Date : 20211105
Dossier : T‑1405‑20
Référence : 2021 CF 1173
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2021
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE :
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ANISHINAABEG OF KABAPIKOTAWANGAG RESOURCE COUNCIL INC.
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demanderesse
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et
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KATHY MACLEOD
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défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, d’une décision par laquelle un arbitre fédéral a conclu qu’il avait compétence pour entendre une plainte pour congédiement injuste déposée en vertu de l’article 240 du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 [le Code].
[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’arbitre a commis une erreur lorsqu’il a conclu que les relations de travail de l’entité en question, l’Anishinaabeg of Kabapikotawangag Resource Council Inc. (l’AKRC ou la demanderesse), relèvent de la compétence exclusive du gouvernement fédéral. Par conséquent, je ferai droit à la demande.
[3] Seule la demanderesse a présenté des observations écrites et orales à la Cour. La défenderesse a refusé de présenter des observations ou de comparaître à l’audience. Le procureur général du Canada a informé la Cour dès le début de la procédure qu’il n’interviendrait pas dans le contrôle judiciaire.
II.
Les faits
[4] L’AKRC est un conseil tribal sans but lucratif qui donne des conseils et fournit un soutien technique à cinq Premières Nations membres (les membres), toutes situées dans le Nord‑Ouest de l’Ontario. Les chefs de chacune des Premières Nations membres siègent au conseil d’administration de la demanderesse.
[5] L’AKRC assure la prestation de services de soutien dans cinq domaines principaux : i) l’éducation; ii) les soins de santé; iii) le soutien technique; iv) la gestion financière; v) les services consultatifs. Dans ces domaines, la demanderesse fournit aux membres de l’aide en matière d’administration, de recherche, de formation, de négociation et de défense des intérêts.
[6] Plus précisément, la demanderesse fournit des services de soutien adaptés aux membres, y compris en ce qui concerne les demandes de financement, les renseignements sur les changements sur les plans politique et juridique, les services consultatifs en gestion financière, la formation sur les soins aux enfants atteints du syndrome d’alcoolisation fœtale et la défense des intérêts. Elle fournit également des services consultatifs techniques liés aux exigences gouvernementales en matière de rapports ainsi qu’aux besoins en matière de logement, y compris pour la conformité relative aux assurances et les codes du bâtiment. Tous les services de la demanderesse sont fournis à la demande des membres. À ce titre, la portée des services offerts par l’AKRC est restreinte.
[7] Par exemple, parmi les restrictions de l’AKRC, notons les suivantes : i) elle ne peut pas exiger d’un membre qu’il accepte ou continue d’utiliser l’un de ses services; ii) elle ne dispose d’aucun pouvoir délégué ou décisionnel à l’égard des membres, ce qui signifie qu’elle ne peut pas ordonner à un membre d’adopter une politique ni lui imposer un contrat; iii) elle ne possède ni ne gère de terres; et iv) elle n’est pas la responsable des projets pour lesquels elle donne des conseils ou fournit du soutien. Le but de l’AKRC est plutôt de donner des conseils et de fournir du soutien aux membres qui en font la demande de façon entièrement indépendante par rapport aux Premières Nations qui en sont membres. L’AKRC a des bureaux sur les terres de réserve de deux de ses membres et envoie ses employés dans chacune des cinq Premières Nations membres pour la prestation de ses services. Ces employés comprennent des travailleurs spécialisés dans le domaine du mieux‑être, des travailleurs de soutien à l’éducation et des experts‑conseils financiers. L’AKRC agit comme une société d’experts‑conseils indépendante.
[8] La demande de contrôle judiciaire en l’espèce vise la décision rendue par l’arbitre dans le cadre de la plainte pour congédiement injuste déposée par la défenderesse, Mme Macleod, qui a occupé le poste de directrice des opérations pour la demanderesse du 18 avril 2017 au 31 janvier 2019.
[9] Le 13 février 2019, la défenderesse a déposé une plainte pour congédiement injuste (la plainte) auprès du Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada en vertu de l’article 240 du Code. Un arbitre a été nommé par la suite.
[10] En mars et en août 2020, l’arbitre a tenu des audiences pour trancher deux questions préliminaires soulevées par la demanderesse, à savoir que a) l’arbitre n’avait pas compétence pour entendre la plainte parce que les relations de travail de la demanderesse relèvent de la compétence provinciale, et que b) la défenderesse était une directrice, ce qui signifie que sa demande ne relevait pas du Code, comme le prévoit le paragraphe 167(3).
