Date : 19980211
Dossier : IMM-1306-97
ENTRE
BEKTAS YUKSELIR,
requérant,
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,
intimé.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
LE JUGE GIBSON
[1] Les présents motifs découlent d'une demande de contrôle judiciaire de la décision dans laquelle la section du statut de réfugié (la SSR), de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, a conclu que le requérant n'était pas un réfugié au sens de la Convention, compte tenu du sens attribué à cette expression par le paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration1. La décision de la SSR est datée du 6 mars 1997.
[2] Le requérant est citoyen turc. Il est d'origine ethnique kurde Alevi. Il revendique le statut de réfugié parce qu'il prétend avoir raison de craindre, dans l'éventualité de son retour en Turquie, d'être persécuté du fait de ses présumées opinions politiques et de son appartenance à un groupe social.
[3] Selon le témoignage du requérant, il a été, dès son jeune âge, humilié, avili et harcelé du fait de son origine ethnique. Les mauvais traitements dont il a fait l'objet se sont poursuivis pendant sa jeunesse et son service militaire obligatoire d'un an. Son père s'est enfui de la Turquie pour se réfugier au Canada, et il a apparemment obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention. De même, un frère s'est réfugié en Suisse.
[4] À partir de 1990 environ, selon le requérant, sa situation a empiré. En 1995, il s'est trouvé soupçonné par les autorités d'avoir hébergé et nourri des membres de guérilla du Kurdish Workers Party (le PKK). De l'autre côté, des membres du PKK lui ont recommandé de cesser d'aider à la réalisation des projets de construction gouvernementaux. Selon le requérant, il s'est trouvé dans sa maison devant des membres d'une [TRADUCTION] "équipe spéciale", et il a été accusé d'avoir hébergé et nourri des guérilleros. Les membres de l'équipe spéciale n'ont pas cru ses protestations selon lesquelles il ne l'a pas fait, et ils l'ont battu devant sa famille. Ils l'ont forcé à aller avec eux pour une sortie de quatre jours dans les montages où il devait servir de guide pendant que les membres de l'équipe spéciale traquaient les guérilleros. La sortie s'est révélée infructueuse, le requérant a été autorisé à rentrer chez lui et on lui a dit, ou on a proféré des menaces à cet égard, qu'il serait réquisitionné de nouveau comme guide jusqu'à ce que la cachette des guérilleros ait été découverte. Par suite de ces menaces, le requérant est allé se cacher et, avec l'aide des membres de sa famille et d'un agent, il s'est enfui du pays.
[5] La SSR, dans des motifs très brefs, a conclu que le témoignage du requérant n'était ni crédible ni digne de foi. Bien qu'elle ait parlé d'inconséquences entre le témoignage du requérant et de deux autres témoins d'une part, et la preuve documentaire de l'autre, elle n'a pas donné d'explications ni d'exemples pour étayer la conclusion d'inconséquence2.
[6] En outre, la SSR a conclu que certains éléments du témoignage du requérant étaient [TRADUCTION] "hautement invraisemblables". À l'appui de cette conclusion, elle a résumé, de façon inexacte à mon avis, une partie du témoignage du requérant. Elle a qualifié la sortie dans les montages pour rechercher les guérilleros du PKK
d' [TRADUCTION] "excursion de quatre jours". Elle prétendait mettre en contraste le témoignage du requérant avec la "preuve documentaire" qui, selon elle, indiquait que les autorités turques étaient plus impitoyables dans le traitement qu'ils réservaient aux membres présumés du PKK et à leurs partisans. Aucune mention ni aucune citation de la preuve documentaire n'a été faite.
[7] La SSR a également conclu que le fondement de la présumée crainte par le requérant du PKK et des gendarmes locaux était [TRADUCTION] "hautement invraisemblable". Encore une fois, comme analyse, presque rien n'a été présenté pour étayer cette conclusion.
[8] En dernier lieu, par suite des conclusions d'inconséquence et d'invraisemblance, la SSR a conclu que le requérant avait une possibilité de refuge intérieur dans n'importe quelle région urbaine en Turquie.
[9] Les deux avocats qui ont comparu devant moi ont estimé que la conclusion de la SSR concernant les invraisemblances dans le témoignage du requérant sur le traitement que lui réservait l'"équipe spéciale" était au centre de la décision.
[10] Dans l'affaire Akinlolu c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)3, le juge MacKay s'est prononcé en ces termes :
Dans le cas où la décision de la formation de jugement est centrée en dernière analyse sur son appréciation de la crédibilité, la charge de la preuve qui incombe à celui qui se pourvoit en contrôle judiciaire est bien lourde, puisque la Cour doit être persuadée que la décision de la formation de jugement est abusive ou arbitraire, ou rendue au mépris des éléments de preuve dont elle dispose. |
J'irais plus loin, puisque je suis convaincu que la décision Hilo supra le laisse entendre. Je suis persuadé qu'il convient qu'une cour de révision intervienne lorsqu'elle est persuadée que l'analyse faite par la SSR pour étayer son appréciation de la crédibilité est si imparfaite ou incomplète qu'on ne saurait dire avec une certaine certitude que son appréciation est autre chose qu'une appréciation qui a été faite de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait. Je conclus que tel est le cas en l'espèce. La SSR a, à tout le moins, déformé le témoignage rendu par le requérant devant elle. Elle a méconnu les éléments pertinents du témoignage rendu devant elle au point d'amener la Cour à conclure qu'elle n'aurait pas très bien pu tenir compte de la totalité des éléments de preuve.
[11] Ce qui précède ne vise pas à dire que la conclusion tirée par la SSR n'aurait pu raisonnablement être celle qu'il lui était loisible de formuler. C'est pour dire simplement que l'analyse faite par la SSR dans les motifs qu'elle a prononcés dans cette affaire était insuffisante pour étayer la conclusion de crédibilité qu'elle a tirée.
[12] En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la SSR sera annulée, et l'affaire renvoyée à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour qu'un tribunal de composition différente procède à une nouvelle audition et à un nouvel examen.
[13] Ni l'un ni l'autre des avocats n'a proposé que soit certifiée une question. Il n'y a donc pas lieu à certification.
Frederick E. Gibson"
Juge
Toronto (Ontario)
Le 11 février 1998
Traduction certifiée conforme
Tan, Trinh-viet
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Avocats et procureurs inscrits au dossier
DOSSIER : IMM-1306-97 |
INTITULÉ DE LA CAUSE : Bektas Yukselir |
et |
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration |
DATE DE L'AUDIENCE : Le 10 février 1998 |
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario) |
MOTIFS DU JUGEMENT PAR : le juge Gibson |
EN DATE DU 11 février 1998 |
ONT COMPARU :
Lorne Waldman pour le requérant |
David Tyndale pour l'intimé |
PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :
Lorne Waldman |
281, avenue Eglinton est |
Toronto (Ontario) |
M4P 1L3 pour le requérant |
George Thomson |
Sous-procureur général du Canada |
pour l'intimé |
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
Date : 19980211
Dossier : IMM-1306-97
ENTRE
BEKTAS YUKSELIR,
requérant,
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,
intimé.
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
__________________2 Pour l'idée d'omission d'énoncer en termes clairs et explicites le motif de douter de la crédibilité d'un requérant, voir Hilo c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1992), 15 Imm. L.R. (2d) 199 (C.A.F.).