Date : 20211008
Dossier : T-1159-19
Référence : 2021 CF 1056
Montréal (Québec), le 8 octobre 2021
En présence de monsieur le juge Pamel
ENTRE :
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JULES LÉONARD
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire dirigée contre la décision du 31 mai 2019 de Transports Canada par laquelle le ministre des Transports [ministre], a suspendu le certificat médical numéro 275780 du demandeur, M. Jules Léonard [M. Léonard], en raison du défaut de la part de M. Léonard « de satisfaire à la demande du ministre de fournir des renseignements médicaux supplémentaires nécessaires pour déterminer son aptitude physique et mentale »
. M. Léonard sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.
[2]
Brièvement, M. Léonard ne m’a pas convaincu qu’il était déraisonnable pour le ministre de se fonder sur le rapport médical qui mettait en doute son état mental et qui recommandait que M. Léonard subisse un examen psychiatrique, et qu’il était déraisonnable pour le ministre de suspendre le certificat médical de M. Léonard parce qu’il avait omis de se soumettre à l’examen psychiatrique recommandé. Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis de rejeter la demande.
II.
Faits
[3]
M. Léonard se représente seul. Il avait un avocat dans le dossier, cependant, M. Léonard a affirmé durant l’audition devant moi que l’avocat sabotait son dossier, en particulier en ce qui concerne son droit à l’équité procédurale, et qu’il faisait partie du complot contre lui, car il était de mèche avec Transports Canada et les professionnels de la santé qui collaborent avec eux. Aucune plainte n’a été portée contre l’avocat auprès du Barreau car, selon M. Léonard, cela n’aurait fait qu’amplifier le problème.
[4]
M. Léonard est détenteur d’un carnet de documents d’aviation canadien portant le numéro A165467 dans lequel se trouvent trois licences, soit celle de pilote professionnel –hélicoptère CH275780, de pilote privé – avion PA275780 et de pilote de planeur GG275780. Il allègue avoir été victime d’une ou de plusieurs tentatives d’assassinat, mais on ne comprend pas exactement ce qui se serait produit ni quand. Cette ou ces tentatives se seraient produites dans le cadre du travail de M. Léonard, alors qu’il pilotait un hélicoptère.
[5]
Voici ce qui est certain: vendredi, le 20 avril 2018, durant sa rencontre avec son médecin-examinateur, Gérard Grenon [Dr Grenon], et à la suite de l’examen médical nécessaire au renouvellement de son certificat médical pour lui permettre de continuer d’exercer sa profession de pilote, M. Léonard aurait dénoncé au Dr Grenon les actes criminels le visant.
[6]
Le Dr Grenon était d’abord disposé à déclarer M. Léonard apte mentalement, mais, à la suite de cette dénonciation, il a semblé changer d’idée et il a recommandé dans ses notes complémentaires de différer le renouvellement du certificat médical de M. Léonard afin que soit tenu un examen supplémentaire pour déterminer si M. Léonard souffrait d’un trouble relatif à son état mental; il était d’avis que l’opinion d’un psychiatre était nécessaire pour déterminer l’aptitude mentale de M. Léonard à piloter. Dans son rapport médical, après avoir noté un « état de stress aigu »
, Dr Grenon indique :
dit avoir été victime de tentative d’assassinat prémédité lorsqu’on lui a fait faire un entraînement de « long line » à la noirceur et une autre compagnie a saboté son rotor de queue. Avons parlé à son MD, Dr Yvan Lavoie et d’accord pour une consultation en psychiatrie : délire paranoïde???
[7]
Le rapport daté du 20 avril 2018 fait mention d’un document complémentaire joint au rapport dans lequel le Dr Grenon indique avoir communiqué avec le médecin de famille de M. Léonard, le Dr Yvan Lavoie [Dr Lavoie], le lundi 23 avril 2018. Les notes complémentaires du Dr Grenon rapportent sa discussion avec le Dr Lavoie comme suit :
2018-04-23 :
A) Appel au Dr Yvan Lavoie, qui connait monsieur depuis 2-3 ans et est au courant de ses démarches. Après explications et discussion, il accepte de rencontrer M. Léonard et de le référer en psychiatrie afin d’élucider son état mental, à savoir si M. Léonard présente un délire paranoïde, ou si les actions contre sa personne sont réelles et avaient pour but de le mettre dans une condition ayant conduit à un accident d’aéronef.
B) M. Léonard rappelé à la suite. Il s’anime, mais finalement accepte d’être vu par son médecin et un spécialiste, ce qui pourra débloquer sur une vérité qui sera connue de la part de TC.
À notre avis, nous pensons qu’une opinion en psychiatrie saura nous révéler si les dires de M. Léonard font partie d’un conflit réel avec ses ex-employeurs ou s’il présente une atteinte autre au niveau d’un trouble de l’état mental. Nous désirons faire remarquer que notre description de ces déclarations a été faite au meilleur de notre cueillette de renseignements.
[Je souligne.]
[8]
Le 18 juin 2018, M. Léonard a reçu une lettre de Transports Canada l’avisant qu’il avait 60 jours pour faire parvenir un complément d’expertise, soit un rapport d’un spécialiste concernant la possibilité d’un trouble de la pensée. M. Léonard a ainsi été avisé que le défaut de s’exécuter à l’intérieur de ce délai résulterait en la suspension administrative de son certificat médical (nécessaire à l’exercice du droit de voler).
[9]
Dans les mois qui suivirent, M. Léonard et son avocat à l’époque ont communiqué avec Transports Canada au sujet de cette demande, sans pour autant fournir le rapport d’un spécialiste tel que demandé par le ministère. En fait, plutôt que de rencontrer un spécialiste en psychiatrie comme le demandait Transports Canada, M. Léonard a rencontré, les 20 septembre 2018 et 11 avril 2019, un autre médecin-examinateur, soit la Dre Suzanne Trempe [Dre Trempe] afin d’obtenir une évaluation autre que celle du Dr Grenon, en qui il n’avait plus confiance.
[10]
Suivant son examen médical, la Dre Trempe a déclaré M. Léonard apte physiquement et mentalement. M. Léonard est retourné consulter la Dre Trempe l’année suivante, soit le 11 avril 2019, et suivant son examen médical, la Dre Trempe a déclaré de nouveau M. Léonard apte physiquement et mentalement.
[11]
Le 31 mai 2019, Transports Canada a suspendu le certificat médical numéro 275780 de M. Léonard. Il est avisé que cette suspension restera en vigueur jusqu’à réception et examen, par le ministre, des renseignements demandés provenant d’un spécialiste attestant son aptitude mentale.
[12]
Le 17 juillet 2019, M. Léonard a demandé le contrôle judiciaire de la décision du 31 mai 2019 dont je suis saisi aujourd’hui. Cependant, le 5 septembre 2019, M. Léonard s’est présenté de nouveau aux bureaux de Transports Canada afin de discuter de l’utilisation des privilèges relatifs à ses licences de pilote, malgré la suspension administrative de son certificat médical.
[13]
Après examen du dossier, le 12 septembre 2019, le ministre a décidé de suspendre les licences de pilote de M. Léonard, car la conduite de ce dernier constituait « un danger immédiat ou probable »
pour la sécurité aérienne. Tel qu’il ressort de l’avis de suspension, cette suspension restera en vigueur jusqu’à réception et examen des renseignements demandés provenant d’un spécialiste attestant son aptitude mentale. M. Léonard est également avisé qu’i1 doit remettre immédiatement le document d’aviation canadien contenant ses licences de pilote professionnel – hélicoptère, pilote privé – avion et pilote de planeur du dossier 275780.
