Date : 20041125
Dossier : T-2322-03
Référence : 2004 CF 1657
Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2004
EN PRÉSENCE DE L'HONORABLE JUGE BLANCHARD
ENTRE :
PATRICK PRENTICE
Demandeur
et
SA MAJESTÉ LA REINE, chef du Canada,
ici représentée par la Gendarmerie Royale du Canada
Défenderesse
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
Introduction
[1] La présente porte sur une requête de la défenderesse en rejet d'action pour défaut de compétence ratione materiae de cette Cour. La requête de la défenderesse vise également l'obtention d'une ordonnance radiant la déclaration du demandeur parce qu'elle ne révèle aucune cause d'action.
Les faits
[2] Le demandeur intente une action contre la défenderesse pour lui réclamer 3 250 000 $ en dommages-intérêts à titre de réparation pour atteinte à ses droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la Charte). Le demandeur réclame cette réparation en vertu du para. 24(1) de la Charte.
[3] Le demandeur est à l'emploi de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) depuis 1976. Il sert principalement à Newmarket et à Hamilton en Ontario, en plus d'être affecté à deux missions de paix, en Namibie et en Yougoslavie. Il est libéré de la GRC le 2 janvier 2004 pour raison médicale.
[4] Le demandeur fait valoir que la GRC et ses supérieurs ne l'ont pas adéquatement préparé à subir des événements stressants et traumatisants survenus durant ses affectations en mission de paix à l'étranger et ayant nuit à sa santé, ce qui a violé ses droits garantis par la Charte.
Questions en litige
[5] Le défendeur soulève les questions en litige suivantes dans le cadre de sa requête :
1) La Cour fédérale a-t-elle compétence ratione materiae à l'égard de l'action du demandeur pour octroyer des dommages-intérêts en vertu du para. 24(1) de la Charte?
2) L'action du demandeur révèle-t-elle une cause d'action?
Analyse
[6] La requête de la défenderesse en rejet d'action et en radiation est déposée en vertu des alinéa 208d) et 221(1)a) des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106 (Règles).
208. Ne constitue pas en soi une reconnaissance de la compétence de la Cour la présentation par une partie :
d) d'une requête contestant la compétence de la Cour.
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208. A party who has been served with a statement of claim and who brings a motion to object to
(d) the jurisdiction of the Court,
does not thereby attorn to the jurisdiction of the Court.
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211. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d'un acte de procédure, avec ou sans autorisation de la modifier, au motif, selon le cas :
a) qu'il ne révèle aucune cause d'action ou de défense valable;
Elle peut aussi ordonner que l'action soit rejetée ou qu'un jugement soit enregistré en conséquence. |
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211. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it
(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,
and may order the action be dismissed or judgment entered accordlingly. |
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[7] Il est de jurisprudence constante que le seuil à atteindre pour qu'une telle requête soit accordée est très élevé. En effet, il doit être évident et manifeste, au-delà de tout doute, que l'action est vouée à l'échec et qu'elle n'est pas fondée sur une cause d'action raisonnable : Hunt c. Carey Can. Inc., [1990] 2 R.C.S. 959; Operation Dismantle Inc. c. Sa Majesté la Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Canada (Procureur général) c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735. Dans les cas où la Cour n'a aucune compétence sur le litige, l'action doit nécessairement être radiée : Chase c. Canada, [2004] A.C.F. no. 311, en ligne : QL.
[8] La Cour fédérale est compétente pour traiter de procédures où un demandeur allègue la violation d'un droit garanti par la Charte et recherche une réparation en vertu de l'art. 24 de celle-ci : Townsend c. Canada (1994), 74 F.T.R. 21.
[9] Essentiellement, la requête dont cette Cour est saisie met en cause la question de savoir à quel point des lois prévoyant l'octroi de pensions ou d'indemnités et la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, c. C-50 (la LRCÉCA) affectent des réclamations fondées sur l'article 24 de la Charte. Cette Cour a déjà reconnu que l'état du droit sur cette question n'est pas fixé : Duplessis c. Canada, [2001] A.C.F. no. 1455, en ligne : QL; confirmé par [2002] A.C.F. no 1277, en ligne : QL.
[10] Dans un premier temps, selon la défenderesse, l'action du demandeur doit être radiée et rejetée parce que, étant fondée sur les alinéa 17(2)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7 (LCF) et 3(1)b) de la LRCÉCA, tout recours aux tribunaux est interdit, en vertu de l'article 9 de cette dernière, quand une perte ouvre droit au paiement d'une pension ou d'une indemnité.
9. Ni l'État ni ses préposés sont susceptibles de poursuites pour toute perte - notamment, décès, blessure ou dommage - ouvrant droit aux paiement d'une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l'État. |
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9. No proceedings lies against the Crown or a servant of the Crown in respect of a claim if a pension or compensation has been paid or is payable out of the Consolidated Revenue Fund or out of any funds administered by an agency of the Crown in respect of the death, injury, damage or loss in respect of which the claim is made. |
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[11] La défenderesse fait valoir en outre que cette Cour n'est pas l'autorité compétente pour trancher le litige et que la cause d'action du demandeur n'est pas fondée parce qu'il aurait pu se prévaloir de nombreux régimes législatifs pour obtenir cette pension ou indemnité, notamment :
a) la procédure de grief prévue à la Partie III de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, c. R-10 (la LGRC) compte tenu du fait que le demandeur invoque des causes d'action survenues dans le cadre de l'exercice de ses fonctions dans la GRC;
b) le processus prévu à la Partie II du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2 qui oblige la GRC à protéger la santé et la sécurité de ses membres;
c) la procédure de plainte prévue à l'art. 40 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H-6 (la LCDP) afin de faire valoir l'allégation de discrimination basée sur l'état de santé;
d) la procédure prévue aux articles 19a), 20, 22 et 28 du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (1988), DORS/88-361 portant sur la libération pour raison médicale;
e) les indemnités pour blessures ou maladies temporaires en vertu des articles 34, Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, c. R-11 (la LPRGRC) et 4, Loi sur l'indemnisation des agents de l'État, L.R.C. 1985, c. G-5 (la LIAÉ);
f) les indemnités pour blessures ou maladies permanentes prévues aux articles 32 de la LPRGRC.
Ces autres recours et les immunités qui s'y rattachent retirent, de l'avis de la défenderesse, compétence à la Cour fédérale pour entendre l'action en l'espèce : Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929.
[12] Le demandeur considère, pour sa part, cette Cour comme étant le forum le plus approprié pour faire valoir sa réclamation. Il ne reproche pas à la Couronne une faute délictuelle ou quasi-délictuelle mais bien un manquement aux obligations qui lui impose la Charte. Selon lui, cette Cour a donc compétence sur l'action en vertu du para. 17(1) de la LCF puisqu'elle doit interpréter et appliquer la Charte pour déterminer s'il y a lieu d'accorder réparation au demandeur.
[13] J'accepte la prétention du demandeur qui s'oppose à l'argument de la défenderesse voulant qu'un contrôle judiciaire, en vertu des articles 18 et 18.1 de la LCF, aurait été le véhicule procédural indiqué puisque la décision de participer aux missions de paix a été prise dans l'exercice de la prérogative royale : Operation Dismantle c. Canada, [1985] 1 R.C.S. 441. Le demandeur réplique qu'il ne conteste pas la validité de ces décrets. Il allègue plutôt que la défenderesse a violé la Charte en ne le préparant pas adéquatement aux missions auxquelles il a été affecté et en ne lui accordant pas un suivi adéquat lors de son retour. Sur cette question, la Cour fédérale est compétente pour être saisie du litige.
[14] Eu égard au test devant être appliqué pour trancher la requête dont je suis saisi, je ne crois pas être en mesure de dire que la présente action est, au-delà de tout doute, manifestement ou de toute évidence vouée à l'échec ou sans fondement raisonnable. Je constate que, de façon générale et tel qu'établi dans Sarvanis c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 921, l'article 9 de la LRCÉCA fait obstacle à une poursuite contre l'État puisque la pension ou l'indemnité payée a le même fondement factuel que l'action. Il faut cependant reconnaître qu'un traitement particulier est cependant réservé, à mon avis, aux instances où une action est intentée pour obtenir réparation en vertu de l'article 24 de la Charte.
[15] J'adopte le raisonnement suivi par la Cour d'appel fédérale dans une cause invoquée en l'espèce, soit l'affaire Dumont c. Canada; Drolet c. Canada, [2003] A.C.F. no 1857, en ligne : QL au para. 78 :
Les appelants n'ont aucunement précisé en quoi l'article 7 de la Charte a été violé. Dans l'éventualité toutefois où l'intimée aurait violé les droits des appelants garantis par cet article, il est loin d'être certain que l'article 9 de la [LRCÉCA] puisse être invoqué pour écarter une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances. Il appartiendra au juge, chargé d'appliquer le paragraphe 24(1) de la Charte, d'apprécier si la pension qui pourrait éventuellement avoir été accordée constitue une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances, ou s'il y a lieu d'y ajouter une compensation.
(Je souligne)
[16] La même idée se dégage du jugement de cette Cour dans l'affaire Townsend où la demanderesse tentait d'obtenir indemnisation pour des dommages subis dans le contexte de son emploi, certains découlant d'une violation alléguée de la Charte.
Les tribunaux se sont prononcés sur la question de la justiciabilité des allégations de violation de la Charte. Dans l'affaire Weber c. Ontario Hydro, où la partie appelante demandait au tribunal de déclarer qu'il y avait eu violation de la Charte, la juge Arbour a signalé que les droits garantis par la Charte étaient des droits individuels et que le droit de chacun d'avoir recours aux tribunaux pour obtenir une réparation en vertu de la Charte devait être limité ou entravé le moins possible. [...] (par. 17)
Il semble donc qu'une prétendue violation d'un droit individuel garanti par la Charte puisse être régulièrement tranchée par cette Cour. La demanderesse ayant réclamé des dommages-intérêts en raison de la violation de la Charte, ainsi qu'une déclaration à cet égard, la Cour est un « tribunal compétent » , au sens de l'article 24 de la Charte, autorisé à lui accorder une réparation appropriée. (par. 18)
[17] Ainsi, le principe d'application générale discuté ci-haut et visant à éviter la double compensation semble être écarté dans les cas où la violation d'un ou de plusieurs droits garantis par la Charte fonde la réclamation. Je suis d'avis qu'il y a une distinction entre la réclamation dont la Cour est saisie en l'espèce et celle qui donnerait potentiellement lieu au versement d'une pension ou indemnité. La réparation recherchée en l'espèce en est une qui vise à reconnaître la violation d'un droit fondamental garanti par la Charte. Si la violation s'avère fondée, il appartiendra au juge, chargé d'appliquer le paragraphe 24(1) de la Charte, de déterminer la réparation convenable et juste, tout en appréciant si l'octroi d'une pension ou d'une indemnité normalement obtenu par l'application d'un régime législatif est adéquat, ou s'il y a lieu d'y ajouter une compensation.
Conclusion
[18] Puisque je ne peux conclure, au-delà de tout doute, que la présente action est dépourvue de fondement ou hors de la compétence de cette Cour, la requête de la défenderesse en rejet et en radiation de l'action est rejetée avec dépens à la partie demanderesse.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La requête de la partie défenderesse est rejetée avec dépens à la partie demanderesse.
« Edmond P. Blanchard »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-2322-03
INTITULÉ : Patrick Prentice c. Sa Majesté la Reine
LIEU DE L'AUDIENCE : Québec (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE : 26 août 2004
MOTIFS [de l'ordonnance ou du jugement] : L'honorable Edmond P. Blanchard
DATE DES MOTIFS : 25 novembre 2004
COMPARUTIONS :
Me Jacques Ferron POUR LE DEMANDEUR
Me Raymond Piché POUR LE DÉFENDEUR
Me Nadine Perron
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Jacques Ferron POUR LE DEMANDEUR
502 - 5500 boul. des Galeries
Québec (Québec) G2K 2E2
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
200 boul. René-Lévesque
Montréal (Québec) H2Z 1X4
COUR FÉDÉRALE
Dossier : T-2322-03
ENTRE :
Patrick Prentice
Demandeur
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Sa Majestéla Reine, chef du Canada
ici représentée par la Gendarmerie
Royale du Canada
Défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE