Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
1. Introduction
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 2 novembre 2004 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), dans laquelle elle a rejeté la demande d'asile du demandeur et conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.
[2] M. Mahmood demande à la Cour d'ordonner que cette décision soit annulée et que l'affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué, pour réexamen.
2. Contexte factuel
[3] Le demandeur, Ibrahim Mahmood, est citoyen de l'Irak et il est né le 12 septembre 1939. Il est musulman chiite, et sa famille compte un des 12 imams chiites. Son grand-père était un théologien qui a enseigné dans des mosquées à Al Najaf et son père était un musulman pieux.
[4] Le demandeur s'est installé à Bagdad après avoir terminé l'école secondaire afin d'ouvrir un magasin de matériel électrique. Les problèmes ont commencé pour les chiites en Irak après la montée au pouvoir de Saddam Hussein en 1978-1979. Les amis et les voisins venaient à sa boutique pour des consultations religieuses, et il y avait des réunions afin de débattre les questions concernant les musulmans chiites dans le pays, notamment en matière de jeûne, de culte et de comportement. En 1985, la sûreté irakienne a fait une descente dans sa boutique parce qu'elle soupçonnait que le demandeur était en possession de publications illégales contre le gouvernement. Il a été arrêté, détenu pendant trois jours et battu.
[5] Le demandeur a été arrêté une deuxième fois en 1987 et détenu pendant une semaine. La sûreté iraquienne aurait recherché une personne responsable de la distribution de tracts anti-gouvernementaux dans la région du demandeur. Alors qu'il était en détention, le demandeur a été interrogé et battu. Le demandeur déclare aussi qu'il a été arrêté et détenu en 1991 et 1999 et que, au cours de ces détentions, il a été interrogé, battu et brûlé avec des cigarettes.
[6] Ces arrestations et détentions ont amené le demandeur à fuir l'Irak pour l'Iran, ensuite pour la Syrie, avec sa femme et ses deux enfants. Il est passé par Chypre, la Grèce, l'Italie et il est arrivé au Canada le 10 décembre 2001, et il a ensuite fait une demande d'asile.
[7] Le demandeur a prétendu avoir été persécuté en Irak en raison de sa religion, de ses opinions politiques perçues et parce qu'il était membre d'une famille chiite pieuse.
[8] L'audience a eu lieu devant la Commission le 9 septembre 2004. La décision de rejet de sa demande d'asile a été rendue le 2 novembre 2004. L'autorisation d'introduire l'instance en contrôle judiciaire a été accordée le 7 juin 2005.
3. La décision visée par la demande de contrôle
[9] La Commission a conclu que les allégations du demandeur n'étaient pas étayées par des preuves crédibles ou fiables. La Commission a conclu qu'il ne présenterait aucun intérêt pour les autorités irakiennes ou qu'il ne courrait aucun risque s'il rentrait en Irak. Il n'était pas plausible que seul le demandeur ait été arrêté et interrogé alors que toutes les personnes présentes dans sa boutique ne l'ont pas été. La Commission a aussi signalé le manque de documents corroborant son récit pour établir son itinéraire.
[10] En outre, la Commission a conclu que le demandeur s'était livré à des conjectures sur la question du changement de la situation en Irak et elle a conclu qu'elle ne pouvait pas raisonnablement dire qu'il serait exposé à des actes de persécution s'il rentrait en Irak. La Commission n'a pas cru que les partisans de Saddam Hussein l'enlèveraient pour obtenir une rançon. La Commission a conclu que le demandeur était venu au Canada pour des motifs autres que ceux qu'il avait invoquait. Elle a conclu qu'il n'était pas crédible.
[11] Par conséquent, la Commission a rejeté la demande d'asile du demandeur et conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.
4. La question en litige
[12] L'issue de la présente demande dépend de la réponse à la question suivante : la Commission a-t-elle fait erreur en fondant sa conclusion défavorable concernant la crédibilité sur des conclusions erronées d'invraisemblance et de manque de crédibilité?
5. La norme de contrôle
[13] Les conclusions de fait et de crédibilité sont au coeur de la compétence de la Commission. La Commission est en mesure d'observer le comportement des témoins et elle est donc la mieux placée pour évaluer la crédibilité du demandeur d'asile. Les conclusions de ce genre ne peuvent donc être annulées que si la Commission les a tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle dispose. Voir l'arrêt Mugesera c. (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 38. En matière de crédibilité, la norme de contrôle est la décision manifestement déraisonnable : Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (QL).
6. Analyse
[14] Lorsqu'elle a conclu au manque de preuves crédibles ou fiables étayant la demande d'asile du demandeur, la Commission n'a pas cerné de discordances ou de contradictions dans le témoignage du demandeur. Elle a fondé sa conclusion selon laquelle les autorités irakiennes n'auraient aucun intérêt pour le demandeur ou qu'il ne courrait aucun risque s'il rentrait en Irak sur les conclusions suivantes :
(1) Puisque les autorités surveillaient les personnes soupçonnées de se livrer à des activités antigouvernementales au magasin du demandeur, la Commission a conclu qu'il n'était pas plausible qu'aucune des personnes assistant aux réunions au magasin n'ait jamais été arrêtée ou interrogée, comme l'a allégué le demandeur. Par conséquent, la Commission a mis en doute la crédibilité du demandeur.
(2) La Commission a aussi mis en doute la crédibilité du demandeur parce qu'il n'avait pas produit des documents corroborant son récit pour établir que son itinéraire était passé par l'Iran, la Syrie, Chypre, la Grèce, ou l'Italie.
A. La vraisemblance du récit du demandeur
[15] En ce qui concerne les conclusions défavorables de la Commission relative à la vraisemblance du récit du demandeur, celui-ci prétend que ces conclusions ne sont pas raisonnables parce qu'elles sont fondées sur des conjectures sur la manière dont les autorités irakiennes agiraient dans les circonstances.
[16] La Commission est tenue de justifier ses conclusions concernant la crédibilité en invoquant des éléments de preuve clairs et précis, surtout lorsque ces preuves sont solides et pertinentes quant aux allégations du demandeur : Armson c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] A.C.F. no 800 (QL). Cette obligation est particulièrement importante lorsque les conclusions de la Commission concernant la vraisemblance du récit du demandeur ont une incidence sur sa crédibilité. Dans la décision Leung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 774 (QL), la Cour a déclaré au paragraphe 15 de ses motifs :
Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels qu'en l'espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non-crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d'invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l'idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l'à-propos d'une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous-tendent ses conclusions.
Ce n'est donc que dans les cas les plus évidents que l'on doit conclure à l'invraisemblance du récit du demandeur, c'est-à-dire si son exposé des faits n'a rien de raisonnable : Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), [2001] A.C.F. no 1131 (QL).
[17] Je suis d'avis que les conclusions d'invraisemblance de la Commission, sur lesquelles elle a fondé ses conclusions concernant la crédibilité, sont boiteuses. Aucun élément de preuve n'étaye la conclusion de la Commission selon laquelle les autorités n'auraient pas arrêté le demandeur sans arrêter ou interroger les autres personnes qui étaient entrées dans sa boutique pour des réunions ou pour d'autres raisons. La Commission s'est donc livrée à des conjectures sur la manière dont auraient agi les autorités irakiennes et elle ne s'est pas penchée sur la situation vécue par le demandeur. Il avait déclaré au cours de sa déposition qu'il était bien connu des chiites dans sa région puisque son père et son grand-père avaient été professeurs de théologie, un fait qui aurait pu le rendre reconnaissable par rapport aux autres personnes entrant dans sa boutique. Je suis d'avis que le récit du demandeur concernant son arrestation n'avait rien de déraisonnable, surtout vu ses antécédents familiaux et la nature arbitraire des arrestations effectuées et le comportement des autorités irakiennes en Irak. Il n'y a pas de faits évidents au point de justifier la conclusion défavorable de la Commission quant à la vraisemblance du récit du demandeur.
[18] En outre, lorsque le demandeur d'asile fait des allégations sous serment, il est présumé que celles-ci sont véridiques, et si la Commission est incapable de préciser pour quelles raisons elle se méfie de la déposition, tout doute qui n'est pas étayé doit profiter au témoin : Vodics c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), 2005 CF 783. En l'espèce, il y a bien un doute qui n'est pas étayé et qui doit profiter au demandeur. Les conclusions d'invraisemblance de la Commission ne sont pas étayées par la preuve et elles ne sont que conjectures. En outre, on ne peut pas dire que le récit du demandeur relatif à ses arrestations et sa détention du demandeur n'avait rien de raisonnable. Je conclus donc que c'est à tort que la Commission a tiré des conclusions défavorables quant à la vraisemblance du récit du demandeur.
B. L'itinéraire du demandeur
[19] La Commission a aussi conclu qu'il n'y avait pas de preuves crédibles ou fiables montrant que le demandeur était passé par l'Iran, la Syrie, Chypre, la Grèce et l'Italie et que les documents du demandeur avaient été repris par un trafiquant. La Commission a conclu que, conformément à l'article 7 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, le demandeur devait produire des documents corroborant son récit. Cette disposition se lit comme suit :
7. Documents d'identité et autres éléments de la demande
|
7. Documents establishing identity and other elements of the claim. |
Le demandeur d'asile transmet à la Section des documents acceptables pour établir son identité et les autres éléments de sa demande. S'il ne peut le faire, il en donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour s'en procurer. |
The claimant must provide acceptable documents establishing identity and other elements of the claim. A claimant who does not provide acceptable documents must explain why they were not provided and what steps were taken to obtain them. |
[20] Selon l'article 7, il est nécessaire que le demandeur d'asile produise des documents pour établir son identité et les autres éléments de sa demande, faute de quoi, il doit en donner la raison et indiquer quelles mesures il a prises pour s'en procurer.
[21] Si le demandeur d'asile ne produit pas de documents pour établir son identité et les autres éléments de sa demande sans donner d'explication raisonnable, cela constitue un facteur dont la Commission peut, à juste titre, tenir compte lorsqu'elle se prononce sur le bien-fondé de la demande. Dans la décision Amarapala c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), 2004 CF 12, la Cour a déclaré que des documents corroborant le récit du demandeur ne sont pas toujours exigés s'il a donné une explication raisonnable quant au fait qu'il n'en a pas produit.
[22] En l'espèce, le demandeur a bel et bien expliqué pourquoi il n'avait pas produit de documents de voyage acceptables. Il a déclaré qu'il s'était trouvé illégalement dans ces pays et qu'il s'était souvent servi de faux passeports pour y entrer. Dans l'exposé circonstancié de son FRP, il a écrit qu'il avait voyagé avec des trafiquants qui ont pris tous les documents qu'ils lui avaient fournis. Cela a été confirmé lorsqu'il a déposé devant la Commission.
[23] Dans les motifs de sa décision, la Commission a conclu : « [...] Je constate également qu'il n'existe aucune preuve crédible ou digne de foi démontrant que le passeur a pris tous les documents du demandeur d'asile, étant donné qu'il allègue les avoir payés » . La conclusion de la Commission concernant le fait que le demandeur n'avait pas produit de documents corroborant son récit relatif à son itinéraire n'était pas manifestement déraisonnable. C'est un facteur que la Commission a correctement pris en compte lorsqu'elle s'est penchée sur la crédibilité de la demande du demandeur. Cependant, en l'espèce, ce facteur n'est pas déterminant vu les autres conclusions erronées tirées par la Commission.
C. Les rapports médicaux et psychiatriques
[24] Le demandeur prétend aussi que la Commission a fait erreur parce qu'elle n'a pas pris en compte les rapports médicaux et psychiatriques dont elle avait été saisie. Le demandeur soutient que ces rapports étayent son allégation selon laquelle il a été torturé. Le demandeur prétend que ces documents concordent avec son témoignage selon lequel on l'avait brûlé avec des cigarettes lors de son interrogatoire effectué quand il était en détention. Il prétend que ces éléments de preuve sont solides et pertinents et qu'ils contredisent directement les conclusions de la Commission selon lesquelles il ne présentait « aucun intérêt » pour les autorités irakiennes et que les allégations du demandeur d'asile selon lesquelles « il aurait été arrêté pendant les périodes alléguées » n'étaient pas crédibles.
[25] La Commission a bien signalé dès les premières lignes de ses motifs qu'elle avait pris en compte l'ensemble de la preuve qui avait été produite devant elle. Cependant, ce n'est pas avec des généralités de ce genre que la Commission peut contourner son obligation de soupeser expressément, dans ses motifs, la preuve documentaire qui est importante et pertinente quant à un aspect clef de la demande d'asile : le demandeur a-t-il subi la torture lorsqu'il était en détention, et quelles sont les preuves qui étayent une conclusion contraire à celle qu'a tirée la Commission? Voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration) (1998), 157 F.T.R. 35.
[26] Je conclus que le rapport médical en particulier constitue un élément de preuve pertinent qui émane d'une source indépendante et qui concorde avec l'allégation du demandeur, selon laquelle il a été torturé et persécuté. Cette preuve corrobore son témoignage et étaye une conclusion contraire à celle de la Commission au sujet de la crédibilité du demandeur. La Commission aurait dû se pencher expressément sur cette preuve. Je suis d'avis que la Commission a commis une erreur en ne le faisant pas. Voir Vijayarajah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), [1999] A.C.F. no 731 (QL); Seevaratnam et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration) (1999), 167 F.T.R. 130.
6. Conclusion
[27] Vu les conclusions erronées tirées par la Commission quant à la vraisemblance du récit du demandeur analysées plus haut, et le fait qu'elle n'a pas étudié le rapport médical, je conclus que la conclusion défavorable tirée par la Commission au sujet de la crédibilité est manifestement déraisonnable et constitue donc une erreur susceptible de contrôle. Par conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l'affaire renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen.
[28] Les parties ont eu la possibilité de soulever une question grave de portée générale, comme le prévoit l'alinéa 74d) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, et elles ne l'ont pas fait. Je conclus que la présente affaire ne donne lieu à aucune question de portée générale. Je ne propose pas de certifier une question.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
2. L'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen;
3. Aucune question n'est certifiée.
Juge
Traduction certifiée conforme
François Brunet, LL.B., B.C.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-9843-04
INTITULÉ : IBRAHIM MAHMOOD
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 30 AOÛT 2005
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE BLANCHARD
DATE DES MOTIFS : LE 9 NOVEMBRE 2005
COMPARUTIONS:
Jack C. Martin POUR LE DEMANDEUR
Matina Karvellas POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Jack C. Martin POUR LE DEMANDEUR
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada