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Date : 20210927


Dossier : IMM‑2564‑20

Référence : 2021 CF 997

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2021

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

ELIZABETH MAIA FERNANDES

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Elizabeth Maia Fernandes, une architecte à la retraite, est de nationalité brésilienne. Elle a sollicité la résidence permanente au Canada en invoquant des considérations d’ordre humanitaire. Sa demande a été rejetée par décision d’un agent principal [l’agent] le 20 mars 2020. La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

[2] Pour les motifs qui suivent, je fais droit à la demande. L’agent n’a pas adéquatement analysé l’intérêt supérieur des petits‑enfants de la demanderesse, compte tenu de l’ensemble des circonstances, et il a exigé, à tort, qu’elle établisse un niveau déraisonnable de difficultés liées à la santé mentale de sa fille adulte et à l’aptitude de celle‑ci à s’occuper de ses enfants.

La décision contestée

[3] L’agent a noté que, à l’époque de sa demande de résidence permanente, la demanderesse était âgée de 68 ans, divorcée, en bonne santé, qu’elle n’en était pas à sa première visite au Canada et qu’elle détenait un statut valide de visiteur. Elle réside au Canada avec sa fille unique, Carolina, depuis juin 2017. Carolina, qui est en congé de maladie, est mère monoparentale et elle est la personne qui est principalement responsable de s’occuper de ses deux enfants, donc les petits‑enfants de la demanderesse, Valentina, âgée de 12 ans, et Noahn, âgé de 11 ans. Carolina et les petits‑enfants de la demanderesse sont citoyens canadiens.

[4] Concernant le degré d’établissement de la demanderesse au Canada, l’agent a apprécié favorablement le fait que la demanderesse est financièrement autonome. Il a été sensible aussi au fait que la demanderesse s’investit dans des événements et activités d’ordre communautaire et culturel au Canada, mais il a estimé que les lettres de soutien attestant son travail bénévole ne disaient rien des possibles inconvénients que subiraient les organismes privés de sa contribution, ni ne prétendaient qu’ils auraient à regretter son renvoi dans son pays d’origine. Pareillement, l’agent s’est dit d’avis que le rôle assumé par la demanderesse dans la classe de Noahn n’était pas de nature exceptionnelle et n’était pas constant, et il lui a été impossible de conclure que l’école avait besoin d’elle. Selon l’agent, la demanderesse n’atteignait pas un degré exceptionnel d’établissement depuis son arrivée au Canada.

[5] Concernant liens de la demanderesse avec le Canada, l’agent a pris acte de ses observations selon lesquelles Valentina se remet actuellement du trouble émotionnel causé par le divorce de ses parents et a besoin d’un bon encadrement à domicile. De plus, on a diagnostiqué chez Noahn des troubles de développement et de comportement correspondant à un trouble du spectre autistique [TSA] ainsi qu’à un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité [TDAH]. S’ajoute à cela le fait que Carolina est une mère monoparentale, qu’elle est actuellement en congé de maladie et qu’elle tente de recouvrer sa propre santé mentale. L’agent a cependant estimé ne pas avoir été pleinement convaincu que le renvoi de la demanderesse dans son pays d’origine aurait des conséquences fâcheuses pour la santé mentale de sa fille. Citant une ordonnance de garde partagée, il a constaté que le père de Noahn et de Valentina assumait les responsabilités parentales deux week‑ends consécutifs par mois, et, selon lui, cet arrangement laissait un peu de répit à Carolina. Il a ajouté que Carolina reçoit le soutien d’organismes de services aux familles et que, comme citoyenne canadienne, elle est admissible à divers avantages et services (non précisés). Il s’est dit incapable de conclure, suivant la prépondérance de la preuve, qu’il serait impossible à Carolina de se remettre sur pied et d’élever ses enfants si sa mère devait retourner au Brésil.

[6] L’agent a ensuite entrepris l’examen de l’intérêt supérieur des enfants. Il a passé en revue la preuve documentaire faisant état du lien de Valentina avec la demanderesse, ainsi qu’une lettre émanant d’un psychothérapeute. Il a reconnu que, selon cette lettre, l’état de Valentina s’améliorait grâce à la présence de la demanderesse, et il lui a donc accordé un certain poids. Cependant, selon lui, la lettre ne disait pas que Valentina pâtirait d’un éventuel départ de sa grand‑mère du Canada. D’ailleurs, comme citoyens canadiens, Valentina et sa famille pourront toujours bénéficier de plusieurs services de soutien à la famille qui sont offerts au Canada.

[7] Quant à Noahn, l’agent reconnaît que la demanderesse a produit plusieurs évaluations faisant état du soutien médical, pédagogique et social que reçoit l’enfant. Il reconnaît aussi que Noahn est né au bout de 23 semaines de grossesse et qu’il souffre de troubles du langage et du développement et d’une déficience cognitive. Citant certaines preuves documentaires, il a admis que Noahn [traduction] « requiert un soin particulier qu’il faut adapter constamment au gré de ses besoins grandissants ». Selon lui cependant, les pièces produites ne permettaient pas d’affirmer que [traduction] « le rôle [de la demanderesse] dans la vie de son petit‑fils nuit [sic] à son développement ». Là encore, il a estimé que, en tant que citoyens canadiens, la fille et les petits‑enfants de la demanderesse ont accès à tous les programmes et services de soutien offerts aux citoyens canadiens et aux résidents permanents du Canada.

[8] L’agent a conclu que [traduction] « la preuve ne permet pas d’affirmer que le départ de la demanderesse du Canada mettra en péril le développement et le bien‑être de ses petits‑enfants, au point qu’il faille la soustraire aux exigences réglementaires ».

Question en litige et norme de contrôle

[9] Selon la demanderesse, la manière dont l’agent a analysé l’intérêt supérieur des enfants est déficiente et déraisonnable. Il n’a pas tenu compte de la totalité de la preuve. Et son analyse du degré d’établissement de la demanderesse au Canada est déraisonnable.

[10] Tous ces aspects se résument à la question de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Puisqu’il s’agit d’une décision administrative, il faut présumer qu’elle doit est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle (Vavilov, para 15, 85, 99).

Analyse

[11] Comme je l’écrivais déjà dans la décision Jones c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1070, lorsque j’énonçais des généralités sur l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], la Cour suprême du Canada a affirmé, dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], que l’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire (para 23). Ce qui justifiera une dispense dépendra des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids (Kanthasamy, para 25).

[12] À propos de l’obligation, énoncée au paragraphe 25(1), de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement concerné, la Cour suprême du Canada a déclaré que le principe de l’intérêt supérieur dépend largement du contexte et doit être appliqué d’une manière qui tienne compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité (Kanthasamy, para 35). Et, comme indiqué dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], pour que le pouvoir discrétionnaire de l’agent soit exercé dans le respect de la norme de la décision raisonnable, l’agent doit considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids appréciable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt (Kanthasamy, para 38). Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, même en tenant compte de l’intérêt des enfants (Kanthasamy, para 38, citant Baker, para 74–75).

[13] Cependant, la décision rendue en application du paragraphe 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Kanthasamy, para 39, citant Baker, para 75). Cet intérêt doit être bien identifié, défini et examiné avec beaucoup d’attention, eu égard à l’ensemble de la preuve (Kanthasamy, para 39, citant Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 CF 358 (CA) para 12, 31; Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165 para 9–12). Et, comme un enfant méritera rarement, voire jamais, d’être exposé à des difficultés, la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées » ne saurait généralement s’appliquer aux difficultés alléguées par un enfant ou à propos d’un enfant pour appuyer une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, para 41, citant Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 para 9).

[14] Et, comme l’écrivait le juge Gascon dans la décision Semana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1082 [Semana], il n’est point besoin d’appliquer un critère rigide pour mener une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant. Pour démontrer que le décideur a été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant touché par la décision, il est impératif que son analyse aborde les conséquences personnelles et uniques qu’aurait pour lui un renvoi du Canada (Semana, para 25–26; voir aussi Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27 para 25).

[15] Par conséquent, selon la jurisprudence, pour mener son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent devait, dans la présente affaire, se montrer réceptif, attentif et sensible à cet intérêt, lui accorder un poids déterminant, l’examiner avec soin et attention à la lumière de l’ensemble de la preuve, et prendre en considération la situation personnelle des enfants.

[16] Selon la demanderesse, l’agent a laissé de côté la preuve documentaire qui montre que les défis que doit affronter cette famille requièrent un environnement familial bienveillant et stable, aux habitudes sécurisantes, et commandé par des adultes aptes à comprendre et anticiper les besoins de Noahn, ainsi qu’à surveiller son apprentissage et sa croissance sociale. En outre, selon la demanderesse, les motifs exposés par l’agent montrent qu’il n’a pas saisi l’ampleur des défis que doit affronter Noahn, ni combien la présence de la demanderesse au Canada lui a été bénéfique, à lui comme à Valentina et Carolina, et il ne semble pas comprendre les difficultés de taille que posent chaque jour les besoins spéciaux de Noahn. Elle ajoute qu’il n’a pas compris que Carolina est submergée, incapable de répondre aux sollicitations que suppose le soin de deux enfants aux besoins élevés, alors même qu’elle tente de recouvrer sa propre santé mentale. D’après la demanderesse, l’agent a également mésestimé sa contribution à la vie de la famille, et il n’a pas réfléchi aux conséquences que son renvoi du Canada aurait sur sa fille et ses petits‑enfants. Elle dit aussi que, en se fondant sur le fait que la famille pouvait toujours compter sur des avantages et services non précisés, l’agent s’est égaré et a fait fi de la preuve dont il disposait. La demanderesse a ajouté que l’agent a aussi mal interprété la preuve en estimant que l’ordonnance de garde partagée laissait à Carolina le temps de souffler, quand, selon la preuve, cette formule de coparentalité ne faisait au contraire qu’ajouter du stress pour la famille.

[17] Selon le défendeur, la décision de l’agent s’inscrit dans une échelle de solutions raisonnables, et ce, même si un autre décideur aurait pu parvenir à une décision différente. Le défendeur soutient que la décision est raisonnable et que rien ne justifierait la Cour de corriger la manière dont l’agent a exercé son pouvoir discrétionnaire. Il ajoute que la Cour ne devrait pas se laisser influencer par le côté émouvant de la présente affaire, mais plutôt garder à l’esprit que la demanderesse est à même d’emprunter d’autres voies pour obtenir la résidence permanente.

[18] Après examen des motifs exposés par l’agent et du dossier de la preuve documentaire qui lui a été soumis, je suis d’avis qu’il n’a pas examiné l’intérêt supérieur des enfants en tenant compte de tout le contexte familial — dont la santé mentale de leur mère — ainsi que de la situation personnelle de chacun d’eux. Il a aussi sous‑estimé les défis que doit affronter la famille, tout comme la contribution de la demanderesse au bien‑être des enfants.

[19] Par exemple, l’agent passe sous silence la lettre dans laquelle Carolina indique qu’elle est en arrêt maladie depuis février 2016, lorsqu’elle a mis un terme à 11 ans de violence conjugale et qu’elle s’est réfugiée dans un foyer pour femmes. Elle écrit aussi dans sa lettre qu’il est épuisant d’être la mère d’un enfant aux besoins spéciaux. Elle y ajoute que Noahn souffre d’autisme, de handicap intellectuel, de TDAH et de phobie, de déficiences de la motricité fine et de la motricité globale, d’un retard du langage et d’une mauvaise vue. Il montre un comportement agressif et intraitable, et il a été retiré de plusieurs programmes. Il est incapable de nouer et de conserver des relations, et ses résultats à l’école sont mauvais. Pour des raisons de sécurité, il a besoin d’une surveillance constante. Il se comporte d’une manière dangereuse dans les lieux publics et il manifeste d’autres sentiments, tels que colère, tristesse, crainte et frustration, de façon malsaine. Carolina explique passer parfois plusieurs heures au téléphone au cours d’une journée pour tenter d’obtenir des rendez‑vous ou des ressources afin de répondre à ses besoins. Elle dit être elle‑même dans un état permanent d’hypervigilance et d’anxiété, et être de ce fait toujours épuisée et en état de stress énorme. Elle affirme avoir constaté de réels changements dans le comportement de ses enfants depuis que la demanderesse est au Canada, ajoutant que celle‑ci s’occupe des deux enfants et veille à ce qu’ils ne manquent de rien, aide Carolina à veiller sur Noahn et contribue aux tâches ménagères. Je fais observer ici que le dossier mentionne aussi que Carolina possède une maîtrise en travail social et que, bien qu’elle soit actuellement en congé de maladie pour des raisons de santé mentale, elle travaille comme gestionnaire de cas pour l’Association canadienne pour la santé mentale.

[20] Le portrait que brosse Carolina des besoins spéciaux de Noahn est manifestement confirmé par les pièces versées au dossier, en particulier le rapport exhaustif intitulé Specialized Development and Behaviour Service Psychological Consultative Report, daté de 2017 et rédigé par la Dre Jennifer Cometto, Ph. D., psychologue agréée, psychologue surveillante, Programme de santé mentale pour l’enfance et la jeunesse, Hôpital McMaster pour enfants [le Rapport McMaster]. L’agent mentionne effectivement le Rapport McMaster dans son analyse de l’intérêt supérieur de Noahn, puisqu’il tire de ce rapport le fait que [traduction] « le plan d’enseignement individualisé de Noahn adhère à toutes les mesures d’adaptation actuelles établies pour Noahn. En outre, il est déclaré que le programme d’études de Noahn devrait mettre l’accent sur le développement de ses aptitudes quotidiennes et, grâce à une évaluation continue, devrait être ajusté à mesure qu’il grandit; les élèves qui présentent des déficiences intellectuelles ont la possibilité de poursuivre leur scolarité dans une école publique jusqu’à l’âge de 21 ans ».

[21] Cependant, le Rapport MacMaster a son importance parce qu’il a pour thème bien davantage que la validité du Plan d’enseignement individualisé de Noahn pour 2017. Il décrit Noahn et ses besoins spéciaux. Plus précisément, Noahn est un garçon de 9 ans (à l’époque de l’évaluation) qui souffre d’importants retards scolaires et qui est aux prises avec des difficultés comportementales et sociales liées à son extrême prématurité, ce à quoi s’ajoutent un retard de développement (il a commencé à parler et à marcher à l’âge de 4 ans), un TDAH et une déficience visuelle. Au niveau conceptuel, Noahn peut lire uniquement des mots simples et effectuer des tâches élémentaires de calcul, et l’écriture est pour lui très astreignante physiquement. Au niveau social, son expression orale est beaucoup moins complexe que celle des enfants de son âge, et d’un niveau bien inférieur. Les relations d’amitié avec les enfants ayant un développement normal sont généralement empêchées par ses déficiences et par [traduction] « un important besoin d’encadrement à la maison, dans la collectivité et au travail ».

[22] Outre qu’elle répond aux critères de la déficience intellectuelle, l’évaluation indique que les difficultés persistantes de Noahn dans les communications sociales et l’interaction sociale, ainsi que ses modes répétitifs et restreints de comportement (par exemple questionnement persistant, besoin obsessif de rassembler des papiers, des copeaux de bois et des cailloux) sont révélateurs du trouble du spectre autistique. À la date de l’évaluation, Noahn avait besoin d’encadrement dans le domaine de la communication sociale et celui des comportements restreints et répétitifs. Il a été constaté que la complexité des antécédents de Noahn faisait ressortir l’importance pour ses fournisseurs de soins ou de services de poursuivre leur coordination et leur collaboration afin d’aider Noahn à vivre sa vie au maximum de sa capacité. Quant à son bien‑être émotionnel, Noahn était décrit comme un enfant ayant plusieurs craintes normatives, et une peur anormalement élevée des salles de bain, ce qui s’accorde avec le diagnostic de la phobie situationnelle. Sa peur des salles de bain était source de déficience importante à la date de l’évaluation et limitait son aptitude à participer à des activités parascolaires dans la collectivité. Le rapport note également que Noahn détecte les fortes émotions négatives entre ses parents et qu’il en est affligé. Il n’a pas l’aptitude cognitive pour surmonter un tel stress et se sent souvent dépassé, désarmé, triste et en colère à propos de la formule de coparentalité. Un tel milieu familial chargé d’émotions serait difficile pour tout enfant, mais il l’est encore davantage pour Noahn, compte tenu de ses importants besoins médicaux, affectifs et comportementaux, de sa rigidité cognitive et de ses aptitudes sociales restreintes.

[23] La section « Recommandations » du Rapport McMaster examine plusieurs aspects, notamment les programmes de formation générale en milieu scolaire. Pour cet aspect, il est recommandé, entre autres, que le Plan d’enseignement individualisé [PEI] de Noahn soit mis à jour pour qu’il soit reconnu comme élève présentant des anomalies multiples, en raison de ses carences dans le domaine de la communication (c’est‑à‑dire autisme) et dans celui de l’aptitude intellectuelle (c’est‑à‑dire déficience sur le plan du développement), outre son anomalie existante au chapitre de l’incapacité physique (c’est‑à‑dire handicap visuel). Comme le note l’agent, le rapport mentionne aussi que le PEI actuel de Noahn pour 2017 adhère à toutes les mesures d’adaptation mises en place à son intention. Le Rapport McMaster recommande fortement que Noahn soit inscrit dans une classe adaptée pour les élèves présentant des déficiences intellectuelles, et il suggère que son évaluation scolaire soit continue parce que, même si ses diagnostics ne changeront pas, ses besoins d’apprentissage évolueront à mesure qu’il grandira. Quant au trouble du spectre de l’autisme, la section « Recommandations » note que Noahn a été dirigé vers le programme Autisme Ontario, par l’entremise du Erin Oaks Kids Centre for Treatment and Development, et qu’une intervenante en soutien familial aura pour tâche d’orienter la famille de Noahn vers ce programme et de se concerter avec Noahn et sa famille pour décider des services les plus adaptés à ses besoins. Le rapport recommande que les services privilégient le développement de liens avec d’autres familles (par exemple soirées familiales), l’orthophonie‑logopédie, les ressources fonctionnelles et les groupes stimulant l’acquisition de possibilités sociales ou d’aptitudes sociales pour Noahn.

[24] La preuve présentée à l’agent comprenait aussi les pièces suivantes :

une évaluation du 23 septembre 2015, faite par Rosemarie Freigang, associée en psychologie clinique auprès des Services psychologiques de Norfolk, pour faciliter la planification du programme de Noahn à l’école, et comportant des suggestions pour l’aider à fonctionner de manière souple à la maison. L’évaluation précise que Noahn continuera de nécessiter des ressources pédagogiques spéciales ainsi que des consultations professionnelles et des interventions de la collectivité jusqu’à ce qu’il devienne véritablement un jeune adulte. Et, comme pour tous les enfants présentant des besoins spéciaux, l’évaluation indique qu’il tirera profit d’un milieu familial bienveillant offrant stabilité, habitudes sécurisantes et attentes prévisibles, auprès d’adultes qui comprennent le besoin de soutenir son apprentissage et sa croissance sociale;

un rapport d’évaluation et d’aiguillage daté du 12 août 2016, rédigé par Front Door, Carizon Family and Community Services, note que Valentina a traversé d’importantes difficultés relationnelles avec sa mère, difficultés qui ont augmenté depuis la séparation de ses parents. Ces difficultés se présentent sous la forme d’attitudes de provocation et de rébellion lorsque Valentina se voit interdire une activité favorite ou que sa mère tente d’établir des conséquences. Valentina menace souvent de casser les effets personnels de sa mère, de voler des objets ou d’appeler son père lorsque survient un conflit. Sa mère a du mal à venir à bout de telles situations, en partie à cause des menaces de suicide et d’automutilation proférées par Valentina;

une lettre de soutien datée du 5 septembre 2017, rédigée par Sue Simpson, directrice générale du Réseau familial régional de Waterloo, un réseau de soutien destiné aux familles d’enfants, de jeunes et d’adultes présentant des besoins spéciaux. Mme Simpson écrit qu’elle connaît Carolina depuis plusieurs années et que l’éducation d’un enfant ayant les besoins spéciaux de Noahn est [traduction] « extrêmement difficile » et a souvent pour effet d’isoler la famille tout entière. Elle dit que cela peut être particulièrement stressant pour une mère célibataire comme Carolina et aussi pour les autres enfants. Mme Simpson ajoute que Carolina et ses enfants sont particulièrement isolés à cause de l’absence d’une famille proche qui pourrait les soutenir. Elle relève que la famille a dû affronter de nombreux défis au cours des dernières années, et cela finit par user. Elle affirme que la présence et le concours de la demanderesse apporteraient un soutien mental et émotionnel à Carolina et à ses enfants. Elle dit aussi que Carolina aimerait retourner au travail et rééquilibrer sa vie professionnelle et sa vie personnelle. Son rôle de pourvoyeuse de soins peut être très difficile. Sa mère pourrait répondre, à long terme, aux besoins de garde d’enfants pendant que Carolina est au travail. Le coût des services de garde spécialisés pour Noahn est très élevé et ce sont des services difficiles à trouver. Sa grand‑mère [la demanderesse] serait en mesure de prendre cette responsabilité;

une lettre de soutien datée du 7 novembre 2016, rédigée par Sharon Owen, intervenante en services à la famille, qui travaille pour les Services à la famille et à l’enfance de la région de Waterloo. Cette lettre précise que les Services à la famille interviennent pour une diversité de raisons : Valentina a manifesté des problèmes de santé mentale, notamment par des comportements d’automutilation; Noahn a de la difficulté à développer ses capacités cognitives et à gérer ses émotions; et la séparation de Carolina d’avec son mari, outre leur relation conflictuelle, est source de stress pour elle‑même et pour la famille. La lettre mentionne que Carolina bénéficie au Canada d’un soutien limité, qu’il soit familial ou amical, et qu’il ne semble pas que l’ex‑mari de Carolina voit les enfants régulièrement d’une manière qui puisse soulager tant soit peu Carolina. La lettre ajoute que [traduction] « l’aide [de votre mère] dans la gestion du comportement des enfants, ainsi que pour le soutien émotionnel qu’elle pourrait vous apporter, serait véritablement salutaire pour votre famille »;

un rapport provisoire psychologique daté du 7 juin 2017, rédigé par Michelle Lucci, M.A., psychologue agréée du Centre de psychologie de Cambridge, indique que Carolina avait été en congé de maladie depuis le 8 février 2016, pour cause de traumatisme, d’anxiété et de dépression, et qu’elle avait alors assisté à six des onze séances recommandées de traitement psychologique. Ce rapport décrit les circonstances qui ont conduit au congé de maladie de Carolina et indique qu’elle était [traduction] « totalement dépassée » et que [traduction] « les sollicitations grandissantes de ses enfants aux besoins élevés, combinées au traumatisme de la violence vécue durant son mariage, et au chaos qui a suivi sa décision de partir, ont exacerbé le stress qu’elle vivait dans son lieu de travail, et elle a totalement décompensé »;

une lettre du 18 septembre 2017, rédigée par Gillian Inksetter, M.A., psychothérapeute, qui précise que Carolina semblait exercer plus efficacement ses fonctions parentales, montrer de meilleures capacités d’adaptation et être davantage en mesure de gérer ses émotions lorsqu’elle bénéficiait d’un appui, et qu’elle‑même et Valentina semblaient souhaiter que la demanderesse apporte un soutien à la cellule familiale;

une lettre de soutien rédigée par Julianne Kells, adjointe d’enseignement qui a donné des leçons à Noahn, affirme que, en tant qu’adjointe d’enseignement, elle sait combien est important un soutien lorsqu’on a un enfant ayant des besoins spéciaux, et elle ajoute que le fait pour Carolina de pouvoir compter sur la demanderesse au Canada en permanence lui apporterait ce soutien et bénéficierait immensément aux deux enfants;

une lettre de soutien rédigée par Laura Johnson, une voisine de Carolina, qui décrit les difficultés que connaît Carolina, et qui note que, sans soutien familial et sans un minimum de soutien social pour les besoins élevés de sa famille, il devenait impossible pour Carolina d’équilibrer le travail et la famille et que le stress qui en découlait l’avait conduite à demander à son employeur un congé pour maladie mentale. Cette lettre indique que Noahn a des besoins élevés, que Valentina a exprimé des idées suicidaires et que la demanderesse s’occupe avec beaucoup d’amour de ses petits‑enfants, que la voisine de Carolina constate une différence chez Valentina depuis que la demanderesse s’occupe d’elle, et que la demanderesse passe beaucoup de temps et se montre patiente avec Noahn, outre qu’elle possède les aptitudes et l’amour dont Noahn a besoin pour être surveillé adéquatement durant la journée. La lettre mentionne que c’est un soutien qui permettra à Carolina de retourner au travail;

Valentina a produit une lettre de soutien où elle dit que la demanderesse est une personne très bonne, patiente et très serviable, et qu’elle est le genre de personne dont la famille a besoin dans la maison. Valentina décrit les activités qu’elles ont faites ensemble. Elle dit aussi que Noahn a des besoins spéciaux et qu’il est souvent victime d’intimidation, ce qui rend Valentina et la demanderesse très tristes. Valentina affirme que, si la demanderesse demeurait auprès d’eux, cela aiderait Noahn, parce que, ainsi, la demanderesse aide Noahn dans sa manière de se comporter, elle aide Carolina à s’occuper de lui et elle aide aux tâches ménagères. Valentina déclare qu’elle serait bouleversée si sa grand‑mère devait quitter le Canada, et que sa famille se trouverait très seule parce qu’ils n’ont pas d’autre parenté au Canada;

dans sa déclaration solennelle datée du 1er février 2018, la demanderesse décrit, entre autres choses, la situation de la famille et affirme ce qui suit : Carolina prépare lentement son retour au travail et, pendant ce temps‑là, la demanderesse peut procurer aux enfants la nourriture et les soins spécialisés dont ils ont besoin; la demanderesse agit comme intermédiaire dans la relation instable entre Carolina et son ex‑mari, en éloignant les enfants de toute exposition à leurs conflits; la demanderesse apporte une aide pratique, par exemple en s’occupant des courses, de la cuisine et du nettoyage; et elle procure à Carolina [traduction] « un soulagement dans l’accomplissement de ses tâches qui ne finissent jamais ». Sa présence permet à Carolina de passer un temps de qualité auprès de chacun des enfants, sans que ce soit aux dépens de l’autre. La demanderesse affirme qu’elle participe avec Carolina aux décisions médicales et thérapeutiques relatives aux enfants, elle aide Noahn à la maison dans ses exercices oculaires, ses exercices d’apprentissage de la parole, ses devoirs et dans les méthodes disciplinaires recommandées par ses médecins et thérapeutes. Elle l’aide aussi à acquérir des habiletés fondamentales, par exemple faire son lit et faire la vaisselle, ainsi que dans son hygiène personnelle. La demanderesse précise qu’elle a constaté des changements chez les enfants depuis son arrivée au Canada.

[25] Examinant les liens de la demanderesse avec le Canada, l’agent déclare qu’il a pris acte [traduction] « des défis que doit affronter Carolina en tant que mère seule élevant deux enfants tout en s’efforçant de recouvrer sa propre santé mentale ». À propos d’un avis médical daté de février 2016, il dit que cet avis informait Carolina [traduction] « qu’une combinaison pharmacologique, doublée d’un traitement psychologique, constituerait le meilleur moyen de l’aider à reprendre son emploi ». Il s’agit là sans doute d’une référence au rapport du Dr Alfonso Marino, psychologue certifié, SOMA Medical Assessment Corp, qui a été rédigé pour Crawford‑Fenchurch Insurance et qui indique le 8 février 2016 comme « date de la perte ». C’est un rapport approfondi, dont l’objet déclaré est d’évaluer la nature et l’étendue des troubles psychologiques dont souffrait Carolina. Plus exactement, il s’agissait de savoir si son état la rendait incapable de reprendre son emploi. Selon le rapport, l’état émotionnel de Carolina était tel qu’elle serait dans l’incapacité d’accomplir les tâches essentielles de son emploi. Le rapport répond aussi à des questions précises. Appelé à s’exprimer sur les facteurs qui influeraient sur la motivation de Carolina à retourner au travail, le rapport répondait que Carolina avait déclaré souhaiter revenir à un emploi rémunérateur dès que son état de santé le permettrait, et [traduction] « indéniablement, son niveau de dépression et d’anxiété et ses sentiments d’impuissance, de même que ses insomnies et sa fatigue en journée, sont des facteurs qui continueraient de lui interdire un retour au travail pour l’instant ».

[26] En réponse à la question « Les médicaments que prend la candidate ont‑ils un effet sur son aptitude au travail? », le rapport répondait ce qui suit :

[traduction]

Il n’entre pas dans le champ d’une évaluation psychologique de s’exprimer sur des médicaments; cependant, je sais que Mme Hepfner a consulté un psychiatre à propos de psychotropes. Je suis d’avis que, pour venir en aide à Mme Hepfner, une combinaison pharmacologique, ajoutée à un traitement psychologique, serait le meilleur moyen d’aider Mme Hepfer à retourner au travail.

[27] L’agent semble interpréter ce rapport, et en particulier la réponse à cette dernière question, comme s’il signifiait que l’avis médical donné à Carolina ne voulait pas dire qu’elle avait besoin d’un soutien allant au‑delà d’un suivi pharmacologique et psychiatrique. Dans la mesure où l’agent se fonde sur ce rapport pour conclure que la preuve ne montrait pas qu’un renvoi de la demanderesse vers son pays d’origine aurait des répercussions négatives sur la santé mentale de Carolina, il convient de noter que le rapport ne portait pas sur cet aspect. D’ailleurs, le rapport ultérieur appelé Cambridge Psychology Report, lui aussi rédigé pour Crawford‑Fenchurch, une compagnie d’assurance générale, et qui lui aussi portait sur la capacité de Carolina de retourner au travail, notait que Carolina avait fui un mariage marqué par la violence et vivait dans une maison d’hébergement avec ses deux enfants présentant des troubles du développement et des besoins psychologiques élevés. Carolina avait donc [traduction] « fait l’inventaire de ses ressources » et entrepris de travailler avec son médecin de famille, les services à l’enfance, ainsi que d’autres soutiens communautaires, et des membres de sa famille voyageaient sporadiquement depuis le Brésil pour l’aider. Fait à noter, ce rapport précise que Carolina était totalement dépassée.

[28] Dans l’analyse des liens de la demanderesse avec le Canada, l’agent mentionne aussi que deux lettres de soutien, indéterminées, provenant d’organismes de services aux familles reconnaissent que Carolina avait beaucoup de mal à élever ses enfants. Il a malgré tout conclu que, bien que les enfants vivent principalement auprès de leur mère, le divorce était assorti d’une garde partagée, et que les enfants devaient passer deux week‑ends par mois auprès de leur père. Selon l’agent, la garde partagée laisse un répit à Carolina. Je suis d’avis que cette conclusion fait l’impasse sur la relation difficile entre les deux parents, et sur le fait que cette relation exacerbe, au lieu d’atténuer, les tensions au sein de la famille. Qui plus est, c’est une conclusion qui méconnaît l’ampleur des constantes sollicitations que les besoins spéciaux de Noahn font peser sur Carolina – besoins qui ressortent clairement du dossier.

[29] L’agent conclut aussi que Carolina a le soutien d’organismes de services aux familles, ainsi qu’en témoignent [traduction] « les lettres versées au dossier ». Or, comme indiqué ci‑dessus, ces mêmes lettres témoignent des pesantes sollicitations qui accablent Carolina, et dont elle dit qu’elles sont implacables et écrasantes. L’incapacité de Carolina de retourner au travail à cause de sa santé mentale est d’ailleurs bien documentée et n’est pas contestée. Je pense aussi, comme la demanderesse, que la conclusion de l’agent selon laquelle, en tant que citoyenne canadienne, Carolina est admissible à divers « avantages et services » non précisés n’est pas en adéquation avec le dossier.

[30] Également dans son analyse des liens de la demanderesse avec le Canada, l’agent dit reconnaître que le soutien de la demanderesse a été bénéfique pour Carolina, mais il ajoute qu’il ne peut conclure, suivant la prépondérance de la preuve, que Carolina [traduction] « ne serait pas en mesure de se remettre sur pied et d’élever ses enfants » si la demanderesse devait retourner au Brésil. Toutefois, il ne cherche pas à savoir si la santé mentale de Carolina — comme ses capacités de résilience et ses capacités parentales, outre son aptitude à retourner au travail — serait améliorée grâce à la présence de la demanderesse et, fait à noter, il ne fait pas le lien entre cette amélioration et l’intérêt supérieur des enfants.

[31] Certes, Carolina est une personne adulte. Toutefois, selon moi, l’agent a eu tort de examiner sa santé mentale séparément du reste et il aurait dû se demander si la perte du soutien de sa mère allait avoir des retombées négatives sur ses capacités parentales et, partant, sur l’intérêt supérieur des enfants. Autrement dit, était‑il dans l’intérêt supérieur des enfants que leur mère continue de bénéficier du soutien que lui apportait la demanderesse? Et, bien que l’agent décrive ce soutien principalement comme l’accomplissement de tâches ménagères par la demanderesse, il occulte, ce faisant, le soutien émotionnel et le répit que la demanderesse procure à Carolina, l’amour et les soins qu’elle prodigue à Noahn et à Valentina, bref le soutien qu’elle apporte à la famille et qui va au‑delà d’une contribution à la gestion du ménage.

[32] En outre, quoique les difficultés soient un facteur à évaluer dans les demandes de dispense présentées en vertu de l’article 25, les motifs exposés par l’agent donnent à penser que, s’il n’est pas expressément prouvé que Carolina ne surmontera pas sa crise de santé mentale et ne sera pas en mesure d’élever ses enfants à moins que la demanderesse ne soit autorisée à rester au Canada, alors la dispense que sollicite la demanderesse pour considérations d’ordre humanitaire ne saurait se justifier. Selon moi, l’agent a obligé ainsi la demanderesse à satisfaire à un critère préalable beaucoup trop exigeant en ce qui concerne les difficultés.

[33] Pareillement, l’agent semble dire, dans son analyse de l’intérêt supérieur de Noahn, que le fait qu’il fréquente l’école laisse à Carolina le temps de souffler et gomme la nécessité du soutien apporté par la demanderesse à la maison. Certes, le Rapport McMaster précise que Noahn peut bénéficier d’une scolarité jusqu’à l’âge de 21 ans, comme le constate l’agent. Cependant, les besoins de Noahn vont bien au‑delà de ses jours de classe, et le rapport indique que son important besoin d’encadrement vaut aussi pour la maison, dans la société et au travail.

[34] L’agent écrit que, selon les documents produits, Noahn a été dirigé vers le programme Autisme Ontario. Il se réfère probablement au Rapport McMaster. Il dit admettre que Noahn [traduction] « requiert un soin particulier qu’il faut adapter constamment au gré de ses besoins grandissants », mais il estime que la documentation relative au rôle de la demanderesse dans la vie de Noahn est insuffisante et ne montre pas que, si elle devait quitter le Canada, le développement de Noahn en souffrirait. Ce point apparaît aussi dans la section « Conclusion » de ses motifs, où l’agent écrit que la preuve ne montre pas que le départ de la demanderesse du Canada [traduction] « mettra en péril le développement et la santé de ses petits‑enfants », ce qui autoriserait alors l’octroi de la dispense prévue par l’article 25.

[35] Dans son analyse, l’agent ne dit rien de la déclaration de la demanderesse selon laquelle elle participe, avec Carolina, aux décisions médicales et thérapeutiques intéressant les enfants; à la maison, elle aide Noahn dans ses exercices oculaires, ses exercices d’apprentissage de la parole, ses devoirs, et dans les méthodes disciplinaires recommandées par ses médecins et thérapeutes. Elle l’aide aussi à acquérir des habiletés fondamentales, par exemple faire son lit, faire la vaisselle et veiller à son hygiène personnelle. La demanderesse souligne qu’elle a pu constater des changements chez les enfants depuis son arrivée au Canada. L’agent semble aussi ignorer qu’il y a une différence de taille entre l’amour, le soin et le soutien apportés par une grand‑mère qui vit à la maison avec des enfants ayant des besoins spéciaux, et le soutien et les services qui peuvent être fournis par des travailleurs de soutien rémunérés, dans le contexte d’un programme individualisé à l’école ou d’un programme de soutien en autisme, si dévoués que puissent être les travailleurs en question. L’agent oublie aussi que ces services ont une portée restreinte — durant les heures d’école et quand on peut faire appel à un autre genre de soutien — alors que les importants défis que doit affronter Noahn l’accompagnent chaque jour, tous les jours, pour toujours. Il ne reconnaît pas non plus que Carolina est submergée et incapable de travailler, et qu’elle n’a pas d’autre famille au Canada pour la soulager, elle et ses enfants. Et, comme indiqué plus haut, l’agent n’a pas non plus cherché à savoir si le soutien apporté par la demanderesse à Carolina pouvait infléchir son analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Il n’a pas envisagé l’hypothèse selon laquelle ce soutien pouvait l’aider à retrouver sa santé mentale, lui permettant ainsi de s’en sortir, d’exercer ses responsabilités parentales et de retourner au travail.

[36] En outre, une bonne partie de la preuve documentaire susdite dépeint sous un jour favorable les retombées de la présence de la demanderesse au Canada sur la santé mentale de Carolina et sur l’intérêt des enfants. Les documents produits confirment que sa présence leur est salutaire, plutôt que de dire expressément que la famille pâtirait d’un renvoi de la demanderesse vers son pays d’origine. Or, l’agent n’analyse pas l’intérêt supérieur de Noahn dans ce contexte. Il semble plutôt suggérer que, pour que l’intérêt supérieur de Noahn plaide en faveur d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il faudrait que la demanderesse prouve que son départ du Canada entraverait le développement de Noahn – c’est‑à‑dire qu’il connaîtrait des difficultés importantes. Selon moi, cette manière de voir ne s’accorde pas avec l’arrêt Kanthasamy.

[37] Pour ces motifs, je pense, comme la demanderesse, que l’agent n’a pas été suffisamment réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de Noahn.

[38] Concernant Valentina, l’agent a admis que la demanderesse avait noué des liens d’affection avec elle et qu’elle aide la famille dans ses tâches quotidiennes. Il cite le rapport Front Door, où l’on peut lire que Valentina est encouragée à acquérir des aptitudes à la gestion, qui l’aideront à exprimer ses émotions d’une manière constructive. Il semble que l’agent se réfère ici à l’un des objectifs recommandés, où il est écrit que Valentina renforcera son aptitude à gérer ses émotions en apprenant à les reconnaître, à les réguler et à les exprimer de la bonne manière. Citant la lettre de Gillian Inksetter, l’agent a aussi déclaré qu’il lui accordait un certain poids. D’après lui, la demanderesse apporte un soutien supplémentaire à la famille de Carolina, mais la lettre Inksetter ne précisait pas que Valentina pâtirait d’un départ de la demanderesse du Canada.

[39] Je note que le rapport Front Door est un rapport d’admission. L’extrait cité par l’agent est un but; c’est un but ambitieux. Il est donc difficile de voir en quoi il appuie la conclusion de l’agent. Et, comme le fait observer la demanderesse, l’agent ne dit rien des menaces de suicide et d’automutilation proférées par Valentina, dont il est fait état dans ce rapport ou ailleurs dans la documentation, et il n’en tient pas compte dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Il a aussi passé sous silence la lettre de Valentina où elle explique à quel point la demanderesse l’aide à composer avec le traitement que Noahn subit de la part des autres, et à quel point elle serait catastrophée et esseulée si la demanderesse devait quitter le Canada. Par conséquent, selon moi, l’agent n’a pas non plus été suffisamment réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de Valentina.

Dispositif

[40] Je suis d’avis, au vu de l’ensemble de la preuve versée au dossier, que l’agent n’a pas suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants.

[41] Je pense également, comme la demanderesse, que, partout dans ses motifs, l’agent s’est fixé excessivement sur les difficultés qu’un renvoi de la demanderesse entraînerait pour le développement des enfants, sans chercher à savoir si, globalement, les enfants pâtiraient d’un tel renvoi. Comme il est indiqué dans la décision Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 [Osun], « s’il est vrai que les agents peuvent considérer les difficultés comme un facteur dans leur évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, l’analyse des difficultés ne peut remplacer une analyse complète et contextuelle de l’intérêt supérieur ». Les cours de révision doivent avoir des motifs de croire que les agents « ont tenu compte, outre les difficultés, de facteurs humanitaires au sens plus élargi » (non souligné dans l’original, Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 para 33; Osun, para 19).

[42] Ici, concernant l’analyse de l’intérêt supérieur des deux enfants, comme on peut le lire dans la décision Motrichko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 516 :

[27] […] l’analyse que l’agent devait entreprendre n’était pas d’examiner si les petits‑enfants pourraient supporter l’absence de leur grand‑mère ou y survivre, mais la façon dont ils seraient touchés, à la fois de façon pratique et émotionnellement, par le départ de la demanderesse dans les circonstances de l’espèce. À cette fin, l’intérêt de chacun des petits‑enfants […] devait être « bien identifié et défini » et examiné « avec beaucoup d’attention ». L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants par l’agent est loin de respecter cette norme. En particulier, les difficultés psychologiques et pratiques auxquelles ces enfants seraient confrontés si la demanderesse était obligée de quitter le pays ne sont pas examinées de façon appréciable en dépit des éléments de preuve en faisant état au dossier […]

[43] Selon moi, cet extrait saisit également la manière dont l’agent a analysé l’intérêt supérieur des enfants en l’espèce. Vu les besoins complexes et les défis de taille auxquels se heurte cette famille, il fallait une analyse plus approfondie. Il ne s’agit pas non plus d’un cas assimilable à celui jugé dans la décision Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, où la demanderesse n’avait qu’une implication restreinte auprès des deux enfants de sa cousine, puisqu’elle s’occupait d’eux durant quelques heures une fois toutes les deux semaines (Semana, para 32 et 35).

[44] J’arrive à la conclusion que la décision de l’agent n’est pas raisonnable parce que l’intérêt des enfants touchés par la décision n’a pas été suffisamment pris en compte (Kanthasamy, para 39) et parce que la décision ne se justifie pas au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov, para 101).

 


JUGEMENT rendu dans le dossier IMM‑2564‑20

LA COUR statue :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Il n’est pas adjugé de dépens.

  3. Il n’a été proposé aucune question grave de portée générale à certifier, et aucune ne se pose.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2564‑20

 

INTITULÉ :

ELIZABETH MAIA FERNANDES c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE sur lA PLATE‑FORME Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 SeptembRe 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 SeptembRe 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Marcia Prtizker Schmitt

 

POUR LA demanderesse

 

Me Judy Michaely

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Kitchener (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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