Date : 20210726
Dossier : T-594-21
Référence : 2021 CF 789
[TRADUCTION FRANÇAISE]
St. John’s (Terre‑Neuve‑et‑Labrador), le 26 juillet 2021
En présence de madame la juge Heneghan
ACTION RÉELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ
|
ENTRE :
|
DAVY GLOBAL FUND MANAGEMENT LIMITED
|
demanderesse
|
ET
|
MICHELE BOTTIGLIERI ARMATORE S.p.A
et
LE NAVIRE MBA GIUSEPPE
et
LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE MBA GIUSEPPE ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR CE NAVIRE
|
défendeurs
|
MOTIFS ET ORDONNANCE
I.
INTRODUCTION
[1]
Par une déclaration déposée le 9 avril 2021, Davy Global Fund Management Ltd. (la demanderesse) a introduit une action contre Michele Bottiglieri Armatore S.p.A. (la société défenderesse), les propriétaires du navire MBA GIUSEPPE et toutes les autres personnes ayant un droit sur ce navire, ainsi qu’une action réelle contre le navire MBA GIUSEPPE (le navire défendeur), (collectivement les défendeurs).
[2]
Dans sa déclaration, la demanderesse allègue être titulaire d’une hypothèque consentie par Banco di Napoli S.p.A., maintenant appelée Intesa San Paolo S.p.A. (Intesa), à la société défenderesse le ou vers le 27 mai 2010, afin de garantir un prêt destiné au financement de l’acquisition du navire défendeur, lequel était alors en construction.
[3]
La demanderesse soutient en outre que les paiements au titre de l’hypothèque grevant le navire défendeur sont en retard et que l’arriéré s’élevait à 14 735 730,38 $US en date du 31 mars 2021. Elle sollicite une ordonnance en vue de l’évaluation et de la vente du navire défendeur, afin de régler sa réclamation de même que les intérêts et les dépens.
[4]
Le 9 avril 2021, un mandat de saisie a été décerné à l’égard du navire défendeur. Selon l’affidavit de M. Jean Légaré, huissier des services judiciaires, le navire défendeur a été saisi au port de Québec le 9 avril 2021. La déclaration a été signifiée au navire défendeur le même jour.
[5]
Les défendeurs ont déposé leur défense le 10 mai 2021. De manière générale, ils nient l’arriéré de paiements hypothécaires. Ils allèguent que la présente action est dénuée de fondement et que rien ne justifie la saisie du navire défendeur.
[6]
De même, les défendeurs renvoient à une loi d’application générale en Italie, le décret‑loi italien no 18 (le décret Cura Italia), qui, selon eux, accorde un moratoire sur le paiement des dettes. Initialement, le moratoire devait demeurer en vigueur jusqu’au 30 septembre 2020, mais il a par la suite été prorogé jusqu’au 30 juin 2021.
[7]
Les défendeurs cherchent à obtenir la mainlevée de la saisie du navire défendeur, sans garantie d’exécution, et la suspension définitive de l’instance. À titre subsidiaire, ils demandent le rejet de l’action de la demanderesse, sous réserve de leur droit de réclamer des dommages‑intérêts pour saisie illégale.
[8]
Par avis de requête daté du 14 mai 2021, les défendeurs sollicitent une ordonnance visant les réparations suivantes :
[traduction]
a) autoriser le représentant étranger à intervenir dans la présente instance pour lui permettre d’étayer et/ou de présenter la requête relative à la suspension d’instance et à la mainlevée de la saisie du navire;
b) suspendre toutes les procédures en l’espèce à toutes fins que de droit et donner mainlevée de la saisie du navire MBA GIUSEPPE sans garantie d’exécution, le tout avec dépens.
II.
LE CONTEXTE
[9]
Les détails suivants sont tirés des actes de procédure déposés par les parties, ainsi que des affidavits produits relativement à la requête des défendeurs. Certains affidavits portent sur des questions de fait, tandis que d’autres offrent une preuve sous forme d’opinion au sujet des lois italiennes en matière de restructuration et de faillite, du moratoire accordé aux termes du décret Cura Italia et des effets d’une vente judiciaire du navire défendeur.
[10]
La demanderesse est une personne morale dont les activités intéressent la gestion d’actifs pour le compte d’investisseurs publics et privés dans toute l’Europe.
[11]
La société défenderesse est une société privée qui, à toutes les époques pertinentes, était propriétaire du navire défendeur. Ce dernier fait l’objet d’une hypothèque dont la demanderesse est maintenant titulaire.
[12]
Les défendeurs ont déposé quatre affidavits souscrits par M. Michele Bottiglieri, le principal actionnaire de la société défenderesse. Les affidavits ont été souscrits le 12 mai 2021, le 13 mai 2021, le 14 mai 2021 et le 27 mai 2021.
[13]
Dans son premier affidavit, M. Bottiglieri donne des détails relatifs au navire défendeur, à son acquisition, aux faits qui ont mené et ont fait suite à la saisie du navire, y compris l’instance introduite en Italie sous le régime de la législation italienne sur la faillite, ainsi qu’à l’ordonnance de reconnaissance rendue par la Cour supérieure du Québec sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, LRC 1985, c C‑36 (la LACC). M. Bottiglieri renvoie à un certain nombre de pièces jointes à son affidavit.
[14]
Dans cet affidavit, M. Bottiglieri nie que la demanderesse ait eu des discussions avec la société défenderesse en vue de conclure un arrangement de restructuration. Il déclare que la défenderesse a saisi le navire sans avertissement préalable. Il renvoie à l’instance introduite en Italie sous le régime de la législation italienne sur la faillite ainsi qu’à l’ordonnance de reconnaissance que la société défenderesse a obtenue de la Cour supérieure du Québec.
[15]
Monsieur Bottiglieri déclare également que la société défenderesse subira un préjudice irréparable si le navire ne fait pas l’objet d’une mainlevée de la saisie sans garantie d’exécution.
[16]
Dans son deuxième affidavit, M. Bottiglieri met à jour les sommes énumérées dans la requête présentée par la société défenderesse afin d’obtenir l’autorisation de conclure un concordat de remise. Il joint également un certain nombre d’articles de presse concernant l’acquisition de la dette d’Intesa par un tiers.
[17]
Dans son troisième affidavit, M. Bottiglieri renvoie à une lettre dans laquelle une autre partie à l’entente de restructuration affirme qu’elle se conformerait à l’ordonnance de la Cour de Naples. Une copie de cette lettre est jointe comme pièce à cet affidavit.
[18]
Dans son quatrième affidavit, M. Bottiglieri prétend réfuter certaines allégations de fait énoncées dans l’affidavit de M. Berrigan et fournir des renseignements sur les instances judiciaires se déroulant alors en Italie.
