Date : 20211007
Dossier : IMM‑3686‑20
Référence : 2021 CF 1046
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 7 octobre 2021
En présence de madame la juge Walker
ENTRE :
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MAHESH POUDEL
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Contexte
[1] Monsieur Poudel est citoyen du Népal. Il est arrivé au Canada en juin 2017 et a présenté une demande d’asile peu après. Il craint d’être persécuté au Népal et de subir un préjudice de la part de la faction Biplab du parti communiste du Népal maoïste (le PCN‑M) à cause de son appartenance au parti du congrès népalais (le PCN) et de sa participation à ses activités, de son rôle dans des activités sociales ainsi que de son statut d’homme d’affaires réfractaire à l’adhésion à la faction Biplab. Il avance qu’il a été soumis à plusieurs formes de mauvais traitements au Népal par des organisations maoïstes et leurs membres, à savoir du harcèlement, de l’extorsion, des menaces et des agressions physiques. M. Poudel affirme qu’il a été enlevé et agressé par des membres de la faction Biplab en décembre 2016. Ses ravisseurs ont exigé qu’il quitte le PCN, se joigne à leur parti et leur procure un soutien financier. Il a été relâché le lendemain après avoir payé la somme réclamée. En avril 2017, il a reçu une lettre des membres du même groupe Biplab qui exigeaient qu’il adhère à leur parti et qu’il y fasse un don important. Il n’a pas obtempéré et a de nouveau été agressé physiquement. De ce fait, il a quitté le Népal et a demandé l’asile au Canada.
[2] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a instruit la demande d’asile de M. Poudel le 12 juillet 2018 et l’a rejetée le 24 août 2018. La question décisive pour la SPR concernait la crédibilité. Elle a conclu ce qui suit :
a) M. Poudel n’avait pas démontré la véracité de son affiliation politique alléguée parce que ses connaissances sur des aspects essentiels du PCN étaient lacunaires;
b) M. Poudel n’avait pas fait d’efforts pour obtenir des éléments de preuve corroborants normalement accessibles contrairement à ce que prévoit l’article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256. De plus, il n’a soumis aucun document portant sur le paiement de la demande de rançon de 2016;
c) La lettre de l’Organisation des droits de la personne du Népal (Human Rights Organization of Nepal — HURON) remise par M Poudel (la lettre de HURON de 2017) était frauduleuse. Le fondement de cette conclusion défavorable tenait à la présence de fautes d’orthographe dans le nom de son auteur, qui était supposément le secrétaire général de HURON;
d) Le départ tardif du Népal de M. Poudel minait sa crédibilité et sa crainte subjective;
e) La teneur de la documentation déposée à l’appui de la demande de M. Poudel ne permettait pas d’établir la véracité de ses principales allégations ni de l’emporter sur l’effet cumulatif des doutes de la SPR quant à sa déposition et à sa preuve.
[3] M. Poudel a interjeté appel de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR). Dans ses observations déposées en appel, il a contesté la conclusion de la SPR selon laquelle la lettre de HURON de 2017 était frauduleuse et a soutenu qu’elle avait commis une erreur en écartant ses documents corroborants simplement en raison de sa conclusion défavorable quant à la crédibilité. M. Poudel avait également produit de nouveaux éléments de preuve devant la SAR.
[4] Dans sa décision du 28 juillet 2020 (la décision), la SAR a confirmé le rejet de la demande d’asile de M. Poudel par la SPR et l’a débouté de son appel. Elle a tranché qu’il n’avait pas établi qu’il est exposé à un risque de la part des maoïstes de la faction Biplab au Népal et a conclu qu’il n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
[5] La SAR a refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve déposés par M. Poudel conformément au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Pour un document en particulier, elle l’a fait en invoquant que cet élément de preuve n’était pas crédible et n’avait pas de valeur probante (citant l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, confirmé par l’arrêt Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96).