III.
La décision faisant l’objet du contrôle
[11] Dans une décision datée du 23 octobre 2020 (la décision), l’arbitre a statué sur les deux questions préliminaires et a conclu ce qui suit : a) les relations de travail de la demanderesse relevaient de la compétence fédérale; b) puisque la défenderesse était une directrice, il n’avait pas compétence pour examiner la plainte sur le fond. La plainte a donc été rejetée. La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision rendue à l’égard de la question a) sur la compétence.
[12] Après avoir examiné la preuve relative aux activités de la demanderesse, y compris le témoignage du chef de l’une des Premières Nations membres, l’arbitre a déclaré qu’il était [traduction] « incapable de trouver des facteurs indiquant que la question relève de la compétence provinciale »
. Il a ajouté [traduction] « [qu’il] n’y a pas de présomption de compétence provinciale et [que] la preuve est insuffisante pour établir cette compétence »
(décision, au para 14). Qui plus est, il a souligné que [traduction] « l’existence, la raison d’être et les objectifs de l’AKRC se lisent comme une amplification et une explication du paragraphe 91(24) »
de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, c 3 (R.‑U.) [la Loi constitutionnelle].
[13] L’arbitre a conclu que la raison d’être de l’AKRC semblait toucher à [traduction] « l’essentiel de l’indianité »
. Il a écrit ce qui suit aux paragraphes 19 et 20 :
[traduction]
La raison d’être de l’AKRC semble toucher à l’« essentiel de l’indianité », relever de la compétence fédérale et toucher aux aspects fondamentaux des « peuples » régis par l’autorité fédérale déléguée. La preuve est insuffisante pour établir l’existence d’entreprises ou de fonctions qui le contredisent ou pour établir que les activités habituelles de l’agence ne touchent pas les questions, le statut d’Indien ou les droits des peuples autochtones, comme l’expriment les objectifs ci‑dessus.
Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que les activités de l’AKRC ne relèvent pas exclusivement de la compétence fédérale ou pour remplacer la compétence fédérale sur les Indiens prévue au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle. En ce qui concerne l’établissement de l’entité AKRC, les renseignements indiquent qu’il s’agit d’une organisation établie par un certain nombre de bandes indiennes pour les bandes indiennes, vraisemblablement dans le but de les aider et de protéger les terres qui leur sont réservées en vertu des lois et de leurs traités, et ce, en utilisant apparemment les fonds reçus du gouvernement fédéral et destinés à les aider.
IV.
Analyse
[14] La Cour doit procéder au contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre concernant le chef de compétence approprié (fédéral ou provincial) selon la norme de la décision correcte (Canada (Procureur général) c Northern Inter‑Tribal Health Authority Inc., 2020 CAF 63 [Northern Inter‑Tribal Health] aux para 12‑13, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 53‑55, 129‑132; voir aussi Southeast Collegiate Inc. c Larocque, 2020 CF 820 [Southeast Collegiate] aux para 22‑24). La norme de la décision correcte exige que la Cour applique son propre raisonnement pour tirer la conclusion correcte.
[15] L’arrêt de principe de la Cour suprême du Canada (la CSC) dans ce domaine, l’arrêt NIL/TU,O Child and Family Services Society c B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45 [NIL/TU,O], commence par la présomption selon laquelle les relations de travail relèvent de la compétence provinciale. Toutefois, cette présomption peut être écartée par une exception restreinte advenant que l’entité tombe sous le régime du Code parce que ses activités la font entrer dans la catégorie des « entreprises fédérales »
(NIL/TU,O, aux para 11‑12; définition législative figurant à l’article 2 du Code, à l’annexe A).
[16] Pour que cette exception restreinte s’applique, un critère à deux volets doit être rempli. Il faut d’abord appliquer le « critère fonctionnel »
pour déterminer si les activités normales ou habituelles de l’entité relèvent de la compétence fédérale (NIL/TU,O, au para 14). Ce n’est que lorsque le premier volet du critère n’est pas concluant que le deuxième s’applique. Ce deuxième volet consiste à savoir si le fait que les relations de travail de cette entité sont régies par le gouvernement provincial porte atteinte au contenu essentiel de ce chef de compétence (NIL/TU,O, aux para 20‑22; voir aussi Québec (Procureure générale) c Picard, 2020 CAF 74 [Picard] au para 26; Nation crie de Fox Lake c Anderson, 2013 CF 1276 [Fox Lake] au para 27; Southeast Collegiate, au para 49).
