Date : 20210901
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Dossier : T‑1665‑19
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Référence : 2021 CF 910
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[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 1er septembre 2021
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En présence de monsieur le juge Andrew D. Little
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ENTRE :
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ALEXANDRU‑IOAN BURLACU
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demandeur
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et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur prie la Cour d’annuler la décision rendue le 12 septembre 2019 au dernier palier de la procédure de règlement des griefs par un délégué (la décision du délégué ou la décision finale) du président de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC
).
[2] Le demandeur prétend que, dans sa décision, le délégué a omis de se pencher sur les principales questions et sur l’argument central qui étaient soulevés dans son grief, ce qui rend selon lui cette décision déraisonnable au regard des principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Comme je l’explique en détail ci‑dessous, j’ai conclu que, dans les circonstances de l’espèce, l’absence de certains éléments de raisonnement n’a pas rendu la décision déraisonnable.
[3] La demande sera par conséquent rejetée, sans adjudication de dépens.
I.
Les événements à l’origine de la présente demande
[4] Le demandeur est un fonctionnaire au service de l’ASFC.
[5] Les événements à l’origine du grief déposé par le demandeur ont eu lieu le 19 avril 2018. Ce jour‑là, une autre employée de l’ASFC dont la description de travail ne prévoit pas de responsabilités de gestion des employés a été autorisée à consulter les renseignements personnels du demandeur conservés dans deux bases de données de l’ASFC : Présences et congés (POE 903) et Dossier personnel d’un employé (POE 901). Selon le demandeur, l’omission de l’ASFC de mettre en application les exigences d’une disposition de la Directive sur les pratiques relatives à la protection de la vie privée du Conseil du Trésor (la Directive) a permis à cette employée qui n’appartenait pas au personnel de gestion d’accéder à ses renseignements personnels, du fait que des fonctions de gestion lui avaient été irrégulièrement confiées.
[6] Le 20 avril 2018, le demandeur a déposé un grief individuel à son employeur en vertu de l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 (la LRTSPF). Dans ce grief, il déclare ce qui suit :
[traduction]
Par la présente, je dépose un grief, en vertu du paragraphe 208(1) […] pour contester le défaut de l’employeur d’appliquer à mon égard les valeurs de « respect envers les personnes » et de « respect de la démocratie » et de se comporter selon les attentes découlant de ces valeurs, conformément au Code des valeurs et d’éthique du secteur public et, donc, à mes conditions d’emploi, en omettant d’établir des politiques, des procédures, des PON [procédures opérationnelles normalisées], etc. qui respectent les exigences des articles 6.2.19, 6.2.20 et 6.2.21 de la Directive sur les pratiques relatives à la protection de la vie privée du Conseil du Trésor en ce qui a trait à l’utilisation et à l’accès aux renseignements personnels me concernant et figurant dans les fichiers de renseignements personnels ordinaires suivants : Présences et congés (POE 903) et Dossier personnel d’un employé […] (POE 901).
[7] Le demandeur sollicitait une mesure corrective reprenant les termes de son grief : il souhaitait que son employeur se conforme à la Directive en établissant les politiques et les procédures indiquées. Plus précisément, il demandait que l’employeur :
[traduction]
[…] établisse des politiques, des procédures, des PON, etc. qui respectent les exigences des articles 6.2.19, 6.2.20 et 6.2.21 de la Directive sur les pratiques relatives à la protection de la vie privée du Conseil du Trésor, en ce qui a trait à l’utilisation et à l’accès aux renseignements personnels me concernant et figurant dans les fichiers de renseignements personnels ordinaires suivants : Présences et congés (POE 903) et Dossier personnel d’un employé […] (POE 901).
[8] La procédure de règlement des griefs était régie par une convention collective qui n’a pas été produite en preuve devant la Cour. À ce qu’il semble, la procédure prévue par la convention comporte plusieurs paliers décisionnels.
[9] Au premier, au troisième et au dernier palier de la procédure, le grief du demandeur a donné lieu à une réponse écrite dans laquelle les représentants de la direction pour ces paliers ont énoncé leur décision respective.
Les premier et troisième paliers décisionnels
[10] La décision rendue au premier palier le 4 juin 2018 et celle rendue au troisième palier le 1er juin 2018 portent rejet du grief. (Aucune des parties n’a cherché à expliquer l’ordre inversé des décisions, mais cette question n’était pas en cause.) Le demandeur a accusé réception des deux décisions le 4 juin 2018.
[11] La décision rendue au premier palier expose l’objet du grief et la mesure corrective sollicitée. Elle mentionne que des consultations ont eu lieu avec le demandeur le 25 avril 2018 au sujet du grief. Elle reprend des extraits de la Directive du Conseil du Trésor. Cette directive prévoit que « les responsables des institutions fédérales doivent adopter les pratiques de gestion et de protection des renseignements personnels dont leur institution est responsable ».
La décision cite le paragraphe liminaire de l’article 6.2 de la Directive, qui énonce que « [l]es cadres et les agents principaux qui gèrent des programmes ou des activités comportant la création, la collecte ou le traitement de renseignements personnels sont responsables des éléments suivants : […] »
. Puis, la décision énumère les responsabilités des cadres et agents principaux prévues aux paragraphes 6.2.19, 6.2.20 et 6.2.21 :
• déterminer les postes ou les fonctions dans le programme ou l’activité justifiant l’accès et le traitement des renseignements personnels, et limiter l’accès aux individus occupant ces postes (6.2.19);
• limiter l’accès aux renseignements personnels et leur utilisation par des mesures administratives, physiques et techniques, de manière à protéger ces renseignements (6.2.20);
• prendre des mesures appropriées pour s’assurer que l’accès aux renseignements personnels, leur utilisation et leur divulgation sont surveillés et documentés, afin de pouvoir
« identifier en temps opportun l’accès ou le traitement inapproprié ou non autorisé aux renseignements personnels »
(6.2.21).
[12] Dans la décision rendue au premier palier, on peut lire que l’ASFC a rédigé son Code de principes en matière de protection des renseignements personnels dans le but de respecter les exigences de la Directive et que, sous l’intitulé « Limitation de l’utilisation et de la communication »
, ce Code…
[traduction]
[…] précise bien ceci : « Il ne faut jamais se servir des renseignements personnels ou les communiquer à des fins autres que celles pour lesquelles ils ont été recueillis. Cela signifie qu’un employé ne doit jamais accéder à des renseignements personnels non liés à la charge de travail assignée; sinon, il s’agit d’un incident de sécurité et d’une atteinte à la vie privée. Les employés de l’ASFC ont le devoir d’assurer la confidentialité la plus stricte aux renseignements personnels sur les clients ou les employés. Il ne faut jamais communiquer ces renseignements de quelque manière que ce soit […] aux employés qui n’ont pas le besoin de savoir. »
[13] Ainsi, le décideur du premier palier décisionnel est arrivé à la conclusion que l’ASFC avait bien établi des principes dans son Code de principes en matière de protection des renseignements personnels dans le but de se conformer à la Directive et il a donc rejeté le grief.
[14] Le demandeur a renoncé à porter son grief au deuxième palier de la procédure de règlement des griefs.
[15] La décision rendue au troisième palier de la procédure expose elle aussi l’objet du grief et la mesure corrective sollicitée. Essentiellement, la décision adhère aux motifs de la décision rendue au premier palier. Le décideur y conclut que l’ASFC a adopté le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels, lequel découle de la Directive du Conseil du Trésor et [TRADUCTION] « répond à ses exigences »
. Il rejette le grief et refuse de prendre quelque mesure corrective que ce soit.
La décision rendue au dernier palier
[16] Le 24 avril 2019, le demandeur a adressé à un représentant de la direction un courriel décrivant son grief; puis, il a pris part à une consultation préalable au prononcé de la décision au dernier palier de la procédure. Le 30 avril 2019, il a fait parvenir des observations par courriel pour les besoins de ce dernier palier décisionnel. Ces deux courriels ont un contenu à peu près identique. Le demandeur explique qu’une personne (dont les fonctions, qui ne correspondent pas à celles d’un cadre, sont classifiées au niveau 6) avait eu accès à ses renseignements personnels, et qu’il aurait dû s’agir d’une personne appartenant à l’équipe de gestion (un poste classifié au niveau 8). Toutefois, selon le demandeur, la question qui se posait en l’espèce n’était pas celle de savoir s’il était plus approprié que l’employé donné ait accès à ses renseignements personnels plutôt qu’un autre, mais bien celle du [traduction] « défaut de l’ASFC de mettre en application les exigences de la Directive de façon à assurer la protection de [ses] renseignements personnels »
.
[17] Dans les courriels qu’il a adressés au représentant de l’employeur, le demandeur affirme n’avoir rien trouvé, dans le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels de l’ASFC, concernant les préoccupations qu’il soulève dans son grief et notamment, quant à l’obligation de déterminer les postes ou les fonctions justifiant l’accès et le traitement des renseignements personnels et de limiter l’accès aux individus occupant ces postes, aux termes du paragraphe 6.2.19 de la Directive. Il expose son point de vue en ces termes :
[traduction]
[…] à défaut d’avoir désigné des fonctions ou des postes précis justifiant le traitement des renseignements personnels, la direction pourrait fort bien confier la responsabilité d’accéder aux renseignements personnels ou de les traiter à n’importe quel employé, selon son bon vouloir, et l’employé en question pourrait tout simplement faire valoir que l’accès aux renseignements personnels est lié à « la charge de travail [qui lui a été] assignée », comme le prévoit le Code.
[Non souligné dans l’original; italiques dans l’original.]
De l’avis du demandeur, ce n’était [traduction] « pas là […] le résultat envisagé par la Directive, vu le libellé du paragraphe 6.2.19 »
(souligné dans l’original).
[18] Dans ses courriels, le demandeur soutient qu’aux termes du Code de valeurs et d’éthique du secteur public, les gestionnaires sont tenus de donner l’exemple en adhérant aux politiques du Conseil du Trésor. Il ajoute qu’il [traduction] « n’arrive pas à voir en quoi le défaut de mettre en application les exigences du paragraphe 6.2.19 pourrait constituer une façon de donner l’exemple »
.
[19] Dans ses dernières observations envoyées par courriel, le demandeur réitère (à la demande de l’employeur, semble‑t‑il) que les mesures correctives qu’il sollicite sont l’établissement de politiques, de procédures, etc., qui respectent les exigences du paragraphe 6.2.19 de la Directive.
[20] La décision rendue au dernier palier a été prononcée par un délégué de la direction (le vice‑président des Ressources humaines) le 12 septembre 2019. Cette décision finale, concise, tient en cinq paragraphes.
[21] Dans la décision finale, le délégué explique que le grief reproche à l’employeur d’avoir [TRADUCTION] « omis d’établir des politiques qui respectent les exigences du paragraphe 6.2.19 »
de la Directive. Il note que le demandeur sollicite, à titre de mesure corrective, que l’employeur établisse des politiques conformes à la Directive. Il affirme avoir examiné attentivement les circonstances à l’origine du grief et analysé avec soin les points soulevés lors de la consultation sur le grief et dans les observations écrites du demandeur.
[22] Le délégué se dit convaincu que l’ASFC s’est conformée à la Directive, puisque son Code de principes en matière de protection des renseignements personnels est une [traduction] « politique établie »
.
[23] Toujours dans la décision finale, le délégué ajoute qu’il est [TRADUCTION] « légitime que les gestionnaires aient un droit d’accès aux renseignements sur les crédits de congé de l’employé pour assurer la gestion des différents types de congés »
prévus par la convention collective. Par exemple, il est impératif que le personnel de gestion s’assure qu’un employé a accumulé les crédits nécessaires avant d’approuver sa demande de congés annuels. En l’espèce, le délégué a estimé que l’utilisation et la communication des crédits de congé du demandeur étaient conformes aux droits et responsabilités des gestionnaires et qu’elles respectaient les lignes directrices régissant la protection des renseignements personnels.