[19]
Plus précisément, M. Bottiglieri déclare qu’un bref d’assignation délivré pour le compte de la demanderesse et de FiNav a été signifié à la société défenderesse le 19 mai 2021 afin qu’elle comparaisse devant le tribunal de Naples.
[20]
Monsieur Bottiglieri déclare que la demanderesse demande au tribunal italien, d’une part, de déclarer qu’elle ou FiNav a le droit de présenter une réclamation fondée sur l’hypothèque et, d’autre part, de rendre un jugement déclaratoire quant à la somme due en date du 14 avril 2021.
[21]
M. Bottiglieri déclare en outre qu’il a donné instruction à ses avocats de faire valoir que, compte tenu du décret Cura Italia, aucune somme n’était exigible en date du 14 avril 2021.
[22]
Les défendeurs ont également déposé deux affidavits souscrits le 13 mai 2021 et le 21 mai 2021 par Me Bruno Inzitari, avocat italien exerçant dans les domaines du droit commercial, de l’insolvabilité et de la restructuration. Ces affidavits offrent une preuve sous forme d’opinion, laquelle sera examinée plus loin.
[23]
La demanderesse a déposé l’affidavit souscrit le 21 mai 2021 par M. Tom Berrigan, celui souscrit à la même date par Me Giorgio Berlingieri, celui souscrit aussi à la même date par Me Luca Magrini et, enfin, celui souscrit le 28 mai 2021 par Me Flavio Rocchio. Dans la mesure où Me Berlingieri et Me Magrini présentent aussi une preuve sous forme d’opinion, ces affidavits seront également examinés plus loin.
[24]
Monsieur Berrigan est directeur général de la demanderesse. Il dépose au sujet des circonstances ayant donné lieu à la dette de la société défenderesse et à la décision de la demanderesse d’intenter des poursuites fondées sur l’hypothèque grevant le navire.
[25]
Me Berlingieri exerce le droit maritime à Gênes. Il possède une vaste expérience dans ce domaine, notamment à titre de président de l’Association italienne de droit maritime et d’ancien premier vice‑président du Comité maritime international. Dans son affidavit, Me Berlingieri traite de la vente d’un navire par le titulaire d’une hypothèque en droit italien et il se penche sur les avantages et les inconvénients de la vente d’un navire dans le cadre d’une instance en matière d’insolvabilité.
[26]
Avocat italien spécialisé en restructuration et en insolvabilité, Me Magrini possède une grande expérience en matière de restructuration dans le domaine du transport. Son cabinet d’avocats représente la demanderesse en sa qualité de société de gestion du fonds propriétaire de réclamations contre la société défenderesse.
[27]
L’affidavit de Me Flavio Rocchio a été présenté par la demanderesse en réponse au quatrième affidavit de M. Bottiglieri. Me Rocchio fournit également une brève preuve sous forme d’opinion concernant les effets de l’introduction d’une instance en Italie par Davy le 19 mai 2021.
[28]
Me Rocchio est avocat et il enseigne à l’Université catholique du Sacré-Cœur. Il représente la demanderesse dans l’instance introduite devant la Cour de Naples le 19 mai 2021.
[29]
Me Rocchio déclare que cette instance vise certaines garanties personnelles données par M. Bottiglieri et son épouse, afin de garantir les obligations contractées par la société défenderesse au titre de l’hypothèque. Il déclare en outre que, selon l’article 1957 du Code civil italien, les garanties étaient assujetties à un délai de prescription de six mois suivant l’expiration de l’entente de restructuration. Ainsi, l’instance a été introduite afin de protéger les droits de la demanderesse relativement aux garanties.
[30]
Me Rocchio précise également que l’instance devant la Cour de Naples est une action personnelle, tandis que l’instance introduite au Canada est une action réelle.
[31]
Le navire défendeur a été construit en 2010 et il est immatriculé au port de Naples, en Italie.
[32]
Le ou vers le 27 mai 2010, Intesa a consenti à la société défenderesse un prêt d’une somme maximale de 22 500 000 $US, pour l’acquisition du navire défendeur.
[33]
Selon le contrat de prêt, le navire défendeur était l’objet d’une hypothèque maritime en faveur d’Intesa pour une somme de 45 000 000 $US. L’hypothèque a été inscrite dans le registre du transport international de la garde côtière de Naples le ou vers le 25 juin 2010.
[34]
À la suite de la crise financière de 2008, la société défenderesse a pris des dispositions pour restructurer ses dettes. Le 13 novembre 2018, elle a conclu une [traduction] « entente de restructuration »
avec ses prêteurs. Selon cette entente, un certain nombre de conditions afférentes à des prêts antérieurement consentis à la société ont été modifiées, dont certaines conditions du contrat de prêt.
[35]
Le ou vers le 11 juillet 2019, la demanderesse a acquis les droits qu’Intesa détenait dans l’hypothèque.
[36]
Le 17 mars 2020, le gouvernement italien a publié le décret Cura Italia, lequel a eu pour effet de suspendre, en raison de la pandémie de COVID‑19, les obligations de remboursement de certaines sociétés admissibles.
[37]
La société défenderesse a affirmé qu’elle pouvait se prévaloir du moratoire sur les paiements conformément au décret Cura Italia. Le 19 mars 2020, elle a donc fait signifier à ses créanciers une demande au titre du moratoire sur les paiements avec effet jusqu’au 31 décembre 2020, alors que, selon le décret Cura Italia, le moratoire était en vigueur jusqu’au 30 septembre 2020 seulement.
[38]
La société défenderesse reconnaît avoir effectué des paiements sur le prêt hypothécaire jusqu’au 16 mars 2020.
[39]
En avril 2020, la demanderesse et la société défenderesse ont entamé des négociations visant la conclusion d’une entente de restructuration consensuelle, afin de permettre à la société défenderesse de payer ses créanciers. La société défenderesse a soumis un certain nombre de propositions, lesquelles ont été rejetées par la demanderesse, parce qu’elles semblaient favoriser les paiements aux détenteurs d’actions de la société défenderesse, au détriment de ses créanciers.
[40]
Le ou vers le 23 octobre 2020, en raison du défaut continu de paiement par la société défenderesse, la demanderesse a donné à cette dernière un avis de résiliation de [traduction] l’« entente de restructuration »
. Par conséquent, l’intégralité de la dette impayée à la demanderesse est devenue due et payable.
[41]
Après l’introduction de la présente action le 9 avril 2021 et la signification de la déclaration ainsi que du mandat de saisie visant le navire défendeur, la société défenderesse a introduit une instance devant la Cour de Naples, septième section (la Cour de Naples), afin d’obtenir l’autorisation de conclure un concordat de remise, aux termes du sixième paragraphe de l’article 161 de la loi italienne sur la faillite.
