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Date : 20211018


Dossier : T‑130‑21

Référence : 2021 CF 1095

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

Ottawa, Ontario, le 18 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

JOHN C. TURMEL

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le demandeur interjette appel de l’ordonnance datée du 12 juillet 2021 par laquelle la protonotaire Aylen, maintenant juge à la Cour fédérale, a radié sa déclaration dans son intégralité sans autorisation de la modifier et a adjugé des dépens.

I. La déclaration du demandeur

[2] La protonotaire Aylen a mentionné que le demandeur [traduction] « sollicite diverses formes de réparation relativement aux mesures d’atténuation de la COVID‑19 prises par le gouvernement fédéral ». Dans sa déclaration, qui contient 130 paragraphes, le demandeur soutient qu’il devrait obtenir les réparations demandées en raison des faits suivants concernant l’Organisation mondiale de la Santé [l’OMS] et le Canada :

[traduction]

1) L’OMS compare des « pommes » avec des « oranges » en effectuant une comparaison entre le ratio de létalité apparent (CFR) de 3,4 % de la COVID‑19 et le ratio de létalité réel (IFR) de 0,1 % de la grippe, qui est 100 fois inférieur à celui de la COVID‑19, au lieu de le comparer au IFR connu de 10 % de la grippe. L’OMS exagère ainsi la menace que pose la maladie à coronavirus en centuplant son risque de mortalité.

2) Le fait que l’OMS a conclu qu’il n’y avait aucun cas de transmission asymptomatique et le fait que les autorités de la Ville de Wuhan ont constaté qu’aucune des 300 personnes asymptomatiques testées sur les 10 millions d’habitants soumis à des tests n’avait transmis la maladie démontrent que la « théorie de la transmission asymptomatique » sur laquelle reposent les mesures de confinement et l’obligation de porter un masque et de respecter la distanciation sociale ne concorde pas avec l’expérimentation menée.

3) Au Canada, sur les 10 947 décès liés à la COVID‑19 enregistrés le 15 novembre 2020, 10 781 décès sont survenus dans des établissements de soins de longue durée et seulement 166 décès sont survenus dans des lieux autres que des établissements de soins de longue durée, ce qui représente une proportion de seulement 1 Canadien sur 230 000.

4) Les restrictions imposées aux libertés civiles dans le but d’atténuer la propagation d’un virus dont le taux de létalité a été amplifié au centuple constituent une violation arbitraire, excessivement disproportionnée et choquante des droits garantis par la Charte, ce qui se traduit par un bilan injustifié de dégradation et d’appauvrissement humains.

[3] Le demandeur sollicite les réparations suivantes :

[traduction]

A) une déclaration en vertu du paragraphe 52(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) selon laquelle les mesures restrictives prises par le gouvernement du Canada (le Canada) pour atténuer la propagation de la COVID‑19 restreignent de manière arbitraire et constitutionnellement déraisonnable le droit à la liberté de réunion pacifique et d’association garanti par l’article 2 de la Charte, le droit à la liberté de circulation et d’établissement garanti par l’article 6, le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7, le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives garanti par l’article 8, le droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires garanti par l’article 9, et le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités garanti par l’article 12 auquel il ne peut être porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale et que si cette atteinte est justifiée au regard de l’article premier de la Charte;

B) une ordonnance d’injonction fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte interdisant au gouvernement fédéral d’imposer des restrictions visant à atténuer la propagation de la COVID‑19 qui ne sont pas imposées à l’égard de la grippe, dont le taux de mortalité est plus élevé;

C) une exemption constitutionnelle permanente de toute restriction visant à atténuer la propagation de la COVID‑19;

D) une ordonnance de dommages‑intérêts d’un montant non précisé pour les douleurs et souffrances causées par les restrictions inconstitutionnelles des droits en cause;

E) toute ordonnance abrégeant le délai de signification ou corrigeant toute erreur ou omission à l’égard de la forme ou du contenu que pourra rendre la Cour.