[17] En l’espèce, le premier volet du critère (analyse fonctionnelle) est concluant — les activités de l’organisation, à savoir la prestation de services consultatifs en matière d’éducation, de santé, de soutien technique, de développement économique et de gestion financière à ses membres, n’en font pas une entreprise fédérale. Le fait que la demanderesse soit une organisation autochtone, qu’elle reçoive du financement du gouvernement fédéral ou qu’elle fournisse ses services exclusivement à des communautés des Premières Nations ne la fait pas nécessairement entrer dans la catégorie des « entreprises fédérales »
visées par l’exception.
[18] Dans l’arrêt NIL/TU,O, l’entreprise en question était une organisation d’aide à l’enfance pour les communautés autochtones. La CSC a souligné ce qui suit au paragraphe 39 :
[L]e fait qu’elle serve ces communautés ne peut lui faire perdre sa nature essentielle d’agence d’aide à l’enfance qui est réglementée à tous égards par la province. Ni l’identité culturelle des clients et des employés de NIL/TU,O, ni son mandat qui consiste à fournir à ses clients autochtones des services adaptés à leur culture, ne réfute la présomption selon laquelle les relations de travail sont réglementées par le gouvernement provincial […] Cette tentative de fournir des services utiles à une communauté en particulier ne peut toutefois pas écarter la compétence provinciale principale sur les relations de travail des fournisseurs de services. La fonction de NIL/TU,O est incontestablement provinciale.
(Voir aussi Picard, aux para 31, 37‑39; Northern Inter‑Tribal Health, aux para 23‑24; Commission des services policiers de Nishnawbe‑Aski c Alliance de la fonction publique du Canada, 2015 CAF 211 [Nishnawbe‑Aski] aux para 38‑39, 70‑71.)
[19] De même, en l’espèce, les fonctions de la demanderesse ont une portée manifestement provinciale, particulièrement si on tient compte de diverses décisions analogues. Je fais notamment référence aux services consultatifs similaires fournis dans l’affaire Treaty 8 Tribal Association c Barley, 2016 CF 1090 [Treaty 8] au para 24, et dans l’affaire Fox Lake dont il est question dans la décision Treaty 8.
[20] L’arbitre a fait grand cas du fait que la demanderesse reçoit du financement du gouvernement fédéral. Premièrement, je prends acte des arguments des avocats selon lesquels le financement de la demanderesse ne provient qu’en partie du gouvernement fédéral (témoignage reçu, décision, à la p 8).
[21] Deuxièmement, et plus important encore, la CSC a clairement précisé dans l’arrêt NIL/TU,O que la réception par une entité de fonds fédéraux n’est pertinente pour le critère fonctionnel que si cela place l’entité au niveau de participation fédérale nécessaire pour démontrer que ses activités relèvent de la compétence fédérale (au para 40). En l’espèce, rien dans le dossier ne prouve ou ne permet de penser que les ententes de financement fédérales conclues avec la demanderesse impliquent ou exigent une quelconque participation fédérale dans les activités de celle‑ci.
[22] Cette analyse fonctionnelle aurait dû être suffisante pour conclure que la demanderesse est assujettie aux lois provinciales du travail. Si l’arbitre avait correctement appliqué les faits au droit, son analyse aurait pris fin à ce moment‑là. Or, il s’est plutôt immédiatement penché, aux paragraphes 19 et 20 de sa décision, sur l’examen de l’« indianité »
et du contenu essentiel de la compétence prévue au paragraphe 91(24). Encore une fois, j’estime que l’arbitre a commis une erreur dans son application inutile et incorrecte du deuxième volet du critère établi dans l’arrêt NIL/TU,O.
[23] Dans la décision Treaty 8, la juge Danièle Tremblay‑Lamer s’est fondée sur la décision antérieure rendue par la Cour dans l’affaire Fox Lake pour souligner que « [l]e paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle vise le “cœur de la quiddité indienne” »
(au para 21). Elle a reproduit le paragraphe 43 de la décision Fox Lake, dans lequel le juge Russel Zinn a résumé ce que la jurisprudence considérait comme une partie du cœur de la quiddité indienne, et donc des droits auxquels la compétence provinciale sur les relations de travail ne peut porter atteinte :
[L]es relations au sein des familles indiennes et des collectivités vivant dans les réserves; les droits si intimement liés au statut d’Indien qu’ils devraient en être considérés comme des accessoires indissociables, comme, par exemple, la possibilité d’être enregistré, la qualité de membre d’une bande, le droit de participer à l’élection des chefs et des conseils de bande et les privilèges relatifs à la réserve; le droit à la possession de terres sur une réserve et le partage des biens familiaux sur des terres réservées; la chasse de subsistance en vertu des droits ancestraux et issus de traités; le droit de revendiquer l’existence ou l’étendue du titre ou des droits ancestraux relativement à des ressources ou des terres contestées; l’application des règles constitutionnelles et fédérales relatives aux droits ancestraux.
[24] Comme l’ont précisé la juge en chef McLachlin et le juge Fish dans leurs motifs concordants de l’arrêt NIL/TU,O, il ne suffit pas que les activités de l’entreprise se rattachent au contenu essentiel du paragraphe 91(24). Au contraire, « [l]es lois ouvrières provinciales ne peuvent être écartées que si les activités normales et habituelles de l’entreprise ont un lien direct avec ce qui fait que les Indiens sont des personnes fédérales en vertu de leur statut ou de leurs droits, dans la mesure où les lois provinciales auraient pour effet d’entraver cette entreprise essentiellement fédérale »
(au para 74). Comme l’a mentionné le juge Zinn, la question de savoir si l’entreprise porte atteinte à l’exercice de ces droits fondamentaux n’est pas l’objet réel de l’analyse : « [l]a question pertinente est de savoir si les lois provinciales sur les relations de travail port[ent] atteinte à l’exercice des droits issus de traités »
(Fox Lake, au para 45; souligné dans l’original).
[25] En l’espèce, rien ne permet de penser ou d’envisager que les lois provinciales sur les relations de travail applicables à l’AKRC porteraient atteinte au contenu essentiel des pouvoirs conférés par le paragraphe 91(24).
[26] En effet, les affaires Fox Lake et Treaty 8 concernaient toutes deux des entreprises qui fournissaient des services semblables à ceux fournis par la demanderesse en l’espèce et, dans les deux cas, la Cour a annulé la décision de l’arbitre selon laquelle les activités des demanderesses relevaient de la compétence fédérale.
[27] Dans l’affaire Treaty 8, à l’instar de la demanderesse en l’espèce, l’organisation assurait la prestation de services liés au développement économique, à l’éducation et à la culture des Premières Nations membres, ainsi que des services administratifs, techniques, de recherche et de défense des intérêts. La Cour a jugé que ces activités relevaient de la compétence provinciale. En outre, comme c’est le cas en l’espèce, l’organisation communautaire dans l’affaire Treaty 8 ne participait pas directement à l’élaboration ou à la mise en œuvre de politiques à l’échelle de la communauté. Rien dans cette affaire n’indiquait que les Premières Nations membres avaient délégué de tels pouvoirs.
[28] La situation était la même dans l’affaire Fox Lake. La Nation crie de Fox Lake avait créé un bureau de négociation afin de mener des négociations avec les autorités responsables des projets hydroélectriques, notamment sur des questions relatives aux perspectives d’affaires, à la formation et à l’emploi, à l’élaboration de projets, à l’environnement et aux ressources, aux effets néfastes, ainsi qu’aux conditions commerciales. Encore une fois, comme elle l’a fait dans la décision Treaty 8, la Cour a infirmé la conclusion de l’arbitre selon laquelle le bureau de négociation était une entité fédérale.
[29] L’élément commun aux affaires Fox Lake et Treaty 8 ainsi qu’à l’espèce est le fait que les Premières Nations sont demeurées responsables de l’élaboration de leur propre politique et ont conservé leur pleine autonomie et leurs pouvoirs décisionnels (Treaty 8, au para 22). La juge Tremblay‑Lamer a conclu que, si « l’arbitre avait procédé à l’analyse fonctionnelle, elle aurait conclu avec certitude que les activités de la demanderesse n’entraient pas dans le champ d’application du paragraphe 91(24) et aurait refusé d’exercer sa compétence »
.
[30] Comme dans les affaires Fox Lake et Treaty 8, l’arbitre dans la présente affaire a manqué à son obligation d’appliquer le droit tel qu’il a été établi par la CSC dans l’arrêt NIL/TU,O. Non seulement l’arbitre n’a‑t‑il pas appliqué, ni même reconnu, la présomption de compétence provinciale en matière de relations de travail, mais il a également refusé d’appliquer le critère à deux volets qui commence par l’analyse fonctionnelle de la nature, du fonctionnement et des activités habituelles de la demanderesse.
[31] L’arbitre a donc commis une erreur lorsqu’il a omis d’appliquer le critère juridique et qu’il a plutôt présumé que les activités visant les communautés des Premières Nations relèvent automatiquement de la compétence fédérale. Ce faisant, il a en fait ignoré la loi, d’abord parce qu’il n’a pas tenu compte de la présomption de compétence provinciale, puis parce qu’il a omis d’appliquer le critère fonctionnel et, enfin, parce qu’il a conclu que les services essentiels portaient atteinte au paragraphe 91(24) au lieu de chercher à savoir si les lois provinciales sur les relations de travail portaient atteinte à l’exercice de ces droits. L’arbitre a commencé son analyse aux paragraphes 26 à 29 de sa décision en présentant sa conception erronée de la loi de la façon suivante :
[traduction]
L’intention générale du paragraphe 91(24) semble être de fournir une directive globale sur la supervision des Indiens et pas seulement sur la supervision des Indiens qui exercent certaines activités particulières.
Dans de nombreuses décisions, des organisations ont tenté d’affirmer que les Indiens qui exercent telle ou telle activité particulière ne sont en fait plus des Indiens.
Leur activité les dépouille de leur indianité parce qu’ils se comportent d’une certaine manière ou qu’ils exercent une activité particulière.
Pour faire une analogie extrême, c’est comme dire qu’un Indien qui joue au football serait toujours considéré comme un Indien, alors qu’un Indien qui joue au hockey ne le serait plus.
[32] L’arbitre a ensuite souligné que [traduction] « “certains Indiens” doivent être visés par le paragraphe 91(24) puisqu’il est toujours en vigueur. À moins que l’organisation ne s’en exclue elle‑même par l’application de critères comme le “critère fonctionnel” ou d’autres dispositifs, les préoccupations des bandes sont toutes incluses dans la portée du paragraphe 91(24) »
. Il a ajouté que, vraisemblablement, cette disposition [traduction] « a été adoptée pour s’appliquer à tous les Indiens du Canada et pour leur bénéfice »
(décision, aux para 32‑33).
[33] En fait, l’arbitre a trop insisté sur le caractère autochtone de la demanderesse lorsqu’il a conclu que [traduction] « les politiques et les objectifs de la demanderesse relèvent du chef de compétence fédérale prévu au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle »
(décision, au para 13). De toute évidence, sa principale préoccupation était de connaître le bénéficiaire des fonds plutôt que de savoir quelles étaient les activités habituelles de l’entité concernée.
[34] L’arbitre a également formulé des commentaires sur ce qu’il considérait comme le caractère inapproprié de [traduction] « l’imposition de règles, de règlements et de définitions de nature législative pour décider du “contenu essentiel de l’indianité” »
, ce qu’il a qualifié [traduction] « [d’]insulte et [de] déni des origines et de l’existence des Autochtones »
(décision, au para 50).
[35] L’arbitre, qui a lui‑même sauté au deuxième volet de l’analyse sans aborder le critère fonctionnel, a employé l’approche adoptée par les juges minoritaires aux paragraphes 56 à 61 de l’arrêt NIL/TU,O. Selon cette approche, la seule et principale question consiste à savoir si les activités relèvent du « contenu essentiel de l’indianité protégé »
par le paragraphe 91(24).
[36] En fait, l’arbitre semble avoir son propre point de vue sur les moyens appropriés d’établir la compétence en matière de relations de travail pour les Autochtones. Il ne serait pas le premier, par exemple, à commenter l’approche particulière qui s’applique aux questions de compétence en droit du travail par rapport à d’autres domaines (voir Nishnawbe‑Aski, aux para 47‑48, citant Banque canadienne de l’Ouest c Alberta, 2007 CSC 22) ou la possibilité que cette approche crée de la confusion sur la question de la compétence en matière de travail pour les Autochtones (voir Maggie Wente, « NIL/TU,O Child and Family Services Society v. B.C. Government and Service Employees’ Union and Communication Energy and Paperworkers of Canada v. Native Child and Family Services of Toronto »
(2011) 10 Indigenous LJ 133 aux p 142‑144). En ce qui concerne ce domaine, des ouvrages de doctrine ont récemment abordé le manque d’espace que l’approche actuelle laisse à la prise en compte de la réglementation en matière de travail pour les Autochtones (voir, par exemple, Robert Hamilton, « The United Nations Declaration on the Rights of Indigenous Peoples and the Division of Powers: Considering Federal and Provincial Authority in Implementation »
(2021) 53 UBC L Rev 1097 aux p 1114‑1120; Craig Mazerolle, « Crafting an Aboriginal Labour Law »
(2016) 74 UT Fac L Rev 9 à la p 19).
