Dossier : IMM-6318-19
Référence : 2021 CF 861
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 23 août 2021
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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ZAO YING ZHONG
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Contexte
[1]
La demanderesse, Zao Ying Zhong, s’est enfuie au Canada en 2005 parce qu’elle avait deux enfants à l’époque où la Chine appliquait la politique de l’enfant unique. Elle a obtenu le statut de réfugiée en 2007 et est par la suite devenue résidente permanente. La demanderesse a également parrainé son époux et ses deux enfants, qui sont maintenant tous deux adultes, pour qu’ils viennent au Canada. Ils ont obtenu la citoyenneté canadienne, mais pas elle.
[2]
Avant et après l’assouplissement de la politique de l’enfant unique par la Chine en 2013, la demanderesse a effectué plusieurs voyages en Chine et ailleurs en utilisant son passeport chinois. Elle a remplacé le passeport après qu’il a été déclaré perdu au Canada en 2010 et l’a plus tard renouvelé. Par conséquent, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a présenté une demande de constat de perte de l’asile sur le fondement de l’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], au motif que la demanderesse s’était réclamée de nouveau et volontairement de la protection de la Chine en obtenant, en renouvelant et en utilisant à plusieurs reprises son passeport chinois. Le 4 octobre 2017, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a accueilli la demande et a constaté la perte du statut de réfugié au sens de la Convention de la demanderesse.
[3]
Peu après la décision de la SPR, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la demande CH], à savoir son établissement au Canada et l’intérêt supérieur de l’enfant. L’agent principal a rejeté la demande au motif que la preuve concernant l’établissement au Canada était insuffisante et que le critère relatif à l’intérêt supérieur de l’enfant ne s’appliquait pas, puisque la fille de la demanderesse était âgée de 18 ans au moment où cette dernière avait présenté sa demande.
[4]
La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agent a rejeté sa demande CH. La seule question que la Cour est appelée à trancher est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Les parties reconnaissent, tout comme moi, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10. À mon avis, il n’existe en l’espèce aucune situation qui peut permettre de réfuter cette présomption : Vavilov, au para 17.
[5]
Je conclus en outre que la décision de l’agent dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. La demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Vavilov, au para 100. Par conséquent, et plus précisément pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse est rejetée. Voir l’annexe « A »
ci‑après pour les dispositions applicables.
II.
Analyse
[6]
À titre préliminaire, je tiens à souligner que la demanderesse a confirmé à l’instruction de la présente affaire qu’elle ne faisait plus valoir l’argument fondé sur l’intérêt supérieur de l’enfant.
[7]
La Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur : Vavilov, au para 125; Gesite c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1025 [Gesite] au para 18. Néanmoins, je conclus que c’est essentiellement ce que la demanderesse demande à la Cour de faire dans l’affaire dont je suis saisie.
[8]
La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable, car l’agent n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés, y compris les observations de son conseil à l’appui de sa demande CH. Je ne puis souscrire à cet argument pour plus plusieurs raisons.
[9]
Je pars du principe qu’il incombe à la personne qui demande la prise de mesures exceptionnelles fondées sur des considérations d’ordre humanitaire d’établir la preuve des allégations sur lesquelles elle fonde sa demande, autrement dit, de [traduction] « présenter ses meilleurs arguments »
. Le décideur peut ainsi conclure que la demande est dénuée de fondement en l’absence d’une preuve suffisante ou de toute preuve : Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 5; Gesite, précitée, au para 19.
[10]
En outre, la levée prévue à l’article 25 de la LIPR de toute obligation ou de tout critère applicable de la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire est une mesure extraordinaire fondée sur la situation propre au demandeur étranger. Il s’agit d’une exception et elle ne doit pas constituer un régime d’immigration parallèle. La décision d’un agent quant à une demande CH commande une grande retenue.
[11]
À mon avis, la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « la demanderesse a fourni des renseignements tellement limités et si peu précis qu’il est difficile d’établir l’existence des considérations [d’ordre humanitaire] »
est justifiée dans les circonstances. Par exemple, sur la demande CH de la demanderesse figurent son époux et ses deux enfants, qui ont tous la même adresse à Toronto. Dans ses observations formulées au soutien de la demande CH, le conseil de la demanderesse confirme qu’ils vivent ensemble et précise que le fils est citoyen canadien, marié et père de deux enfants, et que la fille est encore aux études. La preuve documentaire de la demanderesse comprend une [traduction] « Preuve d’inscription pour les étudiants à temps partiel »
pour sa fille. Il n’y a aucun autre renseignement ou document sur les membres de la famille de la demanderesse au Canada ni aucun élément de preuve provenant des membres de la famille eux‑mêmes. À mon avis, il n’était pas déraisonnable que l’agent conclue ensuite que la demanderesse [traduction] « a à peine mentionné, encore moins documenté, le fait qu’elle a de la famille au Canada »
.
[12]
En ce qui concerne l’établissement de la demanderesse au Canada, celle‑ci a démontré qu’elle dispose d’économies importantes ainsi que d’actifs commerciaux et immobiliers générant des revenus qu’elle a acquis par suite de la liquidation de ses biens en Chine. L’agent a souligné que, malgré la preuve documentaire importante comprenant des documents bancaires et fiscaux, y compris des avis de cotisation, la demanderesse n’a pas expliqué le lien entre ces documents et son établissement au Canada. La demanderesse soutient essentiellement qu’ils parlent d’eux‑mêmes. Je ne puis souscrire à cet argument.
[13]
Le critère pour déterminer si une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifiée ne consiste pas à déterminer si le demandeur s’établira avec succès au Canada : Irimie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16640 [Irimie] au para 26. Le critère consiste plutôt à déterminer si « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout[e] [personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne […] “justifient l’octroi d’un redressement spécial” »
[non souligné dans l’original] : Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DSAI no 1.
[14]
Les documents fiscaux confirment que l’entreprise (exploitée au moyen d’une ou de plusieurs sociétés à numéro) versait des traitements et salaires, tandis que dans ses observations, le conseil de la demanderesse confirme que cette dernière travaille dans l’entreprise et qu’elle a employé cinq autres Canadiens. Il ressort de l’affidavit qu’elle a déposé à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire qu’elle employait aussi des membres de sa famille non précisés. Étant donné que cet affidavit n’a pas été porté à la connaissance de l’agent, et qu’à mon avis il ne relève d’aucune exception reconnue, je conclus qu’il est inadmissible : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19‑20. En outre, les renseignements et les documents de la demanderesse ne donnent pas de précisions sur la nature des fonctions qu’elle exerce dans l’entreprise au Canada et n’indiquent pas non plus qui s’occupait de l’entreprise lorsqu’elle partait en Chine. Aucun des employés n’a fourni de preuve confirmant son emploi ou les fonctions de la demanderesse au sein de l’entreprise.
[15]
De plus, rien ne démontre que la demanderesse est engagée auprès de la collectivité, qu’elle fait du bénévolat ou qu’elle participe à des activités sociales ou culturelles. Aucun des très bons amis que la demanderesse se serait faits, les [traduction] « autres membres de sa famille élargie »
comme elle les décrit dans son affidavit à l’appui de la demande de contrôle judiciaire, n’a présenté d’élément de preuve. Toutefois, ce dernier élément de preuve n’a pas été soumis à l’examen de l’agent et, par conséquent, il est à mon avis inadmissible. Compte tenu de ce qui précède, j’estime que l’agent a raisonnablement conclu que [traduction] « [p]eut‑être que lorsqu’elle était ici, elle a accompli beaucoup de choses en ce qui concerne l’établissement, mais la preuve qu’elle a présentée ne le démontre pas »
. L’agent a finalement conclu que [TRADUCTION] « compte tenu des éléments de preuve au dossier, [...] son établissement au Canada et ses liens avec celui-ci ne sont pas suffisamment convaincants pour permettre de lui accorder la dispense qu’elle demande ».