[4] La protonotaire Aylen a relevé plusieurs lacunes dans la déclaration du demandeur. En ce qui concerne les allégations de violation de la Charte, la protonotaire a écrit au paragraphe 25 de son ordonnance que [traduction] « dans sa déclaration, le demandeur n’a pas exposé de faits substantiels pour prouver les éléments essentiels des violations spécifiques alléguées de la Charte et n’a formulé aucune allégation ou précision quant à la manière dont les droits que lui confère la Charte ont été enfreints ». Au paragraphe 28, la protonotaire a mentionné que [traduction] « la déclaration contient de simples affirmations au sujet des violations de la Charte et n’expose pas de faits substantiels suffisants pour répondre au critère applicable à chacun des droits garantis par la Charte qui auraient été violés ».

[5] La protonotaire a donc conclu que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action.

[6] La protonotaire a également précisé au paragraphe 29 que la déclaration du demandeur devrait être radiée pour abus de procédure, [traduction] « car elle contient de simples affirmations qui ne sont pas étayées par les faits substantiels nécessaires, de sorte que la défenderesse ne peut pas savoir comment y répondre, et elle regorge de longues diatribes et présente des allégations scandaleuses et extrêmes qui sont sans fondement, notamment des allégations de dissimulations et de complots ».

[7] Le demandeur soutient, entre autres, que les plus de 70 autres demandes apparemment fondées sur une trousse qu’il a publiée en ligne comblent les lacunes relevées dans sa déclaration ainsi que l’absence d’éléments de preuve démontrant qu’il a personnellement fait l’objet de certaines des mesures d’atténuation de la COVID‑19. La protonotaire a conclu que le demandeur ne peut pas invoquer des faits se rapportant à d’autres demandeurs pour étayer ses propres allégations de violation de la Charte.

II. Le critère applicable à l’ordonnance portée en appel et la question en litige

[8] Dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, la Cour d’appel a conclu que l’intervention de la Cour dans le cadre d’un appel d’une décision d’un protonotaire ne se justifierait que dans les cas où le protonotaire aurait commis une erreur de droit, exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur des principes erronés, ou mal apprécié la preuve de manière à commettre une erreur manifeste et dominante.

[9] En l’espèce, la seule question en litige est celle de savoir si la protonotaire Aylen a commis une erreur en radiant la déclaration du demandeur sans autorisation de la modifier.

III. Examen et analyse

[10] Au paragraphe 2 de ses observations, le demandeur a écrit ce qui suit : [traduction] « Dans une requête en radiation, il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’une cause d’action; seuls les faits énoncés dans la déclaration qui sont présumés être probablement véridiques doivent être démontrés. » C’est inexact. Depuis toujours, lorsqu’un décideur évalue le bien‑fondé d’une requête en radiation, il présume que les faits allégués sont véridiques. Le décideur se demande ensuite si la déclaration, telle qu’elle est rédigée, révèle une cause d’action. Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, c’est exactement ce qu’a fait la protonotaire.

[11] Le demandeur fait valoir qu’il sera possible de pallier l’absence de faits pertinents dès que la Cour aura tenu compte des faits similaires allégués dans les autres demandes semblables qui ont été suspendues par la Cour en attendant l’issue de la présente action. Il prétend que c’est ce qu’a fait le juge Phelan en 2015 dans le cadre d’une autre affaire. Je crois que le demandeur fait référence à l’affaire M. Untel c Canada, 2015 CF 916, mais cette affaire portait sur un recours collectif envisagé et les règles applicables aux recours collectifs devaient donc être respectées. Selon ces règles, un avis doit être communiqué aux membres du groupe et un représentant des demandeurs doit être nommé pour représenter équitablement les intérêts des membres du groupe. En l’espèce, le demandeur a non seulement choisi de ne pas procéder par voie de recours collectif, mais il a aussi encouragé fortement le dépôt d’actions individuelles. En agissant ainsi, les autres demandeurs et lui se sont privés des avantages stratégiques qu’offre le recours collectif, notamment de la possibilité de s’appuyer sur des faits qui concernent tous les demandeurs.

