Date : 20050119
Dossier : IMM-9509-03
Référence : 2005 CF 73
Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2005
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL
ENTRE :
GENTIAN MERJA
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi), L.C 2001, ch. 27, le contrôle judiciaire de la décision prise le 13 novembre 2003 (la décision) par un agent (l'agent) de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission).
LES FAITS
[2] Le demandeur, Gentian Merja, dit être un ressortissant albanais âgé de 28 ans.
[3] Il dit qu'il a une crainte fondée de persécution en raison de ses opinions politiques. Il affirme être un militant du Parti de la légalité (le PL), un parti opposé au gouvernement en Albanie.
[4] Le demandeur appartient à une famille dont les membres se sont joints au PL lorsque ce parti est devenu un parti politique officiel en 1993. Sa famille avait travaillé pour le PL au cours des élections de 1996. Il n'avait pu y participer énormément parce qu'il était dans les forces armées. Cependant, il avait demandé, et obtenu, un congé de trois semaines pour se consacrer au PL.
[5] Deux jours après la victoire du Parti démocratique (le PD) aux élections, le demandeur et son père avaient participé à Vlore à une manifestation contre des manipulations électorales. Le demandeur dit qu'ils ont été arrêtés et battus lorsque les policiers se sont attaqués aux manifestants.
[6] Le 3 juillet 1997, le demandeur et son père sont allés participer à une autre manifestation, à Tirana, contre les résultats électoraux de juin 1997. Le demandeur dit qu'ils ont tous deux été agressés. Le père a subi des lésions internes et a dû être hospitalisé, mais les blessures subies par le demandeur étaient moins graves. Le demandeur est retourné chez lui à Vlore.
[7] Le 7 juillet 1997, le demandeur est retourné à Tirana pour participer à un important rassemblement de recrutement, et il est devenu membre officiel du PL.
[8] Il dit que, quelques semaines plus tard, il a été nommé secrétaire de la division du PL pour son quartier, à Vlore. Il participait aux réunions et rédigeait les procès-verbaux.
[9] Il a assisté le 14 septembre 1998 aux funérailles d'Azem Hajdari, le président du Parti démocratique qui a été assassiné, et il dit qu'après cela il a été détenu durant une journée et battu par les policiers.
[10] À la fin d'août 2000, il faisait campagne pour le PL en vue des élections d'octobre. Le Parti socialiste a remporté les élections grâce à des manipulations. Le 5 octobre 2000, le demandeur a participé à un rassemblement de protestation. Il a été battu et détenu par les policiers durant deux jours. Il dit qu'après avoir été relâché, il a passé trois jours dans un hôpital.
[11] Le 7 mars 2001, il recevait l'ordre de se présenter le 10 mars dans un commissariat de police local. Il dit que, craignant un autre passage à tabac, il a quitté son domicile le 9 mars et s'est caché chez un ami. Son père lui a dit que, le 12 mars, les policiers s'étaient rendus chez lui pour l'arrêter. C'est alors que le demandeur a décidé de quitter l'Albanie. Il a obtenu d'un passeur un faux passeport italien. Il s'est rendu en Italie, puis au Royaume-Uni, pour arriver au Canada le 28 mars 2001, et il a présenté dès son arrivée une demande d'asile.
LA DÉCISION CONTESTÉE
[12] La Commission a estimé que le demandeur n'avait pas en Albanie une crainte fondée de persécution pour un motif prévu par la Convention. Elle a aussi estimé que le demandeur n'était pas une personne à protéger et qu'il n'existait pas de raison véritable de croire qu'il serait en Albanie exposé à la torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements cruels et inusités.
[13] La Commission a fondé sa décision sur quatre points :
a) l'identité personnelle du demandeur;
b) la crédibilité du demandeur, en ce qui avait trait à des revendications antérieures présentées au Royaume-Uni et en Italie;
c) l'identité politique du demandeur en tant que militant du PL;
d) les documents sur la situation ayant cours dans le pays, qui faisaient état d'une faible persécution du PL par le gouvernement albanais.
[14] La Commission a estimé que l'identité personnelle du demandeur était établie par le témoignage du demandeur, par son passeport albanais, par son acte de naissance, par son certificat familial et par son certificat scolaire.
[15] La crédibilité du demandeur a été mise en doute parce que quelqu'un d'autre ayant la même date de naissance et portant un nom semblable avait été débouté de sa demande d'asile au Royaume-Uni en 1995. Le demandeur a dit qu'il n'avait jamais présenté une telle demande au Royaume-Uni. Il a dit qu'un de ses amis avait pu utiliser son nom pour présenter une demande d'asile, parce que ses amis fuyaient eux aussi l'Albanie en raison de leur appartenance au PL. La Commission a estimé, selon la prépondérance des probabilités, que quelqu'un d'autre avait pu présenter au Royaume-Uni la demande refusée. La Commission a donc accepté l'explication du demandeur. La Commission a aussi conclu que le demandeur n'avait jamais eu un statut en Italie.
[16] Le fondement réel de la décision est la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n'était pas membre du PL comme il le prétendait et qu'il n'avait pas le profil politique qu'il prétendait avoir.
[17] Une conclusion essentielle de la Commission se rapporte à la carte du demandeur attestant son adhésion au PL, une carte qu'il avait produite pour prouver qu'il était membre du PL. La Commission a estimé, selon la prépondérance des probabilités, que la carte avait été altérée, et elle ne lui a donc accordé aucune valeur. La Commission a considéré qu'elle n'avait pas besoin de s'en remettre à un spécialiste pour établir l'authenticité d'un document s'il existait une raison suffisante de douter de son authenticité (Adar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 695 (C.F. 1re inst.)). En l'espèce, la raison suffisante en question était la propre connaissance spécialisée qu'avait la Commission en matière de cartes de membre du PL. En général, de telles cartes portent une photographie, sur laquelle est apposé un timbre circulaire sec, qui sert à empêcher les falsifications. Sur la carte du demandeur, le timbre sec ne formait pas un cercle complet sur la photographie, ce qui a conduit la Commission à croire que la carte avait été altérée. La Commission a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la photographie du demandeur avait été collée sur la carte après suppression d'une photographie ancienne, ce qui avait endommagé le timbre.
[18] Le demandeur a aussi présenté deux lettres censées confirmer son appartenance au PL. La Commission a estimé que, compte tenu de la fausse carte de membre du PL, et compte tenu de la fréquence des fraudes documentaires en Albanie, les deux lettres n'étaient pas authentiques. La Commission a aussi fait observer que, même si les lettres étaient authentiques, la preuve ne suffisait encore pas à prouver que le demandeur était un militant du PL ou qu'il avait été un secrétaire qui rédigeait les procès-verbaux des réunions. La Commission a estimé que les documents n'étaient pas authentiques et elle ne leur a accordé aucune valeur.
[19] Le demandeur a aussi produit un certificat médical censé confirmer les prétendus événements d'octobre 2000. La Commission n'a accordé aucune valeur à ce document. L'acceptation de ce document aurait signifié l'acceptation des faits qui sous-tendaient ces événements, ce que la Commission refusait de faire.
[20] Puis la Commission a dit que, même si le demandeur était membre du PL, la documentation relative au pays ne permettait pas de croire qu'il était exposé à plus qu'une simple possibilité d'être persécuté s'il retournait en Albanie. La Commission a cité trois professeurs, qui avaient indiqué que les incidents politiques se rapportant au PL étaient fort peu fréquents et que le risque couru par les membres du PL s'amenuisait, notamment en raison du nombre croissant de jeunes, à qui « la culture politique traditionnelle n'a pas été inculquée avec autant de rigueur » (RefInfo ALB34263.E, 20 avril 2000). Les professeurs ont dit aussi que le PL est une force politique marginale, qui connaît des difficultés internes.
[21] La Commission a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n'avait pas produit une preuve suffisamment crédible ou digne de foi de nature à la convaincre qu'il était bien un réfugié au sens de la Convention, et la Commission a estimé aussi que le demandeur n'était pas une personne à protéger.
POINTS LITIGIEUX
[22] Le demandeur soulève huit points, encore qu'ils se recoupent d'une manière importante. Il dit que :
(i) la Commission a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et cela parce qu'elle n'a pas évalué raisonnablement l'ensemble de la preuve;
(ii) la Commission a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et cela parce qu'elle a rejeté d'une manière manifestement déraisonnable les documents produits par le demandeur au soutien de sa revendication;
(iii) la Commission a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et cela parce qu'elle n'a pas tenu compte de la preuve pertinente;
(iv) la Commission a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et cela parce qu'elle a rapporté la preuve incorrectement;
(v) la Commission a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et cela parce qu'elle a mal interprété la preuve;
(vi) la Commission a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et cela parce qu'elle n'a pas tiré de conclusions précises sur la crédibilité de la preuve testimoniale;
(vii) la Commission a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et cela parce qu'elle n'a pas motivé suffisamment sa décision de ne pas ajouter foi à la preuve testimoniale et à la preuve documentaire;
(viii) la Commission a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et cela parce qu'elle a imposé, à tort, au demandeur l'obligation d'établir qu'il avait une crainte fondée de persécution ou qu'il était exposé à une menace à sa vie ou à un risque de traitements cruels et inusités en Albanie.
ARGUMENTS
Le demandeur
La carte d'identité
[23] Le demandeur dit que la Commission a tiré d'importantes conclusions sur son niveau de crédibilité, en se fondant sur des éléments hors de propos et sans tenir compte de l'ensemble de la preuve. Il dit que sa décision tient principalement au fait que selon elle il n'est pas membre du PL, contrairement à ce qu'il prétend. Cette conclusion elle-même s'explique par le fait que, selon la Commission, sa carte de membre du PL était un faux. Pour dire que la carte était fausse, la Commission a invoqué le fait que le timbre circulaire sec apposé sur la photographie de la carte du PL était incomplet.
[24] D'après le demandeur, la Commission est arrivée à sa décision sans faire analyser le document et en se fondant sur le jugement Adar, selon lequel il n'est pas nécessaire que les commissaires soient en mesure de vérifier l'authenticité d'un document si une preuve suffisante permet de croire que le document est un faux.
[25] Le demandeur fait valoir que toutes les conclusions ultérieures de la Commission, qui concernent les deux lettres et le certificat médical, procèdent de sa conclusion selon laquelle la carte de membre du PL était un faux.
[26] Le demandeur est d'avis que la Commission n'avait pas devant elle une preuve suffisante lui permettant de dire que sa carte de membre était un faux. Les seuls éléments que la Commission avait devant elle étaient la carte elle-même et la connaissance spécialisée qu'elle avait de ce genre de cartes. Selon le demandeur, même si la Commission a la spécialisation requise pour apprécier la preuve de l'authenticité de documents, elle n'est pas spécialisée dans l'expertise en tant que telle de documents. Le demandeur fait aussi remarquer que, dans l'affaire Adar, la Section du statut de réfugié s'était fondée sur l'analyse d'un spécialiste.
[27] Le demandeur dit que, lorsque l'authenticité d'un seul document détermine l'issue d'une revendication, la Commission doit transmettre le document, en l'occurrence la carte de membre du PL, pour analyse en bonne et due forme, avant de rejeter le document parce qu'elle le suppose faux. Parce qu'elle a exercé le rôle d'un spécialiste de l'expertise de documents, la Commission a agi d'une manière manifestement déraisonnable. (Voir la décision Mbabazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 1623 (C.F. 1re inst.), et la décision Kaschine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 214 (C.F. 1re inst.)).
Les conditions ayant cours dans le pays
[28] La Commission a estimé aussi que, même si le demandeur était membre du PL, il ne serait vraisemblablement pas exposé à plus qu'une simple possibilité de persécution en cas de retour en Albanie, compte tenu des documents d'information sur ce pays.
[29] Le demandeur dit que la Commission a fondé sa décision sur des documents périmés et contradictoires. Les trois professeurs cités par la Commission ont présenté trois avis divergents : a) la persécution des membres du PL a légèrement diminué; b) des membres du PL ont été légitimement arrêtés pour avoir provoqué une émeute, et le PL est impliqué dans la déstabilisation de l'Albanie; et c) aucun membre du PL n'a été soumis à de mauvais traitements ou à de la violence en raison de ses allégeances politiques. Selon le demandeur, compte tenu de cette information contradictoire, il n'est pas évident que le demandeur ne serait pas exposé à de la persécution en Albanie.