[16]
À l’audience, la demanderesse a soutenu que l’agent n’avait pas examiné la question des difficultés. Toutefois, comme l’a souligné le juge Pelletier (alors juge à la Cour fédérale), « [l]e degré d’attachement [c.‑à.d. l’établissement au Canada] se rapporte à la question de savoir si la difficulté découlant du fait qu’une personne doit quitter le Canada est inhabituelle ou excessive »
:
Irimie, précitée, au para 20. Je conclus que la demanderesse n’a pratiquement fourni aucune preuve à cet égard qui aurait permis à l’agent de tirer une conclusion concrète sur la question des difficultés.
[17]
Si on revient sur les observations du conseil de la demanderesse à l’appui de sa demande CH, par exemple, il est simplement mentionné sous la rubrique des FACTEURS RELATIFS AUX DIFFICULTÉS que [traduction] « L’entreprise/les biens en souffriront »
, mais sans aucune explication ni preuve à l’appui. À la suite de cette mention, il est indiqué de nouveau que la demanderesse a créé une entreprise en vendant les biens qu’elle possédait en Chine et qu’elle a apporté l’investissement au Canada. Il est ensuite question de sa famille au Canada, ainsi que de sa mère qui se trouve en Chine, son père étant décédé il y a quelques années.
[18]
Toutefois, rien n’indique ce qu’il adviendrait de l’entreprise si la demanderesse retournait en Chine et demandait le statut de résidente permanente depuis l’extérieur du Canada, ou si quelqu’un pourrait gérer l’entreprise et les biens en son absence. Rien n’indique que la demanderesse serait obligée de liquider ses actifs canadiens. Il n’y a pas non plus de preuve de la part de la demanderesse ou de membres de sa famille au Canada au sujet des conséquences que son retour en Chine aurait sur eux. Là encore, la demanderesse a affirmé que cela allait de soi, mais, compte tenu de l’absence de preuve au sujet de sa famille ou d’une preuve provenant de celle-ci, je ne puis souscrire à cet argument.
[19]
De plus, « [l’]obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire »
: Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 23. La demanderesse n’a pas présenté d’élément de preuve pour soutenir, et n’a pas non plus fait valoir, que les difficultés auxquelles elle serait confrontée seraient plus grandes que celles découlant du fait qu’elle doit quitter le Canada.
[20]
Enfin, selon les observations du conseil à l’appui de la demande CH, le seul membre de la famille qui reste en Chine est la mère de la demanderesse. Or, la demande CH fait état de trois sœurs et de deux frères, qui habitent tous dans la même province que leur mère. Dans tous les cas, il n’existe aucun élément de preuve concernant la relation que la demanderesse entretient avec ses frères et sœurs ou l’appui que la famille de la demanderesse en Chine pourrait lui offrir si elle devait y retourner et s’il était ainsi possible de remédier à la nécessité de vendre des actifs canadiens, comme elle l’a affirmé à l’instruction de la présente affaire.
III.
Conclusion
[21]
Pour les motifs qui précèdent, je ne suis pas convaincue, compte tenu des éléments de preuve dont disposait l’agent, que l’avant‑dernière conclusion tirée par ce dernier, à savoir que la situation personnelle de la demanderesse ne justifie pas une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, était déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse est rejetée.
[22]
Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale à des fins de certification, et je conclus que les circonstances de la présente affaire n’en soulèvent aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑6318‑19
LA COUR ORDONNE :
La demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse est rejetée.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mylène Boudreau
Annexe « A »
– Dispositions applicables
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-6318-19
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INTITULÉ :
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ZAO YING ZHONG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 19 AOÛT 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 23 AOÛT 2021
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COMPARUTIONS :
Hamza Kisaka
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POUR LA DEMANDERESSE
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Christopher Araujo
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Hamza Kisaka
Avocat
Toronto (Ontario)
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pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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pour le défendeur
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