[6] Comme ce fut le cas pour la SPR, la question décisive devant la SAR était la crédibilité. La SAR a résumé les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR, lesquelles n’ont pas été remises en cause en appel par M. Poudel. Vu l’absence de contestation, la SAR a confirmé les conclusions sur la crédibilité tirées par la SPR.
[7] La décision met l’accent sur les éléments de preuve documentaire produits par M. Poudel. La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la lettre de HURON de 2017 était frauduleuse à cause de la présence de fautes d’orthographe dans le nom du secrétaire général et de la prévalence des faux documents au Népal. La SAR a étayé sa conclusion sur la fausseté de la lettre en invoquant le témoignage vague de M. Poudel sur la manière dont il l’a obtenue et le fait que celle‑ci ne révélait aucun détail sur les dates, les lieux ou sur d’autres précisions quant à l’incident allégué survenu en avril 2017.
[8] La SAR a longuement commenté l’observation de M. Poudel selon laquelle la SPR a commis une erreur en accordant peu de poids, voire aucun, à ses autres éléments de preuve documentaire. La SAR a entrepris sa propre évaluation de chacun de ces documents et des documents pertinents issus du cartable national de documentation sur le Népal. Elle a conclu que les documents en cause étaient soit faux, soit ils n’ajoutaient aucune valeur probante aux points principaux de la prétention de M. Poudel.
II.
Questions en litige et norme de contrôle
[9] M. Poudel soulève les questions suivantes dans la présente demande :
Le refus de la SAR d’admettre les nouveaux éléments de preuve de M. Poudel était‑il raisonnable?
La SAR a‑t‑elle raisonnablement apprécié les éléments de preuve documentaire au dossier?
La SAR a‑t‑elle dérogé à son devoir d’équité procédurale envers M. Poudel en omettant de lui fournir l’occasion de dissiper ses doutes à l’égard des éléments de preuve documentaire?
[10] Le refus de la SAR d’admettre les nouveaux éléments de preuve de M. Poudel et le fond de sa décision sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23 (Vavilov); Kanawati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 12 au para 9; Okunowo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 175 aux para 27‑28). Lorsque la norme applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision consiste à examiner les motifs du décideur administratif et à déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85).
[11] La troisième question, soit celle sur l’équité procédurale, doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte (Alkhoury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 153 au para 10). La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé que le contrôle judiciaire ne fait pas intervenir une norme de contrôle, mais apprécie plutôt si « l’équité procédurale a été respectée ou non »
(Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35 :
[35] […] En fait, la raison pour laquelle nous continuons d’évaluer les questions touchant l’équité procédurale dans le cadre du contrôle judiciaire n’est pas claire pour moi, étant donné que l’équité procédurale concerne la manière avec laquelle une décision a été rendue, plutôt que l’essence de la décision, comme l’a à juste titre observé le juge Binnie dans l’arrêt S.C.F.P. c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 102. Ce qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non.
III.
Analyse
1.
Le refus de la SAR d’admettre les nouveaux éléments de preuve de M. Poudel était‑il raisonnable?
[12] Dans son appel devant la SAR, M. Poudel a produit trois documents à titre de nouveaux éléments de preuve, lesquels visaient tous à éclaircir l’orthographe du nom du secrétaire général de HURON :
une copie d’une lettre du 28 septembre 2018 de HURON (la lettre de HURON de 2018);
un rapport d’Amnistie internationale publié le 25 mai 2005 (le rapport d’Amnistie);
une copie d’un article publié en ligne du Himalayan Times du 28 septembre 2018 (l’article du HT).
[13] La lettre de HURON de 2017 décrit les châtiments corporels et l’extorsion dont M. Poudel a été victime aux mains de la faction Biplab et elle est signée par « Mahamuni Acharya »
, secrétaire général. La SPR a considéré que la lettre de 2017 était frauduleuse parce que l’orthographe du nom du secrétaire général différait de celle du nom qui figurait sur le site internet de HURON « Mahamuniswor Aacharya »
. La lettre de HURON de 2018 précise que « Mahamunishwor Acharya »
et « Mahamuni Acharya »
sont une seule et même personne. Le rapport d’Amnistie fait allusion à « Mahamuniswor Acharya »
, un observateur des droits de la personne pour HURON.
