Date : 20211202
Dossier : T-1492-20
Référence : 2021 CF 1340
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 2 décembre 2021
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE :
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SEYED ABBAS SHOKOUHI
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Monsieur Seyed Abbas Shokouhi (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une demande de renseignements (la DR) présentée par le ministre du Revenu national dans le cadre d’une vérification effectuée en vertu du paragraphe 231.1(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, SRC 1985, c 1 (5e suppl) (la LIR).
II.
Contexte
[2] Le ou vers le 9 avril 2018, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC ou le défendeur) a entrepris une vérification visant le demandeur à l’égard des années d’imposition 2014 à 2016.
[3] Entre octobre 2018 et février 2020, en réponse à diverses demandes de renseignements, le demandeur a envoyé à l’ARC une série de documents totalisant environ 1500 pages. Ces documents comprenaient principalement des relevés de comptes bancaires et de cartes de crédit détenus directement par le demandeur ou conjointement avec son épouse auprès d’institutions financières situées au Canada, aux États‑Unis et au Koweït, ainsi que des documents liés à leurs entreprises.
[4] En août 2018, l’ARC a obtenu une liste de virements électroniques effectués entre mai 2015 et juin 2018 totalisant plus de 600 000 $. Ces virements, qui provenaient du Koweït, ont été déposés dans des comptes bancaires appartenant au demandeur ou contrôlés par celui-ci. Certains étaient accompagnés de notes indiquant notamment « salaire »
, « frais de subsistance »
et « soutien familial »
.
[5] En juillet 2019, trois concessionnaires automobiles ont communiqué des renseignements à l’ARC, lesquels révélaient l’existence de cartes de crédit non divulguées appartenant au demandeur ainsi que d’autres cartes de crédit non divulguées utilisées pour faire des paiements de location ou d’achat de véhicules pour des membres de sa famille. Après avoir mené une enquête complémentaire, l’ARC a découvert que l’une des cartes de crédit non divulguées semblait avoir été émise par la banque nationale du Koweït – la même banque à partir de laquelle le demandeur recevait la majorité des virements.
[6] Le 16 décembre 2019, l’ARC a informé le demandeur que la période de vérification était prolongée de manière à viser les années d’imposition 2017 et 2018 compte tenu du risque élevé de revenu non déclaré et d’activité à l’étranger non déclarée. Dans la lettre, le demandeur était également informé que son argument portant que les virements reçus du Koweït étaient des cadeaux ne pouvait être retenu.
III.
Décision faisant l’objet du contrôle
[7] Dans une lettre datée du 10 novembre 2020 adressée au demandeur et envoyée par courrier recommandé, le défendeur lui a demandé, en vertu du paragraphe 231.1(1) de la LIR, de fournir à l’ARC les renseignements et les documents pour les années d’imposition 2014 à 2018.
[8] Les renseignements et les documents demandés dans cette DR mise à jour comprenaient notamment les relevés des cartes de crédit utilisés pour faire les paiements sur les trois véhicules loués ou achetés en 2016; les relevés des comptes bancaires utilisés pour payer les cartes de crédit susmentionnées; les relevés de tous les comptes bancaires détenus auprès d’institutions financières situées au Canada et à l’étranger directement, indirectement ou conjointement avec toute autre personne, entreprise ou entité; ainsi que les relevés de tout autre compte bancaire, compte de carte de crédit ou compte de placement détenu à l’étranger.
IV.
Questions en litige et analyse
[9] À titre préliminaire, le défendeur signale à juste titre, et le demandeur le reconnaît, qu’en application du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), c’est le procureur général du Canada qui doit être désigné comme défendeur, et non le ministre du Revenu national. L’intitulé sera modifié en conséquence.
[10] En ce qui concerne le bien-fondé de la demande, le demandeur soulève quatre questions à l’appui de son argument selon lequel la DR excède les pouvoirs du ministre et qu’elle est injustifiée, trop générale, ambiguë, exagérée ou par ailleurs non conforme aux pouvoirs de vérification du ministre prévus au paragraphe 231.1(1).
[11] Premièrement, le demandeur soutient que l’article 231.1 de la LIR ne s’applique pas aux documents étrangers. Le défendeur fait remarquer que cet argument ne figure pas dans l’avis de demande du demandeur. Deuxièmement, le demandeur fait valoir que l’identité de la personne visée par la vérification n’est pas claire. Troisièmement, il soutient que la DR vise des années qui sont frappées de prescription. Quatrièmement, il fait valoir que la vérification est devenue déraisonnable.
[12] J’examinerai à tour de rôle chacune de ces quatre questions. Toutes commandent l’application de la norme de la décision raisonnable – la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer à la présentation par le ministre d’une DR en vertu du paragraphe 231.1(1) de la LIR (Friedman c Canada (Revenu national), 2021 CAF 101 au para 26). Il n’y a rien au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), où la Cour suprême du Canada a établi un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable, qui justifie de s’écarter de la norme de la décision raisonnable.
[13] Une cour qui procède au contrôle selon la norme de la décision raisonnable vérifie si la décision contestée possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci (Vavilov, au para 99). Le raisonnement suivi tout comme le résultat obtenu doivent être raisonnables, et la décision doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 83-85).
[14] En l’espèce, le demandeur invoque des arguments d’interprétation législative qui étayent sa position. Les cours de révision ont l’habitude de procéder à des analyses indépendantes sur les questions d’interprétation de la loi. Or, ces questions sont traitées différemment dans un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et la cour de révision ne doit pas procéder à une analyse indépendante afin de déterminer ce qu’aurait été la décision correcte (Vavilov, aux para 83, 115-116). La cour examine plutôt la décision administrative dans son ensemble, y compris les motifs fournis et le résultat obtenu, et, lorsque le contrôle porte sur une question d’interprétation de la loi, elle tient pour acquis que le décideur a effectué cet exercice conformément au « principe moderne »
d’interprétation des lois (Vavilov, aux para 117-118, citant Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21, 1998 CanLII 837 (CSC)).
[15] Les décideurs administratifs ne sont pas tenus de procéder à une interprétation formaliste de la disposition contestée. Leur tâche est de l’interpréter d’une manière qui cadre avec le texte, le contexte et l’objet. Tout précédent sur la même disposition aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables, et le décideur qui déroge à un précédent contraignant doit justifier sa décision (Vavilov, aux para 112, 119-121).
[16] En l’espèce, le décideur administratif qui a présenté la DR l’a fait en vertu du régime législatif établi aux articles 231.1, 231.2 et 231.6 de la LIR. Ces dispositions ont été reproduites intégralement à l’annexe A des présents motifs.
A.
La décision du ministre était raisonnable
(1)
Il était raisonnable de demander les renseignements et les documents en vertu du paragraphe 231.1(1) plutôt qu’en vertu de l’article 231.6
[17] Le demandeur fait valoir que plusieurs des documents demandés dans la DR sont des documents étrangers, notamment des relevés de cartes de crédit et des relevés de [traduction] « comptes bancaires détenus auprès d’institutions financières situées au Canada et à l’étranger »
. Selon le demandeur, l’article 231.1 ne peut s’appliquer aux documents étrangers, puisque l’article 231.6 prévoit expressément un moyen de les obtenir. Invoquant l’arrêt James Richardson & Sons, Ltd c Ministre du Revenu National et autres, [1984] 1 RCS 614, à la p 621, 9 DLR (4th) 1, pour appuyer la maxime portant que les dispositions particulières l’emportent sur les dispositions générales, le demandeur soutient que l’article 231.6 devrait s’appliquer, puisqu’il s’agit de la disposition plus particulière, alors que l’article 231.1 est, selon lui, plus général sur le plan tant de la portée que de l’intention du législateur.
[18] Le demandeur se fonde également sur l’arrêt Saipem Luxembourg SV c Canada (Douanes et Revenu), 2005 CAF 218 (Saipem), rendu par la Cour d’appel fédérale (la CAF) qui, au paragraphe 27, a examiné ces dispositions et a souligné que l’article 236.1, contrairement à l’article 231.2, donne ouverture au contrôle judiciaire au motif que la demande est déraisonnable. Elle a conclu qu’une DR concernant un document étranger i) doit avoir trait à un document qui est pertinent pour l’application et l’exécution de la LIR, comme pour l’article 231.2; et ii) ne doit pas être déraisonnable. La CAF a affirmé ce qui suit dans l’arrêt Saipem (au para 27) :
Un tel contrôle n’a aucun effet concret si la mise en demeure est raisonnable uniquement parce que les renseignements demandés sont, ou peuvent être, pertinents à l’application et à l’exécution de la Loi. Étant donné que le Parlement a pris la peine de prévoir un contrôle fondé sur le caractère raisonnable, je conclus que l’intention du législateur était qu’une mise en demeure concernant des documents étrangers doit non seulement avoir trait à un document qui est pertinent pour l’application et l’exécution de la Loi, mais qui ne doit également pas être déraisonnable.
[19] Comme je l’ai déjà mentionné, le défendeur fait remarquer que cet argument ne figurait pas dans l’avis de demande du demandeur. Invoquant l’alinéa 301e) des Règles et notamment l’arrêt République de Chypre (Industrie et Commerce) c International Cheese Council of Canada, 2011 CAF 201 aux para 13 et 15, il soutient que le demandeur ne doit pas avoir le droit de soulever la question.
[20] Je conviens que la question a été soulevée tardivement et que le demandeur aurait dû énoncer ses arguments conformément aux Règles. Au bénéfice du demandeur et étant donné que le défendeur n’en subit en fin de compte aucun préjudice, j’exercerai néanmoins mon pouvoir discrétionnaire d’examiner la question (voir, par exemple, Tl’azt’en Nation c Sam, 2013 CF 226 aux para 6-7).
[21] Aux termes de l’alinéa 231.1(1)a), une personne autorisée peut « inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d’une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer »
(non souligné dans l’original). En l’absence de toute preuve contraire, je conclus que l’ARC est raisonnablement en droit de s’attendre à ce que les relevés des comptes bancaires détenus par le contribuable auprès d’institutions financières qui devraient figurer dans les livres ou registres du contribuable y figurent effectivement. Il ne peut être fait abstraction du libellé de la LIR (Canada (Revenu national) c Miller, 2021 CF 851 au para 31).
[22] Comme le souligne le défendeur, aux paragraphes 38 à 53 de l’arrêt Ebay Canada Limited c Canada (Revenu national), 2008 CAF 348 (eBay), la CAF a tenu compte de l’article 231.6 de la LIR et a fait remarquer que la promulgation de la disposition date de 1988, avant la disponibilité généralisée des documents électroniques et alors que le législateur craignait vraisemblablement que l’obligation de produire des documents situés à l’étranger et se trouvant en la possession d’une autre personne soit trop onéreuse.
[23] Dans cet arrêt, la CAF a donc conclu que les renseignements conservés sous forme électronique peuvent être situés à d’autres endroits que l’emplacement des serveurs sur lesquels ils sont stockés et, par conséquent, au Canada, aux fins de l’application de la LIR. Ce faisant, la CAF a cité la Cour suprême du Canada, qui a décrit les télécommunications effectuées à partir d’un pays étranger vers le Canada, et vice versa, comme étant « à la fois ici et à l’autre endroit »
(eBay, aux para 17 et 42; voir aussi Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45 (SOCAN) au para 59, [2004] 2 RCS 427). La CAF a constaté que, dans l’arrêt SOCAN, la Cour suprême exige que les tribunaux interprètent les lois en fonction de la technologie contemporaine, de manière à appliquer les dispositions en les transposant ou en les adaptant pour tenir compte de l’évolution du contexte technologique (eBay, au para 42).
[24] Compte tenu de l’interprétation moderne donnée par les tribunaux supérieurs à l’article 231.1 et aux dispositions le sous-tendant, notamment dans les arrêts SOCAN et eBay, je conclus qu’il était raisonnable que le défendeur s’attende à ce que les relevés des comptes du demandeur qui devraient figurer dans ses registres y figurent effectivement. En effet, lorsque le demandeur a contesté la DR devant la Cour, il avait déjà communiqué plusieurs relevés provenant d’une banque koweïtienne dans le cadre de la vérification. Il était donc tout à fait raisonnable que le défendeur demande les renseignements en vertu de l’article 231.2 plutôt que de considérer les renseignements comme des renseignements étrangers au titre de l’article 231.6, surtout à la lumière de la disponibilité généralisée des services bancaires en ligne de nos jours.
[25] Comme dans l’arrêt eBay, les registres électroniques contenant les documents manquants auraient dû être accessibles au Canada, du moins sous forme électronique, même s’ils sont stockés sur des serveurs situés à l’étranger. Dans l’arrêt eBay – lequel date, je constate, de plus d’une décennie –, la CAF a adopté une interprétation moderne, pratique et souple de l’article 231.2, comme l’exige l’époque, et a fait le commentaire suivant (aux para 38-39) :
L’avocat de eBay Canada soutient que le pouvoir général d’exiger la fourniture de renseignements que l’article 231.2 confère au ministre doit s’interpréter à la lumière de l’article 231.6, qui prévoit expressément les conditions auxquelles le ministre peut mettre en demeure de produire des « renseignements étrangers ». Il invoque à l’appui de cette affirmation la présomption selon laquelle une disposition législative générale ne peut être interprétée comme portant atteinte à une disposition particulière. Cependant, cet argument n’est recevable que si les renseignements que recherche le ministre dans la présente affaire sont en fait « étrangers » pour l’application de l’article 231.6. Or, à mon avis, ils ne le sont pas.
L’article 231.6 définit l’expression « renseignement ou document étranger » comme s’entendant « d’un renseignement accessible, ou d’un document situé, à l’étranger ». Ce dont le ministre exige la production dans le cas qui nous occupe, ce sont des « renseignements », et non des « documents ». Cependant, pour l’application des articles 231.1 à 231,7, la définition que donne l’article 231 du terme « document » spécifie que « [s]ont compris parmi les documents les registres ». Or la définition du terme « registre » qu’on trouve au paragraphe 248(1) assimile aux registres « toute autre chose renfermant des renseignements, qu’ils soient par écrit ou sous toute autre forme », de sorte que cette définition est assez large pour comprendre les renseignements électroniques stockés sur un serveur.
[Références omises.]
[26] Je suis d’avis que l’interprétation du défendeur cadre mieux avec le texte, le contexte et l’objet de la LIR, surtout compte tenu des arrêts eBay et SOCAN, que l’interprétation formaliste et rigide des articles 231.2 et 231.6 proposée par le demandeur.
(2)
L’identité de la personne visée par la vérification est claire
[27] Le demandeur soutient que, même si la lettre de DR lui est adressée, le fait que, dans une partie de la lettre, il soit question des relevés de comptes bancaires détenus [traduction] « directement, indirectement ou conjointement avec toute autre personne, entreprise ou entité »
crée de la confusion sur l’identité de la personne visée par la vérification. Compte tenu de ce prétendu manque de clarté et des paragraphes 30 à 32 de la décision Canada (Revenu national) c Lin, 2019 CF 646 (Lin), le demandeur affirme que la DR devrait être annulée.