[42]
Le 28 avril 2021, la Cour de Naples a rendu une ordonnance autorisant la société défenderesse à conclure un concordat de remise. Cette ordonnance prévoit notamment ce qui suit :
[traduction]
a) accorde à la société défenderesse une période de 120 jours pour présenter une proposition de concordat de remise ou une demande d’approbation des ententes de restructuration de la dette;
b) nomme un commissaire judiciaire chargé de surveiller les activités de la société défenderesse;
c) interdit à la société défenderesse de se livrer à des « actes d’administration exceptionnels » jusqu’à l’expiration du délai fixé, « sauf s’ils sont autorisés par la Cour, et uniquement si leur caractère urgent et utile est établi par la preuve et justifié »;
d) interdit à la société défenderesse de payer des créances antérieures.
[43]
Le ou vers le 7 mai 2021, la société défenderesse a présenté à la Cour supérieure du Québec, siégeant à Montréal, une demande fondée sur l’article 46 de la LACC, afin que l’instance en restructuration introduite en Italie soit reconnue comme « instance étrangère principale »
. La demanderesse a contesté cette demande.
[44]
Le même jour, soit le 7 mai 2021, la Cour supérieure du Québec, siégeant en tant que tribunal saisi de l’affaire sous le régime de la LACC, a rendu une ordonnance reconnaissant l’instance introduite devant la Cour de Naples le 13 avril 2021 comme « instance étrangère principale »
, conformément aux dispositions de la LACC (l’ordonnance de reconnaissance).
[45]
L’ordonnance de reconnaissance rendue le 7 mai 2021 comporte notamment les dispositions suivantes :
[traduction]
[9] SUSPEND les mesures suivantes, Y SURSOIT OU LES INTERDIT, jusqu’à ce que la Cour ordonne autrement :
a) toute procédure qui est ou pourrait être intentée contre la débitrice italienne sous le régime de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c B‑3;
b) la continuation de toute action, poursuite ou autre procédure contre la débitrice italienne;
c) l’introduction de toute action, poursuite ou autre procédure contre la débitrice italienne;
[10] DÉCLARE que la présente ordonnance ne s’applique pas à l’instance relative au navire dont la Cour fédérale est saisie, sauf si, et dans la mesure où, la Cour fédérale en décide autrement dans l’exercice de sa compétence et de son pouvoir discrétionnaire;
[11] AUTORISE le représentant étranger à intenter ou continuer toute action, poursuite ou autre procédure, de même qu’à comparaître, présenter une défense ou intervenir dans une instance, afin de faire respecter les droits relatifs aux biens de la débitrice italienne qui se trouvent au Canada, notamment pour présenter une demande à la Cour fédérale afin d’obtenir la mainlevée de la saisie du navire ou toute autre réparation que la Cour fédérale pourra accorder, dans l’exercice de la compétence et du pouvoir discrétionnaire qui lui sont conférés;
[12] DÉCLARE que l’ordonnance reconnaissant l’instance introduite en Italie et toute autre ordonnance rendue dans le cadre de la présente instance s’appliquent intégralement dans toutes les provinces et tous les territoires au Canada;
[13] SOLLICITE l’aide et la reconnaissance de tout tribunal judiciaire ou administratif, ainsi que de tout organisme administratif ou de réglementation, ayant compétence au Canada, y compris la Cour fédérale, afin de donner effet à l’ordonnance reconnaissant l’instance introduite en Italie et d’aider la débitrice italienne, le représentant étranger et leurs avocats ou mandataires respectifs à exécuter les modalités qui y sont prévues […]
III.
LA PREUVE SOUS FORME D’OPINION
[46]
Comme il est mentionné plus haut, les parties ont également déposé une preuve sous forme d’opinion.
[47]
Les défendeurs ont produit une preuve sous forme d’opinion au moyen d’affidavits souscrits par Me Bruno Inzitari, avocat italien exerçant dans les domaines du droit commercial, de l’insolvabilité et de la restructuration des sociétés.
[48]
Selon ses affidavits, Me Inzitari est membre de la commission ministérielle sur la réforme du droit de la faillite en Italie. Il est en outre professeur titulaire aux instituts de droit privé de l’Université de Milan‑Bicocca, à Milan.
[49]
Dans son premier affidavit, qu’il a souscrit le 13 mai 2021, Me Inzitari exprime l’opinion que la société défenderesse peut se prévaloir du moratoire établi par le décret Cura Italia pour reporter les paiements relatifs à ses prêts.
[50]
Me Inzitari formule également des observations sur l’objet visé par les instances en restructuration. Il exprime l’opinion que la demanderesse doit respecter les conséquences, pour la société défenderesse, de l’application du droit italien. En résumé, selon lui, la suspension accordée par la Cour de Naples s’applique à la poursuite de l’action que la demanderesse a intentée au Canada.
[51]
Me Inzitari signale que le siège social de la demanderesse est situé en Irlande et que, selon un règlement de l’Union européenne, la demanderesse est assujettie à l’ordonnance rendue par la Cour de Naples. Il est aussi d’avis qu’il serait illégal pour la société défenderesse, à la lumière de l’ordonnance prononcée par ce tribunal, de donner une garantie d’exécution pour obtenir la mainlevée de la saisie du navire défendeur.
[52]
Cette ordonnance interdit le paiement de [traduction] « dettes antérieures »
et oblige la société défenderesse à obtenir l’autorisation de la Cour de Naples avant de se livrer à des [traduction] « actes d’administration exceptionnels »
. Compte tenu du libellé clair de l’ordonnance, Me Inzitari estime qu’il serait hautement improbable que la Cour de Naples accorde une telle autorisation.
[53]
De son côté, la demanderesse a déposé une preuve sous forme d’opinion au moyen des affidavits de M. Berrigan, de Me Berlingieri, de Me Magrini et de Me Rocchio.
[54]
Me Berlingieri exprime l’opinion que la clause attributive de compétence prévue dans le contrat de prêt ne s’applique pas à la saisie du navire défendeur au Canada, puisque le titulaire de l’hypothèque doit comparaître devant le tribunal de l’endroit où le navire est situé. Il est également d’avis que la mainlevée de la saisie dont le navire défendeur fait l’objet serait extrêmement préjudiciable à la demanderesse, car elle exposerait cette dernière au risque de ne pas obtenir paiement de sa réclamation.
[55]
Selon Me Magrini, la société défenderesse ne peut se prévaloir du moratoire sur le paiement des dettes prévu par le décret Cura Italia, parce qu’elle ne satisfait pas aux deux exigences applicables pour bénéficier d’un tel allégement.