[14] La SAR a refusé d’admettre la lettre de HURON de 2018 et le rapport d’Amnistie parce qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que M. Poudel présente ces deux documents à la SPR avant qu’elle ne rejette sa demande. La SAR a souligné que la date de référence visée au paragraphe 110(4) de la LIPR pour évaluer si de nouveaux éléments de preuve peuvent être admis n’est pas la date de l’audience devant la SPR, mais plutôt la date de la décision qu’elle rend. La SAR a conclu que, durant l’audience, la SPR avait soulevé l’écart entre les noms auprès de M. Poudel et lui avait fourni l’occasion de s’expliquer. Par conséquent, il savait que la SPR avait des doutes quant à l’identité de l’auteur et il a eu 42 jours après l’audience pour produire la lettre de HURON de 2018 et le rapport d’Amnistie avant que la décision de la SPR ne soit rendue. M. Poudel n’a rien fait bien qu’il fût représenté par un conseil chevronné.
[15] J’ai examiné la transcription de l’audience pour confirmer que la SPR avait bien soulevé les deux manières d’écrire le nom du secrétaire général de HURON et avait fourni l’occasion à M. Poudel d’expliquer les orthographes divergentes. Ce dernier a répondu qu’il n’avait pas communiqué avec un représentant de HURON en personne au sujet de la lettre et donc qu’il ne savait pas pourquoi le nom était orthographié différemment. À mon avis, M. Poudel avait été mis en garde que les fautes d’orthographe décelées entachaient l’authenticité de la lettre de HURON de 2017. Compte tenu du laps de temps écoulé entre l’audience de la SPR et sa décision, et du fait que M. Poudel était représenté par un conseil, je ne décèle aucune erreur susceptible de contrôle dans le refus de la SAR d’admettre la lettre de HURON de 2018 et le rapport d’Amnistie.
[16] L’article du HT a été publié après la décision de la SPR et il remplissait donc les exigences du paragraphe 110(4). La SAR a reconnu que l’article avait été déposé comme nouvel élément de preuve parce qu’il faisait état d’une conversation téléphonique entre un représentant du journal et le secrétaire général de HURON qui est présenté comme « Mahamuniswor Acharya »
. La SAR a conclu que le fait qu’un représentant non identifié du journal ait orthographié le nom du secrétaire général de cette façon n’était pas un élément de preuve crédible ou probant.
[17] Sur ce point, je diverge d’avis avec le défendeur qui soutient que la conclusion de la SAR était raisonnable. Premièrement, bien que l’auteur même de l’article du HT ne soit pas identifié, la SAR s’est mal exprimée lorsqu’elle a conclu qu’un représentant non identifié du journal était responsable de la manière d’orthographier le nom du secrétaire général. L’article indique seulement : [traduction] « [qu’]en parlant au THT au téléphone, le secrétaire général de HURON Mahamuniswor Acharya a dit […] »
[En italique dans l’original]. La SAR ne s’est pas engagée dans une évaluation du Himalayan Times lui‑même ni dans celle de sa réputation de journal crédible. La SAR a omis d’expliquer pourquoi la manière d’orthographier le nom du secrétaire général dans un article de journal qui, de prime abord, est bien écrit, diminue la pertinence ou la valeur probante de l’article du HT.
[18] L’article du HT est pertinent pour une question centrale tant dans la décision de la SPR que dans celle de la SAR. L’absence d’un raisonnement rationnel mettant en doute sa valeur probante est une erreur importante dans la décision. L’article fournit une indication objective à partir de ce qui semble être une source bien établie que le nom du secrétaire général est orthographié de différentes manières. Les prétendues fautes d’orthographe quant au nom figurant dans la lettre de HURON de 2017 ont conduit la SPR et la SAR à conclure que la lettre était frauduleuse. Cette conclusion a mené la SAR à n’accorder aucun poids à la lettre de HURON de 2017 et à tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Poudel pour ce qui concerne les allégations principales de sa demande d’asile. Par conséquent, l’erreur de la SAR dans son analyse de l’admissibilité de l’article du HT est une erreur importante qui justifie l’intervention de la Cour.
2.
La SAR a‑t‑elle raisonnablement apprécié les éléments de preuve documentaire au dossier?
[19] La question décisive en l’espèce concerne le traitement par la SAR des nouveaux éléments de preuve présentés par M. Poudel parce qu’ils sont directement pertinents à la manière dont le tribunal appréhende la question centrale de la crédibilité de celui‑ci quant à sa crainte de retourner au Népal. Si lors du réexamen l’article du HT est admis, cet élément de preuve pourrait influer sur la conclusion de la SAR selon laquelle la lettre de HURON de 2017 est frauduleuse. Je prends acte du fait que la décision de la SAR n’a pas comme seule pierre d’assise l’appréciation de la lettre de HURON de 2017. Par contre, il n’est pas possible pour la Cour de juger des conséquences sur l’analyse de la SAR d’une conclusion voulant que la lettre ne soit pas frauduleuse et doive se voir accorder un certain poids en tant que confirmation objective du récit de M. Poudel.
3.
La SAR a‑t‑elle dérogé à son devoir d’équité procédurale envers M. Poudel en omettant de lui fournir l’occasion de dissiper ses doutes à l’égard des éléments de preuve documentaire?
[20] La SPR a conclu que M. Poudel n’était pas crédible et, pour arriver à cette conclusion, elle a pris en compte la teneur de ses documents. Ce faisant, elle n’a pas entrepris une analyse individualisée de chacun d’entre eux, mais a plutôt conclu qu’ils ne permettaient pas d’établir la véracité des principales allégations de la demande d’asile. En appel, M. Poudel a fait valoir que la SPR avait commis une erreur en écartant sommairement ses éléments de preuve corroborants et la SAR s’est ralliée à cette position. Elle a alors apprécié chaque document et a fourni des motifs fondés sur la logique et qui expliquent d’une façon intelligible ses conclusions quant à la faible valeur probante des documents ou à l’absence même de valeur probante.
[21] M. Poudel soutient que, pour respecter les principes d’équité procédurale, la SAR se devait de lui fournir l’occasion de dissiper les doutes soulevés dans l’analyse circonstanciée de ses éléments de preuve au vu de l’examen très sommaire effectué par la SPR. Il prétend que l’analyse de la SAR était totalement nouvelle et qu’il ne pouvait pas anticiper que le commissaire de la SAR se livrerait à une toute nouvelle analyse et soulèverait bon nombre de nouvelles conclusions quant à la crédibilité. Je ne suis pas convaincue par ces observations.
[22] La SAR n’a pas soulevé une nouvelle question à l’égard de laquelle il aurait fallu accorder, en toute équité, à M. Poudel la possibilité de répondre (Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 380 au para 30). M. Poudel avait été mis en garde que sa crédibilité était en cause et qu’il existait des doutes par rapport à sa preuve documentaire. Je conviens avec le défendeur que le demandeur ne peut pas affirmer être désarçonné du fait que la SAR procède bel et bien à l’analyse dont il déplorait l’absence dans la décision de la SPR. Je conclus que la SAR n’a pas dérogé à son devoir d’équité procédurale.
IV.
Conclusion
[23] La demande de contrôle judiciaire est accueillie étant donné l’erreur importante commise par la SAR dans son examen des nouveaux éléments de preuve produits par M. Poudel.
[24] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑3686‑20
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Elizabeth Walker »
Juge
Traduction certifiée conforme
Semra Denise Omer
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑3686‑20
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INTITULÉ :
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MAHESH POUDEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 20 SeptembRE 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE WALKER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 7 OCTOBRE 2021
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COMPARUTIONS :
Hart A. Kaminker
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POUR LE DEMANDEUR
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Christopher Ezrin
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Kaminker & Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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