Attribution erronée du fardeau de preuve
[30] Selon le demandeur, la Commission a indiqué dans ses motifs que le critère de la prépondérance des probabilités était le critère à appliquer et c'est donc à tort qu'elle a fait reposer sur le demandeur l'obligation d'étayer sa demande d'asile.
[31] Il dit qu'il n'est pas tenu d'établir le bien-fondé de sa revendication selon la prépondérance des probabilités. Il doit plutôt alléguer un risque raisonnable de persécution. Il dit qu'un risque raisonnable est un risque (ou une probabilité) inférieur à cinquante pour cent, mais supérieur à une possibilité négligeable ou à une simple possibilité. Il dit que la Commission l'a obligé à prouver davantage qu'un risque raisonnable de persécution et qu'elle a donc commis une erreur de droit.
Défendeur
[32] Le défendeur soutient que, comme il est indiqué dans la décision Ankrah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 385 (C.F. 1re inst.), la Cour « doit se montrer très prudente afin de ne pas substituer sa propre décision à celle du tribunal, en particulier lorsque la décision repose sur une évaluation de la crédibilité » . Le défendeur ajoute que, lorsque la Commission, se fondant sur des conclusions autorisées par la preuve, juge qu'un demandeur d'asile n'est pas crédible, la Cour ne doit pas intervenir à moins que la Commission n'ait commis une erreur fatale (Oduro c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 1421 (C.F. 1re inst.)).
[33] Selon le défendeur, la Commission a relevé que la carte de membre du PL avait été altérée. La Commission a aussi recouru à sa connaissance spécialisée pour dire que les cartes de membre du PL portent en général la photographie du membre, sur laquelle est apposé un timbre circulaire sec, qui sert à empêcher les falsifications. En l'espèce, le timbre apposé sur la photographie du demandeur était incomplet. Prié d'expliquer ce fait, le demandeur a dit que toutes les cartes de membre sont délivrées de cette façon et que c'est ainsi qu'il avait reçu la sienne.
[34] Le défendeur dit que la Commission n'a pas commis d'erreur en évaluant elle-même l'authenticité des pièces d'identité (Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 590 (C.F. 1re inst.)).
[35] Le défendeur fait aussi remarquer que, même si les deux lettres d'attestation étaient authentiques, elles n'appuyaient pas l'affirmation du demandeur selon laquelle il était un militant du PL. Aucune des deux lettres ne confirme qu'il était un secrétaire chargé de rédiger les procès-verbaux des réunions.
[36] Le défendeur dit que le demandeur n'a pas établi que les conclusions tirées par la Commission étaient arbitraires, abusives ou déraisonnables au point que la Cour doive annuler sa décision.
ANALYSE
[37] En dépit des nombreux points sommairement énumérés par le demandeur dans ses documents, la présente demande requiert l'examen de trois motifs de contestation, à savoir :
1. La Commission a-t-elle commis une erreur sujette à révision lorsqu'elle a fait de l'authenticité de la carte de membre du demandeur la pierre angulaire de ses motifs portant sur l'identité politique du demandeur?
2. La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle a conclu que l'Albanie offre une protection de l'État suffisante à quiconque se trouve dans la position du demandeur?
3. La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu'elle a fait reposer sur le demandeur le fardeau de prouver sa demande d'asile?