[28] Je ne saurais convenir qu’il existe un manque de clarté ou que cette situation s’apparente aux circonstances dans l’affaire Lin. Dans cette affaire, une lettre adressée à la défenderesse indiquait ce qui suit : « Vos déclarations de revenus des particuliers et celles de toute autre entité qui vous est liée ou associée ont été sélectionnées à des fins de vérification »
(Lin, au para 30). Le juge Boswell a conclu qu’on ne savait pas clairement qui était visé par la vérification et que la personne contre laquelle l’ordonnance d’exécution est sollicitée doit être la même que la personne qui doit fournir l’accès ou les renseignements demandés en vertu des articles 231.1 ou 231.2.
[29] Cependant, le cadre factuel de la présente affaire diffère de celui de l’affaire Lin. En l’espèce, la lettre de DR de l’ARC était clairement adressée au demandeur, et rien ne laisse croire que d’autres entités font l’objet d’une vérification. Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que les situations sont analogues.
[30] Bref, en l’espèce, je conclus que, pour l’application et l’exécution de la LIR, l’ARC est raisonnable dans sa DR visant à obtenir des documents et des renseignements qui figurent dans les registres du demandeur ou qui devraient y figurer. Ces documents permettront au défendeur de vérifier si le demandeur – et non une autre personne, entreprise ou entité – a reçu un revenu qu’il n’a pas déclaré.
(3)
La DR ne vise pas des années d’imposition frappées de prescription
[31] Bien que le demandeur n’ait pas traité la question dans ses observations écrites, dans son avis de demande, il soutient que les années d’imposition 2014, 2015 et 2016 sont frappées de prescription et ne peuvent pas être visées par la DR. Cette affirmation est erronée. Selon un principe bien établi en droit, une demande de renseignements n’est assujettie à aucun délai de prescription (Canada (Revenu national) c Kitsch, 2003 CAF 307 au para 32; Lin, au para 25; Canada (Revenu national) c Stankovic, 2018 CF 462 au para 34).
(4)
La demande de renseignements est raisonnable
[32] Enfin, le demandeur reconnaît le vaste pouvoir discrétionnaire de l’ARC et ses larges pouvoirs de vérification. Néanmoins, il soutient que les 1500 pages de documents qu’il lui a déjà communiquées et qui couvrent une période de 17 mois étaient conformes aux feuilles de demandes de renseignements et devraient constituer une réponse complète à la vérification. Il fait valoir que le défendeur abuse de son pouvoir discrétionnaire en présentant la DR et que, par conséquent, la vérification est devenue déraisonnable.
[33] Là encore, je ne souscris pas à cet argument. La Cour suprême a déjà souligné que le législateur a adopté plusieurs dispositions qui confèrent au ministre de larges pouvoirs de vérification des contribuables, qu’il existe ou non des motifs raisonnables de croire qu’un certain contribuable a violé la LIR (R c McKinlay Transport Ltd, [1990] 1 RCS 627 aux p 636-637, 648, 1990 CanLII 137 (CSC); Redeemer Foundation c Canada (Revenu national), 2008 CSC 46 aux para 12-13, 31).
[34] La décision d’entreprendre une vérification, sa portée, la méthode utilisée et son orientation relèvent toutes de la prérogative de l’ARC (Canada (Revenu national) c Cameco Corporation, 2019 CAF 67 (Cameco) au para 43; Saipem, au para 36; Bayer Inc c Canada (Procureur général), 2020 CF 750 au para 39).
[35] Il n’appartient pas au demandeur de remettre en question les décisions du ministre de demander l’accès aux registres et aux renseignements du contribuable dans le cadre d’une vérification. Comme l’affirme la CAF dans l’arrêt Cameco, « [l]’objectif de l’article 231.1 est d’assurer au ministre un accès sans entrave et immédiat aux dossiers et renseignements du contribuable, alors que l’objectif de l’article 231.7 est de permettre d’avoir recours aux pouvoirs de la Cour en cas de refus »
(au para 27). La CAF a également déclaré ce qui suit au paragraphe 39 de l’arrêt Cameco :
En pratique, à mesure que le vérificateur remontera la piste de vérification, la vérification deviendra probablement plus ciblée et les demandes viseront des aspects plus précis qui pourraient révéler des problèmes. Le fait qu’un contribuable a coopéré auparavant en répondant à une série de demandes lors d’une vérification ne signifie pas qu’il ne faudrait pas rendre d’ordonnance pour la demande suivante. Le fait qu’un contribuable puisse dire « maintenant, vous vous approchez trop du feu, je vais cesser de coopérer » et invoquer sa coopération antérieure comme moyen de défense à la demande d’ordonnance pourrait contrecarrer l’objectif de l’article 231.1.
[36] En l’espèce, aucune ordonnance d’exécution ni évaluation n’ont eu lieu, et rien n’indique que la DR a été présentée à une fin autre que pour l’application et l’exécution de la LIR. Malgré les allégations du demandeur, moins d’une année s’est écoulée entre la décision d’étendre la vérification aux années d’imposition 2017 et 2018 et la présentation de la DR en cause. Compte tenu des faits de l’espèce et en l’absence de preuve d’une conduite répréhensible, le passage du temps et les pages déjà communiquées ne suffisent pas pour conclure que le demandeur s’est acquitté de son fardeau de la preuve : il n’y a tout simplement aucune preuve étayant l’allégation du demandeur portant que le ministre a abusé de son pouvoir discrétionnaire en demandant les documents aux fins de la vérification.
[37] Prise dans son ensemble, la présente demande semble être une tentative visant à éviter l’obligation imposée par la LIR de communiquer des documents. Elle semble plutôt être une tentative visant à mettre rapidement fin au processus de vérification. Compte tenu des mécanismes procéduraux auxquels les parties peuvent encore avoir recours et du fait que je ne sois pas convaincu par les observations du demandeur, je refuse d’intervenir dans la DR, qui est raisonnablement constituée. À cette étape, en l’absence de preuve d’abus, une intervention de ma part aurait pour effet d’empêcher le ministre d’exercer adéquatement ses pouvoirs et ses fonctions prévus par la LIR.
[38] Enfin, même si le défendeur n’a pas soulevé la question, dans la jurisprudence, il est parfois question de savoir si une demande de contrôle judiciaire constitue même un recours approprié à la simple présentation d’une DR, puisque le régime législatif établi par le législateur pourrait être contourné et indûment retardé en raison du caractère prématuré d’une telle demande (Canada (Procureur général) c Valero Energy Inc, 2020 CAF 68 aux para 35-37 et 44; Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 aux para 49‑50 et 84-86). Comme les parties n’ont présenté aucune observation sur cette question, il est préférable d’attendre une autre occasion pour l’examiner. Cependant, compte tenu des observations et du dossier devant la Cour aujourd’hui, il est manifeste que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de prouver que la présentation de la DR était déraisonnable.
V.
Dépens
[39] Ne s’étant pas entendues sur les dépens après l’audience, les deux parties ont présenté des observations à ce sujet. Après les avoir examinées et avoir pris en considération toutes les circonstances, j’adjugerai au défendeur des dépens de 2400 $, frais et débours compris.
VI.
Conclusion
[40] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter la demande avec dépens.
JUGEMENT dans le dossier T-1492-20
LA COUR STATUE :
L’intitulé est modifié de manière à remplacer le ministre du Revenu national par le procureur général du Canada, comme défendeur.
La demande est rejetée, avec dépens en faveur du défendeur.
« Alan S. Diner »
Juge
Traduction certifiée conforme
Sophie Reid-Triantafyllos
ANNEXE A
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1492-20
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INTITULÉ :
|
SEYED ABBAS SHOKOUHI c MINISTRE DU REVENU NATIONAL
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 20 SEPTEMBRE 2021
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
|
LE JUGE DINER
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 2 DÉCEMBRE 2021
|
COMPARUTIONS :
Henri Nahabedian
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Gilles Robert
Marie-France Camiré
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lette & Associés s.e.n.c.r.l. Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
|
POUR LE DÉFENDEUR
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