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Date : 20211124


Dossier : IMM‑4179‑20

Référence : 2021 CF 1287

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2021

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

HACI SETIREKLI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Haci Setirekli, est un citoyen turc qui s’identifie comme un alévi, mais pas comme un Kurde, tandis que sa femme s’identifie comme une Kurde alévie. Ils affirment avoir fui la Turquie parce qu’ils craignaient d’être persécutés en raison de leur foi et de leurs activités de protestation politique. Leurs demandes d’asile, dont celle de leur fille mineure, ont été entendues ensemble par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

[2] La SPR a accepté l’identité du demandeur et de sa femme comme alévi et Kurde alévie, respectivement. La SPR a toutefois émis de nombreuses réserves sur leur crédibilité et a donc conclu que le demandeur et sa femme, de même que leur fille mineure, dont la demande d’asile était fondée sur celles de ses parents, n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La décision de la SPR a été portée en appel. Voir l’annexe A pour les dispositions législatives pertinentes.

[3] La demande d’asile du demandeur a été séparée de celles de sa femme et de sa fille. Son appel a donc été entendu séparément, et a été rejeté par la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[4] Nul ne conteste que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer en l’espèce est celle de la décision raisonnable, puisque la seule question que la Cour doit trancher est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25. Aucune des situations dans lesquelles la présomption peut être réfutée ne s’applique à l’affaire dont je suis saisie (Vavilov, au para 17).

[5] Pour éviter l’intervention de la Cour, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité; il incombe à la partie qui conteste la décision de démontrer que celle‑ci est déraisonnable : Vavilov, aux para 99‑100.

[6] Je suis convaincue que le demandeur s’est acquitté de son fardeau. Pour les motifs détaillés qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable, parce qu’elle manque d’intelligibilité à l’égard d’un nouvel élément de preuve crucial que la SAR a admis. Par conséquent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. La décision contestée

[7] La SAR a établi que la question centrale de l’appel du demandeur était celle de la crédibilité. La SAR a résumé les 24 conclusions défavorables concernant la crédibilité tirées par la SPR à l’égard des déclarations du demandeur et de sa femme. En outre, la SAR a constaté que, bien que la SPR eut reconnu que le demandeur était de foi alévie, elle a conclu que le demandeur n’était pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution ni à une probabilité de subir un préjudice au titre du paragraphe 97(1) en Turquie pour ce seul motif.

[8] Comme l’a fait remarquer la SAR dans sa décision, le demandeur n’a pas présenté de critique précise à l’égard de l’évaluation de sa crédibilité par la SPR : « [L’avocat] soutient [que] [le demandeur] ne fait pas appel des conclusions […] de la SPR proprement dites, mais que la présente demande d’appel se concentre plutôt sur les nouveaux éléments de preuve qui sont survenus après la conclusion des procédures [du demandeur] devant la SPR. » Par conséquent, la SAR a conclu que les conclusions de la SPR n’étaient pas contestées et qu’il n’était pas nécessaire qu’elle propose une analyse de ces conclusions. La SAR a néanmoins examiné les conclusions et les a largement acceptées, à l’exception de deux conclusions concernant le demandeur et de trois concernant sa femme.

[9] Le demandeur a soumis trois documents à titre de nouveaux éléments de preuve pour montrer qu’il a un « profil politique » en Turquie et, donc, pour établir un lien avec le motif des opinions politiques invoqué à l’article 96 de la LIPR. Ces documents étaient les suivants : une lettre de présentation du mandat d’arrestation datée du 18 septembre 2018 [la lettre de présentation]; un document non daté intitulé Report on Execution of Warrant [le rapport sur l’exécution du mandat] qui, à première vue, a été produit après la décision de la SPR; et une lettre de l’avocat du demandeur en Turquie datée du 23 avril 2019 [la lettre de l’avocat].

[10] La SAR a évalué les documents en fonction des exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR et du sous-alinéa 3(3)g)(iii) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257, et a jugé que la lettre d’accompagnement était exclue à titre de nouvel élément de preuve parce qu’elle antérieure à la date de la décision de la SPR et que le demandeur n’avait pas expliqué pourquoi il ne l’avait pas présentée à la SPR.

[11] La SAR a conclu que le « rapport sur l’exécution du mandat » était pleinement admissible. Le rapport décrit un mandat délivré contre Haci SATIREKLI [sic] [traduction] « concernant l’accusation d’avoir participé à une manifestation non autorisée et d’avoir protesté contre le gouvernement », ainsi qu’une tentative ratée le 20 mars 2019 pour localiser et appréhender la personne visée par le mandat à l’adresse inscrite au dossier. Selon le rapport, lorsque les policiers ont frappé à la porte, une personne s’est identifiée comme étant Fatey SATIREKLI [sic] et a déclaré que la personne visée par le mandat était son fils qui se trouvait au Canada à ce moment‑là.

[12] La lettre de l’avocat a été jugée admissible, mais uniquement en ce qui concerne la conversation dans laquelle la mère du demandeur avait confirmé à l’avocat la visite du 20 mars 2019 des policiers, qui étaient à la recherche du demandeur. Le fait que la partie admissible de la lettre de l’avocat concernait des propos de la mère du demandeur, plutôt que l’expérience ou l’observation de l’avocat, a quelque peu affaibli sa valeur probante.

[13] Après avoir apprécié les conclusions non contestées de la SPR en matière de crédibilité (auxquelles la SAR a souscrit) en regard des nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur et jugés admissibles, la SAR a conclu que le demandeur manquait de crédibilité de façon générale. La SAR a également conclu que les nouveaux éléments de preuve ne soulevaient aucune question importante et a, par conséquent, rejeté la demande d’audience du demandeur en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR.

III. Analyse

[14] Je suis d’avis que le traitement par la SAR du rapport sur l’exécution du mandat est l’élément déterminant en l’espèce. Bien que le rapport ne soit pas daté, la SAR a reconnu qu’il faisait référence aux policiers qui avaient rendu visite à la mère du demandeur le 20 mars 2019 et que, par conséquent, l’information était survenue après le rejet de la demande d’asile du demandeur par la SPR. La SAR a également conclu que le rapport répondait aux critères de nouveauté et de pertinence. Fait important, la SAR a mentionné qu’elle n’avait « aucune raison de conclure qu[e] [le demandeur] manqu[ait] de crédibilité » et qu’elle allait examiner « ce document, et l’incidence qu’il a sur la présente affaire, [lorsqu’elle] soupèser[ait] la crédibilité générale [du demandeur], ci‑dessous ».

[15] La SAR a déclaré qu’après avoir soupesé les conclusions non contestées sur la crédibilité tirées par la SPR (auxquelles elle a souscrit) en regard des documents justificatifs du demandeur, elle a conclu que le demandeur manquait de crédibilité de façon générale. En dépit de sa conclusion selon laquelle le rapport sur l’exécution du mandat était crédible, nouveau et pertinent, la SAR n’a cependant proposé aucun examen de ce nouvel élément de preuve et ne lui a attribué aucun poids, contrairement à la lettre de l’avocat. La SAR ne donne aucune indication sur la manière dont elle a finalement tenu compte du rapport avant de l’écarter à la lumière des conclusions sur la crédibilité qu’elle a acceptées. Avant de conclure que le demandeur manquait de crédibilité de façon générale, il incombait à la SAR de tenir compte de cet élément de preuve, d’autant plus que, à première vue, le document est pertinent quant à la question de la crédibilité du demandeur : Tshibola Kabongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 313 au para 11. À mon avis, « l’erreur consiste à avoir fait passer la conclusion avant la preuve » : Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 aux para 20 et 22.

[16] En d’autres termes, je conclus que, en dépit du fait qu’elle avait précisé qu’elle le ferait, la SAR n’a pas « [examiné] ce document, et l’incidence qu’il a sur la présente affaire, [lorsqu’elle] [a soupesé] la crédibilité générale [du demandeur] », puisqu’elle a commis l’erreur de confirmer la décision de la SPR sans procéder à son propre examen indépendant judicieux du rapport sur l’exécution du mandat admis en preuve : Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145 au para 125. À mon avis, la SAR devait justifier sa conclusion, eu égard aux éléments de preuve admis, en présentant ses motifs de manière transparente et intelligible et en tenant compte du dossier dans son ensemble et des contraintes juridiques applicables. Étant donné que les motifs ne comportent pas un tel examen du rapport sur l’exécution du mandat, je conclus que la décision est déraisonnable.

IV. Conclusion

[17] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision de la SAR est annulée et l’affaire sera renvoyée à un décideur différent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[18] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4179‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est accueillie.

  2. La décision rendue par la Section d’appel des réfugiés le 11 août 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un décideur différent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert

Annexe A : Dispositions pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27

Notions d’asile, de réfugié et de personne à protéger

Refugee Protection, Convention Refugees and Persons in Need of Protection

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Personne à protéger

Person in need of protection

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

Réfugiés et personnes à protéger

Refugee Protection

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

110(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

[…]

110(6) La section peut tenir une audience si elle estime qu’il existe des éléments de preuve documentaire visés au paragraphe (3) qui, à la fois :

a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile;

c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

110(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

110(6) The Refugee Appeal Division may hold a hearing if, in its opinion, there is documentary evidence referred to in subsection (3)

(a) that raises a serious issue with respect to the credibility of the person who is the subject of the appeal;

(b) that is central to the decision with respect to the refugee protection claim; and

(c) that, if accepted, would justify allowing or rejecting the refugee protection claim.

Règles de la Section d’appel des réfugiés (DORS/2012‑257)

Refugee Appeal Division Rules (SOR/2012-257)

Interjeter et mettre en état un appel

Filing and Perfecting an Appeal

Contenu du dossier de l’appelant

Content of appellant’s record

3(3) Le dossier de l’appelant comporte les documents ci‑après, sur des pages numérotées consécutivement, dans l’ordre qui suit :

[…]

g) un mémoire qui inclut des observations complètes et détaillées concernant :

[…]

(iii) la façon dont les éléments de preuve documentaire visés à l’alinéa e) sont conformes aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi et la façon dont ils sont liés à l’appelant […]

3(3) The appellant’s record must contain the following documents, on consecutively numbered pages, in the following order:

(g) a memorandum that includes full and detailed submissions regarding

(iii) how any documentary evidence referred to in paragraph (e) meets the requirements of subsection 110(4) of the Act and how that evidence relates to the appellant,

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4179‑20

 

INTITULÉ :

HACI SETIREKLI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Michael Crane

 

Pour le demandeur

 

Kevin Spykerman

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Luyt Clifford LLP

160, Delaware Ave

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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