[37] Quoi qu’il en soit, l’arbitre est incontestablement lié, comme moi, par une jurisprudence claire et cohérente qui lui impose de trancher la question en appliquant le critère établi par les juges majoritaires dans l’arrêt NIL/TU,O et appliqué à de nombreuses reprises par la suite par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale dans les affaires susmentionnées (Fox Lake et Treaty 8; voir aussi Nishnawbe‑Aski, Northern Inter‑Tribal Health, Picard), ainsi que, plus récemment, dans l’affaire Southeast Collegiate. Dans la décision Southeast Collegiate, la juge Susan Elliott a écarté le raisonnement vicié de l’arbitre, le même que celui qui a rendu la décision contestée en l’espèce. Voici ce qu’elle a écrit aux paragraphes 49 et 50 :
L’arbitre a conclu à tort, contrairement à l’arrêt NIL/TU,O, que le critère fonctionnel n’était pas nécessaire parce que la compétence était prédéterminée par le paragraphe 91(24) de la [Loi constitutionnelle]. Ce faisant, il a conclu qu’aucune présomption n’était requise compte tenu des dispositions du paragraphe 91(24) et de l’article 2 [du Code]. Au cours du processus, l’arbitre n’a pas tenu compte du paragraphe 20 de l’arrêt NIL/TU,O, qui contredit directement sa conclusion.
[20] En principe, rien ne justifie que la compétence relative aux relations de travail d’une entité soit abordée différemment lorsque le par. 91(24) est en cause. La nature fondamentale de l’examen est – et devrait être – la même que pour les autres chefs de compétence. Il s’agit d’un examen en deux étapes, la première étant l’application du critère fonctionnel. Le tribunal doit passer à la deuxième étape seulement si la première étape n’est pas concluante. Si elle est concluante, la question n’est pas de savoir si les activités de l’entité se rattachent au « contenu essentiel » du chef de compétence fédérale, mais de savoir si le fait que les relations de travail de cette entité sont régies par le gouvernement provincial porte atteinte au « contenu essentiel » de ce chef de compétence. Le fait de regrouper les deux étapes en un seul examen, comme l’ont fait le juge de première instance et la Cour d’appel, et comme le font la juge en chef McLachlin et le juge Fish dans leurs motifs concordants, a pour effet de transformer le critère traditionnel applicable en matière de relations de travail en un critère différent : celui que l’on utilise pour décider si une loi est « inapplicable » en vertu de la doctrine traditionnelle de l’exclusivité des compétences. L’analyse en deux étapes préserve l’intégrité du critère unique en matière de relations de travail; la démarche en une seule étape l’abolit.
L’omission d’appliquer le critère fonctionnel énoncé dans l’arrêt NIL/TU,O est une erreur de droit. Elle a été jugée suffisante, en soi, pour trancher en faveur d’un demandeur un contrôle judiciaire comme celui‑ci : Treaty 8, au paragraphe 23.
[38] Les mêmes commentaires s’appliquent en l’espèce, et la conception de la compétence fédérale de l’arbitre ne peut pas tenir. En effet, comme la demanderesse l’a fait remarquer à la Cour, de nombreux arbitres fédéraux ont conclu que la compétence provinciale s’applique à des organisations qui se trouvent dans une situation semblable à la sienne (voir, par exemple, Goulais and Assembly of First Nations (Adjudicator’s Jurisdiction Over AFN), Re, 2019 CarswellNat 4791; Gallagher and Native Women’s Assn of Canada, Re, 2017 CarswellNat 4091, [2017] CLAD No 178; Ross and Amos Okemow Memorial Education Authority Inc, Re, 2019 CarswellNat 1020).
