trait à la coquille, ce qui touche à la crédibilité du document, mais pas à sa valeur probante. Pourtant, la SAR a aussi clairement indiqué qu’elle n’était pas disposée à conclure que le document était un faux sur la base de la question de la coquille.
[18] Le raisonnement de la SAR à cet égard n’est ni cohérent ni intelligible. Un juge des faits ne peut être « plutôt »
préoccupé, mais sans l’être suffisamment pour conclure à un faux document, puis utiliser sa préoccupation quant à l’authenticité du document pour réduire le poids qu’il lui accorde. La juge Mactavish a bien décrit le problème : « Les décideurs ne devraient pas jeter des doutes sur l’authenticité d’un document pour ensuite s’efforcer de se couvrir en accordant “peu de poids” au document »
(Sitnikova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 1082 au para 20).
[19] La Cour a souligné à de nombreuses reprises que les décideurs doivent rendre des décisions claires au sujet de l’authenticité d’un document : soit il est authentique soit il ne l’est pas. Il ne peut pas l’être « à moitié ».
Comme le souligne le juge Ahmed dans l’affaire Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, « [l]es juges des faits doivent avoir le courage de trouver des faits »
(au para 27; Osikoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 720 au para 53 [Osikoya]).
[20] La conclusion de la SAR sur le poids à accorder au certificat de naissance ne « se tient »
pas (arrêt Vavilov, au para 104). Puisque le poids accordé à un élément de preuve est établi en fonction de la crédibilité et de la valeur probante de cet élément (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 29 [Magonza]), un document ayant une grande valeur probante ne peut avoir qu’un poids considérable (Magonza, au para 31; Osikoya, au para 51). Puisque la SAR a conclu que le certificat de naissance était suffisamment probant pour établir l’identité du demandeur et que la SPR avait commis une erreur en concluant que le document était un faux, le traitement par la SAR du poids à lui accorder est incohérent. Le raisonnement de la SAR est difficile à suivre parce que, d’une part, elle a conclu que le document n’était pas un faux, et que, d’autre part, elle a continué de s’appuyer sur ses doutes quant à la crédibilité du document pour en réduire le poids. La SAR n’a pas clairement dissipé ses doutes au sujet de l’authenticité du document, menant ainsi à ce que le juge Norris a décrit, dans la décision Osikoya, comme étant « l’incohérence qui peut résulter de conclusions de fait équivoques »
(au para 53).
B.
Passeport au nom de David Mabirizi
[21] Les erreurs commises dans l’évaluation du poids à accorder au certificat de naissance l’ont été aussi dans l’évaluation qu’a faite la SAR du passeport au nom de David Mabirizi. En effet, la SAR a conclu que, comme le demandeur avait utilisé le certificat de naissance pour obtenir le passeport et qu’elle avait déjà conclu qu’il fallait accorder un faible poids au certificat de naissance, elle ne pouvait donner au passeport que peu de poids.
[22] L’incohérence dans l’évaluation du certificat de naissance par la SAR, comme je l’ai expliqué, a vicié son analyse du passeport.
V.
Conclusion
[23] L’évaluation qu’a faite la SAR d’importants documents corroborants produits par le demandeur dans le but d’établir son identité en tant que David Mabirizi n’était ni transparente, ni intelligible. Son évaluation déraisonnable des éléments de preuve remet en question toute son analyse de l’identité du demandeur.
[24] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
[25] Les parties n’ont pas proposé de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5596-20
LA COUR STATUE :
La demande est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier :
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IMM-5596-20
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INTITULÉ :
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DAVID MABIRIZI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 14 septembre 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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La juge SADREHASHEMI
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DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
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LE 3 décembre 2021
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COMPARUTIONS
Clement Osawe
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Pour le demandeur
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Idorenyin Udoh-Orok
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Clement Osawe
Avocat
Toronto (Ontario)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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