[56]
Suivant Me Magrini, le décret Cura Italia exige qu’un débiteur cherchant à bénéficier du moratoire sur le paiement des dettes remplisse deux conditions. Premièrement, il doit s’agir d’une petite ou moyenne entreprise dont le siège est établi en Italie et qui n’est pas exposée à un risque de crédit lié à des prêts qualifiés de [traduction] « non productifs »
. Deuxièmement, le débiteur doit présenter par écrit à ses prêteurs une demande au titre du moratoire et certifier lui‑même le fait qu’il a éprouvé un problème de liquidité temporaire, directement causé par la pandémie de COVID‑19.
[57]
Me Magrini se dit d’avis que la société défenderesse ne satisfait pas à la définition [traduction] d’« exposition liée à des prêts non productifs »
au sens donné à cette expression dans le règlement applicable de l’Union européenne et qu’elle a, de plus, omis de produire l’autocertification requise.
[58]
En outre, de l’avis de Me Magrini, les clauses d’élection de for en faveur de l’Italie énoncées dans l’entente de transfert des demandes et dans l’entente de restructuration ne s’appliquent pas en l’espèce.
[59]
L’entente de transfert des demandes a été conclue entre la demanderesse et Intesa, mais la société défenderesse n’y est pas partie. Quoi qu’il en soit, la demanderesse n’a pas introduit [traduction] « la présente affaire »
sur le fondement de l’entente de restructuration, laquelle a de toute façon été résiliée, selon l’avis exprimé par Me Magrini.
[60]
Enfin, Me Magrini déclare qu’il n’existe aucun autre privilège maritime ayant priorité sur la réclamation de la demanderesse.
IV.
LES OBSERVATIONS DES PARTIES
A.
Les observations des défendeurs
[61]
Les défendeurs sollicitent les réparations suivantes dans leur requête :
[traduction]
La requête vise à obtenir une ordonnance portant ce qui suit :
a) autoriser le représentant étranger à intervenir dans la présente instance pour lui permettre d’étayer et/ou de présenter la requête relative à la suspension d’instance et à la mainlevée de la saisie du navire;
b) suspendre toutes les procédures en l’espèce à toutes fins que de droit et donner mainlevée de la saisie du navire MBA GIUSEPPE sans garantie d’exécution, le tout avec dépens.
[62]
Les défendeurs ont présenté une requête pour que M. Bottiglieri obtienne la qualité d’intervenant, conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), de sorte qu’il puisse continuer à agir comme [traduction] « représentant »
de la société défenderesse, pour les besoins de l’instance devant la Cour de Naples.
[63]
Les défendeurs font valoir que, suivant la clause attributive de compétence prévue dans l’entente de restructuration, tous les différends relatifs à l’hypothèque doivent être tranchés par la Cour de Naples.
[64]
Les défendeurs soutiennent aussi que les paiements de la dette hypothécaire ne sont pas en retard et que cette dette ne peut tout simplement pas être acquittée pour le moment, en raison de l’application des dispositions du [traduction] « décret Cura Italia »
, lequel a été adopté par le gouvernement italien le 17 mars 2020, par suite de la pandémie de COVID‑19. Selon Me Inzitari, ce texte législatif a pour effet d’interdire le paiement des dettes pendant une période donnée.
[65]
Enfin, les défendeurs plaident que l’ordonnance rendue par la Cour de Naples le 28 avril 2021 a pour effet d’interdire à la société défenderesse de se livrer à des actes d’administration exceptionnels et de faire des paiements à des créanciers antérieurs. Ils plaident également que cette ordonnance interdit aux créanciers d’entreprendre ou de poursuivre des mesures d’exécution et de prévention contre les actifs des défendeurs.
[66]
Ils soutiennent en outre que la reconnaissance de cette ordonnance par la Cour supérieure du Québec le 7 mai 2021 signifie que la suspension d’instance s’applique également au Canada et que notre Cour devrait reconnaître cette suspension dans l’intérêt du principe de courtoisie.
B.
Les observations de la demanderesse
[67]
La demanderesse conteste la requête en intervention, au motif que cette intervention n’est pas nécessaire. Elle s’oppose en outre à la mainlevée de la saisie du navire défendeur sans garantie d’exécution, au motif que cette réparation n’est accordée que dans des circonstances exceptionnelles, qui n’existent pas en l’espèce.
[68]
La demanderesse fait valoir que les défendeurs ne peuvent invoquer un moyen fondé sur la compétence après avoir déposé une défense pour le compte de tous les défendeurs, y compris les propriétaires du navire défendeur. Elle soutient que les défendeurs, en procédant ainsi, ont acquiescé à la compétence de notre Cour.
[69]
La demanderesse s’appuie sur l’affidavit de Me Magrini pour soutenir que la société défenderesse ne peut se prévaloir de la protection offerte par le décret Cura Italia. Elle fait valoir qu’il s’agit d’une question devant être tranchée par une cour de justice, en raison du fait que le moratoire ne s’applique pas de manière automatique.
[70]
En outre, la demanderesse soutient que la société défenderesse a invoqué l’instance en matière d’insolvabilité devant la Cour de Naples afin d’éviter de fournir une garantie d’exécution pour la mainlevée de la saisie du navire défendeur, après la saisie de celui‑ci dans le port de Québec.
[71]
La demanderesse soutient aussi que la société défenderesse n’a pas démontré qu’elle était réellement insolvable ou qu’elle faisait face à de quelconques difficultés financières. Elle signale que la société défenderesse a présenté une preuve contradictoire, qu’elle honore ses obligations en matière de commerce lorsqu’elles deviennent exigibles, en plus de continuer d’exploiter ses navires et de recouvrer les frais de transport et les loyers.
[72]
Quant à l’ordonnance de reconnaissance rendue par la Cour supérieure du Québec, la demanderesse fait valoir que celle‑ci n’a aucun pouvoir discrétionnaire, à la lumière des dispositions de la LACC, quant à la reconnaissance de l’ordonnance prononcée par la Cour de Naples.
[73]
Troisièmement, la demanderesse fait valoir que notre Cour n’est pas tenue d’accéder à la demande d’aide formulée dans l’ordonnance de reconnaissance. Elle soutient que la requête des défendeurs visant à obtenir une suspension d’instance est régie par l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, et que cette disposition confère un pouvoir discrétionnaire à la Cour.
[74]
Selon la demanderesse, les arrêts Holt Cargo Systems Inc c ABC Containerline NV (Syndics de), [2001] 3 RCS 907, et Antwerp Bulkcarriers, NV (Re), [2001] 3 RCS 951, de la Cour suprême du Canada, ainsi que la décision RMI Marine Ltd c Scotia Tide (Navire), 2019 CF 114, rendue plus récemment par notre Cour, établissent le critère applicable pour obtenir une suspension d’instance dans le cadre d’une action réelle au Canada.
V.