[39] Enfin, à la fin de l’audience, la Cour a relevé deux affaires dans lesquelles la compétence fédérale en matière de relations de travail s’appliquait aux organisations autochtones et a invité les parties à présenter des observations à ce sujet. Je conviens avec la demanderesse que le contexte des deux affaires est différent de celui en l’espèce.
[40] Premièrement, dans l’arrêt Conseil de la Nation Innu Matimekush‑Lac John c Association des employés du nord québécois (CSQ), 2017 CAF 212, les faits portaient sur l’accréditation de l’unité de négociation composée du personnel enseignant d’une école appartenant à une Première Nation et exploitée par celle‑ci. L’école a été créée en vertu des dispositions de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5, qui régissent la création et l’exploitation des écoles dans les réserves. Même si une entente volontaire a été conclue pour que ce soit le cursus provincial qui soit suivi, les activités relèvent toutes de la compétence fédérale. Par conséquent, la Cour d’appel fédérale a conclu que le Conseil canadien des relations industrielles avait la compétence fédérale requise pour statuer sur la demande d’accréditation.
[41] Deuxièmement, dans la décision Canada (Procureur Général) c Nation Munsee‑Delaware, 2015 CF 366, la bande elle‑même était l’employeur, et l’employée travaillait dans les bureaux administratifs de celle‑ci. Encore une fois, les faits dans cette affaire sont différents de ceux de l’espèce, où il est question d’une entité tierce distincte (comme dans NIL/TU,O, Nishnawbe‑Aski, Fox Lake, Treaty 8 et Southeast Collegiate). Dans toutes ces affaires, tout comme en l’espèce, les services fournis et les activités habituelles étaient de toute évidence de portée provinciale et non fédérale.
V.
L’intitulé
[42] Comme aux paragraphes 36 à 38 de la décision Northern Inter‑Tribal Health, il existe en l’espèce des raisons de penser que Kathy Macleod n’était pas la partie défenderesse appropriée aux termes de l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles]. Étant donné que sa plainte a été rejetée pour défaut de compétence, on peut se demander si l’issue du présent contrôle judiciaire est susceptible d’avoir une incidence directe sur elle et si le défendeur approprié n’est pas plutôt le procureur général du Canada.
[43] La demanderesse a porté à mon attention que la Cour supérieure de l’Ontario est saisie de litiges auxquels participent les parties et dans lesquels certaines dispositions du Code ont été invoquées.
[44] Étant donné que je n’ai pas entendu d’arguments de la défenderesse, du procureur général du Canada ou de la demanderesse sur cette question en particulier, et au cas où une décision à cet égard aurait des répercussions quelconques sur les litiges parallèles, je ne modifierai pas l’intitulé.
VI.
Les dépens
[45] Compte tenu de toutes les circonstances (y compris le fait que la défenderesse ne s’est pas opposée à la demande, ce qui a permis de réduire la durée de la procédure), des autres facteurs pertinents prévus au paragraphe 400(3) des Règles et du fait que la défenderesse poursuit maintenant sa demande de congédiement injuste devant la Cour supérieure de l’Ontario, aucuns dépens ne seront adjugés dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.
VII.
Conclusion
[46] L’arbitre a agi de façon contraire à la loi dans la composante de sa décision portant sur la compétence. La Cour rendra donc une ordonnance de certiorari annulant sa décision en ce qui concerne la compétence fédérale. Les relations de travail de la demanderesse relèvent de la compétence provinciale. Pour ces motifs et tous les autres exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
JUGEMENT dans le dossier no T‑1405‑20
LA COUR STATUE :
La demande est accueillie et la décision de l’arbitre est annulée.
Les relations de travail entre la demanderesse et la défenderesse ne sont pas régies par le Code canadien du travail, mais relèvent plutôt de la compétence provinciale.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Alan S. Diner »
Juge
Traduction certifiée conforme
Karine Lambert
ANNEXE A
Extrait du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 :
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1405‑20
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INTITULÉ :
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ANISHINAABEG OF KABAPIKOTAWANGAG RESOURCE COUNCIL INC. c KATHY MACLEOD
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 18 octobre 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE DINER
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DATE DES MOTIFS :
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Le 5 novembre 2021
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COMPARUTIONS :
Paul D. Edwards
Jonathan Paterson
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Pour lA demandeRESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Duboff Edwards Haight & Schachter Law Corporation
Avocats
Winnipeg (Manitoba)
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Pour lA demandeRESSE
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SpringLaw Professional Corporation
Avocats
Toronto (Ontario)
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Pour la défenderesse
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