[12] Quoi qu’il en soit, l’ordonnance de notre Cour suspendant les autres actions similaires a été confirmée en appel par le juge Favel (voir la décision Ethier c Sa Majesté la Reine (7 mai 2021), T‑171‑21 (CF)). La Cour d’appel fédérale a rejeté une requête en prolongation du délai d’appel de la décision et a fait observer que [traduction] « le demandeur n’a pas établi le bien‑fondé de l’appel qu’il envisageait d’interjeter, car il n’a présenté aucun argument pertinent à l’appui de l’annulation de la décision de la Cour fédérale » (Ethier c Sa Majesté la Reine (9 août 2021, 21‑A‑14 (CAF)). La façon de procéder de la protonotaire est donc sans pertinence.

[13] La plupart des observations orales formulées par le demandeur dans le présent appel visaient à démontrer qu’il est d’avis que les données et les statistiques ont été mal interprétées ou ont été exagérées, ce qui a amené le Canada à imposer des mesures qui portent atteinte aux droits que lui garantit la Charte. Il soutient que, si la protonotaire avait tenu ces « faits » pour véridiques, sa cause d’action aurait été établie.

[14] Je suis d’accord avec le Canada pour dire que la protonotaire a effectivement pris en considération les statistiques sur lesquelles le demandeur s’appuie : voir le paragraphe 3 de ses motifs. Toutefois, elle a conclu que ces faits ne sont pas suffisants pour établir que les droits personnels du demandeur qui sont protégés par la Charte ont été violés. Au paragraphe 25 de ses motifs, la protonotaire énumère et analyse chacune des allégations de violation de la Charte formulées par le demandeur.

[15] En ce qui concerne l’allégation de violation du droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l’alinéa 2c) de la Charte, la protonotaire a écrit que [traduction] « l’acte de procédure ne fait état d’aucune mesure fédérale qui aurait directement empêché le demandeur de se réunir pacifiquement avec d’autres personnes et ne contient aucune précision quant à la réunion qui n’aurait pas pu avoir lieu ».

[16] En ce qui a trait à l’allégation de violation du droit à la liberté d’association garanti par l’alinéa 2d) de la Charte, la protonotaire a d’abord énuméré les activités que protège cette disposition et a ensuite déclaré que [traduction] « l’acte de procédure ne fait état d’aucune mesure fédérale qui aurait directement empêché le demandeur de se livrer à l’une de ces activités et ne contient aucune précision quant aux activités auxquelles le demandeur aurait été expressément interdit de se livrer ».

[17] S’agissant de l’allégation de violation du droit de circuler au Canada, d’y entrer et d’en sortir librement garanti par l’article 6 de la Charte, la protonotaire a précisé que [traduction] « [b]ien que les obligations de se soumettre à un test de dépistage avant un départ en voyage et d’observer une quarantaine obligatoire de 14 jours soient mentionnées dans l’acte de procédure, le demandeur n’allègue pas qu’il a personnellement fait l’objet de ces mesures ».

[18] En ce qui a trait à l’allégation de violation du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 de la Charte, la protonotaire a écrit ce qui suit : [traduction] « Bien que le demandeur affirme dans sa déclaration que la quarantaine de 14 jours fait entrer en jeu le droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte, il ne soutient pas qu’il a personnellement fait l’objet de cette mesure. » La protonotaire a ensuite précisé que [traduction] « [p]our ce qui est du droit à la sécurité de sa personne, le demandeur n’a présenté aucun fait substantiel dans sa déclaration pour démontrer tout effet psychologique qu’il aurait subi en raison des mesures fédérales liées à la COVID‑19, et encore moins les répercussions graves et profondes qu’auraient eu ces mesures sur son intégrité psychologique » [souligné dans l’original]. La protonotaire a tiré la conclusion suivante : [traduction] « Je suis d’avis que le demandeur n’a présenté aucun fait substantiel dans sa déclaration qui permettrait d’établir qu’une mesure fédérale liée à la COVID‑19 porte atteinte aux droits que lui confère l’article 7 et que cette atteinte va à l’encontre des principes de justice fondamentale. »