[24] En conséquence, après avoir conclu que la Directive, le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels et le Code des valeurs et d’éthique du secteur public avaient été [TRADUCTION] « respectés et observés »
, le délégué a rejeté le grief et statué qu’aucune mesure corrective ne serait prise.
[25] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision rendue au dernier palier de la procédure.
II.
La norme de contrôle – Principes généraux
[26] Les deux parties ont présenté leurs observations concernant la décision du délégué en se fondant sur la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. Tout comme elles, je conviens que la norme de contrôle à appliquer quant au fond de la décision du délégué est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Vavilov.
[27] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi (c.‑à‑d. la justification) et au résultat de la décision : Vavilov, aux para 83, 86; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6, au para 12.
[28] Les motifs fournis par le décideur administratif constituent le point de départ de l’analyse : Vavilov, au para 84. Afin de de comprendre le fondement de la décision, la cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 91‑96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au para 31.
[29] Il ne s’agit pas pour la cour de révision de déterminer comment elle aurait elle‑même tranché une question au vu de la preuve produite ou d’apprécier à nouveau la preuve sur le fond : Vavilov, aux para 75, 83 et 125‑126; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux para 59, 61 et 64. Sa tâche consiste à évaluer si le décideur a examiné la preuve et les observations et s’il en a tiré des conclusions en procédant conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Vavilov.
[30] Enfin, c’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100; Société canadienne des postes, au para 33.
III.
Analyse
Questions préliminaires soulevées par le défendeur
[31] Le défendeur soulève deux questions préliminaires qui ont trait à ce qu’il prétend être l’absence de qualité pour agir du demandeur. Les deux questions renvoient à l’article 208 de la LRTSPF, qui prévoit ce qui suit :
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[32] Comme premier argument, le défendeur avance qu’en substance, le grief du demandeur porte sur une question de politique, soit celle de savoir si la politique de l’ASFC cadre avec une certaine directive du Conseil du Trésor. Le défendeur affirme que le demandeur n’était pas personnellement touché par la question de politique qu’il a soulevée. Il soutient que l’argument du demandeur concernant la bonne interprétation à donner à la Directive ne peut légitimement être présenté dans le cadre d’un grief individuel et ajoute que la mise en œuvre de la mesure corrective qu’il propose opérerait un changement de politique au lieu de régler un grief qui concernerait directement ses droits en matière de protection de la vie privée ou de remédier à une prétendue atteinte à ces droits.
[33] Comme second argument, qui se rattache au premier, le défendeur avance que le demandeur n’a pas qualité pour agir devant la Cour puisque son grief ne satisfait pas aux conditions énoncées au paragraphe 208(1). Il prétend que le demandeur n’a pas été « lésé »
par son employeur, pour reprendre le terme figurant dans la disposition liminaire du paragraphe 208(1). De l’avis du défendeur, le grief du demandeur ne portait pas non plus sur l’interprétation ou l’application d’un texte « à son égard »
, suivant l’alinéa 208(1)a), ni sur un fait portant atteinte à ses conditions d’emploi, suivant l’alinéa 208(1)b). Au contraire, le grief portait en substance sur une éventualité et procédait d’une insatisfaction s’apparentant à une question d’intérêt public. Or, ajoute‑t‑il, si le grief était accueilli, il ferait s’estomper la distinction établie dans la LRTSPF entre griefs individuels, griefs collectifs et griefs de principe : voir la LRTSPF, art 206 (définitions) et art 208, 215 et 220. Selon le défendeur, les dispositions relatives aux griefs collectifs et aux griefs de principe indiquent que le législateur a confié la défense des griefs éventuels aux agents négociateurs plutôt qu’aux employés considérés individuellement.
[34] Sur ces questions préliminaires, le demandeur n’a pas déposé de réponse ni présenté d’observations par écrit. À l’audience, il a fait valoir qu’il avait été directement touché par les questions soulevées dans son grief. Selon lui, puisque la décision rendue au dernier palier a effectivement traité de l’accès à ses renseignements personnels (c.‑à‑d. ses crédits de congé), cela montre que son grief était un grief individuel. En outre, rien n’empêche que des questions tranchées dans le cadre d’un grief individuel puissent le toucher ou toucher d’autres employés. Le demandeur a aussi fait valoir que si l’employeur estimait qu’il ne s’agissait pas d’un grief valable, il aurait dû soulever la question à l’occasion des décisions rendues au premier, troisième ou dernier palier, opinant qu’il était désormais trop tard pour le faire. Le décideur dont la décision fait l’objet du présent contrôle judiciaire n’ayant pas statué sur ces questions, la Cour ne devrait pas les examiner ni les trancher. Selon le demandeur, la décision rendue au dernier palier devait tenir valablement compte du paragraphe 6.2.19, qui occupait un rôle central dans la thèse défendue dans son grief individuel, mais elle ne l’a pas fait.
[35] Je ne partage pas l’avis du défendeur selon lequel la présente demande doit être rejetée à titre préliminaire.
[36] Le défendeur ne prétend pas qu’une décision rendue au dernier palier ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire. La jurisprudence montre qu’un vaste éventail de différends liés à l’emploi peuvent donner lieu à une procédure engagée sous le régime de l’article 208, et plus précisément, de l’alinéa 208(1)b) : voir McCarthy c Canada (Procureur général), 2020 CF 930 (juge McHaffie), aux para 31‑32; Nosistel c Canada (Procureur général), 2018 CF 618 (juge Gascon), au para 66; Bron c Canada (Attorney General), 2010 ONCA 71, aux para 14‑15. Par ailleurs, depuis qu’a eu lieu l’audience relative à la présente demande, le juge Zinn a statué que le Code des valeurs et d’éthique était une condition rattachée à l’emploi de M. Burlacu et qu’il avait le droit de contester par voie de grief de prétendus manquements à ce Code en vertu de l’alinéa 208(1)a) : Burlacu c Procureur général du Canada, 2021 CF 610, aux para 17‑18. À la lecture du dossier et de la décision du délégué, je constate la présence de faits et de préoccupations liés à la réserve de congés du demandeur qu’il était possible de considérer comme d’éventuelles atteintes à la vie privée de ce dernier. Même si d’autres arguments ont été invoqués sur le plan des principes de haut niveau ou de l’interprétation, le grief pouvait justifier d’un certain fondement au titre du paragraphe 208(1).
[37] Je remarque également que l’employeur avait été avisé dès le départ du contenu du grief et du caractère général et flou de son libellé. L’employeur connaissait aussi la nature de la mesure corrective demandée dans le grief : l’établissement de politiques et de procédures par l’ASFC. Autant que je sache, l’employeur n’a jamais exprimé de réserves quant à la possibilité que le grief puisse prendre la forme d’un grief individuel visé au paragraphe 208(1) avant de déposer ses observations écrites à la Cour. Ce constat ne règle certes pas la question de la qualité pour agir en l’espèce. Cela dit, j’estime qu’il aurait été préférable que la direction fasse part de ses objections au grief dans le cadre d’un des paliers décisionnels prévus par la convention collective.
[38] En pareille situation, je ne puis admettre que les arguments de fond présentés par le demandeur à l’appui de sa position empêchent de statuer sur sa demande de contrôle judiciaire ou que le demandeur n’a pas qualité pour solliciter un contrôle judiciaire auprès de la Cour, étant donné le contexte factuel à l’origine du grief qu’il a déposé en vertu du paragraphe 208(1).
Le caractère raisonnable de la décision rendue au dernier palier
[39] Invoquant l’arrêt Vavilov, le demandeur fait valoir que la décision était déraisonnable parce qu’elle ne traite pas du principal argument avancé dans son grief. Le demandeur s’appuie sur un passage de l’arrêt dans lequel la Cour suprême déclare ceci :
[127] Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties.
[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.
[Non souligné dans l’original; renvois omis.]
[40] Dans les observations écrites qu’il a présentées à la Cour, le demandeur déclare que son [traduction] « argument central »
consiste à dire que l’ASFC ne s’est pas conformée au Code des valeurs et d’éthique en omettant d’établir des politiques, procédures, etc., qui respectent les exigences du paragraphe 6.2.19. L’idée selon laquelle le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels de l’ASFC ne renferme aucune disposition répondant aux exigences du paragraphe 6.2.19 était au [traduction] « cœur du grief »
. La [traduction] « question centrale »
soulevée dans son grief était celle de l’omission de l’ASFC de déterminer « les postes ou les fonctions »
justifiant l’accès et le traitement des renseignements personnels. Selon le demandeur, le fait que la décision du délégué repose sur l’existence du Code de principes en matière de protection des renseignements personnels de l’ASFC, considéré comme étant une [TRADUCTION] « politique établie »
, ne constitue pas une réponse à son argument, car le simple fait d’établir une telle politique ne suffit pas : le décideur devait aussi traiter de son argument selon lequel le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels ne déterminait pas les postes ou les fonctions dont les titulaires pouvaient avoir accès aux renseignements personnels et les traiter. Puisque la décision du délégué n’a pas expliqué en quoi ces postes ou fonctions étaient déterminés par le Code et que, dans les faits, aucune disposition du Code ne déterminait de « postes ou fonctions »
justifiant l’accès et le traitement des renseignements personnels, cette décision était déraisonnable. Le demandeur a également invoqué le paragraphe 95 de l’arrêt Vavilov.
[41] Le demandeur soutient en outre que son grief « se fondait
»
sur les exigences du Code des valeurs et d’éthique, lesquelles constituaient une condition de son emploi et, par conséquent, le [traduction] « fondement juridique »
de son grief. Il prétend que les gestionnaires étaient tenus, aux termes du Code des valeurs et d’éthique, de [traduction] « donner l’exemple en adhérant aux politiques du Conseil »
et que le défaut de mettre en application les exigences du paragraphe 6.2.19 n’était pas [traduction] « une façon de donner l’exemple »
. Il s’ensuit, selon lui, que même si la décision du délégué concluait que le [traduction] « libellé approximatif »
du Code de principes en matière de protection des renseignements personnels de l’ASFC constituait une réponse suffisante aux exigences de la Directive en déterminant les postes et fonctions justifiant l’accès et le traitement des renseignements personnels, la question qui se posait au dernier palier décisionnel était de savoir [traduction] « si le libellé approximatif du [Code de principes en matière de protection des renseignements personnels] constituait un exemple acceptable de respect des exigences de la Directive »
(souligné dans l’original). Au dire du demandeur, [traduction] « à la lumière du fait »
qu’une personne n’appartenant pas à l’équipe de gestion avait eu accès à ses renseignements personnels dans le cadre de sa « charge de travail assignée »
, le Tribunal devait traiter de la question de savoir si les « dispositions du [Code de principes en matière de protection des renseignements personnels] constituaient un véritable exemple d’adhésion à la lettre et à l’intention du paragraphe 6.2.19 de la Directive »
(en italique dans l’original). Cela, ajoute‑t‑il, allait au‑delà de la simple conformité : il s’agissait forcément d’une norme plus élevée. À son avis, la décision du délégué n’a pas traité de son argument sur la question de [TRADUCTION] « l’exemple »
.
[42] À l’audience, le demandeur a dénoncé le [traduction] « caractère continu »
du manquement au Code des valeurs et d’éthique. Il a renvoyé aux dispositions du Code des valeurs et d’éthique qui exigent que les fonctionnaires respectent la primauté du droit et « exercent leurs fonctions conformément aux lois, aux politiques et aux directives »
, et qui prévoient que les fonctionnaires peuvent s’attendre à être traités selon les valeurs énoncées dans le Code. Il a aussi avancé que, si le paragraphe 6.2.19 avait été mis en œuvre, il n’y aurait pas eu d’atteinte à sa vie privée. Or, ses propres circonstances ou sa situation personnelle n’étaient que le [traduction] « contexte »
(c’est‑à‑dire un exemple, selon ce que j’en comprends) entourant son argument selon lequel le Code des valeurs et d’éthique n’avait pas été respecté. Le mode d’accès à ses renseignements était sans importance pour les besoins du grief qu’il avait déposé.
[43] Le défendeur a fait valoir que la décision du délégué était raisonnable, considérée dans son ensemble et à la lumière du dossier. Selon lui, en substance, le paragraphe 6.2.19 n’oblige pas l’ASFC à établir des politiques, procédures, etc., déterminant les postes ou fonctions justifiant l’accès et le traitement des renseignements personnels. En fait, le paragraphe 6.2.19 exige que ces postes et fonctions soient déterminés par les cadres et les agents principaux. La Directive n’exige pas que cela soit fait dans une politique ou procédure écrite officielle de l’ASFC. Pour cette raison, la décision du délégué était justifiée au regard des exigences légales de la Directive. Aucune autre explication n’avait à être donnée dans cette décision : il était suffisant que ses motifs soient intelligibles, justifiés et justifiables.
[44] En réplique, le demandeur a fait valoir que la position du défendeur consistait essentiellement à combler rétroactivement les lacunes constatées dans les motifs de la décision du délégué. Certes, les principes de l’arrêt Vavilov nous autorisent à cerner la justification d’une décision par déduction, mais tout ne peut être ainsi déduit. La décision doit être justifiée pour l’individu qui en fait l’objet : Vavilov, au para 95. Le demandeur souligne qu’il a soumis un argument central à l’examen de l’employeur et que les motifs n’ont pas traité du fond de cet argument. Selon lui, la décision du délégué ne peut être étayée a posteriori par l’avocat du défendeur ou en s’aidant des décisions rendues aux premier et troisième paliers. La décision rendue au dernier palier aurait pu incorporer le raisonnement de ces décisions précédentes, mais elle ne l’a pas fait.
[45] Lors d’un contrôle judiciaire, les motifs du décideur administratif doivent être interprétés de façon globale et contextuelle, eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés : Vavilov, aux para 97 et 103; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, au para 32. L’explication raisonnée de la décision peut être explicite ou implicite, elle peut en être déduite, voire, dans certains cas, exister ailleurs que dans les motifs mêmes : Mason, aux para 31 et 38.
[46] Dans l’arrêt Farrier c Canada (Procureur général), 2020 CAF 25, la Cour d’appel fédérale a énoncé les principes suivants :
[13] Dans Vavilov, la Cour suprême a clairement indiqué que lorsqu’un décideur administratif doit rendre une décision motivée par écrit (c’est le cas ici […]), l’appréciation de la raisonnabilité de la décision doit inclure une appréciation de sa justification et de sa transparence. Comme le souligne la Cour Suprême, les motifs fournis par ce décideur administratif ne doivent pas être jugés au regard de la norme de perfection et on ne peut s’attendre à ce qu’il fasse référence à tous les arguments ou détails qu’un juge siégeant en révision aurait voulu y lire. La « justice administrative » ne ressemblera pas toujours à la « justice judiciaire » (Vavilov aux para 91‑98).
[14] La suffisance des motifs s’apprécie en tenant compte du contexte y inclus le dossier, les arguments présentés, les pratiques et la jurisprudence du décideur (Vavilov au para 94). Toutefois, la Cour suprême rappelle que le principe que l’exercice de son pouvoir par la Section d’appel devait être justifié, intelligible et transparent, non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet (Vavilov au para 95).
Voir aussi le paragraphe 19.
[47] Ce ne sont pas toutes les lacunes, faiblesses ou omissions d’une décision qui inciteront la cour de révision à conclure qu’elle est déraisonnable. Le décideur administratif n’est pas tenu de traiter de chaque argument et ses motifs ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection. La cour de révision interviendra si les problèmes relevés dans la décision sont suffisamment importants pour l’amener à perdre confiance dans cette décision. Voir Vavilov, aux para 91‑92, 94, 99‑100, 104, 106, 119, 122 et 194; Société canadienne des postes, aux para 52‑53; Mason, aux para 36, 42, 46 et 48.
[48] Dans le passage de l’arrêt Vavilov invoqué par le demandeur, la Cour suprême ne dit pas qu’il faut considérer comme systématiquement déraisonnable la décision qui ne s’attaque pas de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties, mais bien qu’en pareil cas, il est « perm[is] de se demander [si le décideur] était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise »
: Vavilov, au para 128.
[49] L’argument du demandeur selon lequel la décision du délégué était déraisonnable parce que son raisonnement n’y est pas exposé présente de prime abord un certain attrait. Toutefois, après examen et analyse, je ne suis pas convaincu qu’il faille annuler cette décision au motif qu’elle serait déraisonnable, comme le prétend le demandeur. Comme je l’explique plus loin, plusieurs éléments de motifs interdépendants se rapportent au contenu de la décision du délégué et au contexte et aux faits particuliers à l’origine du grief en cause. En définitive, je suis convaincu que le décideur s’est effectivement montré attentif et sensible au contenu du grief et aux arguments que le demandeur y soulevait.
[50] Selon moi, la crainte en l’espèce ne concerne pas la capacité de la Cour de comprendre le fondement ou le raisonnement sur lequel repose le règlement du grief. Je suis d’avis qu’il est possible de discerner le fondement ou le raisonnement qui sous‑tend la décision du délégué à la lecture de ses motifs, considérés en fonction de la nature de l’allégation formulée dans le grief du demandeur, de la mesure corrective demandée et du dossier.