La carte de membre
[38] Le demandeur a présenté une carte de membre du PL pour confirmer son appartenance à cette formation politique. Il devait le faire puisqu'il prétendait être une personne à protéger en raison de son activisme politique en Albanie. Voici comment la Commission a disposé de la question :
Le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que la carte de membre du demandeur d'asile a été altérée, et il ne lui accorde aucune valeur probante. Les tribunaux n'ont pas besoin d'avoir des connaissances spécialisées en authentification de documents lorsque suffisamment d'éléments de preuve mettent en doute l'authenticité des documents. Dans l'affaire qui nous intéresse, le tribunal a fait état des connaissances spécialisées qui lui permettent de préciser que les cartes de membre du PL présentent une photo du membre sur laquelle est apposé un timbre circulaire sec, ce qui constitue un élément de sécurité. En l'espèce, le timbre sec ne forme pas un cercle complet sur la photo du demandeur d'asile. Cette incohérence a été portée à l'attention de l'intéressé. Ce dernier a déclaré que toutes les cartes de membre sont délivrées de cette façon et a dit à deux reprises que sa carte lui avait été délivrée ainsi. Pour ce qui est du cercle incomplet, il a déclaré qu'il s'agissait d'une omission. Eu égard aux circonstances de l'espèce, le tribunal n'accepte pas cette explication. Le timbre sec estampillé par le PL sur ses cartes de membre est un élément de sécurité. Le sceau n'est pas complet et le tribunal estime, tout bien pesé, que la photographie du demandeur d'asile a été collée sur la carte après qu'une autre photo y eut été enlevée.
[39] Parce qu'elle a rejeté la carte de membre, qu'elle considérait comme un faux, la Commission n'a accordé aucune valeur aux lettres censées confirmer l'appartenance du demandeur au PL. Cependant, la Commission a pris soin de dire que, même si les lettres étaient authentiques, elles « n'appuieraient pas l'allégation du demandeur d'asile voulant qu'il ait été un militant du parti » .
[40] Le demandeur soutient que les conclusions de la Commission touchant l'authenticité de sa carte de membre du PL étaient manifestement déraisonnables parce que le dossier ne fait nulle part état de la caractéristique de sécurité qui est propre au PL et parce que l'absence d'authenticité de la carte n'a pas été prouvée par une analyse.
[41] Il s'agit donc de savoir si la Commission peut simplement user de sa connaissance spécialisée de certains documents et (à condition qu'elle fasse connaître au demandeur son opinion selon laquelle le document n'est pas authentique, et à condition qu'elle donne au demandeur l'occasion de réagir) fonder ses motifs sur cette connaissance spécialisée. La Commission disait en effet, dans cette affaire, qu'elle savait que le PL utilise sur ses cartes de membre une caractéristique sécuritaire spéciale (un cercle complet apposé sur la photographie du membre). Lorsque ce point a été soumis au demandeur, celui-ci a simplement nié qu'il existait une telle caractéristique sécuritaire spéciale ou que, dans son cas, le cercle incomplet aurait dû être complet.
[42] L'échange sur cet aspect, que l'on trouve dans la transcription de l'audience, est utile parce qu'il révèle ce à quoi voulait en venir la Commission :
[TRADUCTION]
APR : C'est bien là votre carte de membre?
DEMANDEUR D'ASILE : Oui.
APR : Elle figure sous la cote C-2. Vous remarquez que la photo est sur le sceau. Le sceau n'apparaît pas sur la photo. Alors...
PRÉSIDENT DE L'AUDIENCE : Attendez la question.
APR : Il semble que la photo en a remplacé une autre sur le sceau, et cela parce que l'objet d'un sceau est d'indiquer qu'il s'agit de la même personne. Le sceau n'est pas rompu.
DEMANDEUR D'ASILE : C'est ainsi que la carte a été faite. Et ma carte de membre n'est pas la seule à être ainsi. Toutes les cartes de membre sont comme ça.
APR : Mais pourquoi le Parti de la légalité aurait-il placé le timbre à cet endroit et mis la photo par-dessus? Quel est l'objet de ce timbre?
DEMANDEUR D'ASILE : C'est la manière dont ils font les cartes de membre. C'est la procédure.
APR : Bon, si c'est une caractéristique sécuritaire que de placer le timbre par-dessus la photo, alors la photo ne peut pas être remplacée. Et en tant que membre du Parti socialiste - c'est une hypothèse - je ne puis prétendre être un membre du - un membre d'un autre parti ou de votre parti, parce que - excusez-moi - parce que la caractéristique sécuritaire révélerait que la photo en a remplacé une autre.
DEMANDEUR D'ASILE : Selon les documents que j'ai produits avec mon passeport, mon certificat de naissance et la carte de membre, c'est mon nom qui apparaît là. C'est le document qui m'a été remis. C'est mon document personnel.
APR : Bon, je me souviens d'avoir examiné certains de vos autres documents qui présentent le timbre de sécurité au bon endroit. J'ai une assez bonne mémoire et j'aurais (inaudible) la photo jointe lorsqu'il y a un timbre de cette nature. Est-ce que je vous comprends bien? Vous dites que c'est la manière dont votre parti délivre ses cartes de membre - avec la photo par-dessus le timbre? Et ils font cela pour tout le monde?
DEMANDEUR D'ASILE : Je ne puis affirmer cela, mais ma carte de membre m'a été remise dans cet état. C'est comme ça qu'elle m'a été délivrée.
APR : Vous n'êtes donc pas certain qu'elle est délivrée de la même manière aujourd'hui pour n'importe qui d'autre?
DEMANDEUR D'ASILE : C'est peut-être une omission. C'est peut-être ainsi qu'ils les font. Mais je ne suis pas certain.
[43] J'imagine que le demandeur voulait dire qu'il ne pouvait affirmer si le PL délivre toujours la carte avec la photographie par-dessus le timbre, mais qu'il pouvait affirmer que c'est ce qui s'est produit dans son cas.
[44] Il y avait donc quelque chose d'étrange dans le fait que le sceau ne soit pas sur la photographie, et la Commission a clairement fait connaître ses doutes au demandeur, en le priant d'expliquer la situation. La Commission savait que « la fraude documentaire est très répandue en Albanie » , et elle s'est donc montrée naturellement pointilleuse sur les documents de nature politique présentés par le demandeur. Lorsqu'elle se demande si un document est authentique ou s'il s'agit d'un faux, la Commission peut-elle s'en rapporter à sa propre connaissance de ce à quoi un document ressemblera en principe et prendre note de telle ou telle caractéristique, par exemple les caractéristiques sécuritaires?
[45] À mon avis, la réponse à cette question est affirmative. La Commission est un tribunal spécialisé et elle acquiert inévitablement des connaissances spécialisées dans son domaine de compétence. Voir la décision Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 1207 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 68 et 69. Cette expérience et ces connaissances spécialisées s'étendent aux preuves documentaires qui sont présentées à la Commission.
[46] Dans la décision Gasparyan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1103, le juge Kelen a eu l'occasion d'examiner des points semblables se rapportant à des pièces d'identité, et il a donné les indications suivantes, aux paragraphes 6 et 7 :
6. La norme de révision applicable à l'appréciation de pièces d'identité par la Section du statut est le caractère manifestement déraisonnable : Adar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 132 F.T.R. 35, au paragraphe 15; et Mbabazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 1191, au paragraphe 7. Le tribunal avait un accès de première main aux pièces d'identité et aux témoignages des demandeurs et dispose en outre d'un niveau élevé de compétence technique dans ce domaine.
7. Les demandeurs n'ont pas démontré que la Section du statut avait commis une erreur susceptible de révision ou était arrivée à une conclusion manifestement déraisonnable en rejetant l'authenticité du certificat de naissance du demandeur principal. Un tribunal de la Section du statut a le droit de se fonder sur sa connaissance des possibilités de se procurer de faux documents dans une région donnée pour mettre en doute la valeur probante des pièces correspondantes : Komissarov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 75. Le fait que le tribunal se soit fondé sur des articles de journaux ne se rapportant pas expressément à l'Arménie ne tire pas à conséquence. Qui plus est, la Section du statut n'est pas tenue d'examiner plus avant un document lorsqu'elle dispose de suffisamment d'éléments de preuve pour mettre en doute son authenticité : Hossain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 160, au paragraphe 4 (1re inst.) (QL); Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 590, au paragraphe 18; et Akindele c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 37, au paragraphe 5. Pour ces motifs, il était raisonnablement possible pour le tribunal de rejeter les pièces d'identité du demandeur principal.
[47] La Commission a le droit de s'en rapporter à ce qu'elle connaît personnellement et à ses connaissances spécialisées lorsqu'elle évalue la preuve (voir Pushpanathan; Chowdhury c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1333, aux paragraphes 24 à 27; et Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 14).
[48] En tenant compte des doutes de la Commission à propos de la carte de membre, ainsi que des réponses données par le demandeur, je ne puis dire que la Commission a commis une erreur manifestement déraisonnable lorsqu'elle a conclu que la carte de membre était un faux. À l'évidence, il n'est pas impossible que le demandeur ait reçu une carte de membre sur laquelle la photographie était placée sur le timbre. Mais, en tenant compte de l'étrangeté de la situation, des préoccupations générales de la Commission à l'égard de la fréquence de la fraude documentaire en Albanie et de sa réaction à la réponse du demandeur lorsque l'imperfection lui a été signalée, je suis d'avis qu'il n'y avait rien de manifestement déraisonnable dans les conclusions de la Commission. Estimant que la carte de membre était un faux, la Commission a tiré d'autres conclusions, qui n'avaient rien de manifestement déraisonnable.
La documentation relative au pays
[49] La Commission a conclu également que « même si le demandeur d'asile avait été membre du PL, ce que le tribunal ne croit pas, la documentation générale sur le pays n'appuie pas l'allégation voulant que l'intéressé risque plus qu'une simple possibilité de persécution s'il devait retourner en Albanie » .
[50] C'était donc là manifestement une autre raison de rendre une décision défavorable au demandeur. Puisque les motifs exposés par la Commission sur l'identité politique du demandeur n'étaient pas manifestement déraisonnables et qu'ils devraient donc subsister, il n'est pas strictement nécessaire d'examiner cet autre aspect. Cependant, par souci d'exhaustivité, j'exprime aussi l'avis que la demande n'est pas davantage recevable sur ce moyen.
[51] Le demandeur dit que la Commission a fondé ses conclusions relatives à la situation ayant cours dans le pays sur « des documents périmés et contradictoires » , qui ne permettaient pas d'affirmer que le demandeur ne serait pas exposé à la persécution en Albanie.
[52] Les renseignements utilisés par la Commission sur ce point figuraient dans un document communiqué, en réponse à une demande de renseignements, par trois professeurs qui étaient des spécialistes de l'Albanie. Rien ne permet de croire que ces renseignements étaient périmés.
[53] L'un des professeurs a fait remarquer que le PL avait été dans la mire du gouvernement autrefois en raison de ses liens avec le Parti démocratique, mais que le risque couru par les membres du PL diminuait, surtout en raison du nombre croissant de jeunes à qui la culture politique traditionnelle n'avait pas été inculquée avec autant de rigueur. Autrement dit, des membres du PL avaient été ciblés autrefois, mais le climat politique évoluait et les risques n'étaient pas aussi élevés qu'ils l'avaient déjà été.
[54] Ces considérations ne sont pas particulièrement utiles en ce qui concerne le risque actuel auquel pourrait être exposé le demandeur s'il était effectivement un membre du PL.
[55] Le rapport du second professeur confirme que des membres du PL ont déjà été dans la mire du gouvernement, et ce professeur dit que c'était là chose normale parce que le PL avait participé à une action de déstabilisation de la vie politique albanaise. Mais il a également décrit le PL comme une formation politique marginale.
[56] Encore une fois, ce rapport parle d'événements passés et précise que la situation a évolué, mais il ne répond pas véritablement et directement à la question des risques courus aujourd'hui.
[57] Toutefois, une lettre envoyée le 11 janvier 1999 à la Direction de la recherche par le directeur exécutif du Comité d'Helsinki albanais à Tirana était beaucoup plus précise :
[TRADUCTION] Le Parti du mouvement pour la légalité est un parti dûment enregistré, et reconnu par la loi. Il n'y a pas eu de difficultés particulières en ce qui concerne la manière dont sont traités les membres de ce parti. Il convient d'ajouter que ce parti compte un député au Parlement. Cela signifie qu'aucun membre de ce parti n'a été l'objet de mauvais traitements ou de violence en raison de ses allégeances politiques.
[58] Il est un peu difficile de concilier ces trois rapports, parce qu'ils ne parlent pas nécessairement de la même chose. Le ciblage passé de membres du PL est confirmé, mais il est clair également que l'instauration d'un nouveau climat politique a entraîné une diminution du risque. La lettre du 11 janvier 1999 fait état d'un processus de légitimation dont l'effet a été de soustraire désormais à de l'éventuelle violence les membres du PL. On aurait sans doute apprécié un peu plus de rigueur et de précisions dans les rapports, mais il est impossible à mon avis de dire que les conclusions de la Commission sur ce point étaient manifestement déraisonnables.
Attribution erronée du fardeau de preuve
[59] Finalement, le demandeur dit que la Commission l'a obligé à établir son droit d'asile selon la prépondérance des probabilités plutôt que d'après un « risque raisonnable » de persécution, c'est-à-dire une probabilité inférieure à 50 p. 100, mais supérieure à une possibilité négligeable ou à une simple possibilité.
[60] La décision de la Commission montre que, pour ce qui est de l'identité politique, la Commission a estimé que le demandeur n'était pas membre du PL « selon la prépondérance des probabilités » . Comme les moyens invoqués sont distincts et indépendants, il n'importe pas que le critère de la prépondérance des probabilités ait été appliqué au deuxième moyen, dans la mesure où ce critère est le critère adéquat du fardeau de preuve en ce qui concerne la partie de la décision qui intéresse l'identité politique, et, selon moi, c'était le critère adéquat.
[61] S'agissant des conditions ayant cours dans le pays, la Commission a estimé que « la documentation générale sur le pays n'appuie pas l'allégation voulant que l'intéressé risque plus qu'une simple possibilité de persécution s'il devait retourner en Albanie » .
[62] Puis la Commission affirme, pour conclure, que « selon la prépondérance des probabilités... le demandeur d'asile n'a produit aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel pourrait se fonder le tribunal pour rendre une décision favorable concernant sa demande d'asile » . La Commission récapitule ainsi :
Pour les motifs énoncés précédemment et à la lumière des éléments de preuve, le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d'asile n'a pas une crainte fondée de persécution en Albanie.
[63] Les conclusions de la Commission auraient pu être mieux exprimées, mais ce qui importe c'est la manière dont la Commission applique le fardeau de preuve dans chacune des sections traitant des divers moyens invoqués.
[64] S'agissant du profil politique du demandeur, la Commission se demande s'il existe ou non une crainte subjective, de telle sorte que le fardeau de preuve qui est applicable est celui qui est requis pour établir l'existence d'autres points de fait dans une affaire de ce genre : il s'agit du critère de la prépondérance des probabilités. C'est la norme que la Commission a appliquée ici (voir la décision Ates c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 1599, aux paragraphes 10 et 11).
[65] S'agissant des conséquences possibles d'un retour du demandeur en Albanie, le critère applicable est celui du « risque raisonnable » qu'un tel retour soit suivi d'une persécution. Voir par exemple la décision Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680, aux paragraphes 5 à 8.
[66] C'est la norme que la Commission a appliquée dans cette partie de la décision qui concerne précisément les risques courus par le demandeur s'il retourne en Albanie.
[67] Sur ce point, je m'en rapporte aux propos tenus par le juge Gibson dans l'affaire Ndombele c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 1690, au paragraphe 17. Devant une décision de la SSR qui était quelque peu incohérente dans les mots qu'elle avait employés pour indiquer le fardeau de preuve qu'il convenait d'appliquer, le juge Gibson s'était exprimé ainsi :
Sur la foi des motifs de la SSR à ce sujet, considérés dans leur ensemble, je suis convaincu que celle-ci a bien compris le fardeau de preuve incombant au demandeur et l'a appliqué, peu importe les expressions utilisées tout au long des motifs et laissant entendre qu'elle appliquait un fardeau plus sévère ou, à tout le moins, qu'une certaine confusion régnait relativement à ce fardeau.
[68] J'ai la même conviction dans la présente affaire.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
2. Aucune question n'est certifiée.
« James Russell »
Juge
Traduction certifiée conforme
D. Laberge, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-9509-03
INTITULÉ : GENTIAN MERJA c. MCI
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 18 OCTOBRE 2004
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE RUSSELL
DATE DES MOTIFS : LE 19 JANVIER 2005
COMPARUTIONS :
Ernst Ashurov |
POUR LE DEMANDEUR
|
John Loncar |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ernst Ashurov Avocat Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Ministère de la Justice Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |