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Date : 20210917


Dossier : IMM-362-20

Référence : 2021 CF 963

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2021

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

FABRICE JOVIAN PAMEN MBEUTKEU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur est citoyen du Cameroun. Il est admis au Canada à titre d’étudiant une première fois en 2011 pour une période d’un (1) an, puis à nouveau en 2014. Après avoir prorogé son statut d’étudiant à plusieurs reprises, ce statut vient à échéance le 30 septembre 2018. En novembre 2018, le demandeur est admis à titre de résident temporaire dans le cadre du programme de permis de travail post-diplôme. En février 2019, le demandeur se voit délivrer un Certificat de sélection du Québec [CSQ], qui l’autorise à présenter une demande de résidence permanente dans la catégorie du programme de l’expérience québécoise.

[2] En avril 2019, le demandeur est interdit de territoire pour criminalité selon l’alinéa 36(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] en raison d’une condamnation pour conduite avec les facultés affaiblies. Une mesure d’expulsion est émise contre lui le 30 avril 2019.

[3] Le 16 mai 2019, le demandeur dépose une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], fondée sur sa crainte de retour au Cameroun en raison de son orientation sexuelle. Il allègue notamment les menaces reçues des membres de sa famille suivant le décès de son père, ainsi que la criminalisation et la répression des relations homosexuelles au Cameroun. Il explique ne pas avoir jugé utile de faire une demande d’asile au Canada vu l’obtention de son diplôme et la possibilité de déposer une demande de résidence permanente dans le programme de l’expérience québécoise.

[4] Le 7 novembre 2019, un agent d’ERAR rejette la demande. Il conclut que le demandeur n’a pas démontré qu’il encourt les risques prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR advenant son renvoi au Cameroun. L’agent souligne que le comportement du demandeur n’est pas compatible avec celui d’une personne qui craint pour sa vie ou sa sécurité et estime que les éléments de preuve soumis par le demandeur sont insuffisants pour établir son orientation sexuelle ainsi que les menaces alléguées contre lui par des membres de sa famille dans son pays d’origine.

[5] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Il reproche à l’agent d’avoir tiré des conclusions déguisées de crédibilité sans lui accorder une audience conformément à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR], pour répondre à ses préoccupations. Le demandeur soutient également que les conclusions de l’agent quant à l’appréciation de la preuve soumise sont déraisonnables.

II. Analyse

[6] La norme de contrôle applicable à l’évaluation de la preuve par les agents d’ERAR est celle de la décision raisonnable (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 16-17).

[7] En ce qui concerne la décision de tenir une audience dans le contexte d’une demande d’ERAR, la jurisprudence de cette Cour est divisée. Certaines décisions appliquent la norme de la décision correcte parce que la question est considérée comme une question relative à l’équité procédurale (Allushi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 722 aux para 17-18; Mudiyanselage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 749 au para 11; Nadarajan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 403 aux para 12-14). D’autres l’associent à une question d’interprétation d’une loi habilitante commandant la norme de la raisonnabilité (Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 au para 23; Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 474 au para 9; AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629 aux para 13-17). En l’espèce, la Cour est d’avis que le résultat serait le même, peu importe la norme de contrôle applicable.

[8] Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, la Cour s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83). Elle doit se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99).

[9] Pour les questions d’équité procédurale, le rôle de cette Cour est de déterminer si la procédure est équitable compte tenu de toutes les circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54-56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[10] Le demandeur soutient que l’agent a violé son droit à l’équité procédurale en tirant des conclusions voilées de crédibilité sur des éléments essentiels de sa demande sans ordonner la tenue d’une audience. Il allègue que la remise en cause de sa crédibilité est constante tout au long de la décision :

  1. l’agent ne croit pas le demandeur lorsqu’il affirme avoir préféré présenter une demande de résidence permanente plutôt qu’une demande d’asile;

  2. l’agent ne croit pas le demandeur lorsqu’il déclare avoir développé un penchant pour les personnes du même sexe lors de ses études antérieures en Tunisie;

  3. l’agent met en doute l’identité de l’amant du demandeur ainsi que l’identité des membres de sa famille au Cameroun qui le menaceraient;

  4. l’agent met en doute le lien de filiation entre le demandeur et son père décédé, malgré la preuve du décès et la pièce d’identité du père déposées au dossier;

  5. l’agent juge incohérentes et contradictoires certaines déclarations du demandeur.

[11] Selon le demandeur, l’agent tente de dissimuler ses conclusions d’absence de crédibilité en se référant à l’insuffisance de la preuve ou à la faible valeur probante de celle-ci. Il soutient que ces conclusions voilées sur sa crédibilité justifient que la décision soit annulée.

[12] La Cour est d’accord avec le demandeur.

[13] Dans sa décision, l’agent estime que le comportement du demandeur, soit son choix de ne pas faire une demande d’asile en raison de la possibilité de déposer une demande de résidence permanente dans le cadre du programme de l’expérience québécoise, « n’est pas compatible avec celui d’une personne craignant pour sa vie ou sa sécurité ». Il se prononce ainsi sur un élément important dans l’appréciation de la crédibilité d’un demandeur puisque le défaut de demander l’asile à la première occasion est, de façon constante, considéré comme un indice d’une absence de crainte subjective, pouvant entacher la crédibilité d’un demandeur (Mirzaee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 972 au para 51; Kayode c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 495 au para 29).

[14] En l’espèce, le fait que le demandeur ait choisi de passer par une procédure d’immigration plutôt qu’une autre n’est pas nécessairement incompatible avec la crainte. Le CSQ a été émis le 1er février 2019, soit quelques mois après avoir reçu les menaces alléguées. Le demandeur pouvait penser que cette procédure lui permettrait de devenir résident permanent plus rapidement qu’une demande d’asile.

[15] La Cour estime de plus que l’agent tire des conclusions voilées de crédibilité lorsqu’il accorde peu de valeur probante à certains éléments de preuve soumis par le demandeur au soutien de sa demande d’ERAR. Le demandeur avait produit des extraits de conversations datant de janvier 2019 provenant du site de rencontre Badoo ainsi que des extraits de conversations du demandeur avec son père et un oncle sur l’application WhatsApp datant d’octobre et novembre 2018. Ces extraits avaient pour objet de corroborer ses allégations de risque. L’agent indique que « l’identité des auteurs des messages n’est pas établie et en l’absence de toute autre preuve fiable pouvant étayer la situation personnelle du demandeur, [il n’y] accorde donc peu de force probante ». L’agent est d’avis qu’il ne s’agit pas d’une preuve démontrant en soi l’orientation sexuelle du demandeur ou pouvant corroborer les allégations de ce dernier.

[16] L’utilisation à deux (2) reprises de l’expression « absence de toute autre preuve fiable » suggère qu’il ne s’agit pas pour l’agent d’une question touchant la suffisance de la preuve, mais plutôt visant la crédibilité de l’authenticité des éléments de preuve. En l’espèce, l’orientation sexuelle du demandeur et son récit étaient corroborés par des extraits de conversations intimes avec un homme dénommé [J.B.] et de conversations sur WhatsApp avec des interlocuteurs identifiés comme « papa » et « oncle [T.] ». Comme l’indique la Cour dans Ayeni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1202 au paragraphe 28, il a lieu en l’espèce de se demander quelle autre preuve le demandeur aurait pu produire pour prouver l’identité des interlocuteurs. L’agent ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que le père décédé produise un affidavit pour établir l’authenticité des conversations qu’il a eues avec son fils. Il en est de même pour l’oncle qui le menace.

[17] Il importe de rappeler les mises en garde de cette Cour contre la pratique d’accorder « peu de poids » aux documents sans tirer des conclusions explicites sur leur authenticité (Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082 au para 20, citant les décisions Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 622 aux para 1-3 et Warsame c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1202 au para 10).

[18] L’agent reproche également au demandeur de ne pas avoir soumis de preuve de filiation lorsqu’il a fourni la preuve relative au décès de son père. En exigeant une preuve de filiation, l’agent semble mettre en doute l’authenticité de la preuve soumise à cet égard.

[19] Enfin, en soulignant les incohérences entre les faits allégués par le demandeur concernant le moment où il a fait part de son orientation sexuelle à son père et ce qui est rapporté dans ses conversations sur WhatsApp, l’agent met en doute la crédibilité du demandeur.

[20] La Cour reconnait que le fardeau de preuve appartient au demandeur de démontrer, au moyen d’éléments de preuve probants, qu’il encourt un risque advenant le retour dans son pays. Il appartient également à l’agent de décider de la suffisance de preuve. Toutefois, la Cour est d’avis qu’en l’espèce, les éléments soulevés par l’agent concernent la crédibilité du demandeur, sont importants dans la prise de décision et pourraient justifier l’acceptation de la demande d’ERAR, le tout conformément aux exigences de l’article 167 du RIPR. L’agent aurait dû offrir au demandeur la possibilité de répondre à ses doutes dans le cadre d’une audience.

[21] Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de considérer les autres arguments soulevés par le demandeur.

[22] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée devant un autre agent pour un nouvel examen.

[23] Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-362-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de l’agent d’examen des risques avant renvoi datée du 7 novembre 2019 est annulée;

  3. L’affaire est renvoyée devant un autre agent pour un nouvel examen; et

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-362-20

INTITULÉ :

FABRICE JOVIAN PAMEN MBEUTKEU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUILLET 2021

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 17 septembre 2021

COMPARUTIONS :

Alain-Guy Sipowo

Pour le demandeur

Edith Savard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Alain-Guy Sipowo

Saint-Jean-sur-Richelieu (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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