ANALYSE ET DÉCISION
A.
La requête en intervention
[75]
La Cour doit d’abord se pencher sur la requête présentée par les défendeurs afin que M. Bottiglieri obtienne la qualité d’intervenant devant la Cour. L’autorisation d’intervenir est régie par l’article 109 des Règles, lequel est ainsi libellé :
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
[76]
Dans l’arrêt Rothmans, Benson & Hedges Inc c Canada (Procureur général), [1990] 1 CF 90, la Cour d’appel fédérale a exposé de la façon suivante le critère applicable en matière de requête relative à la qualité d’intervenant :
1) La personne qui se propose d’intervenir est‑elle directement touchée par l’issue du litige?
2) Y a‑t‑il une question qui est de la compétence des tribunaux ainsi qu’un véritable intérêt public?
3) S’agit‑il d’un cas où il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour?
4) La position de la personne qui se propose d’intervenir est‑elle défendue adéquatement par l’une des parties au litige?
5) L’intérêt de la justice sera‑t‑il mieux servi si l’intervention demandée est autorisée?
6) La Cour peut‑elle entendre l’affaire et statuer sur le fond sans autoriser l’intervention?
[77]
Monsieur Bottiglieri est le principal actionnaire de la société défenderesse. Il agit comme le [traduction] « représentant désigné »
pour les besoins de l’instance en restructuration introduite en Italie sous le régime de la législation sur la faillite de ce pays. Dans l’ordonnance de reconnaissance qu’elle a rendue le 7 mai 2021, la Cour supérieure du Québec a reconnu M. Bottiglieri à titre de [traduction] « représentant étranger »
.
[78]
En qualité de représentant désigné pour les besoins de n’importe quelle instance en matière d’insolvabilité introduite en Italie, comme il est reconnu au Canada aux termes de l’ordonnance de reconnaissance, M. Bottiglieri pourrait devoir fournir certains renseignements aux tribunaux italiens saisis de ces instances.
[79]
Toutefois, aucun élément de preuve ne démontre que M. Bottiglieri est « directement touché »
par le déroulement de la présente action, qui vise le recouvrement d’une créance hypothécaire à l’égard de laquelle les paiements sont en souffrance.
[80]
À mon avis, bien qu’il existe une question relevant de la compétence des tribunaux, à savoir l’état de la créance hypothécaire et le montant de celle‑ci, la présente action ne soulève aucun « intérêt public »
.
[81]
En ce qui concerne le troisième volet du critère établi dans l’arrêt Rothmans, précité, il existe d’autres moyens raisonnables de soumettre la question des intérêts de la société défenderesse à la Cour. La société défenderesse a déposé une défense à titre de propriétaire du navire défendeur. La personne qui se propose d’intervenir est le principal actionnaire de cette entité.
[82]
La qualité d’actionnaire de la société défenderesse de M. Bottiglieri satisfait au quatrième volet du critère énoncé dans l’arrêt Rothmans, précité. Sa thèse, à titre de personne qui se propose d’intervenir, est adéquatement représentée et défendue par la société défenderesse.
[83]
Quant au cinquième volet, je suis convaincue que l’intérêt de la justice ne nécessite pas la participation de la personne qui se propose d’intervenir. L’intérêt de la justice sera adéquatement servi par la participation de la société défenderesse.
[84]
Enfin, la Cour peut statuer sur le fond de la requête dont elle est saisie sans qu’il soit nécessaire d’accorder la qualité de partie à la personne qui se propose d’intervenir.
[85]
Je prends acte du récent arrêt Gordillo c Canada (Procureur général), 2020 CAF 198, dans lequel la Cour d’appel fédérale a reformulé, au paragraphe 10, le sixième volet du critère énoncé dans l’arrêt Rothmans, précité :
[…] La question n’est pas de savoir si la présence de l’intervenant est nécessaire à l’instance, mais plutôt si l’intervenant fournira à la Cour d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideront à statuer sur l’affaire […]
[86]
À mon avis, la personne qui se propose d’intervenir ne fournira pas « d’autres »
perspectives en ce qui a trait aux questions soulevées dans la requête des défendeurs.
[87]
Par conséquent, la requête en intervention est rejetée.
B.
L’argument relatif à la compétence
[88]
Les défendeurs font valoir que, selon les arrangements contractuels conclus avec la demanderesse, tous les différends relatifs à l’entente de restructuration doivent être tranchés par la Cour de Naples, en Italie, conformément au droit italien.
[89]
Cette observation se fonde sur le principe de la loi du for.
[90]
Comme il est signalé plus haut, la demanderesse soutient que, dès l’instant où ils ont déposé une défense pour le compte de tous les défendeurs, y compris le navire défendeur, les défendeurs ne peuvent plus invoquer la clause attributive de compétence prévue dans l’entente de restructuration. Elle fait valoir que les défendeurs ont acquiescé à la compétence de la Cour.
[91]
En réponse, les défendeurs affirment que, dans leur défense, ils ont contesté la compétence de notre Cour. Ils s’appuient sur l’arrêt Momentous.ca Corp c Canadian American Association of Professional Baseball Ltd, [2012] 1 RCS 359, pour prétendre que, malgré la production d’une défense, ils ont encore la possibilité de contester la compétence. Ils font en outre valoir que, dans leur défense, ils se sont réservé le droit de contester cette compétence.
[92]
Le préambule de la défense est ainsi rédigé :
[traduction]
À titre de défense à la déclaration de la demanderesse déposée le 9 avril 2021, et sous réserve de son droit de présenter une requête en suspension d’instance en faveur du tribunal italien de l’insolvabilité à Naples, en Italie, la défenderesse déclare que […]
[93]
Je ne suis pas convaincue que les défendeurs ont énoncé clairement, dans leur défense, une réserve touchant la compétence. La défense met clairement en cause le bien‑fondé de la déclaration de la demanderesse, qui est une action portant sur le solde dû au titre de l’hypothèque grevant le navire défendeur.
[94]
Selon l’arrêt Van Damme v Gelber (2013), 363 DLR (4th) 250 (CA Ont), une partie acquiesce à la compétence lorsqu’elle comparaît devant le tribunal et met en cause le bien‑fondé de la demande soumise à cette juridiction, au lieu de simplement contester la compétence de ce tribunal.
[95]
Dans la présente affaire, c’est ce qu’ont fait les défendeurs. À mon avis, l’argument relatif à la compétence doit être rejeté.
[96]
La compétence de la Cour n’est pas clairement contestée dans le texte de la défense. Les défendeurs n’invoquent pas expressément une clause attributive de compétence. C’est dans le préambule de la défense que les défendeurs s’approchent le plus d’une contestation de la compétence.