[51] Le problème qui se pose en l’espèce est plutôt celui du degré de justification présenté par la décision du délégué ainsi que, dans une certaine mesure, le problème afférent de sa transparence, compte tenu des observations que le demandeur a adressées à la direction avant la décision. Le demandeur a communiqué sa position à l’employeur dans deux courriels distincts. Or, dans sa décision, le délégué de la direction n’expose pas les raisons pour lesquelles il n’adhère pas à l’interprétation de la Directive proposée par le demandeur, ni à son argument selon lequel le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels ne constituait pas une mise en œuvre effective des exigences du paragraphe 6.2.19 de la Directive. Du fait de l’absence de raisonnement sur ce point particulier, les motifs de la décision du délégué ont semblé incomplets (et insatisfaisants) aux yeux du demandeur. L’ajout d’une ou deux phrases sérieuses expliquant pourquoi l’employeur n’avait pas retenu l’interprétation du demandeur quant au paragraphe 6.2.19 de la Directive, ou pourquoi il estimait par ailleurs conforme le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels, aurait probablement suffi. Cela n’a toutefois pas été le cas.
[52] Je suis conscient que la décision du délégué a été rendue le 12 septembre 2019, plusieurs mois avant que la Cour suprême ne publie sa décision dans l’affaire Vavilov, le 19 décembre 2019. Le décideur n’a pas non plus profité des récentes orientations formulées par la Cour d’appel fédérale, quoique dans le contexte d’autres lois, quant à la nécessité d’expliquer la conclusion arrêtée (voir par ex. Bragg Communications c UNIFOR, 2021 CAF 59). Toutefois, ces considérations n’ont pas pour effet de soustraire la décision à l’examen de la Cour suivant les principes de l’arrêt Vavilov.
[53] La décision du délégué est‑elle déraisonnable du fait de cette omission dans le raisonnement? Pour les motifs exposés ci‑dessous, il faut répondre à cette question par la négative.
[54] Premièrement, d’un point de vue général, la décision du délégué reconnaît et déclare explicitement que la thèse du demandeur consiste à dire que l’employeur n’avait pas établi de politiques respectant les exigences du paragraphe 6.2.19 de la Directive. De même, elle reconnaît et déclare que la mesure corrective sollicitée est l’établissement de politiques conformes à ces exigences. La décision constate que l’ASFC a déjà établi une telle politique, qui revêt la forme du Code de principes en matière de protection des renseignements personnels. Le décideur conclut que la Directive, le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels et le Code des valeurs et d’éthique du secteur public ont été [traduction] « respectés et observés »
.
[55] Comme je l’explique en détail plus loin, la décision du délégué traite également des craintes particulières soulevées par le demandeur en matière de protection des renseignements personnels et d’accès à son dossier de crédits de congé. Le décideur conclut, en exposant ses motifs, que l’utilisation et la communication des crédits de congé du demandeur étaient conformes aux droits et responsabilités des gestionnaires et qu’elles respectaient les lignes directrices régissant la protection des renseignements personnels.
[56] Il ne fait donc aucun doute que le décideur s’est penché sur les questions et l’argument spécifique que le demandeur lui avait soumis relativement au paragraphe 6.2.19. De toute évidence, le décideur a traité à la fois de la mesure sollicitée par le demandeur, c’est‑à‑dire l’établissement par l’ASFC d’une politique conforme à la Directive du Conseil du Trésor (pour conclure que cela avait déjà été fait), et des questions de protection des renseignements personnels propres à la situation liée à ses crédits de congé (pour conclure à l’absence de violation). Il a conclu que l’ASFC avait de fait mis sur pied une politique, que celle‑ci était conforme à la Directive et qu’il n’y avait pas eu d’atteinte à la vie privée du demandeur.
[57] La décision du délégué doit être acceptée d’emblée comme ayant examiné le fond du grief du demandeur et ses observations, ainsi que l’affirme son auteur. Cet examen ayant été fait, la décision a réglé le grief en concluant expressément que le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels de l’ASFC respectait à la fois la Directive et le Code des valeurs et d’éthique et qu’il n’y avait pas eu atteinte à la vie privée du demandeur à la lumière des faits.
[58] Deuxièmement, ainsi que l’a admis le demandeur dans ses observations sur la qualité pour agir, la décision du délégué est une réponse directe à l’incident qui l’a incité à déposer son grief, le 20 avril 2018. Au dire du demandeur, le 19 avril 2018, une employée qui n’était pas gestionnaire a été autorisée à consulter ses renseignements personnels concernant les congés qu’il avait accumulés [traduction] « comme si [cette] personne avait été [son] gestionnaire »
. Il prétend qu’en ne mettant pas adéquatement en application le paragraphe 6.2.19 de la Directive, l’ASFC avait permis que cette employée accède à ses renseignements personnels. On avait confié à l’employée qui n’était pas gestionnaire les fonctions d’un gestionnaire ou de son substitut, une situation irrégulière, selon le demandeur, et qui ne se serait pas produite si l’ASFC avait mis en œuvre le paragraphe 6.2.19 de la Directive.
[59] Le décideur n’a pas accepté cet argument, comme en témoignent clairement sa conclusion d’ensemble et ses motifs. Il a conclu que l’utilisation et la communication des crédits de congé du demandeur étaient conformes aux droits et responsabilités des gestionnaires et qu’elles respectaient les lignes directrices régissant la protection des renseignements personnels. La décision du délégué mentionne qu’il est [traduction] « légitime que les gestionnaires aient un droit d’accès aux renseignements sur les crédits de congé de l’employé pour assurer la gestion des différents types de congés »
prévus dans la convention collective et donne comme exemple le besoin de vérifier si l’employé a accumulé les crédits nécessaires au congé demandé. Ces conclusions et l’exposé succinct du raisonnement à l’appui ne cadraient pas avec la position défendue par le demandeur au dernier palier de la procédure.
[60] Le raisonnement exposé dans la décision du délégué révèle également que la direction s’était posé la question de savoir s’il était nécessaire de consulter et d’utiliser les renseignements personnels pour traiter la demande de congé du demandeur (c’était en effet nécessaire) et s’il y avait eu violation de quelque obligation applicable en matière de protection des renseignements personnels (il n’y en avait pas eu). Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, le demandeur n’a pas contesté cette conclusion, mais il a dit que le raisonnement était faible et ne répondait pas à son argument central. Je ne suis pas de cet avis et j’estime que le raisonnement énoncé dans ce paragraphe de la décision du délégué se rapportait directement au règlement du grief du demandeur. Je reviens sur ce point un peu plus loin.
[61] Troisièmement, l’argument du demandeur reposait sur son interprétation de l’objet du paragraphe 6.2 de la Directive, qui énonce que « les cadres et les agents principaux qui gèrent des programmes ou des activités comportant la création, la collecte ou le traitement de renseignements personnels sont responsables des éléments suivants : […] 6.2.19 Déterminer les postes ou les fonctions dans le programme ou l’activité justifiant l’accès et le traitement des renseignements personnels, et limiter l’accès aux individus occupant ces postes… »
Dans ses courriels à la direction, le demandeur a suggéré que cette disposition voulait dire que l’ASFC (et non ses cadres et ses agents principaux) devait mettre en place une politique ou une procédure dans laquelle étaient déterminés les postes et les fonctions dont les titulaires pouvaient avoir accès aux renseignements personnels et les traiter.
[62] Manifestement, l’employeur n’a pas retenu l’interprétation proposée par le demandeur, puisque la décision mentionne qu’il existait déjà une [TRADUCTION] « politique établie »
et conclut que cette politique respecte la Directive et le Code des valeurs et d’éthique.
[63] Quatrièmement, la décision du délégué était la troisième et dernière réponse d’un représentant de la direction au grief du demandeur. Comme le fait observer le défendeur, au premier et troisième palier de la procédure, les représentants de la direction ont exprimé leurs points de vue en réponse au grief du demandeur dans les deux décisions dont disposait le délégué de la direction qui a rendu la décision finale. Ces décisions peuvent être prises en compte pour comprendre le fondement de la décision du délégué : Vavilov, aux para 91‑95.
[64] Au premier et au troisième palier, les décideurs sont tous deux arrivés à la conclusion que le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels respectait la Directive. Les deux décisions renvoient à une disposition du Code de principes en matière de protection des renseignements personnels qui traite des limites à l’utilisation et à la communication de renseignements personnels, de la protection de leur caractère confidentiel et de l’obligation d’en restreindre l’utilisation aux seules fins pour lesquelles ils ont été recueillis. Comme le signale la décision rendue au premier palier, un employé ne doit jamais accéder à des renseignements personnels non liés à la charge de travail assignée. C’est sur ce fondement que les deux décideurs concluent que le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels de l’ASFC était conforme à la Directive.
[65] Le défendeur ajoute que la Directive n’oblige pas l’ASFC à établir une liste, ni une politique ou une procédure écrites, déterminant les postes ou les fonctions pour lesquels l’accès aux renseignements personnels et leur traitement sont autorisés. Le défendeur renvoie au paragraphe 3.3 de la Directive, selon lequel les responsables des institutions fédérales doivent adopter des « pratiques »
de protection des renseignements personnels dont leur institution est responsable en vue de s’assurer que la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21 est appliquée de façon juste et uniforme. Le défendeur prétend que contrairement aux dispositions de l’article 6 de la Directive, le paragraphe 6.2.19 n’exige pas l’adoption de plans ou de procédures. Ce paragraphe prévoit que les cadres et agents principaux sont responsables de la détermination de ces postes, sans préciser comment ils doivent s’acquitter de cette responsabilité. Le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels de l’ASFC impose des restrictions quant à l’utilisation et à la communication de renseignements personnels et prévoit que ces renseignements doivent demeurer confidentiels. Il prévoit aussi qu’un employé ne doit jamais accéder à des renseignements personnels non liés à la charge de travail assignée.
[66] Bien que je prenne note des observations formulées par le défendeur quant à la bonne interprétation à donner aux dispositions des documents en question, la Cour n’a pas vocation, dans le cadre de la présente demande, à déterminer si ces observations sont exactes ni à offrir sa propre interprétation ou son avis à ce sujet.
[67] Cinquièmement, selon la thèse du demandeur, le Code des valeurs et d’éthique oblige les gestionnaires à donner l’exemple en adhérant aux politiques du Conseil du Trésor. Or, bien que le demandeur formule son argument sur l’obligation de « donner l’exemple »
à partir d’une expression tirée du Code des valeurs et d’éthique, l’argument était peu affirmé, sur le plan de la forme comme du fond, dans les courriels qu’il a envoyés à la direction avant le prononcé de la décision au dernier palier de la procédure. Le demandeur a déclaré qu’il [traduction] « n’arriv[ait] pas à voir en quoi le défaut de mettre en application les exigences du paragraphe 6.2.19 constitu[ait] une façon de donner l’exemple »
. Devant la Cour, il n’a guère précisé le sens de ses propos. Comme je le fais remarquer plus haut, le demandeur a affirmé que la décision du délégué n’avait pas traité de la question de savoir si les dispositions du Code de principes en matière de protection des renseignements personnels [traduction] « constituaient un véritable
exemple d’adhésion à la lettre et à l’intention du paragraphe 6.2.19 de la Directive »
.
[68] À mon sens, la décision du délégué a traité de manière satisfaisante de la thèse du demandeur concernant le Code des valeurs et d’éthique, à savoir que les gestionnaires étaient tenus d’exercer leurs fonctions conformément à la Directive. Le décideur a conclu que les gestionnaires avaient respecté cette obligation. Il a déterminé que la question en litige au dernier palier de la procédure portait sur le paragraphe 6.2.19. Il a constaté que le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels avait été établi, que les gestionnaires étaient autorisés à consulter les renseignements sur les crédits de congé d’un employé pour assurer la gestion des différents types de congés et vérifier si l’employé avait accumulé les crédits nécessaires au congé demandé, que la consultation de la réserve de congés du demandeur n’avait pas entraîné d’atteinte à ses droits et que le Code des valeurs et d’éthique, le Code de principes en matière de protection des renseignements personnels et la Directive avaient été respectés et observés. Si le demandeur voulait dire, en invoquant la notion d’« exemple »
, qu’il fallait donner un exemple de situation où les gestionnaires avaient agi conformément à la Directive ou au Code de principes en matière de protection des renseignements personnels dans l’exercice de leurs fonctions, cet argument a été rejeté et les raisons de ce rejet ont été expliquées. L’explication n’est peut‑être pas exhaustive ni parfaite (ou du moins, conforme aux attentes du demandeur), mais lors d’un contrôle judiciaire, la norme juridique applicable n’est pas celle de la perfection : Vavilov, au para 91; Farrier, au para 13.
[69] L’analyse qui précède montre que le décideur s’est montré attentif et sensible aux questions soulevées par le grief, à la réparation demandée et aux faits à l’origine du différend. Le fondement ou le raisonnement général de la décision du délégué est évident pour qui a aussi une bonne compréhension du grief, de la mesure corrective demandée et des faits qui ont donné lieu au grief. S’il est vrai que le délégué de la direction, au dernier palier de la procédure de règlement du grief, aurait dû fournir des motifs supplémentaires en réponse à la thèse du demandeur sur l’interprétation de la Directive et le contenu du Code de principes en matière de protection des renseignements personnels, j’estime que cette lacune ne revêt pas un caractère décisif quant à la question de savoir si la décision était déraisonnable en l’espèce. L’omission relevée par le demandeur dans le raisonnement ne m’incite pas à perdre confiance dans cette décision.
[70] En conséquence, je conclus que le demandeur n’a pas démontré que la décision du délégué était déraisonnable au regard des critères énoncés dans l’arrêt Vavilov.
IV.
Réparation
[71] Afin de compléter mon analyse, j’aimerais faire quelques commentaires concernant la réparation, au cas où j’aurais commis une erreur dans mon analyse du caractère raisonnable.
[72] Une cour de révision n’est pas autorisée à pallier les lacunes présentées par les motifs en y substituant ses propres motifs. En revanche, elle jouit d’une certaine latitude quant à la réparation à accorder et elle peut exercer ce pouvoir discrétionnaire pour décider si elle renverra l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue : Farrier, aux para 20‑21; Vavilov, au para 142. Dans l’arrêt Farrier, la Cour d’appel a conclu qu’il ne servirait à rien de renvoyer le dossier pour réexamen, parce qu’une seule conclusion s’offrait au décideur : au para 31. Plus récemment, le juge Norris est arrivé à la même conclusion dans la décision Burlacu c Procureur général du Canada, 2021 CF 339.
[73] En l’espèce, si j’avais conclu que l’absence d’un certain élément de justification dans la décision du délégué commandait une réparation, j’aurais pris en considération les facteurs suivants pour me prononcer sur le renvoi de l’affaire pour nouvelle décision :
• Le grief a été déposé en avril 2018. C’était donc il y a longtemps, et ce, même si l’on tient compte des retards occasionnés par la pandémie et de la période pendant laquelle la Cour a pris l’affaire en délibéré. Si le dossier devait être renvoyé, il faudrait compter un nouveau délai avant qu’une décision ne soit rendue au dernier palier. Il se pourrait en outre que cette décision fasse elle aussi l’objet d’une demande de contrôle judiciaire.
• Les griefs individuels en matière d’emploi devraient normalement être réglés rapidement et à peu de frais, de façon à apporter à l’employeur et à l’employé une certitude quant au résultat et leur permettre ainsi de tourner la page sur leur différend.
• La décision rendue au dernier palier a traité de manière satisfaisante de la question qui préoccupait le demandeur – l’accès à son dossier de crédits de congé – et même, de manière plus approfondie que dans le cadre des décisions rendues aux premier et troisième paliers.
• Le grief du demandeur a été examiné sur le fond à trois des paliers de la procédure de règlement prévue dans la convention collective, et la Cour s’est intéressée ici à la décision finale au regard du critère du caractère raisonnable.
• Or, il est très difficile de concevoir qu’en cas de renvoi de l’affaire, le délégué de la direction arriverait à une conclusion différente de celle déjà énoncée dans la décision rendue au dernier palier.
• À titre de mesure corrective, le demandeur sollicitait l’établissement d’une politique ou d’une procédure conforme à la Directive. Même s’il demandait en outre d’être remis dans l’état où il se trouvait avant les faits et les autres réparations que le décideur jugerait indiquées, il n’a précisé dans son grief aucune mesure propre à remédier à ce pour quoi il s’estimait personnellement lésé et avait décidé de déposer un grief.
• Des fonds publics considérables ont déjà été consacrés au règlement de ce différend, et renvoyer l’affaire pour nouvelle décision ne constituerait pas une utilisation judicieuse de ressources et de temps.
• Pour décider s’il convient ou non de renvoyer l’affaire en vertu du pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré, je trouve pertinentes les observations du défendeur concernant le caractère non individualisé et hypothétique des arguments et de la position avancés par le demandeur au dernier palier de la procédure de règlement des griefs.
[74] Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de réparation de la Cour, si je tiens compte de tous ces facteurs réunis, je suis d’avis de ne pas renvoyer l’affaire pour nouvelle décision : Vavilov, au para 142. En outre, puisque le demandeur n’a présenté aucune demande subsidiaire de réparation, j’estime qu’il convient de rejeter la demande de contrôle judiciaire.
V.
Conclusion
[75] Pour les motifs qui précèdent, la demande est rejetée.
[76] Il n’y aura pas d’adjudication de dépens.
JUGEMENT dans le dossier T‑1665‑19
LA COUR STATUE :
- La demande est rejetée.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« A.D. Little »
Juge
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑1665‑19
|
INTITULÉ :
|
ALEXANDRU‑IOAN BURLACU c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 22 MARS 2021
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE LITTLE
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 1ER SEPTEMBRE 2021
|
COMPARUTIONS :
Alexandru‑Ioan Burlacu
|
POUR SON PROPRE COMPTE
|
Jena Montgomery
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Alexandru‑Ioan Burlacu
|
POUR SON PROPRE COMPTE
|
Jena Montgomery
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|