[14]
Le 24 septembre 2019, M. Léonard a fait appel de la décision du 12 septembre 2019 devant le Tribunal d’appel des transports du Canada [Tribunal]; cependant, en date de la présente audience, le Tribunal n’avait pas encore entendu son appel. Le présent recours judiciaire porte uniquement sur le caractère raisonnable de la décision du 31 mai 2019 qui suspend le certificat médical nécessaire à la licence de pilote. La suspension pour motif de danger immédiat en date du 12 septembre 2019 n’est pas en cause en l’espèce.
III.
Questions en litige
[15]
Le ministre propose de formuler les questions en litige comme suit :
a) Quelle est la norme de contrôle applicable?
b) Est-ce que le contrôle judiciaire de la décision du 31 mai 2019 est théorique?
c) Les mesures demandées sont-elles du ressort de la Cour fédérale?
d) La décision du ministre des Transports du 31 mai 2019 est-elle raisonnable?
[16]
M. Léonard n’a pas présenté d’observations sur les trois premières questions formulées par le ministre. Par ailleurs, il ne formule pas ses moyens sous forme de questions, mais je crois que ses arguments relèvent de la quatrième question. C’est donc à celle-ci que je répondrai.
IV.
Les textes légaux
[17]
La personne désirant piloter un aéronef, tel un avion, un hélicoptère ou un planeur, doit répondre aux exigences prévues par le Règlement de l'aviation canadien, DORS/96-433 [Règlement], adopté en vertu de la Loi sur l'aéronautique, LRC 1985, c A-2 :
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Comme nous venons de le voir, afin d’obtenir un certificat médical, le demandeur doit satisfaire aux Normes de délivrance des licences du personnel, soit les Normes de délivrance des licences et de formation du personnel relatives aux exigences médicales [Normes] (voir le paragraphe 404.01(2) du Règlement qui réfère aux Normes). Selon ces normes :
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D’ailleurs, M. Léonard doit satisfaire aux exigences physiques et mentales des catégories médicales no 1 et no 3 prévues à l’Annexe II des Normes, notamment les exigences portant sur le système nerveux :
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[20]
Le ministre doit examiner les rapports médicaux présentés afin de déterminer si la personne qui demande le renouvellement d’un certificat médical satisfait aux exigences relatives à l’aptitude physique et mentale qui sont précisées dans les Normes (Règlement, article 404.11).
[21]
Suivant son examen, le ministre renouvelle le certificat médical ou, s’il n’est pas satisfait que sont atteintes les exigences relatives à l’aptitude physique ou mentale, il peut demander que M. Léonard subisse d’autres tests ou examens médicaux avant de renouveler son certificat médical ou il peut décider de le suspendre si M. Léonard ne se conforme pas à cette demande :
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V.
Analyse
A.
Questions préliminaires
[22]
Au début de l’audition, M. Léonard a demandé l’autorisation de la Cour pour déposer des documents ainsi que des affidavits complémentaires avec amendement à l’avis de demande, corrigeant à son avis certaines erreurs dans les affidavits qu’il avait déposés à la Cour au mois de janvier 2020, mais qu’il a ensuite retirés. Considérant que le ministre, après discussion, a accepté de retirer son objection initiale à l’égard du dépôt des affidavits et documents « complémentaires »
par M. Léonard sous réserve uniquement de la question de la pertinence, j’en ai autorisé le dépôt en date du 10 décembre 2020.
[23]
De plus, afin de me concentrer sur le véritable enjeu de cette affaire, il est préférable que je discute également des questions à savoir, d’une part, si la présente demande est théorique et, d’autre part, si les mesures demandées par M. Léonard sont du ressort de la Cour fédérale; il s’agit de questions préliminaires.
[24]
Concernant la première question, le ministre cite l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], à l’appui de sa thèse portant que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique depuis la décision du 12 septembre 2019 par laquelle le ministre a suspendu les licences de pilote de M. Léonard pour danger immédiat ou probable.
[25]
Selon cet arrêt, une demande est théorique « si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties »
(Borowski à la p 353).
[26]
Selon le ministre, la suspension des licences de pilote pour danger immédiat ou probable repose sur le refus de M. Léonard de transmettre les documents nécessaires à la détermination de son aptitude mentale selon les exigences médicales prévues par le Règlement et sur « son comportement suivant la suspension du 31 mai 2019 »
. Puisque les permis eux-mêmes sont maintenant suspendus, la question du caractère raisonnable de la suspension administrative du certificat médical pour non-production du rapport médical supplémentaire en date du 31 mai 2019 serait maintenant purement théorique.
[27]
Le ministre ajoute que si la présente demande était accueillie, il pourrait y avoir contradiction entre la nouvelle décision du ministre et la décision du Tribunal, devant lequel un appel a été formé à l’encontre de la décision du 12 septembre 2019. Enfin, le ministre soutient que la présente demande de contrôle judiciaire ne soulève aucune question d’importance générale et que l’économie judiciaire milite en faveur du rejet de l’exercice du pouvoir discrétionnaire.
[28]
Je ne puis retenir l’argument du ministre. Tenant pour acquis que le Tribunal n’a toujours pas rendu sa décision, je doute que la présente demande soit théorique. En effet, si M. Léonard avait gain de cause devant la Cour, au motif que la suspension de son certificat médical serait déraisonnable, cette décision aiderait certainement le Tribunal à apprécier le caractère raisonnable de la suspension des permis de M. Léonard. La suspension des permis de M. Léonard me semble intrinsèquement liée à la suspension de son certificat médical (même si elle pourrait aussi découler de fausses déclarations lors des évaluations médicales subséquentes devant la Dre Trempe). Les droits de M. Léonard seront donc certainement affectés par la décision de la Cour.
[29]
Sur la question de la compétence de la Cour, M. Léonard demande les mesures suivantes :
ACCUEILLIR la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur,
ANNULER la décision et de faire cesser toute (sic) représailles, puis renvoyer pour jugement aux instructions pour dommages moraux, pécuniers et punitifs équivalant aux années de services perdues ou qu'elle estime appropriées.
RETOURNER l'affaire devant Transport-Canada pour jugement après avoir convenablement mener (sic) une enquête en profondeur sans tenter de faire quelconque obstruction sur le processus d'enquête sur les évènements rapportés initialement par la dénonciation portant atteinte à la sécurité du demandeur dans l'exercice de ses fonctions, ainsi que de procéder à un dédommagement pour le tort causé,
OU, le cas échéant
RENVOYER pour jugement audit Tribunal des Transports aux instructions qu'elle estime appropriées,
RENDRE toute ordonnance jugée appropriée,
LE TOUT avec dépens.
[30]
J’abonde dans le sens du ministre qui soutient que la plupart des mesures demandées ne relèvent pas de la compétence de la Cour fédérale. D’abord, la présente demande ne peut porter que sur la décision du 31 mai 2019 à l’exclusion de celle du 12 septembre 2019 (article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106).
[31]
De plus, les pouvoirs de la Cour fédérale saisie d’un recours en contrôle judiciaire sont limités par le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7; elle n’a pas, par exemple, le pouvoir d’accorder des dommages et intérêts (Canada (Procureur général) c TeleZone Inc., 2010 CSC 62 au par. 24, et Lavoie c Canada (Procureur général), 2007 CF 1251 au par. 45).
[32]
Cela dit, il en va autrement de certaines autres mesures demandées par M. Léonard, comme l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à Transport Canada. Il y a donc matière à discussion en l’espèce.
B.
Le fond du litige
a)
Quelle est la norme de contrôle applicable?
[33]
À mon avis, il ne fait aucun doute que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au par. 23 [Vavilov]; Tesluck c Canada (Procureur général), 2020 CF 1041). En effet, la décision du ministre de demander un test médical supplémentaire est fondée sur des faits et des politiques encadrant le domaine de 1’aéronautique canadien. De plus, rien ne me laisse penser que les questions en cause relèvent d’une des exceptions à la présomption de la norme raisonnable consacrée par la jurisprudence Vavilov.
[34]
Le cadre d’analyse servant à l’examen du caractère raisonnable d’une décision a été reformulé dans l’arrêt Vavilov :
[82] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit : voir Dunsmuir, par. 27‑28 et 48; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 10; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 10.
[83] Il s’ensuit que le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‑mêmes la question en litige. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème. Dans l’arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, la Cour d’appel fédérale a signalé que « le juge réformateur n’établit pas son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur » : par. 28; voir aussi Ryan, par. 50‑51. La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu.
[35]
En l’espèce, le ministre doit maintenir un équilibre entre, d’une part, son obligation « primordiale »
d’assurer la sécurité du public et, d’autre part, les intérêts personnels des particuliers souhaitant exercer leur profession, comme M. Léonard. La suspension du certificat médical est l’une des mesures permettant au ministre d’assurer la sécurité du public.
[36]
L’expertise du ministre doit également être prise en compte dans l’appréciation du caractère raisonnable de sa décision (Vavilov aux par. 31, 93 et 119].
b)
La décision du ministre des Transports du 31 mai 2019 est-elle raisonnable?
[37]
Selon le ministre, sa décision de ne pas renouveler le certificat médical de M. Léonard était « compréhensible, motivée et fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
notamment quant à ses obligations « à l’égard de la sécurité aérienne et du public et de son obligation de s’assurer de l’aptitude physique et mentale des pilotes »
.
[38]
Pour expliquer le caractère raisonnable de sa décision, le ministre rappelle les faits importants qui justifient celle-ci : principalement, le ministre a pris cette décision en raison du refus de M. Léonard de se soumettre à l’examen psychiatrique que le Dr Grenon avait recommandé à la suite de son entretien avec M. Léonard le 20 avril 2018.
[39]
En effet, lors de cet entretien, le Dr Grenon avait jugé que M. Léonard était trop perturbé émotionnellement pour piloter un aéronef et avait recommandé un examen psychiatrique pour déterminer si certains événements relatés par M. Léonard (les tentatives d’assassinat) étaient réels ou relevaient d’un délire paranoïaque.
[40]
Au lieu de se soumettre à l’examen psychiatrique requis et après réception du préavis de 60 jours du ministre l’informant que ce défaut résulterait en la suspension de son certificat médical, M. Léonard s’est plutôt soumis à deux examens médicaux par un autre médecin-examinateur de l’aviation civile durant lesquels il aurait fait des fausses déclarations.
[41]
Concluant que ces deux rapports médicaux ne constituaient pas le rapport d’un spécialiste portant sur la possibilité d’un trouble de la pensée, le ministre a décidé, en application du sous-paragraphe 404.04(2)b) du Règlement, de ne pas renouveler le certificat médical de M. Léonard. En application de ce même texte, le ministre a décidé de suspendre le certificat médical jusqu’à ce que M. Léonard lui communique un rapport correspondant à ce qui lui avait été demandé.
[42]
En revanche, M. Léonard critique le ministre de ne pas avoir considéré dans sa décision les deux rapports issus des examens médicaux menés par la Dre Trempe. Il s’attaque aussi au jugement professionnel du Dr Grenon, en l’accusant notamment d’avoir rapporté des éléments erronés dans son rapport et d’avoir fait preuve de mauvaise foi dans le cadre de son examen.
[43]
M. Léonard soutient que le rapport du Dr Grenon est un faux rapport médical. Il soutient aussi que la formation « long line »
qu’il a été forcé d’effectuer par son employeur était illégale, que les dénonciations qu’il avait faites au Dr Grenon concernant le fait que son employeur avait commis des infractions au Code criminel étaient liées à la tentative d’assassinat dont il a été victime, et que Transports Canada et le Dr Grenon ont camouflé ses dénonciations et ont même tenté d’y impliquer l’ancien avocat de M. Léonard. Ainsi, selon M. Léonard, le Dr Grenon aurait volontairement mal transcrit les tentatives d’assassinat qu’il lui avait décrites pour le faire passer pour une personne atteinte de troubles mentaux. Transports Canada aurait donc trouvé un moyen commode de museler M. Léonard en suspendant son certificat médical pour de faux motifs.
[44]
M. Léonard en est d’autant plus convaincu que le Dr Grenon aurait admis que ses inscriptions étaient « tout croche »
et aurait invité M. Léonard à modifier celles-ci lorsqu’il lui a rendu une deuxième visite, quelques jours après la première, pour vérifier les inscriptions au rapport médical. De plus, M. Léonard soutient que le Dr Grenon aurait communiqué avec son médecin de famille, le Dr. Lavoie, trois jour après sa première visite, soit le 23 avril 2018, sans son consentement et aurait ainsi ajouté des informations confidentielles dans son rapport.
[45]
De ce que je peux constater, les notes du Dr Lavoie confirment que le Dr Grenon l’a effectivement appelé parce qu’il trouvait M. Léonard « agité et anxieux beaucoup plus que d’habitude »
et qu’il voulait en discuter avec lui. Ces notes évoquent la possibilité de faire subir à M. Léonard un examen psychiatrique.
[46]
M. Léonard croit que le Dr Grenon aurait ainsi tenté d’étouffer sa dénonciation d’actes criminels en tentant de le faire « psychiatriser »
. En fait, d’après M. Léonard, un autre indice de la mauvaise foi du Dr Grenon serait qu’il aurait indiqué dans son rapport « état de stress aigu »
alors que l’électrocardiogramme que M. Léonard avait passé juste avant indiquerait une pression sanguine normale. M. Léonard soutient que le ministre, en retirant son certificat médical et ses permis de pilote, cherche à l’intimider en le privant de son gagne-pain.
[47]
M. Léonard nie avoir déclaré au Dr Grenon ce que ce dernier a inscrit dans son rapport médical. Or, il est difficile de voir comment le rapport médical du Dr Grenon fait état de fausses informations alors que M. Léonard reprend pratiquement la même dénonciation qu’il aurait faite devant le Dr Grenon dans son affidavit qu’il a déposé devant la Cour. En effet, dans son affidavit, M. Léonard déclare :
Claire savait que je ferais aujourd’hui, ma dénonciation sur ces actes criminels dont j’ai été pris pour cible. Référant à cette tentative d’attentat prémédité subtilement déguisé (sic) en accident, alors que j’étais parti pour les feux avec une long line non approuvée. Et aussi, lors d’un entraînement spécialisé non prévu et non justifié, la veille de mes vacances, effectué tard en fin de journée, ou (sic) j’ai même perdu mes références durant l’exercice. [...] puis avec un autre employeur avec qui mon ancien patron a eu des liens d’affaires, pour nos PPC de l’année précédente, d’ou (sic) j’ai eu de nombreuses représailles visiblement commandées, dont la dernière, usant (de la tactique du rotor de queue faussement endommagé), afin de mettre un commandant de bord dans 1’embarras.
[48]
Les faits importants que M. Léonard a relatés au Dr Grenon sont aussi exposés dans la décision arbitrale datée du 7 décembre 2020 opposant M. Léonard à son ancien employeur (Jules Léonard c Vortex Helicopters Inc., 2020 CanLII 96895).
[49]
Bien que j’ai invité M. Léonard à identifier pour moi quelles informations auraient été faussement inscrites ou exagérées par le Dr Grenon dans son rapport, M. Léonard se borne à dire que tous les éléments sont faux et que la discussion avec le Dr Grenon n’était pas « enflammée »
comme l’indique son rapport médical.
[50]
J’ai eu du mal à croire M. Léonard dans ses remarques concernant les inscriptions du Dr Grenon dans ses notes complémentaires. À titre d'exemple, lorsque je passe en revue les éléments des notes complémentaires du Dr Grenon, je constate qu’il a noté que M. Léonard avait fait des démarches auprès de la Sûreté du Québec concernant les tentatives « de l’éliminer »
, alors que M. Léonard affirme que le Dr Grenon a seulement « supposé »
cette information qui ne venait pas de lui. Cependant, j’ai du mal à comprendre comment le Dr Grenon aurait su que M. Léonard devait rencontrer la Sûreté du Québec si M. Léonard ne lui en avait pas parlé.
[51]
M. Léonard s’attaque ainsi au jugement professionnel du Dr Grenon. Cependant, la compétence du Dr Grenon n’est pas du ressort du ministre des Transports, mais plutôt du Collège des Médecins et M. Léonard ne s’est jamais adressé au Collège des Médecins au sujet du Dr Grenon. Plus précisément, il m’est difficile de voir l’erreur médicale en cause. De plus, j’ai très peu de détails quant au décalage entre ce que M. Léonard a dit au Dr Grenon et ce que le Dr Grenon a écrit dans son rapport médical. Je vois mal comment je peux donc me prononcer sur les aptitudes professionnelles du Dr Grenon dans ce contexte. Les suspicions de M. Léonard ne sont pas suffisantes à mon avis pour établir que la recommandation d’évaluation psychiatrique du Dr Grenon était basée sur de fausses transcriptions. Au contraire, il semble plutôt ressortir de la preuve au dossier que le Dr Grenon a fidèlement transcrit les dires de M. Léonard (au mieux de sa compréhension).
[52]
M. Léonard a soutenu que le rapport du Dr Grenon était sans valeur juridique parce qu’il a été obligé de le signer avant même que le Dr Grenon ne remplisse la partie B du rapport, soit le questionnaire médical. Cependant, que le processus ait été bien suivi ou non n’affecte en rien la validité des conclusions du Dr Grenon ainsi que de ses recommandations. M. Léonard soulève le fait que dans la partie B du rapport du 20 avril 2018, le Dr Grenon a indiqué que M. Léonard prenait le médicament Imovane. M. Léonard soutient que cela est faux, et nie avoir connaissance de ce médicament. Cependant, M. Léonard admet prendre des médicaments qu’il n’a pas nommés, mais il affirme catégoriquement qu’il ne s’agit pas d’Imovane. De toute manière, que le médicament spécifique identifié par le Dr Grenon soit correct ou non, cela ne me semble pas avoir eu d’impact sur le fait que Transports Canada ait demandé à M. Léonard le 18 juin 2018 de se soumettre à un examen psychiatrique, ce que M. Léonard a refusé de faire.
[53]
M. Léonard ne m’a pas convaincu que la demande de Transports Canada du 18 juin 2018 pour un complément d’expertise était de quelque manière que ce soit déraisonnable; chose certaine, M. Léonard n’a jamais cherché à obtenir le contrôle judiciaire de la demande du 18 juin 2018.
[54]
Élément plus important encore, M. Léonard n’explique pas pourquoi le ministre aurait eu des raisons de douter de l’évaluation médicale du Dr Grenon. Après tout, c’est la décision du ministre du 31 mai 2019 que la Cour doit contrôler, pas le rapport du Dr Grenon ni la demande du 18 juin 2018. Quant aux allégations de complot et de dissimulation contre M. Léonard, il n’y a tout simplement aucun élément de preuve allant un tant soit peu dans ce sens.
[55]
Comme nous ne savons presque rien sur l’erreur médicale alléguée en cause, il est difficile de déterminer pourquoi le ministre aurait dû douter du rapport du Dr Grenon et ne pas le prendre en compte. Dès que le ministre a retenu le rapport du Dr Grenon et a considéré la recommandation d’un examen psychiatrique comme étant correcte, il était dans son droit de suspendre le certificat médical de M. Léonard à la condition que ce dernier se soumette à cet examen.
[56]
Ensuite, M. Léonard m’a présenté les deux rapports de la Dre Trempe et a expliqué que le processus qu’elle avait suivie était plus approprié car elle lui avait fait signer le rapport après avoir effectué son examen complet. Cependant, encore une fois, cela n’a que peu ou pas de rapport avec la raison pour laquelle Transports Canada a suspendu son certificat médical.
[57]
M. Léonard affirme que Transports Canada aurait dû retenir les deux rapports de la Dre Trempe pour satisfaire à son obligation légale. Cependant, il convient de noter que la lettre du 31 mai 2019 indique spécifiquement qu’elle devait être remise au médecin-examinateur consulté par M. Léonard. M. Léonard a éludé ma question de savoir s’il avait fourni à la Dre Trempe une copie de la décision de Transport Canada du 31 mai 2019, mais il a insisté sur le fait qu’il n’avait pas donné suite à la demande du 18 juin 2018 car elle était illégitime, et que le sous-paragraphe 404.12(1)(b) du Règlement et le paragraphe 424.12(1) des Normes lui donnaient le droit de s’adresser au médecin-examinateur de son choix, autre que le Dr Grenon.
[58]
Je note que l’examen devant Dr Grenon était seulement différé dans l’attente du rapport du spécialiste en psychiatrie. De toute manière, l’argument de M. Léonard est sans fondement. Le sous-paragraphe 404.12(1)(b) du Règlement et le paragraphe 424.12(1) des Normes ne visaient pas M. Léonard puisqu’il n’avait pas été déclaré inapte en vertu du paragraphe 404.11(1) du Règlement au moment où il est allé consulter la Dre Trempe. Si M. Léonard avait été déclaré inapte à exercer les avantages de son certificat médical, il aurait eu un droit d’appel devant le Tribunal de l’aviation civile (paragraphe 424.12(2) des Normes).
[59]
De plus, M. Léonard a soutenu devant moi qu’il ne s’était pas soumis à un examen psychiatrique parce que tout le système d’examen est défectueux et que les professionnels de la santé font partie du complot, que son ancien avocat était de mèche avec Transports Canada pour lui forcer la main et aller voir un psychiatre qui aurait préparé un autre faux rapport, et qu’il n’était « pas assez imbécile pour embarquer dans leurs magouilles »
. Lorsque je lui ai demandé à nouveau, plus tard au cours de l’audition, pourquoi il pensait ainsi au sujet de la consultation d’un psychiatre, il a déclaré que « le scandale, le collège des médecins, la mafia du gouvernement, là, on la connait »
.
[60]
À part les préoccupations exprimées par M. Léonard, je ne dispose d’aucun élément de preuve allant dans son sens. Il me semble que la demande de Transports Canada dans sa lettre du 18 juin 2018 d’obtenir un rapport d’un spécialiste psychiatre n’était pas si exigeante et y donner suite aurait pu permettre à M. Léonard de conserver son certificat médical et ses permis. M. Léonard a plutôt fait l’effort d’aller voir un autre médecin-examinateur, la Dre Trempe, spécifiquement pour éviter de voir un psychiatre. Le fait demeure que M. Léonard n’a pas satisfait aux exigences de Transports Canada afin de conserver son certificat médical.
[61]
Enfin, M. Léonard fait valoir que la lettre du 31 mai 2019 indique que Transports Canada n’avait reçu aucun rapport médical, alors que les deux rapports de la Dre Tempe leur avaient été envoyés. Je rejette la vision de M. Léonard. La lettre du 31 mai 2019 fait spécifiquement référence à la demande d’un complément d’expertise dans la lettre du 18 juin 2018 – soit une évaluation psychiatrique. M. Léonard n’a pas donné suite à la demande de Transports Canada; les rapports de la Dre Trempe ne satisfont pas à cette demande.
[62]
Je suis donc d’avis que M. Léonard n’apporte aucune preuve ou argument concret pour contester le caractère raisonnable de la décision du ministre. Pour cette raison, je rejette la demande de contrôle judiciaire.
JUGEMENT au dossier T-1159-19
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Sans frais.
« Peter G. Pamel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1159-19
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INTITULÉ :
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JULES LÉONARD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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québec (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 11 décembre 2020
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE PAMEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 8 octobre 2021
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COMPARUTIONS :
Jules Léonard
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Pour le demandeur
(POUR SON PROPRE COMPTE)
|
Me Véronique Forest
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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