[97]
La demande que la demanderesse présente contre le navire défendeur se fonde sur une hypothèque. Cette demande relève de la compétence de la Cour suivant l’alinéa 22(2)c) de la Loi sur les Cours fédérales, précitée. Le navire défendeur se trouvait dans le ressort de la Cour, à savoir au port de Québec, à Québec.
C.
L’argument fondé sur le décret Curia Italia ou sur la COVID‑19
[98]
L’action introduite contre le navire défendeur a pour objet une hypothèque maritime à l’égard de laquelle il y a des paiements en retard. Les défendeurs invoquent l’article 56 du décret Cura Italia, lequel suspend le paiement des dettes durant la pandémie de COVID‑19, pour plaider que l’hypothèque n’est pas en souffrance.
[99]
Les défendeurs plaident qu’il leur est interdit de faire des paiements hypothécaires en raison de l’application du décret Cura Italia. Par conséquent, il n’y aurait aucun défaut et aucun fondement à l’action de la demanderesse.
[100]
Suivant l’opinion d’expert donnée par Me Magrini, la société défenderesse n’est pas admissible à la protection offerte par ce texte législatif. Je souscris aux observations formulées par la demanderesse suivant lesquelles l’interprétation et l’application du décret Cura Italia en ce qui concerne les défendeurs sont une question de droit qu’il reste à trancher.
[101]
La demanderesse s’appuie sur l’opinion d’expert fournie par Me Magrini pour faire valoir que la société défenderesse ne peut se prévaloir de la protection prévue par ce décret.
[102]
Au Canada, le droit étranger est une question de fait sur laquelle il faut statuer à la lumière de la preuve. Sur ce point, je renvoie au récent arrêt Hapag‑Lloyd AG v Iamgold Corporation, 2021 FCA 110, dans lequel la Cour d’appel fédérale mentionne, au paragraphe 49, que les parties conviennent que le droit étranger doit être mis en preuve comme un fait.
[103]
Dans la présente requête, les parties ont déposé une preuve sous forme d’opinion au moyen d’affidavits. Les auteurs de ces affidavits ont donné leur opinion quant à la signification et à l’effet du décret Cura Italia. Aucune de ces personnes n’a fait l’objet d’un contre‑interrogatoire.
[104]
Compte tenu de cette situation, je conclus que la preuve n’est pas suffisante pour étayer une conclusion quant à l’interprétation du décret Cura Italia et à son application à la question dont je suis saisie, à savoir une requête visant à obtenir la suspension de l’instance en matière réelle introduite au Canada et la mainlevée de la saisie du navire défendeur sans garantie d’exécution.
[105]
Je refuse donc de statuer sur le décret Cura Italia.
D.
L’argument fondé sur l’ordonnance de reconnaissance
[106]
Il reste à trancher la question de la pertinence de l’instance en matière d’insolvabilité introduite devant la Cour de Naples.
[107]
Cette instance devant la Cour de Naples a finalement débouché sur l’ordonnance de reconnaissance rendue par la Cour supérieure du Québec. Les défendeurs plaident que des questions de politique générale touchant la facilitation du commerce et des échanges internationaux, dans le contexte d’un processus de restructuration, commandent que la Cour favorise le déroulement de ce processus, en accordant une suspension de la présente action, même si elle n’est pas strictement tenue de le faire.
[108]
Les défendeurs, s’appuyant sur l’ordonnance de la Cour de Naples, reconnue par l’ordonnance de la Cour supérieure du Québec, font valoir que ces ordonnances ont pour effet de suspendre toute instance introduite contre eux.
[109]
Quant à la demanderesse, elle soutient que, nonobstant l’ordonnance prononcée par la Cour de Naples, la preuve est loin d’établir sans équivoque que la société défenderesse est réellement insolvable. Selon elle, on peut en déduire que l’instance introduite à Naples visait uniquement à faire en sorte que la société défenderesse n’ait pas à fournir une garantie d’exécution pour obtenir la mainlevée de la saisie du navire défendeur effectuée au Canada.
[110]
À mon avis, il n’est pas nécessaire que je me penche sur ces arguments généraux. Dans l’arrêt Holt, précité, une affaire intéressant une faillite dans un ressort étranger et ayant des répercussions internationales, la Cour suprême du Canada a confirmé le droit de la Cour fédérale d’agir conformément à sa compétence en matière réelle. Dans cet arrêt, le syndic de faillite belge sollicitait la suspension de l’instance introduite devant la Cour fédérale, au sujet d’un navire saisi dans le cadre d’une instance en matière réelle et finalement vendu.
[111]
Je fais remarquer que l’ordonnance de reconnaissance exclut expressément notre Cour et la présente action de son champ d’application, bien que l’aide de notre Cour y soit sollicitée pour lui donner effet, y compris une aide aux défendeurs et à leurs avocats et mandataires respectifs dans l’exécution des modalités qui y sont prévues. De façon générale, le principe de courtoisie incite les tribunaux à reconnaître et à exécuter les ordonnances d’un autre tribunal, mais cette reconnaissance n’est pas automatique.
[112]
Je renvoie à l’arrêt Morguard Investments Ltd c De Savoye, [1990] 3 RCS 1077, dans lequel on cite les motifs concordants formulés par le juge Estey dans l’arrêt Spencer c R., [1985] 2 RCS 278 à la p 283, où il souscrit au passage suivant de l’arrêt Hilton v Guyot, 159 US 113 (1985) à la p 163 :
[traduction]
La « courtoisie » au sens juridique n’est ni une question d’obligation absolue d’une part ni de simple politesse et de bonne volonté de l’autre. Mais c’est la reconnaissance qu’une nation accorde sur son territoire aux actes législatifs, exécutifs ou judiciaires d’une autre nation, compte tenu à la fois des obligations et des convenances internationales et des droits de ses propres citoyens ou des autres personnes qui sont sous la protection de ses lois […]
[113]
Selon moi, la Cour n’est pas tenue de suivre les ordonnances rendues par la Cour de Naples et la Cour supérieure du Québec, siégeant en tant que tribunal saisi de l’affaire sous le régime de la LACC, pour statuer sur la requête des défendeurs.
[114]
Aucune disposition de la LACC ou de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c B‑3, ne contraint la Cour à suspendre son instance en faveur de l’instance en matière d’insolvabilité introduite à Naples.
[115]
La demanderesse fait valoir que la LACC, à la suite de modifications apportées en 2005, n’oblige pas la Cour fédérale à donner suite à une ordonnance de reconnaissance prononcée par une cour supérieure provinciale. Elle soutient que les cours supérieures provinciales n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de refuser de reconnaître une ordonnance rendue par un tribunal étranger, mais que ce pouvoir n’a pas été retiré à la Cour fédérale.
[116]
Les défendeurs se sont fondés sur le fait que la demanderesse ne peut satisfaire au critère pertinent pour se soustraire à l’application de l’ordonnance de suspension rendue initialement par la Cour de Naples. À cet égard, ils renvoient à la récente décision de notre Cour, dans laquelle le juge Southcott a accordé une suspension dans une affaire relevant de la LACC; voir la décision RMI Marine Limited c Scotia Tide (Navire), 2019 CF 114.
[117]
Ces arguments, bien qu’intéressants, ne permettent pas, à mon avis, de statuer sur la présente requête.
[118]
L’ordonnance de reconnaissance prévoit explicitement et clairement que [traduction] « […] la présente ordonnance ne s’applique pas à l’instance relative au navire dont la Cour fédérale est saisie […] »
.
[119]
À mon avis, compte tenu du libellé sans équivoque de l’ordonnance de reconnaissance et des directives formulées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Holt, précité, concernant le droit de la Cour fédérale de contrôler sa procédure, l’ordonnance de reconnaissance n’a aucune pertinence au regard de la question soulevée dans le cadre de la requête des défendeurs.
[120]
Il n’est pas contesté que la demanderesse a introduit une action en matière réelle contre le navire défendeur relativement à une hypothèque maritime qui serait en souffrance.
[121]
Une action visant une hypothèque maritime relève manifestement de la compétence en matière réelle de la Cour; voir l’alinéa 22(2)b) et les paragraphes 43(2) et (3) de la Loi sur les Cours fédérales, précitée.
[122]
La demanderesse a saisi le navire défendeur et elle a le droit de poursuivre son action. Le bien‑fondé et le montant de sa réclamation ne sont pas en litige dans le cadre de la requête. Si un tribunal devait plus tard décider que le navire défendeur n’aurait pas dû être saisi, la demanderesse devra respecter tout jugement à cet égard.
E.
La requête en suspension et le critère applicable
[123]
Pour l’instant, toutefois, la question est de savoir si la requête des défendeurs visant à obtenir la suspension de l’instance et la mainlevée de la saisie du navire défendeur sans donner de garantie d’exécution doit être accueillie.
[124]
Après avoir examiné la preuve et les observations déposées par les parties, ainsi que la jurisprudence pertinente, et compte tenu du pouvoir discrétionnaire conféré par l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérale, précitée, je ne suis pas convaincue qu’il y a lieu d’accorder une suspension de l’instance. Cette partie de la requête sera donc rejetée.
[125]
De même, je ne suis pas non plus convaincue qu’il y a lieu d’écarter la règle générale selon laquelle une garantie d’exécution doit être fournie pour obtenir la mainlevée de la saisie d’un navire. La requête relative à la mainlevée de la saisie du navire défendeur sans garantie d’exécution sera également rejetée.
[126]
La requête en suspension présentée par les défendeurs est régie par l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, précitée. À mon avis, les ordonnances rendues en Italie et à Montréal ne sont guère pertinentes en l’espèce.
[127]
Le paragraphe 50(1) prévoit ce qui suit :
|
|
|
|
|
|
|
|
[128]
Dans la présente affaire, il n’y a aucune preuve que la demande relative à l’hypothèque grevant le navire est « en instance devant un autre tribunal »
, et l’alinéa 50(1)a) ne s’applique pas.
[129]
La requête en suspension déposée par les défendeurs doit être tranchée aux termes de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, précitée, qui prévoit ce qui suit :
|
|
|
|
|
|
|
|
[130]
Selon l’alinéa 50(1)b), la Cour jouit d’un pouvoir discrétionnaire. Ce pouvoir doit être exercé judiciairement, à la lumière des faits pertinents et de la jurisprudence applicable.
[131]
Dans le cadre de la présente requête, il faut respecter le critère à deux volets énoncé dans la décision Mon‑Oil Ltd v R. (1989), 26 CPR (3d) 379 à la p 380 (CF 1re inst). Suivant ce critère, la Cour doit se pencher sur deux questions, soit de savoir si la poursuite de l’action causera un préjudice aux défendeurs, d’une part, et si la suspension entraînera une injustice pour la demanderesse, d’autre part.
[132]
Dans l’arrêt Holt, précité, la Cour suprême du Canada a pris acte du pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale de refuser de suspendre l’instance, malgré les ordonnances du tribunal de faillite canadien reconnaissant une ordonnance en matière de faillite prononcée en Belgique.
[133]
Au paragraphe 91 de l’arrêt Holt, précité, la Cour suprême énonce le critère à appliquer pour décider si la Cour fédérale doit exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, précitée :
Le « ressort logique » est celui avec lequel l’action a le lien le plus réel et le plus important (Amchem, précité, p. 916 et 935). Les circonstances pertinentes comprennent non seulement les questions de politique générale (comme en l’espèce) mais également la possibilité que la suspension des procédures fasse perdre au demandeur un avantage juridique à tel point qu’il en résulterait une injustice, le ou les endroits où les parties exploitent leur entreprise, l’avantage de soumettre un litige dans un ressort ou un autre et les frais qui s’y rattachent, et la nécessité de dissuader les parties de rechercher un tribunal favorable. Bref, dans le contexte global d’une politique générale, toute injustice que subirait le demandeur si son action était suspendue doit être appréciée en fonction de toute injustice qui serait causée au défendeur si l’action pouvait suivre son cours. Ces facteurs doivent soigneusement être soupesés.
[134]
La présente action a pour objet une hypothèque maritime grevant le navire défendeur. Il s’agit d’une action en matière réelle, et le navire même est une partie défenderesse. Je renvoie aux observations suivantes formulées par le juge Harington dans la décision Quin‑Sea Fisheries Ltd c Broadbill I (Navire), 2013 CF 575 :
[9] [Les défendeurs] prétendent également qu’il est inutile de saisir le navire parce que leur demande est déjà garantie par une hypothèque. Je peux rejeter cet argument d’emblée. Un créancier hypothécaire a le droit de saisir un navire s’il y a manquement au contrat hypothécaire. Les défendeurs ne peuvent dicter à la demanderesse comment elle devrait gérer sa cause.
[…]
[15] Quoi qu’il en soit, je ne peux m’empêcher de soulever la possibilité que l’action in rem ne soit pas une simple question de procédure, mais plutôt une question de fond qui touche au fondement même du droit maritime […]
[135]
Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Holt, précité, il n’existe aucune entrave juridictionnelle à la poursuite de la présente action. Il s’agit d’une « véritable »
réclamation en matière maritime, et la demanderesse peut présenter sa demande dans le ressort de son choix.
[136]
Comme il est signalé plus haut, le critère énoncé dans la décision Mon‑Oil, précitée, oblige la Cour à se pencher sur deux questions.
[137]
À mon avis, la première question appelle une réponse négative. La poursuite de la présente action ne causera pas de préjudice aux défendeurs. Dans le cadre d’un procès, les défendeurs peuvent présenter des éléments de preuve pour répondre aux allégations de la demanderesse. Si la preuve établit que ces allégations sont dénuées de fondement, un jugement sera rendu en conséquence.
[138]
En revanche, la seconde question appelle une réponse affirmative.
[139]
Le fait d’accorder une suspension d’instance causerait un grave préjudice à la demanderesse.
[140]
La demanderesse a introduit une action en matière réelle contre le navire défendeur. Elle a le droit de poursuivre son action jusqu’à ce que celle‑ci soit instruite et qu’un jugement soit rendu. Les moyens de défense avancés jusqu’à maintenant se fondent sur des questions mixtes de fait et de droit.
[141]
La demanderesse pouvait faire saisir le navire défendeur, comme garantie au titre de sa réclamation. Le fait d’accorder la suspension d’instance et de donner mainlevée de la saisie du navire sans qu’une garantie d’exécution soit fournie entraînerait un préjudice.
[142]
Dans ces circonstances, l’intérêt de la justice milite en faveur du rejet de la requête en suspension d’instance.
F.
La demande visant à obtenir la mainlevée de la saisie du navire défendeur sans garantie d’exécution
[143]
Les défendeurs demandent en outre la mainlevée de la saisie du navire défendeur sans avoir à donner une garantie d’exécution. Ils font valoir que les modalités de l’ordonnance de la Cour de Naples les empêchent de payer leurs créanciers et que fournir une garantie d’exécution contreviendrait à cette ordonnance.
[144]
Je ne souscris pas à cette proposition.
[145]
Premièrement, selon la preuve figurant dans l’affidavit du 12 mai 2021 de M. Bottiglieri, la société défenderesse payait ses créanciers non garantis.
[146]
Deuxièmement, à mon avis, le fait de donner une garantie n’équivaut pas au paiement d’une dette. À cet égard, je renvoie à l’arrêt Child & Gower Piano Co v Gambrel, [1933] 2 WWR 273 (CA Sask), dans lequel le juge Martin tient les propos suivants, aux pages 281 et 282 :
[traduction]
Selon le Stroud’s Judicial Dictionary, vol 3, à la p 1815, une garantie s’entend de « tout ce qui fait en sorte que le paiement d’une somme soit plus sûr ou que son recouvrement soit plus facile ». La garantie visant une dette, au sens ordinaire du terme, englobe l’idée d’une chose ou d’une personne à laquelle le créancier peut recourir pour l’aider à réaliser ou à recouvrer la dette, dans l’éventualité où le débiteur est en défaut de paiement; le terme suppose quelque chose qui s’ajoute à la simple obligation du débiteur. Lorsqu’une personne achète des biens d’un commerçant, sa promesse de payer, qu’elle soit expresse ou implicite, n’est pas une garantie. De même, cette promesse ne devient pas une garantie simplement parce qu’elle est consignée par écrit.
[147]
Quoi qu’il en soit, il est très inhabituel d’accorder la mainlevée de la saisie d’un navire sans qu’une garantie d’exécution soit fournie. Je renvoie aux observations du juge MacKay dans la décision Argosy Seafoods Ltd c Atlantic Bounty (Le), [1991] ACF no 308 au para 16 :
[…] En principe, une action in rem en matière maritime vise à garantir l’exécution des recours d’un créancier dont la créance pourrait ultimement grever le navire ou sa cargaison. Le créancier qui engage une action peut choisir de faire saisir le navire pour garantir l’exécution de son recours. Une fois que la saisie a été effectuée, il est de pratique courante d’accepter qu’une garantie soit fournie au lieu du navire, la chose (rem) sur laquelle porte l’action, pour une somme égale à la valeur estimée de celui‑ci ou, si les créances alléguées par le demandeur sont inférieures à cette somme, pour une somme qui suffirait à satisfaire à celles‑ci dans le cas où le demandeur aurait gain de cause à l’instruction. À défaut du consentement de la partie saisissante, l’on ne saurait déroger à la pratique courante en l’absence de circonstances passablement extraordinaires. Autrement, une telle dérogation pourrait aller à l’encontre du but sous‑jacent de l’action in rem. […]
VI.
CONCLUSION
[148]
Par conséquent, la requête présentée par les défendeurs sera rejetée dans son intégralité.
[149]
La demanderesse ne sollicite pas de dépens à l’égard de la requête présentée afin d’obtenir que le représentant étranger soit autorisé à intervenir dans l’instance. Cependant, elle sollicite les dépens en ce qui concerne le reste de la requête.
[150]
Si les parties ne peuvent s’entendre, de brèves observations, n’excédant pas quatre pages, peuvent être présentées, la demanderesse devant signifier et déposer les siennes dans les dix jours suivant la date de l’ordonnance. Les observations présentées en réponse pour le compte des défendeurs devront être signifiées et déposées dans les dix jours suivant la réception de celles de la demanderesse.
ORDONNANCE dans le dossier T-594-21
LA COUR ORDONNE :
La requête est rejetée dans son intégralité;
La demanderesse ne sollicite pas de dépens à l’égard de la requête visant à obtenir que le représentant étranger soit autorisé à intervenir dans l’instance, mais elle sollicite par ailleurs les dépens, qui lui sont accordés, pour le reste de la requête;
Si les parties ne peuvent s’entendre, de brèves observations, n’excédant pas quatre pages, peuvent être présentées, la demanderesse devant signifier et déposer les siennes dans les dix jours suivant la date de l’ordonnance. Les observations présentées en réponse pour le compte des défendeurs devront être signifiées et déposées dans les dix jours suivant la réception de celles de la demanderesse.
« E. Heneghan »
Juge
Traduction certifiée conforme
Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-594-21
|
INTITULÉ :
|
DAVY GLOBAL FUND MANAGEMENT LIMITED c MICHELE BOTTIGLIERI ARMATORE S.p.A., LE NAVIRE MBA GIUSEPPE, LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE MBA GIUSEPPE ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR CELUI‑CI
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À montrÉal, quÉbec (QuÉbec) ET st. john’s (TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 28 MAI 2021
|
MOTIFS ET ORDONNANCE :
|
LA JUGE HENEGHAN
|
DATE DES MOTIFS
ET DE L’ORDONNANCE :
|
LE 26 JUILLET 2021
|
COMPARUTIONS :
John O’Connor
Jean Grégoire
|
POUR LA DÉMANDERESSE
|
David Colford
Richard Desgagnés
|
POUR LES DÉFENDEURS
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Langlois Gaudreau O’Connor LLP
Québec (Québec)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Brisset Bishop, avocats
Montréal (Québec)
|
POUR LES DÉFENDEURS
|