[19] En ce qui concerne l’allégation de violation du droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives garanti par l’article 8 de la Charte, la protonotaire a écrit ce qui suit : [traduction] « la déclaration du demandeur ne fait mention d’aucune mesure fédérale liée à la COVID‑19 qui autorise les fouilles, les perquisitions ou les saisies, et elle ne précise pas non plus que le demandeur a lui‑même fait l’objet de ce type de fouilles, de perquisitions ou de saisies ».

[20] S’agissant de l’allégation de violation du droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires garanti par l’article 9 de la Charte, la protonotaire a mentionné que [traduction] « la déclaration ne contient aucune allégation selon laquelle le demandeur aurait été mis en détention ou emprisonné en raison d’une quelconque mesure fédérale liée à la COVID‑19, et l’acte de procédure n’indique pas non plus en quoi l’imposition d’une mesure fédérale liée à la COVID‑19 en particulier équivaut à l’application de contraintes physiques ou psychologiques appréciables ».

[21] En ce qui a trait à l’allégation de violation du droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités garanti par l’article 12 de la Charte, la protonotaire a mentionné que [traduction] « la déclaration du demandeur ne contient aucun fait susceptible de démontrer que les mesures fédérales liées à la COVID‑19 constituent une peine ou un traitement qui est excessif au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine et qui est odieux ou intolérable socialement […]. De plus, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu qu’une prétention selon laquelle la quarantaine constitue une détention arbitraire ou une peine cruelle et inusitée est frivole et je suis d’accord avec cette conclusion [voir Canadian Constitution Foundation v Attorney General of Canada, 2021 ONSC 2117 au para 39] ».

[22] Après avoir moi‑même examiné la déclaration du demandeur, je conclus que les observations de la protonotaire au sujet de l’absence des faits nécessaires pour étayer ces arguments sont exactes.

[23] Sa décision selon laquelle la déclaration du demandeur en l’espèce ne révèle aucune cause d’action pour le demandeur est raisonnable compte tenu des faits et ses observations sur le droit sont exactes.

[24] Je suis également d’accord avec la protonotaire pour dire que la déclaration du demandeur telle qu’elle est rédigée constitue un abus de procédure. Le demandeur formule de simples allégations qui ne sont pas étayées par les faits substantiels nécessaires. Comme l’a fait remarquer la protonotaire, la déclaration du demandeur [traduction] « regorge de longues diatribes et présente des allégations scandaleuses et extrêmes qui sont sans fondement, notamment des allégations de dissimulations et de complots ».

[25] Un demandeur non représenté peut certes s’attendre à ce que la cour fasse preuve d’une certaine indulgence à son égard, mais il doit tout de même rédiger une déclaration qui révèle une cause d’action à laquelle la partie défenderesse peut répondre. En l’espèce, la déclaration du demandeur ne satisfait pas du tout à cette exigence.

[26] Pour ces motifs, l’appel est rejeté. Le Canada avait demandé à la Cour de lui adjuger des dépens de 500,00 $ s’il obtenait gain de cause. À mon avis, cette somme est plus que raisonnable. Si le Canada avait demandé une somme plus élevée, elle lui aurait été adjugée.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T‑130‑21

LA COUR ORDONNE que l’appel est rejeté et que des dépens de 500,00 $ sont adjugés à la défenderesse.

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T‑130‑21

 

INTITULÉ :

JOHN C. TURMEL c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 7 septembre 2021

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge zinn

 

DATE DES MOTIFS :

le 18 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

John C. Turmel

LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Benjamin Wong

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

- Aucun -

 

LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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